Random Access Memories [Sasha & Virgil]

"Il est assez évident que tu n'as pas envie que j'assiste à cette intervention. »

Perspicace.

D’une manière générale, Virgil n’avait aucune envie que Sasha s’immisce dans sa vie professionnelle. Il avait tout fait pour la maintenir à bonne distance ces dernières semaines. Il n’avait pas l’âme d’un tuteur, d’un transmetteur de savoir. La pédagogie ne faisait clairement pas partie de son champ de compétences et surtout il estimait que Sasha devait trimer au moins autant que lui avant d’avoir l’opportunité de découvrir le service des Traqueurs de conscience. A seulement 18 ans, il avait déjà des reflexes de boomer : On lui avait confié des tâches ingrates durant plusieurs mois avant qu’il puisse ne serait-ce qu’observer sa première réhabilitation mémorielle et il estimait que Sasha devait passer par là, elle aussi. Cela faisait partie intégrante de l’apprentissage.

Et puis,  elle connaissait déjà les rudiments de la magie de l’esprit. Elle n’avait pas vraiment besoin d’en voir davantage ni qu’il l’aide à se perfectionner. La petite incursion  qu’il avait menée à la frontière de sa psyché sur le toit du Félix Félicis lui avait prouvé que Sasha n’en était pas à son coup d’essai dans ce domaine.

Elle se formait parallèlement à son stage. Exactement comme lui, un an plus tôt.
Ce constat aurait dû le conforter dans sa décision : Il allait  confier sa stagiaire à Elisabeth, la standardiste de l’étage, et elle allait accueillir les patients et les aiguiller vers leur salle d’intervention respective. Sasha allait devoir sourire et ronger son frein en voyant la porte de la salle d’opération se refermer juste devant elle. Quelle douce vision que celle de cette frustration contenue ! Virgil s’en délectait déjà rien qu’en l’imaginant.

Pourtant, une autre perspective – plus séduisante encore- occupait l’esprit pervers du traqueur tandis que l'adolescente lui proposait un arrangement.
Il avait bien compris. Sasha était prête à donner de sa personne pour obtenir l’opportunité d’assister à cette séance.

« On peut surement trouver une autre monnaie d'échange... » Elle se pencha au dessus du bureau et choisit ses mots avec précision.  « Qu'est-ce qui te ferait plaisir ?"

Virgil resta imperturbable face à cette avance de femme fatale. Elle lui proposait, de toute évidence, des faveurs sexuelles. Alors oui, dans un autre contexte, il aurait pu être charmé par cette approche si directe et lourde de sous-entendus. Pour l’avoir découverte sous un nouveau jour le soir du réveillon, il savait que Sasha pouvait être plutôt désirable mais présentement, il avait un peu de mal à se projeter. Ses cheveux sagement coiffés, son badge « stagiaire » épinglé sur sa tenue d’adolescente, ... Clairement non. Mais il y avait pourtant quelque chose au fond de son regard qui lui plaisait. Quelque chose d’un peu… vicieux. Forcément, il n’en fallait guère plus pour aiguiser la curiosité du jeune traqueur. C’était son petit point faible, il aimait le goût du risque.
Pourtant, sa raison lui criait de ne pas entrer dans le jeu de l’adolescente. Il n’était plus étudiant à Poudlard et ses actes impliquaient dorénavant des conséquences sur sa vie professionnelle. Céder au chantage de sa stagiaire était surement la pire idée qui soit : Si quelqu’un découvrait qu’il abusait de son statut pour obtenir des faveurs d’une mineure placée sous sa responsabilité, il donnait peu chère de sa place.

Mais Virgil était-il du genre raisonnable ?

Sasha connaissait la réponse en lui proposant un marché tandis qu’il réfléchissait  déjà à ce qu’il pouvait obtenir d’une simple élève de cinquième année : Sur le papier, pas grand-chose.
Elle avait certes prétendu connaitre personnellement Constantine Egalité. Il aurait pu négocier qu’elle lui organise une entrevue mais il n’était pas aussi désespéré pour en arriver à de telles extrémités : Il n’avait clairement pas envie de s’en remettre à Sasha pour son avancement de carrière.

Non, clairement, Sasha n’avait pas grand-chose à offrir… si ce n’est… son propre vécu.
Virgil savait – comme tout un chacun- qu’elle avait  traversé une épreuve particulièrement difficile lors de sa première année à Poudlard. N’avait-elle pas été manipulée, enlevée puis séquestrée par la plus grande psychopathe de ces dernières années, Ana Sorden ?

Virgil nourrissait un intérêt sordide pour ces histoires de manipulations mentales. Il avait envie de savoir ce qui s’était passé dans la tête de Sasha à ce moment là. Connaitre tous les détails. Comment s’était-elle laissé embrigader ? Quels mécanismes mentaux Ana Sorden avait-elle convoqués pour arriver à ces fins ? Sasha avait-elle eu des doutes ? Avait-elle lutté ou au contraire avait-elle été aveuglément séduite ?

Virgil ne doutait pas de l’intérêt de l’expérience traversée par Sasha même s’il n’en connaissait que les grandes lignes parues dans la presse. C’était typiquement le genre de cas qu’il rêvait qu’on lui confie, à terme, ici à Skye.

Aujourd’hui, il ne gérait que des traumas ponctuels, plutôt faciles à réhabiliter : Un accident, une agression. Sasha était un plus gros poisson, avec un traumatisme durable surement plus complexe et donc, plus intéressant à observer et à analyser.

Un cas d’école qu’il avait envie de décrypter.

Il  finit par s’appuyer sur le dossier confortable de son siège en cuir noir avant de se décider à prendre la parole.

« Ce qui me ferait plaisir, c’est d’avoir accès … à ça. » De la pointe de son index, il désigna le front de son interlocutrice. Il lui laissa quelques secondes le temps qu’elle intègre sa demande.

« Je me fiche de savoir ce qu’est ta vie aujourd’hui, précisa-t-il, je veux juste un accès total et inconditionnel à tous tes souvenirs en lien avec Ana Sorden. » Virgil se fendit d’un sourire rusé. Parce que je pense que tu es un formidable objet d’étude scientifique Sasha. » Sacré compliment.

Accoudé dans son fauteuil, les mains croisées  sous son menton, Virgil attendait la réponse de Sasha. Livrer ses souvenirs intimes à un inconnu n’était pas un exercice aisé. Pour les patients de Skye, il s’agissait d’une démarche personnelle et murement réfléchie : Ils étaient généralement convaincus que cette intrusion mémorielle allait avoir une influence positive sur leur vie, ce qui n’était pas le cas de Sasha. A ses yeux, Virgil devait davantage représenter une menace qu’un salut. Il comprenait son hésitation mais il espérait que l’ambition de l’adolescente allait étouffer ses doutes qui pouvaient s’avérer légitimes quand on connaissait Virgil.

Après tout, il faisait chanter Magpie grâce à des souvenirs compromettants qu’il lui avait volés mais il ne pensait pas avoir besoin d’en arriver à de telles extrémités avec Sasha. Les capacités de nuisance de l’adolescente lui semblaient – peut être à tord- plutôt limitées comparer à ce que Mildred avaient mis en œuvre par le passé. Virgil ne comptait pas utiliser ses réminiscences contre Sasha. Il voulait juste avoir accès à son cerveau pour comprendre les mécanismes de manipulations psychiques, rien de plus. Son intérêt était purement scientifique. En étudiant Sasha, il en apprendrait davantage sur Sorden et sur ses manœuvres d’embrigadement. Sans le savoir, Benson était une source inestimable d’information sur la plus grande psychopathe de ces dix dernières années.

« Alors ? » demanda Virgil tandis que Sasha réfléchissait encore.

C’était plutôt bon signe qu’elle ne s’oppose pas frontalement à sa proposition. Elle devait peser le pour et le contre et arriva finalement à un compromis qu’elle finit par lui proposer : Un seul souvenir, le dernier. Virgil ne chercha pas à masquer sa déception.

« Non, tu ne comprends pas. Dit-il en se penchant au dessus du bureau, ce n’est pas ce qui m’intéresse. Enfin, pas seulement, rectifia-t-il. Si je veux voir mourir quelqu’un écrasé par le magicobus, coupé en deux par un débris de la Marchebank, tué par un Avada Kedavra ou que sais-je encore, j’ai juste à plonger le nez dans mes dossiers. Il posa la main sur sa pile de réhabilitation en cours. Virgil s’était déjà spécialisé dans les souvenirs violents, le souvenir de la mort de Sorden ne l’intéressait pas s’il était isolé de l’histoire commune entre Ana et Sasha, ce que je veux étudier c’est un cheminement, un processus, tu saisis ? expliqua-t-il alors en s’appuyant de nouveau au fond de son siège.
« Comment Sorden a réussi à gagner ta confiance et à endormir ta méfiance ? Quels leviers a-t-elle actionné pour se rapprocher de toi ? Qu’est-ce que ça a provoqué chez toi ? A quel moment tu t’es rendu compte que quelque chose de tournait pas rond ?... Ce genre de chose. » Virgil haussa brièvement les épaules. «  Ce que je veux c’est une succession de souvenirs significatifs qui ont jalonné votre relation. Pas du sensationnalisme. » Même s’il était un peu curieux de connaitre les détails de la mort de l’arithmancienne, il devait l’admettre. Il se tut toutefois, conscient que Sasha n’était pas prête à lui confier la totalité de son vécu avec Sorden. Du moins, pas immédiatement. «  Disons …six souvenirs ? » proposa-t-il alors.

Pour prouver sa bonne foi, il attrapa sa baguette et fit léviter jusqu’à elle un contrat de confidentialité de plusieurs pages habituellement signé par les patients. En vérité, il ne pouvait pas rêver mieux que d’inscrire cette étude dans le cadre légal d’un accord consenti.

« C’est le contrat qu’on fait habituellement signer aux patients mineurs, dit-il en tournant les feuillets d’un sortilège, En gros tu acceptes de nous céder certains de tes souvenirs afin que nous puissions mener une étude en vue d’une éventuelle réhabilitation. Tu n’as pas besoin d’un accord parental pour cette partie là. Il te faudra la signature de ton représentant légal seulement si tu envisages une modification mémorielle… Ce qui n’était pas son cas, à priori. De mon côté, ce contrat m’engage à une obligation de confidentialité sans limite de durée. Virgil écarta les bras,  Tu as face à toi un professionnel de santé totalement digne de confiance. Ces mots semblaient pourtant contredits par le sourire carnassier du jeune traqueur. Il attrapa une cigarette et l’alluma avant de désigner d’un mouvement du menton une plume accrochée à son support destinée à la patientèle.

« Le souaffle est dans ton camp. » lâcha-t-il avant de d’inspirer une bouffée de fumée.

« Cinq. »

Virgil hocha brièvement la tête pour valider cette proposition. Si Sasha était prête à monnayer sa présence sur chacune de ses interventions mémorielles, il pourrait vite avoir accès à un nombre inestimable de souvenirs… Il voulait bien garder sa stagiaire à ses côtés jusqu’à la fin du mois si cela lui permettait d’étudier les différents mécanismes psychiques mis en œuvre par Sorden pour tromper et manipuler ses semblables et par Sasha pour s’en protéger ou y adhérer. Aux yeux du jeune homme, il n’y avait rien de plus intéressant que les cas pratiques réels qui vous confrontaient à la complexité de la nature humaine.

Il n’avait pas vocation à jouer les psychomages – il laissait volontiers cette tâche à Meredith Kane- mais il était persuadé que cette expérience lui serait utile pour ses activités de traqueur. Encore fallait-il que Sasha accepte de signer l’engagement qui allait les lier. Virgil l’observait tandis qu’elle lisait scrupuleusement chaque clause du contrat. Rares étaient les patients mineurs qui prenaient le temps d’en parcourir chaque ligne -Même certains adultes s’en dispensaient- mais Sasha n’était pas du genre à laisser quoique ce soit au hasard.

Elle releva d’ailleurs les yeux vers lui pour s’assurer d’un dernier détail avant de sceller leur accord. Virgil retint un sourire en appuyant sur le bouton « sécurité » de son Pear de bureau. Une silhouette holographique se matérialisa en miniature.

« Que puis-je pour vous ? » demanda l’agent translucide.
« Pouvez-vous inscrire sur le PV de l’intervention 412 que Mademoiselle Benson Sasha, stagiaire,  assistera en tant qu’observatrice à la réhabilitation mémorielle de Madame Parker en salle 7. »
Virgil s’était légèrement rapproché du microphone pour parler mais c’était bien Sasha qu’il regardait.
« Très bien. »
Le traqueur relâcha le bouton et Sasha signa dans la foulée avant de lui tendre la pile de papier. Virgil apposa sa signature au bas du document et dupliqua un exemplaire à l’attention de la jeune femme. Puisque leur échange était encadré par un contrat, il entendait faire les choses en bonne et due forme, comme Tobias Stern le lui avait enseigné.

« Si tu le veux bien nous allons passer au bloc. »

Il désigna d’un geste de la main la porte  pour inviter Sasha à le devancer vers la sortie puis il attrapa le dossier de Mme Parker ainsi que ses nouveaux souvenirs à injecter: il n’aurait peut-être pas le temps de repasser à son bureau entre les deux interventions. Après avoir fourré son pear dans la poche de sa blouse blanche, il regagna  le couloir.

Les salles d’interventions étaient cachées derrière de grandes vitres fluides situées de l’autre côté du corridor aseptisé. On devinait à peine quelques silhouettes humaines à travers les vitres semblables à une pellicule d’eau verticale et mouvante.  Virgil présenta sa baguette et son badge pour déverrouiller la salle 7 et il fut satisfait de voir que le service de sécurité avait été plutôt réactif : Sasha avait l’autorisation d’accès, cette fois.

« Je te laisse prendre place sur le fauteuil. » expliqua-t-il en posant ses affaires dans un coin.
La pièce et le fauteuil du patient étaient orientés plein ouest pour capter pleinement la lumière  depuis la façade vitrée. L’espace était nettement plus lumineux que le bureau de Virgil qui donnait directement sur la roche sombre de la falaise mais le traqueur avait la possibilité de moduler l’apport de lumière en fonction des désirs du patient. Marée basse, mer calme, les conditions étaient réunies pour une ambiance relativement sereine, d’après lui.

« Plus ou moins de lumière ? » demanda-t-il en ensorcelant la vitre pour la rendre légèrement plus opaque.
Cela participait à l’étape de « mise en confiance du patient» incluse dans le protocole d’intervention que Virgil déroulait consciencieusement. Cette partie là n’était pas son fort si bien qu’il se pliait au process de manière un peu mécanique et sans empathie véritable. Il devait forcer sa nature lors de cette mise en route avant de pouvoir laisser libre court à ses compétences réelles sur la partie traque.
Il prit donc place sur un siège haut situé juste à côté du fauteuil de Sasha, fauteuil qu’il inclina lentement d’un sortilège.

« Tu es confortablement installée ? » s’enquit-il en respectant une nouvelle fois les étapes imposées par la direction. «  Bien, alors. Je vais t’expliquer comment tout cela va se passer. » Toujours présenter le processus au patient pour éviter de passer pour un savant fou, disait Tobias. « Je ne vais pas véritablement effectuer le travail habituel d’un traqueur puisque je n’aurais pas à rechercher des souvenirs dans ta mémoire. C’est toi-même qui va les sélectionner et les convoquer pour que je puisse m’en saisir directement  dans ton esprit. » « Je vais placer ma baguette sur ta tempe –il mima l’opération à blanc-  et je vais  ensuite procéder à une duplication du souvenir convoqué. Souvenir que j’archiverai dans la foulée. »
Il désigna du regard des fioles stériles alignées à côté d’une large pensine à sa gauche.
« Le souvenir initial restera intact dans ta mémoire. Il ne sera ni altéré, ni modifié et  tu y auras toujours accès.  Des questions ? » Si Sasha pratiquait déjà l'occlumencie de son côté elle devait surement connaitre toutes ces choses là mais le protocole imposait de laisser l’opportunité au patient de verbaliser ses craintes éventuelles.

« Maintenant, parlons des souvenirs à proprement parler, enchaina Virgil en croisant ses mains sur ses cuisses,  Je sais que c’est difficile mais il va falloir résister à l’envie de les falsifier. » C’était peine perdue.  Neuf fois sur dix les souvenirs donnés consciemment par un patient au traqueur étaient des réminiscences modifiées. Le patient ne faisait pas forcément exprès d’ailleurs. Il s’agissait parfois d’un mécanisme psychique tout à fait normal que le cerveau mettait en œuvre pour se protéger. Personne n’avait envie de se souvenir précisément d’un moment traumatisant. Personne. Tobias avait expliqué à Virgil que les parties tronquées étaient souvent les plus intéressantes et les plus révélatrices si bien que les traqueurs commençaient généralement par un don consenti de souvenirs avant d’envisager une réelle traque mémorielle. La falsification d’un souvenir était révélatrice sur les zones de l’esprit à creuser par la suite. « Si tu falsifies sciemment un souvenir, je m’en rendrais compte. C’est très visible. » La falsification consciente était généralement assez grossière – le patient faisait tout pour que le traqueur n’ait pas accès à telle ou telle donnés-  alors que les falsifications inconscientes, créées de toute pièce par le cerveau humain pour protéger le patient de lui-même étaient nettement plus complexes à appréhender mais toujours très intéressantes à étudier.

« Comme je te l’ai dit, ce qui m’intéresse ce sont des moments clefs de votre relation. » Il n’avait pas d’autres choix que de lui laisser la main sur la sélection même s’il se doutait que les moments les plus révélateurs et importants ne lui seraient peut-être pas montrés. Du moins, pas aujourd’hui.

« Tu es prête ? » demanda-t-il en se penchant légèrement au dessus d’elle, baguette en main. « Si oui, cela veut dire qu’il va falloir que tu résistes à l’envie de me claquer la porte au nez comme la dernière fois. » ajouta-t-il alors en l’interrogeant du regard.
L'occlumencie se pratiquait presque par reflexe une fois qu'on y avait goutté...

Virgil avait revêtu son costume de professionnel de la mémoire, costume  qui laissait peu de place à sa nature première nettement piquante et désinvolte. Le contraste entre ces deux comportements était peut-être déstabilisant mais cette personnalité sans fantaisie restait celle qu’il s’était façonnée ici auprès de sa patientèle. Il officiait avec sérieux et rigidité dans le respect le plus strict du contrat. Cette attitude rassurait ses malades qui le trouvaient parfois un peu jeune au premier abord. Sasha avait expressément demandé à bénéficier du statut de patiente alors il la traitait comme telle. Ils pourraient de nouveau se détester joyeusement quand le processus serait terminé…

D’ailleurs, il ne s’agissait pas d’une véritable extraction avec investigation mémorielle mais d’un simple don de réminiscence, la première étape  du protocole avant d’envisager une étude plus approfondie. Virgil n’avait pas grand-chose à faire si ce n’est effleurer la mémoire de Sasha pour recueillir le souvenir qu’elle avait convoqué sans entreprendre une intrusion plus poussée qui pourrait venir, le cas échéant, dans un second temps. Il devait pour le moment se contenter de rester à la surface de la psyché, dans la première bulle de la mémoire consciente.

Il étendit donc son esprit vers celui de Sasha avant de sentir une légère résistance qui se dissipa d’elle-même assez rapidement. Elle maitrisait déjà les mécanismes de défense de l’esprit et étaient en mesure de les contrôler, constata-t-il sans s’appesantir. Il avait un souvenir à dupliquer et il sut instantanément qu’il allait prendre plaisir à l’étudier. Un souvenir limpide, très clair mais surtout, particulièrement détaillé.

Il existait autant de degré de mémorisation que de patients potentiels. Certains avaient une piètre mémoire consciente et les bribes que Virgil copiait restaient parfois floues et lointaines, difficilement exploitable sans une intrusion plus approfondie. Il y avait les patients avec une mémoire visuelle, d’autres olfactive ou encore  auditive. Rares étaient ceux qui parvenaient à couvrir ces trois champs pourtant Sasha faisait visiblement partie de ceux là.

Virgil était un peu comme au cinéma, spectateur d’un film dont il connaissait déjà la fin. Un thriller interdit au moins de 18 ans. Cette première rencontre entre la petite Sasha tout juste agée de 11 ans et  l’arithmancienne n’avait rien d’anodine… Elle posait les bases d’un drame annoncé. Avec le recul, il était facile de deviner les rouages d’une manipulation. Sorden commençait par instiller de la peur chez Sasha avant de l’entrainer progressivement dans son plan machiavélique en actionnant un à un des leviers pour l’attirer dans son giron. L’arithmancienne avait exploité la méconnaissance du monde magique de la petite fille et surtout … son ambition dévorante. Pas étonnant qu’elle ait choisi toutes ses victimes chez les Serpentard.

Mais Virgil savait qu’il devait approfondir son travail analytique en décryptant chaque élément, chaque expression, chaque geste. Il s’attacha donc à dupliquer cette scène dans les moindres détails et extirpa un long filament argenté de la mémoire de Sasha, filament qu’il déposa dans une fiole stérile.

"Je l’ai déjà visionné. » répondit-il lorsqu’elle lui demanda s’il comptait regarder son souvenir immédiatement, Il ferma la fiole d’un mouvement de baguette et jeta un coup d’œil à sa montre Swarofskov, et on n’a pas vraiment le temps pour un nouveau visionnage. Il n’avait pas décelé de falsification particulière, le souvenir était exploitable, cela lui suffisait. Il y reviendrait dessus à tête reposée. Pour le moment, il voulait juste obtenir ses six souvenirs avant son opération de 10h.

« Juste une question, dit-il toutefois, Comment tu te positionnes aujourd’hui vis-à-vis de ce souvenir en particulier ? Qu’est-ce que tu ressens en le convoquant ?»

La perception de Sasha l’intéressait presque autant que le souvenir en lui-même. Il voulait comprendre comment ses patients appréhendaient leurs traumatismes.

Certains se persuadaient qu’ils étaient des victimes innocentes. Certains portaient le poids de la culpabilité comme s’ils étaient les seuls et uniques responsables de leurs traumas. D’autres préféraient oublier, se renfermer ou s’indigner, entretenir une colère destructrice envers eux ou envers l’espèce humaine.
Tant de réponses possibles… mais Virgil était curieux de savoir quel était le point de vue de Sasha sur la question puisqu’il devait forcément différer de celui de ses patients habituels. Contrairement à eux, Sasha ne souhaitait pas de réhabilitation mémorielle. Elle avait appris à vivre avec son trauma et Virgil voulait savoir par quelle mécanique psychique elle y était  arrivée.

"Je n’en suis pas très fière, répondit Sasha au bout de quelques instants de réflexion, J’étais idiote." Ajouta-t-elle sans s’étendre davantage sur son ressenti. Elle fuyait le regard de Virgil, visiblement mal à l’aise. De toute évidence, il allait devoir se contenter de cette réponse brève et il n’insista pas.

Le traqueur hocha lentement la tête tout en méditant les propos de sa camarade.

Sasha était particulièrement dure avec elle-même. Elle ne cherchait pas à se dédouaner en se cachant derrière des circonstances atténuantes qui existaient pourtant belles et bien. Elle était très jeune au moment des faits - encore une petite fille à peine sortie de l’enfance- et Ana Sorden représentait une figure d’autorité. L’arithmancienne avait surement dû être inculpée d’abus de faiblesse à son procès mais Sasha ne remettait que son propre comportement en cause sans incriminer leur ancienne professeure.

Préférait-elle porter le poids de la responsabilité dans son entièreté ? Est-ce que cette expérience douloureuse l’aidait à se construire aujourd’hui ? Virgil avait toujours vu Sasha comme une fille indépendante et mature pour son âge. Il se demandait  à quel point son histoire avec Sorden avait façonné ces aspects là de sa personnalité…
Peut-être qu'elle arrivait à vivre avec son passif en se convainquant qu'elle ne serait plus jamais cette petite fille idiote, naïve et friable, qu'elle pensait avoir été.

"On continue ?" demanda-t-elle,  comme si elle voulait reprendre le contrôle d’une situation qui lui échappait complètement. On aurait pu penser que Virgil n’était pas un garçon très attentif aux autres mais c’était faux. En tout cas, il devinait assez facilement le malaise de ses interlocuteurs (peut-être parce qu’il aimait en être la cause, certes) et il voyait bien que Sasha avait perdu de sa superbe. Adieu la jeune fille perfectionniste et maitresse d’elle-même. Bonjour tourments.

Il fit toutefois taire ses instincts chambreurs – et Merlin, que ce fut difficile !-pour se concentrer sur l’attitude professionnelle que lui imposait ses nouvelles fonctions de Traqueur.  Il arrivait à endosser ce rôle assez facilement avec ses patients inconnus  mais il avait plus de mal à maitriser ses travers avec ceux qu'il connaissait plus personnellement.


« Oui, on peut reprendre. » dit-il toutefois en posant sa baguette sur la tempe de Sasha prêt à accueillir le second souvenir dans lequel il plongea sans  difficulté. Il fut immédiatement happé par ce sentiment d’impatience et de joie mêlée que ressentait Sasha ce jour là. Les craintes du premier rendez-vous avaient quasiment disparu et la petite serpentard semblait pressée et presque fière de retrouver sa professeure.

Sorden avait réussi son coup : Sasha brûlait d’adoration et de dévotion pour elle.

Virgil était concentré sur l’échange entre les deux femmes lorsqu’une coupure dans la chronologie du souvenir l’interpela. Sasha avait volontairement occulté un passage de son entrevue avec l’arithmancienne.  La partie censurée ne devait pas être très longue – une ou deux minutes, tout au plus, aux vues de la lumière et de la course des nuages ce jour là- mais ce fût essentiellement ce qui interpella Virgil.

Les flatteries de Sorden ne l’étonnaient plus – elle avait trouvé la faille chez Sasha et entendait bien l’exploiter jusqu’à la moelle en lui faisant croire qu’elle était une petite sorcière absolument extraordinaire-par contre, il était curieux de savoir si l’arithmancienne avait actionné d’autres leviers plus personnels pour arriver à ses fins.

« Il y a une coupure dans ton souvenir entre le moment où tu arrives dans la clairière et le moment où elle te donne sa position sur le secret magique, dit-il en archivant soigneusement le souvenir collecté dans une fiole. Il referma le bouchon et déposa le tube rempli de liquide argenté dans un présentoir avant de se tourner vers Sasha.
« On sent que tu n’es pas tout à fait dans le même état d’esprit avant et après la coupure. Il fit une légère pause, Tu sembles plus soucieuse après peut-être même un peu contrariée,… Virgil afficha une moue incertaine. Il n’était pas sûr de ce qu’il avançait,  je sais pas, il faudrait que je revisionne pour être certain. » dit-il en remisant cette idée à plus tard.

Il croisa finalement les bras sur sa blouse ouverte et pivota légèrement sur son tabouret  plusieurs fois.

« Tu sais ce qu’on dit entre traqueurs ? Virgil était prêt à partager quelques expériences pour arriver à ses fins, On dit que le plus important ce n’est pas ce que le patient accepte de nous confier mais plutôt ce qu’il cherche à nous cacher par tous les moyens. »

L’indicible… L’indicible qui  prenait parfois sa source dans des conversations tout à fait anodines…

« Pourquoi as-tu coupé à ce moment là ? » Il ne demandait pas le contenu du souvenir – il avait bien compris que Sasha ne le lui donnerait pas- mais il n’était pas contre l’idée d’obtenir plus d’information sur ce passage censuré…

Si Sasha avait accepté de livrer certains de ses souvenirs, elle entendait bien poser des limites à Virgil qui se montrait quelque peu avide d’en savoir plus sur la personnalité d’une criminelle comme Ana Sorden. Non, Sasha ne lui en révélerait pas davantage  puisque, comme elle le lui rappelait très justement, elle n’était pas sa patiente. Ils avaient conclu un marché et il devait déjà s’estimer heureux qu’elle lui donne accès à des souvenirs fondateurs de sa relation complexe avec la mardolienne. Elle aurait  très bien pu contourner leur accord en lui communiquant de vulgaires réminiscences de cours d’arithmancie mais Sasha avait accepté de s’engager pleinement dans ce deal. Virgil ne devait pas être trop pressant s’il espérait pouvoir en apprendre davantage, tôt ou tard.

Il savait l’un comme l’autre que cet arrangement allait se poursuivre dans le temps puisqu’ils en sortaient tous les deux gagnants.  Virgil n’aurait jamais laissé Sasha assister à une opération si elle n‘avait pas accepté de lui livrer des souvenirs. Et à l’inverse, Virgil n’en obtiendrait pas de nouveaux s’il ne cherchait pas à impliquer sa stagiaire et à lui faire découvrir son métier de traqueur.
Cette relation donnant-donnant impliquait des concessions que Virgil était prêt à faire.

« Ok. » répondit-il lorsque la jeune fille assura que le souvenir occulté n’était pas important. Il pensait tout l’inverse. «  Oui, continuons. »

Il entendait bien profiter de la maigre fenêtre qu’il avait dans son emploi du temps du jour pour récupérer assez de matière sur Sorden et sur ses méthodes de manipulation. Il était donc prêt à poursuivre ses investigations lorsqu’une voix s’éleva depuis l’interphone de la salle d’opération. Son rendez-vous était arrivé. Virgil jeta un coup d’œil à l’horloge murale. Il avait encore ses fioles de souvenirs à préparer pour son inception mémorielle de 10h et des potions relaxantes pour sa patiente à aller chercher à l’étage des chimistes. S’il prenait du retard sur son premier rendez-vous, il allait le trainer toute la journée, or, toutes les interventions de Skye étaient réglées comme du papier à musique.

« Est-ce que tu es disponible ce soir, après le travail, pour qu’on termine ça ? » demanda-t-il à Sasha, « Tu assistes à l’opération de ce matin et tu me fournis les trois souvenirs manquants. Il l’interrogea du regard avant de préciser sa proposition, trois plus un. Le souvenir supplémentaire te permettra d’assister à la réhabilitation mémorielle de M. Froome demain. » Virgil entendait bien s’assurer de la présence de Sasha à son rendez-vous et pour cela, il devait se montrer attractif : Froome avait développé de nombreux troubles anxieux après l’attentat de la Marchebank. Il était resté coincé des heures durant dans les décombres de la banque en pensant qu’il vivait ses dernières heures. Venir à Skye constituait une épreuve pour lui tant il ne supportait pas l’idée d’être immergé sous l’eau. Il avait fait plusieurs crises d’angoisse dans les locaux lors de la préparation de son intervention.  Sa réhabilitation avait été calée en fonction de la marée afin que la salle d’opération ne soit pas plongée sous des mètres cubes d’eau. Sa réaction à l’inception promettait d’être spectaculaire : Il portait tellement le poids de ses traumatismes que Virgil s’attendait à avoir face à lui un autre homme dès la réhabilitation terminée. Un phénomène toujours très spectaculaire qui montrait à quel point un vécu traumatique pouvait vous changer du tout au tout.

« Alors ? Partante ?»

Virgil avait pris le temps de repasser chez lui après sa journée de travail. Lorsqu’il était arrivé, il avait pu constater que la colocation était blindée d’étudiants en arts venus festoyer pour la soirée. Il avait dû se frayer un chemin entre tous les amis de son frère, saluer une bonne douzaine de personnes avant de pouvoir regagner sa chambre puis la salle de bain. Si d’une manière générale, Virgil aimait les soirées festives faites de rencontres impromptues, il s’était vite rendu compte qu’il goutait assez peu à celles qui se déroulaient chez lui. Quand il rentrait à l’appartement – ce qui arrivait assez rarement-  c’était généralement pour quelques heures de sommeil dans son quotidien d’actif fêtard. Autant dire qu’il n’appréciait guère d’entendre les étudiants de l’académie des Arts Magiques chanter à tue-tête dans le salon  à 6h du matin…

Il avait besoin d’un appartement rien qu’à lui  si bien qu’il s’était mi en recherche quelques jours plus tôt. Il avait même commencé les visites.

«  Tu sors ? » lui demanda son frère lorsqu’il le vit quitter la salle d’eau, visiblement apprêté.
Virgil enjamba deux étudiantes assises à même le sol qui refaisaient le monde, une gobière à la main.
« Mm. Je vais au K-Club. » expliqua-t-il en boutonnant serré le col de sa chemise sombre.
« Tu ne veux pas rester un peu ? » Dean avait le sourire rayonnant de celui qui est déjà pompette.
« Non. J’ai rendez-vous. »
« Oooh. Avec qui ? »
« Tu ne connais pas. » mentit Virgil.
S’il avait pris le soin de dire à Sasha qu’il la retrouvait au K-Club c’était justement pour ne pas avoir à l’inviter ici. Sasha était l’ex-copine de Casey et Virgil était sûr que Dean se serait mépris sur ses intentions s’il était parti s’enfermer à double tour dans sa chambre avec Benson…

Il avait préféré éviter cette situation et proposer à la jeune femme un endroit plus neutre dans lequel ils pourraient être véritablement tranquilles pour pratiquer l’extraction de souvenirs. Les salons privés du  K-Club s’étaient imposés assez naturellement dans l’esprit de Virgil. Il s’y déroulait déjà toutes sortes de choses pas très morales et Sasha était une habituée des lieux. En plus, il pourrait consommer gratuitement et poursuivre la fête sur place une fois les souvenirs récupérés.

Il était arrivé un peu en avance et avait demandé à être installé dans son salon habituel, celui qu’il fréquentait régulièrement depuis la soirée de réveillon du nouvel an. La petite pièce en surplomb de la salle principale offrait une vue imprenable sur la piste de danse. Caché derrière le verre fumé, les clients du salon pouvaient s’adonner à n’importe quelle pratique en toute discrétion… mais Virgil avait su rester sage : Pas de Volubilis ce soir. Il avait commandé des boissons puis il avait sortit son matériel de sa sacoche ensorcelée : Une pensine, les fioles de souvenirs vides et celles contenant les réminiscences récupérées le matin. Il avait pris le temps de replonger dans les souvenirs de Sasha pour étudier plus en détail le comportement de Sorden et celui de sa stagiaire en se montrant cette fois plus attentif aux détails qui pouvaient parfois sembler anodins. Il avait enregistré quelques notes vocales sur son Pear puis il s’était confortablement installé sur les banquettes rouges sombres, jambes croisées sur la table basse,  pour consulter la « BonneMalle », le site sorcier référence en termes de petites annonces immobilières.

Il était justement en train de parcourir l’annonce concernant un duplex à Leopoldgrad lorsque Sasha pénétra dans le salon. Elle s’était changée et elle n’avait plus grand-chose à voir avec l’écolière qui venait de passer une grande partie de la journée en sa compagnie. Virgil était toujours frappé par cette faculté toute féminine de passer de 15 ans à 20 ans seulement grâce à une tenue ou un maquillage un peu travaillé. Les hommes n’avaient pas l’opportunité de moduler autant leur image et Virgil était un peu envieux, lui qui incarnait toujours ses 19 printemps quelque soit sa mise.

« Si je ne te connaissais pas je pourrais croire que tu es animé par autre chose qu'une curiosité scientifique mal placée." Dit-elle en avançant dans la pièce.

« Si je ne te connaissais pas je pourrais croire que tu t’es apprêtée comme ça pour me séduire. » répondit-il du tac au tac avant de reporter son attention sur l’écran de son Pear. Il enregistra l’annonce de l’appartement dans sa liste de favori et jeta l’appareil sur la table basse sans changer de posture. «  Quoi que, à bien y réfléchir, maintenant que je te connais un peu mieux j’imagine que tu as choisi cette tenue à dessein, Il croisa ses bras sur son torse tout en l’expertisant d’un regard qui se voulait dénué d’envies lubriques, peut-être que tu veux juste me faire perdre la tête pour que j’oublie notre deal et que je te mette une bonne appréciation de stage… » Il se souvenait très bien de son ton de femme fatale, ce matin, lorsqu’elle lui avait proposé à demi-mot des « faveurs » en échange de sa présence lors d’une opération. De toute évidence, Sasha savait déjà jouer avec les faiblesses de certains hommes. Elle avait cette désinvolture propre aux femmes qui ont confiance en leur charme mais Virgil comptait bien ne pas se laisser avoir comme un bleu par un regard assuré et un joli body en dentelles… Il existait un rapport de force entre eux qu’il ne pouvait pas nier et il tenait à garder le contrôle.

Il esquissa donc un léger sourire en coin avant d’ajouter innocemment  « Je t’ai commandé un mojitroll. »

D’un mouvement du menton il désigna le verre intact posé sur la table à côté de la pensine dans laquelle flottait encore un souvenir.

« Et en t’attendant, je me suis permis de rejeter un coup d’œil aux souvenirs de ce matin. »
Il se redressa et plongea sa baguette dans la pensine pour récupérer le mince filin argenté qu’il suspendit quelques instants dans les airs.

« Je me demandais si Sorden t’avais repérée avant de t’embrigader, dit-il alors en examinant la texture du filament,  Est-ce qu’elle avait perçue les failles chez toi en amont -Ce besoin profond de reconnaissance, cette ambition à toute épreuve- précisa-t-il avec une méchante désinvolture,  ou a-t-elle su saisir sa chance au bon moment quand cette occasion s’est présentée. » Son regard cerné glissa sur Sasha, Qu’est-ce que tu en penses ? »

Virgil ne releva pas la petite pique de Sasha concernant sa soi-disant absence de vie sociale après le boulot. Si quelqu’un dans cette pièce ne semblait pas avoir beaucoup de distraction en dehors de son ambition professionnelle, c’était bien elle !

Le traqueur se contenta d’un léger mouvement d’épaule avant d’installer son équipement sur la table basse.  Il avait ramené tout le nécessaire pour mener cette opération à bien et, techniquement, il ne pensait pas en avoir pour très longtemps. Il espérait toutefois que Sasha allait se montrer un peu plus loquace qu’à Skye.

Ce nouveau cadre brouillait quelque peu le rapport strictement professionnel qu’ils avaient conjointement encadré dans un contrat. Ici,  Virgil n’était plus obligé de se conformer au protocole imposé par Skye et il était persuadé que cette situation plus libre allait être bénéfique pour leurs échanges. Le poids de l’institution avait pesé sur eux, créant une distance inutile : Au centre de réhabilitation, ils s’étaient instinctivement imposés un comportement exemplaire – que ce soit en tant que traqueur ou patiente- mais leurs échanges avaient perdus en pugnacité et en sincérité.
Pour en apprendre davantage sur Sorden et sur ses techniques de manipulation, Virgil avait besoin que Sasha puisse –et accepte- de s’exprimer plus librement. Etrangement, ce cadre informel était nettement plus propice à ce genre d’échange… L’intuition de Virgil se vérifia d’ailleurs. A Skye, Sasha avait répondu à toutes ses questions par des phrases de quelques mots :

« C’est personnel. » « J’étais idiote. » « On Continue ? » Elle avait refusé d’expliquer quoique ce soit des souvenirs collectés mais ici, elle se sentait soit assez  assurée pour lui apporter plus d’explications soit trop piquée dans son orgueil pour endosser une attitude mutique et boudeuse.
Virgil l’écouta donc avec un réel intérêt lorsqu’elle développa sa réponse. Il avait lui aussi eu l’impression que Sorden avait repéré des élèves avant de jeter son dévolu sur Sasha.
L’arithmancienne avait surement dû préparer méthodiquement les différentes phases de son plan et il l’imaginait étudier les dossiers des premières années pour trouver les profils les plus vulnérables qui serviraient sa cause. Un comportement méthodique et réfléchi.

Il se sentait vraiment chanceux de pouvoir étudier cette psychopathe à travers le regard de Sasha et il espérait que cet arrangement allait lui permettre d’aiguiser sa vision de la condition humaine. Un bon traqueur devait être en mesure de comprendre les différents mécanismes psychiques et cet arrangement avec sa stagiaire allait lui permettre d’accroitre ses compétences et, qui sait, lui permettre d’obtenir de meilleurs dossiers à Skye.

Si, dans un premier temps, il avait seulement envisagé Sasha comme un vecteur lui permettant d’accéder à Sorden, il devait admettre que les réactions de la jeune femme étaient tout aussi intéressantes à observer. Et puis, son petit côté pernicieux et voyeur était comblé à l’idée d’avoir accès au passé de la jeune fille.
Généralement on déconseillait aux traqueurs de pratiquer des études mémorielles sur leur entourage – proche ou lointain- afin de ne pas altérer leurs relations sociales, mais au final Virgil trouvait cela plutôt positif dans le cas de Sasha.  Elle était passée du statut d’encombrante-stagiaire-ex-de-Casey  à objet-d’étude-instructif-digne-d’intérêt(et-plutôt-bien-gaulé).

"Comment tu veux qu'on s'installe, pour la suite ?" demanda-t-elle alors après avoir vidé son verre d’une traite. Ils étaient assis l’un en face de l’autre, lui sur la banquette en velours sombre, elle sur un fauteuil en cuir.
« Hum, on peut rester comme ça. A moins que tu veuilles t’allonger sur le divan comme chez le psy, dit-il avec un sourire en coin, conscient que ce n’était absolument pas le genre de Sasha d’adopter une posture si vulnérable de son plein gré. Le regard de Virgil coula alors sur le verre déjà vide de sa stagiaire,  Par contre si tu comptes te saouler ce soir je te préviens, je ne tiens pas les cheveux si tu vomis et je ne saurais être tenu responsable d’un trouble du raisonnement causé par l’abus d’alcool, Un mince sourire éclaira son visage. Si elle espérait se retourner contre lui en disant qu’il avait abusé de sa confiance en la faisant boire, il convoquerait le souvenir de cet avertissement, mais peut-être que tu veux juste fêter notre nouvelle collaboration, ce qui est bien normal. Il se pencha en avant et pointa sa baguette sur un  carrée en verre fumé incrusté sur la table, Pouvez-vous nous monter une bouteille de champagne s’il vous plait, demanda-t-il dans l’interphone magique, avec deux coupes. »
Il se redressa  et s’appuya sur le dossier du sofa.
« Un nouveau contrat, ça s’arrose, Il se demandait si Sasha allait refuser ce second verre, D’ailleurs, tu ne m’as même pas dit si la réhabilitation de Mme Rietveld t’avais plu…  »

Virgil avait lui aussi honoré sa part de l'accord en laissant Sasha assister à son opération du matin.

"Pas du genre à profiter d'une fille un peu trop ivre ? »
« J’ai pas besoin de ça. » répondit-il d’un air suffisant. Bien qu’il soit loin d’être considéré comme un joli garçon, Virgil était pleinement confiant en son capitale séduction. Il estimait ne pas avoir besoin de saouler une fille pour arriver à ses fins.  Non pas qu’il soit le plus grand séducteur de la terre mais, ces derniers mois, les filles qu’il avait voulu, il les avait eues. Certes, il n’était pas forcément parvenu à les garder mais c’était une autre histoire.

« Quoiqu’il en soit toi tu n’es pas du genre à te retrouver dans ce type de situation. » dit-il en cherchant son paquet de cigarette dans ses poches.

Il classait Sasha dans la catégorie des control-freaks. Il ne se souvenait pas l’avoir vue ivre une seule fois, même lorsqu’elle avait quitté le K Club au bras du quadragénaire ni même aux soirées de fin d’année… A bien y réfléchir, il doutait presque de sa présence à la Pire Party de juin dernier. Il n’avait aucun souvenir d’elle alors qu’il avait filtré les entrées une grande partie de la nuit. Peut-être qu’elle avait boycotté, comme Casey, jugeant cette soirée trop puérile pour elle.  Virgil évacua ces pensées d’un bref haussement d’épaules et tira sur la cigarette qu’il venait d’allumer.
Il était nettement plus curieux de connaitre le ressenti de sa stagiaire concernant la première réhabilitation mémorielle à laquelle elle avait assisté. L’opération s’était globalement bien passée. Virgil avait du prendre un peu plus de temps que prévu pour nettoyer la psyché de tout résidu traumatique mais il avait récupéré ce léger retard lors de l’implantation mémorielle. Seth avait raison, le nouveau souvenir façonné de toute pièce par les Tisseurs de Mémoire avait trouvé sa place très facilement dans le cerveau de la patiente.

Il s’apprêtait donc à questionner Sasha sur ses impressions lors de cette intervention lorsque la bouteille de champagne qu’il avait commandée apparue miraculeusement dans un saut à glace.

"Tu es membre VIP ? » demanda Sasha en même temps que les deux coupes de champagne se matérialisaient entre eux.

Virgil prit le temps de réfléchir un instant avant de répondre.
« On peut dire ça. Oui. » Very Insupportable Personne, assurément, aux yeux de Mildred. Il déboucha le grand cru millésimé et servit leurs verres avant d’attraper le sien. Il le leva devant lui, faisant  mine de trinquer avec Sasha, et but une longue gorgée.  A vrai dire, il n’aimait pas vraiment le champagne  mais il adorait imaginer la tête de Magpie découvrant le montant de sa note laissé au K Club. L’image mentale d’une Mildred particulièrement courroucé fit sourire Virgil mais il la chassa de son esprit pour écouter les impressions de Sasha concernant la réhabilitation. Elle avait trouvé cela fascinant et Virgil ne pouvait que lui donner raison.

Il avait toujours refusé de s’extasier devant les réhabilitations de Tobias Stern bien qu’elles fussent particulièrement spectaculaires. Il avait pris soin de jouer les blasés – de poser des questions strictement techniques - même s’il avait été au moins aussi impressionné que Sasha. Rien n’était plus étonnant que de côtoyer un réhabilité juste avant et juste après son intervention.

"Je me demande si les réhabilitations permettent aux gens de redevenir vraiment eux-mêmes, ou si au contraire ils ne seront plus jamais vraiment eux-mêmes parce que leur mémoire a été trafiquée. »

Les questionnements de Sasha faisaient écho aux interrogations que Virgil s’était posées un an plus tôt. Il avait eu le temps d’y réfléchir depuis et il devait admettre que, une fois n,’est pas coutume, il avait très envie de partager  son point de vue avec un autre passionné de manipulation mentale.

« Ni l’un ni l’autre, selon moi. Dit-il alors, Ils ont été et seront toujours eux-mêmes. »
Virgil abandonna momentanément sa coupe sur la table pour rattraper sa cigarette allumée dans le cendrier, une dépendance en remplaçant une autre. Il pouvait bien développer un peu plus sa réponse et confronter sa vision des choses à celle de Sasha.  L’ambiance feutrée rendait les échanges aisés et plus libres.

« Une réhabilitation c’est un choix personnel du patient. Il décide de se faire modifier la mémoire en toute connaissance de cause. Il connait le prix à payer pour devenir la personne qu’il a envie d’être.  Virgil tira une taffe, On fait des choix dans les jours, sans se poser autant de question sur la personne qu’on aurait été si on en avait décidé autrement. »

Il se laissa aller contre le dossier de la banquette.

« Tant que la réhabilitation est mûrie et consentie, c’est un choix comme un autre. »
Il existait toutefois des services dans Skye ou cette philosophie ne s’appliquait peut-être pas. Rares étaient les privilégiés pouvant accéder aux étages inférieurs du Centre de réhabilitation mémorielle, lieu où les règles n’étaient peut-être pas les même qu’à la surface. A vrai dire, Virgil n’avait jamais eu l’occasion de visiter cette partie du centre. La zone hautement sécurisée abritait les opérations menées sur de dangereux terroristes en cure de réhabilitation et l’accès y était fortement réglementé…

« En tout cas je refuse de me voir comme un voleur d’existence. J’aide juste les gens à tendre vers ce qu’ils ont envie d’être, dit-il avec un sourire ambigu qui laissait supposer d’autres motivations,  Comme un diététicien ou un chirurgien esthétique. Mais en carrément plus classe. »

Aider ses semblables n’était clairement pas  ce qui motivait Virgil dans l’exercice de ses fonctions. Lui, il aimait juste fouiller des cerveaux et Sasha s’en doutait sûrement.

« Et toi alors,  qu’est-ce qui t’intéresse dans la réhabilitation mémorielle : C’est te dire qu’on peut « réparer » des gens, dit-il en reprenant ses propres termes,  ou qu’on peut les transformer à notre guise ? »

Il n’avait pas particulièrement ressenti d’empathie chez Sasha dans les souvenirs qu’elle lui avait livrés si bien qu’il se reconnaissait un peu en elle. Il doutait qu’elle puisse s’intéresser à cette branche de la magie par pure bonté d’âme mais il se trompait peut-être...

« Il perd définitivement la partie de lui qui avait fait ce choix, il lui manquera toujours une partie de son bagage.»
« Certes mais est-ce que pour autant il n’est plus lui-même ? Je crois pas, répondit Virgil en secouant légèrement la tête. Il s’accouda sur ses genoux. Oublier des choses, ça nous arrive à tous, tous les jours, tout le temps. C’est un processus normal, On fait ça inconsciemment. A t’écouter,  à partir du moment où l’oubli est intentionnel et encadré  il en découlerait forcément une perte d’identité du patient. Je ne suis pas d’accord. Je pense qu’une réhabilitation leur permet de se retrouver plutôt que l’inverse. »

Ses patients cherchaient clairement à se sentir plus en phase avec eux-mêmes en reprenant le contrôle de leurs vies. Toutefois, Virgil comprenait aussi la vision des choses de Sasha. Elle n’avait pas tord dans le fond mais il aimait trop la contradiction pour adopter une attitude totalement consensuelle avec elle. Et puis, il avait rarement l’occasion de débattre autour de la magie de l’esprit et de ses incidences et il espérait bien faire durer un peu le plaisir.  Bien sûr il parlait réhabilitation avec ses collègues traqueurs de conscience mais ils ne faisaient qu’évoquer des cas pratiques. Jamais  de comment leurs était venue cette vocation ni des questions éthiques que ce métier soulevait.

Tout n’était pas bon à dire au sein de cet organe controversé du pouvoir. Virgil avait vite compris que les Traqueurs devaient se montrer discrets sur leurs opinions véritables et sur leurs motivations. Peut-être que certains de ses collègues se sentaient assez proches les uns des autres pour discuter de ces choses là entre eux…mais il n’avait jamais été invité à prendre part à l’une de ces conversations.  Evidemment. L’opposition anti-régime gangrenait les institutions Marchebank, il était le dernier arrivé à Skye, le plus jeune de l’équipe, normal qu’il doive faire ses preuves avant d’être pleinement accepté et intégré.

Discuter un peu avec Sasha était donc une réelle opportunité pour lui. Elle était passionnée au moins autant que lui et ils semblaient partager des motivations plutôt similaires. C’était plus que tentant de confronter leurs visions des choses.

Il gardait toutefois à l’esprit qu’il ne devait rester prudent. Les souvenirs glanés sur Sorden étaient aussi révélateurs du potentiel de sa stagiaire et surtout, de son ambition à toute épreuve. Virgil voulait garder le contrôle. A Skye, il n’y avait de place que pour un seul jeune traqueur plein de potentiel : Lui et personne d’autre.

Dans quelques semaines, il rédigerait son rapport de fin de stage en tant que tuteur. Il comptait admettre que Sasha s’était montrée intéressée – difficile de dire le contraire- mais qu’il la jugeait trop fragile et friable pour envisager une carrière dans la magie de l’esprit. Il cocherait la case «  défavorable » quand à l’éventualité d’un apprentissage.

Mais ce soir, il entendait bien en profiter un peu et surfer sur cette nouvelle émulation entre eux. Lorsque Sasha lui demanda si une réhabilitation était réversible, il l’observa de ses yeux cernés et tira sur sa cigarette avant de répondre.

« Tu connais déjà la réponse, elle avait assez de jugeote et de bagage pour deviner ce qu’il en était réellement, techniquement on saurait le faire, Ce n’était pas un problème : remettre un souvenir en place était même plus facile que d’en implanter un nouveau totalement factice, mais légalement, toute réhabilitation est irréversible. Tu devrais pourtant le savoir, je crois que tu n’es pas restée assez longtemps au service juridique, releva-t-il avec un léger sourire en écrasant sa cigarette dans le cendrier.  Elle avait passé deux journées entières avec Oscar Finigall l’homme le plus soporifique du monde. Les seules choses qui maintenaient Virgil réveillé lorsqu’il était en sa présence, c’était son odeur acide de transpiration et la constellation de pellicules sur les épaulettes de sa cape de sorcier. Crispin Dérébusor y aurait surement trouvé Pluton.
« Les souvenirs extraits sont mis sous scellés et conservés pour les enquêtes judiciaires uniquement. Les patients ne doivent en aucun cas être de nouveau confrontés à leurs anciens souvenirs… un tel scénario serait  assez désastreux d’ailleurs.»

Virgil esquissa une grimace à cette idée avant de questionner Sasha sur les raisons de son intérêt pour la réhabilitation mémorielle. Envisageait-elle une opération ou avait-elle développé une nouvelle passion ?

"Réparer les gens ne m'intéresse pas vraiment, avoua-t-elle sans chercher à enjoliver ses propos. Je préfère les gens un peu fêlés… Un intérêt qu'on partage, visiblement."
« On ne peut rien te cacher. » approuva-t-il sans détour. Elle avait déjà deviné qu’il n’était pas animé par l’envie d’aider son prochain alors pourquoi dire le contraire. « Les esprits cabossés ou torturés, c’est mon truc, même dans ses relations amicales et amoureuses d’ailleurs,  Bon, tu perds toute foi en l’humanité  après ces incursions, certes, dit-il comme s’il s’agissait d’une conséquence négligeable de son métier,  mais moi ça me plait. Il haussa imperceptiblement les épaules assumant volontiers sa part de bizarrerie.

Il se fichait bien des agressions, des viols et des catastrophes, ce qui lui plaisait c’était de voir comment l’esprit réagissait face à ces traumas. La plupart des patients qu’on lui confiait étaient noyés, littéralement asphyxiés par leurs traumatismes. Face à de tels événements, son travail de traqueur était facilité.  Or Virgil avait déjà envie de passer au stade supérieur : les traumas plus insidieux et durables, les victimes de manipulations, ou d’abus avec comme objectif ultime,  les patients touchés par une pathologie spécifique : l’amnésie dissociative. Son métier de Traqueur prendrait alors tout son sens.

Il était tout à ses pensées lorsque Sasha revint sur sa question initiale et plus précisément sur un élément de sa formulation. "Comment ça "les transformer à notre guise" ? Il y a déjà eu des études sur le sujet ?"
« Rien d’officiel en Grande Bretagne » Toutefois Virgil était persuadé que si le Quartier Haute Sécurité de Skye était si protégé ce n’était pas pour rien, Mais techniquement on peut implanter n’importe quelle idée dans l’esprit de n’importe qui. C’est pour cela que le protocole de réhabilitation est si strict et qu’on doit absolument s’y tenir. Pour éviter « les dérives ». Comme ils disaient. Je sais qu’une partie du gouvernement américain veut légiférer sur la réhabilitation mémorielle et l’inscrire à la liste des impardonnables, expliqua-t-il alors, Ici la question n’est pas d’actualité. » Ou du moins, l’opposition était trop muselée pour pouvoir se prononcer sur le sujet.
Virgil attrapa sa coupe.  « Mais peut-être qu’elle le sera dans un futur proche alors j’en profite tant que je peux. » Il but une gorgée de champagne, « d’ailleurs, on s’y met ? A moins que tu ais d’autres questions ? »

"Désastreux comment ?"
Comme une bombe implantée dans un cerveau, tout simplement. Virgil ne savait pas si des tests cliniques avaient été menés sur des cobayes, mais si c’était le cas,  il donnait peu cher de l’équilibre mental des potentiels survivants.

« Je te laisse imaginer. »

Il parlait beaucoup depuis tout à l’heure et il était désireux d’inverser la tendance.  Même s’il appréciait de pouvoir discuter manipulation mentale avec Sasha, il préférait  que le support d’étude soit la jeune femme en personne plutôt que ses diverses expériences en tant que traqueur. Il suggéra donc de reprendre leur accord là où ils s’étaient arrêtés. Sasha ne chercha pas à esquiver. Elle savait bien que si elle voulait assister à la réhabilitation du lendemain, elle allait devoir remplir sa part du marché. Elle prit quelques instants pour convoquer un souvenir avant de donner son feu vert. Virgil posa sa baguette sur sa tempe et constata d’emblé le changement de décor et d’ambiance.

Fini le cadre rassurant et connu de Poudlard ou de Pré-au Lard. Le couloir lugubre, sombre et humide dans lequel une Sasha adolescente évoluait ne disait rien à Virgil mais il ne tarda pas à identifier le lieu grâce  aux uniformes reconnaissables des gardes  et aux portes de cellule : La prison d’Azkaban.  Cela commençait à devenir vraiment intéressant…  Virgil fit un bref calcul mental pour situer le souvenir. Sorden s’était échappée de prison alors qu’il était en cinquième année il s’en souvenait très bien. Il avait espéré une grande partie de l’année scolaire qu’elle commette un nouvel attentat  à Poudlard   dans l’espoir que les examens soient définitivement annulés. Finies les BUSES ! Même pas besoin de réviser ! Rien de mieux qu’un nouveau traumatisme pour offrir un diplôme aux élèves… Virgil et sa petite bande avaient placés beaucoup d’espoir en elle mais malheureusement la triste nouvelle était tombée quelques semaines seulement avant les examens : Ana Sorden en cavale depuis plusieurs mois,  était morte neutralisée par les forces de l’ordre. Elle avait bien enlevée une élève – une troisième année Serpentard que Virgil ne connaissait pas, une certaine Sasha Benson- mais l’adolescente s’en était sortie indemne.

Il se souvenait très bien avoir râlé à ce sujet  dans la salle commune de Gryffondor.
« Putain ! Avant de crever  Sorden aurait au moins pu assassiner cette fille. On aurait été tran-quille. On aurait eu droit à une cellule psychologique et à la clémence du jury pendant les exams… »

A la suite de cet événement, il avait du se résoudre à ouvrir ses cahiers de révisions… Un peu.

La Sasha du souvenir  devait donc rendre visite à Ana durant la brève période où cette dernière avait été incarcérée à l’automne 2008. Etrange… Il ne pensait pas que Sasha ait décidé garder contact avec Sorden après l’attentat de Vaaltivara. A cette période là, tout le monde savait déjà que leur professeure  était en réalité une dangereuse mardolienne mais cet aspect là de sa personnalité ne semblait pas rebuter Sasha puisqu’elle pénétra dans la cellule de l’arithmancienne.

Sorden était méconnaissable. Elle semblait avoir prit dix ans avec ses cheveux sales, sa peau fripée et ses haillons en guise de vêtements. Sasha lui semblait presque supérieure tandis qu’elle lui demandait des comptes d’un ton ferme. Virgil reporta son attention sur Sorden, curieux de voir quelle allait-être sa réaction. Elle ne s’effondra pas, ne se confondit pas en excuses. Non. Elle tricota un scénario à son avantage, cherchant de toute évidence à rallier une nouvelle fois Sasha dans son giron. Elle essayait d’actionner les bons leviers pour étouffer la colère et la rancune de l’adolescente. Elle tenait à lui montrer qu’elle avait agit pour son bien. Elle ne lui avait pas menti pour la manipuler à sa guise mais pour la protéger… Ben voyons. En tant  que menteur invétéré  Virgil savait très bien que les gens de son espèce n’agissaient que dans leur propre intérêt. Sorden se paya même le luxe d’improviser une histoire de prophétie affirmant que Sasha était l’élue, une sorte d’Harry Potter mardolienne : Elle allait briser le secret magique. Rien que ça.

Sorden avançait cette théorie avec un telle aplomb qu’elle forçait presque l’admiration mais Virgil ne croyait pas une seconde à cette histoire. Pour lui, Ana agissait à dessein et plaçait ses pions. Son plan d’évasion devait être sur le point de se concrétiser et elle voulait sûrement s’assurer les services de Sasha à l’extérieur.

Le mensonge était trop gros mais curieusement, Sasha rentra dans son jeu. Elle ne se déroba pas lorsque l’arithmancienne s’approcha d’elle pour la toucher et le souvenir se fit subitement  beaucoup plus instable et difficile à suivre. Un SLCE dans le jargon de Skye : Souvenir à Lourde Charge Emotionnelle.  Il sentait que Sasha était en proie à des émotions très fortes et contradictoires.  Le tiraillement psychologique de la jeune femme pressurisait quelque peu l’esprit du traqueur qui essayait de glaner des ressentis dans ce tourbillon d’émotions qu’il percevait par bribes. De la rancune, de l’adoration, de la fierté, du dégoût… Il était comme compressé au milieu de tout cela.  Il lui faudrait plusieurs visionnages de ce souvenir pour mieux comprendre  la situation et les motivations de Sasha. Croyait-elle réellement à cette histoire de prophétie ? Essayait-elle d’endormir la méfiance de Sorden à son égard ?

L’unique visionnage ne lui permit pas de se faire une idée nette sur la question. Il constata seulement que Sorden était arrivée à ses fins, du moins en apparence. Sasha venait de lui assurer son soutien dans le cas où elle parviendrait à s’échapper.

Le souvenir s’arrêta brusquement laissant Virgil sur sa faim. Il retrouva les banquettes rouges et l’ambiance feutrée du K-Club à regret. Il venait de visionner l’épisode final d’une série et trépignait d’impatience à l’idée de découvrir la suite dans une nouvelle saison.

Sasha avait-elle eu un véritable rôle à jouer dans la cavale de Sorden ?

Si au début  Virgil pensait qu’elle s’était faite entourlouper comme une gamine, il commençait à revoir un peu son jugement. Peut-être qu’elle partageait la vision des choses de l’arithmancienne à savoir que la  fin justifie les moyens. Il pouvait comprendre qu’une petite fille se soit fait charmer par une enseignante charismatique et puissante mais il trouvait cela nettement plus curieux que Sasha accorde sa confiance à une terroriste notoire dont le groupuscule s’était attaqué à des élèves en voyage scolaire.

Dans ses pensées et dans ses mots, il n’y avait qu’elle. Elle et son humiliation. Elle et sa trahison. Elle et son ambition. Pas une allusion à l’attentat de Vaaltivara et à la responsabilité de Sorden dans cette affaire. Pourtant Sasha avait l’air plutôt en accord avec sa conscience. Elle n’avait pas cherché à falsifier le souvenir  et Virgil lui en était reconnaissant. L’analyse de cette réminiscence promettait d’être captivante.

« Un souvenir qualitatif, commenta-t-il en le rangeant soigneusement dans une fiole, C’est un point de basculement dans votre relation, non ? » demanda-t-il alors, C’est drôle,  on a l’impression qu’une partie de toi continue à l’apprécier  même si elle a tenté de tuer la moitié des élèves et des professeurs de Poudlard à Vaaltivara. » Il s’appuya sur le dossier du sofa, parfaitement détendu : «  Tu étais à ce voyage scolaire ? »

Virgil n’avait pas eu cette chance de se retrouver complètement enseveli sous une avalanche. Il avait été interdit de sortie scolaire par ses parents à cause de ses mauvais résultats et de son attitude déplorable… Lorsqu’il avait appris pour  l’attentat il avait été un peu déçu d’avoir raté ça, il devait l’avouer. Damon était revenu avec plein d’histoires sordides  – Harper transpercée par des pics en glace !- et l’adolescent insensible qu’il était à l’époque  avait presque été jaloux d’avoir raté cet événement macabre …

Virgil secoua la tête négativement lorsque Sasha le questionna sur sa présence à Vaaltivara. Malheureusement, il n’avait pas eu la chance de vivre  « l’aventure laponne » comme l’indiquait le titre du courrier que les parents d’élèves avaient reçu pour présenter ce voyage scolaire. Rétrospectivement, Virgil trouvait ce choix d’intitulé particulièrement visionnaire.

« Je n’y étais pas. » souffla-t-il sans s’étendre davantage sur sa réponse. Il était pressé de découvrir la suite des souvenirs de Sasha. Les événements n’allaient pas tarder à prendre une tournure tragique ce qui n’était pas pour lui déplaire. La réminiscence suivante le plongea toutefois  dans un environnement connu et paisible en proche périphérie de Pré-Au-Lard. S’agissait-il du jour de l’enlèvement de Sasha ? Comme tous les élèves de Poudlard, Virgil avait longuement imaginé le déroulement des faits : Un rapt d’enfant, une agression violente d’une rapidité fulgurante.  Or il n’en fut rien.  Les deux femmes se saluèrent poliment. Sorden n’avait même pas prit la peine de se désillusionner et elle poussait le vice jusqu’à venir en carrosse devant les grilles de l’école.
 
Quant à Sasha, elle avait simplement rendez-vous avec la terroriste en cavale la plus recherchée du pays. Rien de plus normal pour elle, visiblement. Virgil n’aurait pas dû être étonné – Il savait Sasha prête à tout pour réussir- mais il n’aurait pas pensé qu’elle puisse se montrer si téméraire.
Cette scène était tout bonnement incroyable.

Après quelques échanges où elles se jaugèrent mutuellement,  Ana orienta la discussion à dessein. Elle avait tricoté un scénario de toute pièce impliquant le ministre de la magie –rien que ça- un nouveau département au Ministère et la recherche d’une jeune porte-parole… Malheureusement pour Sasha, Marchebank  préférait Emma Blackbonnes pour ce poste plutôt qu’elle. Est-ce qu’elle comptait se laisser voler son avenir par cette usurpatrice ?

Même si Sorden parlait toujours avec son aplomb légendaire et la force de conviction qu’on lui connaissait, les fils de son piège étaient bien trop visibles. Elle cherchait à se débarrasser de celle qui l’avait dénoncée aux Aurors et pour cela, elle tentait de convoquer une réaction d’orgueil chez Sasha. Benson allait devoir se charger de Blackbonnes.  Scénario aussi brillant que machiavélique mais manquant cruellement de subtilité.  

D’ailleurs Sasha ne se laissa pas berner.  Aussi ambitieuse soit-elle, elle n’était pas prête à devenir une meurtrière. Mais contre toute attente, elle ne s’opposa pas complètement au souhait de l’arithmancienne : Elle ne claqua pas la porte du carrosse. Elle ne s’enfuit pas en courant. Non.  Elle renouvela sa fidélité à Ana après avoir posé ses propres limites. Sorden planifiait un nouveau meurtre et Sasha décidait malgré tout de demeurer à ses côtés. C’était fou. La situation était nettement plus complexe et intéressante que ce que Virgil avait imaginé. Sasha était venue se jeter de son propre chef dans la bouche du détraqueur. Il avait l’impression que, curieusement, elle savait exactement ce qu’elle faisait et qu’en même temps elle restait totalement perdue. Sasha n’était pas prête à tourner définitivement le dos à son mentor, et ce pour plusieurs raisons… par ambition certes, mais aussi par attachement profond et sincère pour Sorden.

C’était là la principale force de l’arithmancienne : Malgré ses projets démoniaques,  elle avait réussi à se faire aimer de Sasha qui comptait la suivre et l’épauler dans sa cavale. L’adolescente avait décidé d’ignorer les alertes qu’elle avait pourtant ressenties maintes fois en présence de Sorden pour finir par marcher à ses côtés.

Une fidèle et son gourou.

Alors qu’il pensait être arrivé au terme du souvenir,  il fut surpris de sentir les premiers effets de la drogue sur l’esprit de Benson. Un flou ambiant, une certaine lenteur dans les reflexes. Le regard de Virgil se posa sur la tasse de thé empoisonnée puis sur les traits perfides de Sorden. Elle avait un coup d’avance et de  toute évidence, elle n’avait plus besoin de s’assurer du consentement de Sasha pour la suite de ses projets…

Virgil quitta le souvenir avec une nouvelle frustration. Sa langue claqua sur son palais, tant il était contrarié à l’idée de devoir quitter l’esprit de sa stagiaire. Tout était absolument passionnant là-bas et il aurait voulu que Sasha lui délivre dans la foulée la réminiscence suivante.

Une fois n’est pas coutume, ce fut lui qui amorça la suite sans plus de cérémonie.

« On continue ? »

Il pointa sa baguette sur le front de la jeune femme et s’immergea sans attendre dans le dernier souvenir. Si Sasha était plutôt restée maitresse d’elle-même dans les précédentes réminiscences, il ressentit immédiatement sa peur dans celle-ci. Elle était même terrifiée. Auprès de ses patients à Skye, Virgil était devenu familier de ce genre d’émotion et il devait avouer que les souvenirs apeurés figuraient parmi ceux qu’il préférait visionner. Ce n’était pas qu’une question de contenu mais plutôt la qualité générale du souvenir qui le transportait littéralement.  En présence d’un danger ou d’une menace, l’activité cérébrale s’emballait et une forme d’acuité sensorielle se développait. Tous ces sens en alerte garantissaient la richesse d’un souvenir mais encore fallait-il que le patient ne soit pas tétanisé par la crainte.

Fort heureusement, ce ne fut pas le cas de Sasha. Elle semblait décidée à rester la maitresse de son destin. Pas de jérémiades plaintives, ni de crise de pleurs, bien au contraire.  Virgil aimait quand ses patients affrontaient les situations compliquées et il fut ravi de voir que Sasha comptait bien inverser la tendance après la trahison de Sorden dans le carrosse. Elle était littéralement portée par l’adrénaline. Bien qu’elle fût enfermée dans une cave avec une énorme plante carnivore – surement la cave des fleurs du Mal- elle cherchait déjà les moyens pour se tirer de là. Stimulée par l’angoisse, son cerveau tournait à plein régime. Elle parvint à défaire les liens qui l’entravaient avant que la trappe desservant l’endroit où elle était enfermée ne s’ouvre. Le souvenir d’une limpidité extraordinaire fut alors chargé d’une électricité nouvelle. Virgil pouvait sentir l’odeur du terreau emplir ses narines. Il entendait chaque pas d’Ana résonner distinctement à son oreille.

Il retint son souffle, impatient de découvrir la décision de Sasha. Allait-elle se terrer dans sa cachette  ou affronter son sort plus dignement ? Ces opportunités défilaient dans son cerveau à une vitesse folle et Sasha ne tergiversa pas longtemps. Elle quitta l’armoire où elle était cachée et provoqua l’arithmancienne avec une première menace.  Virgil était littéralement bluffé par son aplomb et sa prise de risque. Sasha n’aurait pas déméritée chez les Gryffondor, très clairement. Sa hargne et sa volonté d’en découdre faisait plaisir à voir mais il connaissait déjà la fin de l’histoire pour l’avoir lue dans la presse : Les Aurors allaient intervenir et la priver de sa vengeance. Ils allaient s’engager dans un duel avec Sorden, la blesser à la poitrine et l’arithmancienne allait basculer directement dans la bouche de la plante carnivore. D’ailleurs, il s’attendait à voir débarquer les Aurors d’un moment à l’autre mais la suite des événements s’enchaina très vite. Sorden pointa sa baguette sur Sasha dans l’intention de la tuer. L’adolescente la prit de vitesse. Elle lui jeta une fiole au visage et la poussa de toutes ses forces en arrière directement… dans les tentacules végétales de la plante carnivore.

Les sourcils de Virgil se froncèrent légèrement alors que les lianes enlaçaient Sorden. Cela n’avait plus rien à voir avec la version officielle. Dans la version officielle Sorden n’était pas entravée au moment de l’arrivée des Aurors. Ces derniers pénétrèrent enfin dans la pièce et trouvèrent donc l’arithmancienne ligotée, à leur merci. Ils n’avaient qu’à stupefixer la plante pour arrêter la terroriste. Si dans un premier temps une Auror tenta de libérer l’horrible bonne femme, elle se laissa vite convaincre de l’inverse par son coéquipier. Visiblement, ils ne comptaient pas intervenir.  Virgil surprit d’ailleurs  l’échange de regard entre Sasha et les deux agents. D’un accord tacite ils laissaient le soin à la plante de finir le travail. Il peinait à croire ce retournement de situation. Sorden n’était même pas armée, elle les suppliait de l’aider mais les dents acérées du végétal se refermèrent sur son corps. Une gerbe de sang inonda la pièce tandis que ses cris se transformaient en gargouillis inaudibles.

Virgil retrouva le salon du K-Club et s’avachit littéralement sur le dossier du sofa pour retrouver un certain calme après cette dernière vision sanglante. Même s’il était habitué aux réminiscences violentes, la mort d’une personne n’était jamais anodine. Il resta quelques secondes muet et immobile puis à l’aide de ses deux mains, il mima l’éclatement de son propre cerveau.

« Donc, si j’en crois ton propre souvenir, tu es la meurtrière de Sorden. » Virgil laissa échapper un léger rire. Il s’était promis de ne pas réagir trop sincèrement aux réminiscences qu’il visionnait mais il ne pouvait pas faire comme si celle-ci était normale. Ce dernier souvenir révélait la vérité sur la mort de la pire terroriste de ses cinq dernières années. Et Sasha en était en partie responsable. C’était dément.  Complètement conquis par cet ultime souvenir, Virgil finit par lâcher quelques applaudissements  avant de souffler un «  Respect. » on ne peut plus sincère. «  Et en prime tu m’offres une belle bavure policière :  Non assistance à personne en danger,  faux témoignages, c’est beau la justice de notre pays. » Commenta-t-il ironiquement en rangeant le souvenir soigneusement dans une fiole.  Il n’en revenait pas que Sasha l’ait laissé voir cette scène si controversée.

« La prochaine fois que tu me menaces de mort je te prendrai peut-être un peu plus au sérieux… » dit-il avec un sourire en coin.

Sasha, une meurtrière. Certes elle avait agi dans l’urgence, un peu par légitime défense mais lui, il savait. Il avait parfaitement perçu son ressenti au moment des faits : Elle avait ardemment désiré que Sorden meurt.  

« Ta pulsion meurtrière était à la hauteur de ta désillusion… » fit-il remarquer.  

S’il avait conclu cet arrangement pour étudier la psychologie d’Ana, il devait admettre que celle de Sasha était tout aussi intéressante. Et que dire de ce  dernier souvenir qui valait à lui seul son pesant de galions. Virgil n’avait pas perdu sa soirée… Il passa une main sur son visage et décida de revenir à un moment clef du souvenir précédent.

« Tu te serais enfuie avec elle si elle n’avait pas empoisonné ton thé. » Il en était persuadé «  C’est là que Sorden a commis l’erreur. Elle ne t’a pas fait assez confiance. »