Unexpected [Joséphine/IgnaciooOOo]

La nature faisait vraiment très mal les choses. Joséphine n’avait jamais été aussi fatiguée de sa vie et c’était le seul moment où elle n’avait pas le droit de boire de café. Elle dormait presque dix heures par nuit mais elle était épuisée comme après une nuit blanche. D’après la médicomage et tous les prospectus sur la grossesse qu’elle lui avait donné, la fatigue était un symptôme parfaitement normal du premier trimestre et il n’y avait malheureusement rien de mieux à faire que de prendre son mal en patience. La chaleur qui régnait à Léopoldgrad ces derniers jours n’aidait pas vraiment la danseuse à retrouver son énergie et ses journées disparaissaient les unes après les autres dans une langueur somnolente. Elle aurait certainement dû faire du tri dans ses affaires et commencer à identifier les vêtements qu’elle pourrait encore porter dans quelques semaines, ou faire le ménage dans son appartement, mais elle n’avait la force de rien.

Le soleil commençait doucement à décliner, signe que la soirée était déjà bien avancée. Elle réalisa alors qu’elle n’avait pas bougé de son canapé depuis plusieurs heures, occupée à scroller Instamag sans vraiment regarder ce qui lui passait sous les yeux. Prise d’un élan de bonne volonté, elle se leva soudainement avec l’intention de se préparer à dîner en espérant que ses nausées lui laisseraient un peu de répit.

Elle s’était redressée un peu trop vite et fut prise d’un léger vertige alors que des flash de lumières brouillaient sa vision. Elle ne trouvait plus ses repères et eut l’impression que la réalité se dissolvait sous son regard. Elle ferma les yeux une seconde pour échapper à ce phénomène mais quand elle les rouvrit elle n’était plus dans son studio. Sa vision était de nouveau parfaitement nette mais elle ne reconnaissait pas son environnement. Elle se tenait en face d’Ignacio mais il ne la regardait pas, il avait la tête baissée et le regard fixé sur leurs mains jointe. En baissant les yeux à son tour elle put distinguer la dentelle blanche de la robe qu’elle portait et observa avec stupeur Ignacio glisser un anneau doré à son annuaire gauche.

« Je le veux. »

Sa vision se dissipa aussitôt et Joséphine se retrouva de nouveau seule dans son appartement, sous le choc. Elle se laissa retomber sur son canapé et mit quelques secondes à assimiler ce qu’elle venait de voir. Elle venait d’assister à leur mariage. A son mariage avec Ignacio. Ignacio dont elle s’était séparée un mois plus tôt. Elle posa ses coudes sur ses genoux et attrapa sa tête entre ses mains pour étouffer un gémissement plaintif. Elle n’avait vraiment pas besoin de ça, pas en ce moment. La fin de sa relation avec le barman avait été plus difficile qu’elle ne le pensait mais elle s’était faite une raison et avait fini par se convaincre qu’ils n’étaient tout simplement pas faits pour être ensemble, qu’ils n’étaient pas destinés l’un à l’autre. Cette vérité devenait beaucoup plus difficile à accepter quand le destin lui envoyait des indices contradictoires. Pas des indices, se corrigea-t-elle en se laissant aller contre le dossier de son canapé, une vision. Une vision d’un avenir proche, dans lequel ils se mariaient.

Ils allaient se marier. Comment était-ce seulement possible ? Comment est-ce que cela pouvait être leur avenir ? Même dans ses espoirs les plus fous, même quand elle s’autorisait à imaginer q’ils puissent reprendre leur idylle après sa grossesse, jamais elle n’aurait pensé au mariage. Ils ne savaient presque rien l’un de l’autre, et ils n’avait jamais été vraiment en couple, et elle n’avait tout simplement jamais pensé se marier. Cela faisait beaucoup d’éléments qui auraient du remettre sérieusement en cause cette perspective et pourtant, elle savait qu’on ne pouvait pas échapper à une vision. Elle l’avait vu, ils allaient se marier.

Une conversation qu’ils avaient eu des mois plus tôt lui revint alors en mémoire et elle se rappela très clairement avoir demandé à Ignacio s’il voudrait être informé dans le cas où elle aurait une vision à son sujet. Elle se souvenait tout aussi clairement de sa réponse. Elle laissa échapper un soupir de découragement alors qu’elle prenait conscience de la décision qu’elle devait prendre. Celle de partager ou non cette vision très perturbante avec lui. Il avait répondu quand ils se fréquentaient encore, sa réponse serait peut-être différente maintenant qu’ils étaient séparés. Peut-être n’avait-il plus envie de rien savoir ? Mais puisqu’ils étaient destinés à se retrouver, que penserait-il s’il découvrait un jour qu’elle avait eu cette vision et qu’elle ne lui avait rien dit ? Etait-elle seulement capable de garder un tel secret ?

Tout projet de diner oublié, Joséphine passa encore plus d’une heure sur son canapé à réfléchir à cette situation ubuesque, jusqu’à ce que son appartement se retrouve complètement plongé dans la pénombre. On était en plein milieu de soirée, Ignacio devait être en train de travailler aux Folies. Elle aurait certainement du avaler quelque chose et aller se coucher, s’accorder une longue nuit de sommeil avant de prendre une décision. Au lieu de quoi elle tendit le bras pour attraper son Pear et fit défiler ses contacts jusqu’au nom d’Ignacio, à qui elle n’avait plus écrit depuis presque un mois.

Citation :

 Salut, tu finis à quelle heure ce soir ? Je peux passer te voir ?

Elle ajouta un « Il faut que je te parle de quelque chose », hésita une seconde, et l’effaça avant d’envoyer son message, comme pour se laisser encore une chance de ne rien lui dire.

Une douche fraiche et trois longues heures de réflexion plus tard, Joséphine attendait Ignacio devant la porte de son appartement, à une heure particulièrement avancée de la nuit. Assise sur le sol, le dos contre sa porte, elle tourna la tête en l’entendant arriver au bout du couloir. Son coeur se pinça en songeant au fait qu’elle ne pouvait plus l’accueillir avec un baiser mais elle se releva et se força à lui adresser un sourire.

"Salut, commença-t-elle d’un ton emprunté qui ne lui ressemblait pas. Le simple fait de penser à ce qu’elle était venue lui annoncer faisait battre son coeur à toute vitesse et elle avait du mal à dissimuler sa fébrilité. Désolée de débarquer à l’improviste, je… On peut entrer ?"

C’était le genre de conversation qu’il valait mieux avoir à l’intérieur, et préférablement assis.

On ne prêtait pas souvent attention à la personne qui se tenait derrière un comptoir. Au sein des Folies Sorcières, Ignacio faisait partie du décor. Il accueillait pourtant les clients au bar, avait des interactions avec eux, leur servait ce qu’ils désiraient ; mais on l’oubliait vite. Et c’était tant mieux ; Ignacio était aussi payé pour écouter ce qui ne devait pas forcément être entendu. Or, il y avait rarement plus bavards que deux amis autour d’un verre, qui discutaient avec la curieuse certitude d’être seuls dans cet endroit pourtant noir de monde.

Parfois, Ignacio n’apprenait rien de très passionnant – bien qu’il soit de cette façon très au fait des divers potins de la communauté sorcière anglaise – mais il lui arrivait, de temps en temps, de surprendre une conversation qui retenait davantage son attention. Des commentaires un peu malvenus sur le cabaret ou sa gestion, des plans immobiliers visiblement fructueux, des décisions politiques qui étaient discutées dans les hautes sphères… Des informations qui, parfois, leur permettaient de bénéficier d’un coup d’avance.

Cela faisait une heure que Lawrence Davenport – un magnat de l’immobilier qui était notamment connu pour sa haute consommation de produits stupéfiants – évoquait sa relation tumultueuse avec sa maîtresse à l’un de ses amis employés au ministère au département de communication. Ecoutant d’une oreille distraite leurs confidences, Ignacio essuyait des verres et les rangeait, les yeux posés sur la salle qui se remplissait à vue d’œil. Son Pear sonna dans la poche arrière de son jean et le barman profita d’un moment plutôt calme pour le consulter. S’il n’avait pas le nom de Joséphine s’afficher sur l’écran de son téléphone depuis plusieurs semaines maintenant, ce fut le contenu du message qui acheva de marquer ses traits par la surprise.

Les mots ne laissaient pas pressentir le ton employé par Joséphine, mais Ignacio aurait pu parier qu’il était pressant. Elle n’aurait pas formulé la demande de venir le voir en plein milieu de la nuit, sinon ; et elle savait parfaitement que ses horaires ne lui permettaient pas d’être chez lui à une heure décente. Une conversation normale, entre deux amis normaux – enfin, aussi normaux que pouvaient l’être deux amis qui avaient pour habitude d’être amants avec l’un des deux ne devienne mère-porteuse – pouvait attendre un après-midi, et n’avait pas besoin de se tenir en plein milieu de la nuit.

Ignacio hésita brièvement à lui demander des précisions sur cette rencontre qu’elle sollicitait, mais se ravisa finalement ; ce n’était ni l’endroit, ni le moment. Il se contenta d’accéder à sa requête d’un « Ok, je serais chez moi vers 2h30 », et s’efforça de se concentrer sur son travail pour les heures qui le séparaient de la fin de son service. Ignacio, qui n’était pas un homme particulièrement anxieux, n’avait pas pu empêcher une certaine nervosité de s’emparer de lui ; sentiment qu’il mettait sur le compte de l’ignorance mais qui le rendait donc fébrile de savoir ce que Joséphine n’avait pas pu lui expliciter par message écrit.

La question lui occupait encore l’esprit lorsqu’il poussa la porte d’entrée de son immeuble pour grimper les escaliers. Il trouva Joséphine assise à même le sol, devant la porte de son appartement. La première chose qui le frappe fut qu’elle avait l’air terriblement fatiguée. La seconde, qu’elle semblait préoccupée.

« Salut, » lui répondit Ignacio en l’observant se redresser. Il fit entrer la clé dans la serrure et poussa la porte : « Oui bien sûr, viens. »

Evidemment, il y avait quelque chose d’étrange, de légèrement gênant, même, de se retrouver avec Joséphine dans un lieu qu’ils avaient tant fréquenté tous les deux, alors qu’ils avaient pris la décision de mettre un terme à leur relation. Ignacio préféra ne pas s’attarder sur une telle pensée, et déposa sa veste sur le dossier d’une chaise. Lorsqu’il se retourna pour faire face à Joséphine, il abandonna l’idée de nourrir avec elle une conversation banale, qui ne semblait pas avoir sa place dans un tel instant.

« Quelque chose ne va pas, Jo’ ? » s’enquit-il finalement en s’appuyant contre sa table. « Ton message… Ca avait l’air urgent. »

Joséphine ne pouvait pas s'empêcher de repenser à l'une de leur dernière conversation, qui avait eu lieu dans une configuration étrangement semblable. Elle ressentait la même nervosité que ce jour où elle avait annoncé à Ignacio son projet de devenir mère-porteuse. Elle ne savait pas, alors, ce que ce choix signifierait pour eux. Elle s'était préparée à une séparation, au moins temporaire, mais elle ignorait de quoi leur avenir serait fait. Elle le savait désormais, et pourtant l'inquiétude était encore plus grande. Etait-ce ridicule, de redouter un chapitre quand on connaissait déjà la fin de l'histoire ?

Elle savait bien qu'elle n'avait aucune raison d'avoir peur. Ils étaient déjà séparés, elle n'avait plus de rupture à redouter. Et elle avait désormais la certitude qu'ils se retrouveraient, quoiqu'il se passe ce soir. Pourtant elle était terrifiée. Elle avait peur de sa réaction, peur qu'il ne la croie pas et qu'elle doive vivre seule avec cette vision, mais un peu peur qu'il la croie, aussi. Que se passerait-ils alors, s'ils acceptaient tous les deux cette prédiction ? Elle n'avait jamais pensé se marier mais si elle avait dû le faire, elle aurait aimé que ce soit parce qu'elle en avait envie, pas parce qu'elle y était condamnée par une vision.

Peut-être qu'ils auraient fini par vouloir se marier, tous les deux, songea-t-elle en observant Ignacio qui se débarrassait de sa veste. Cela aurait été surprenant, étant donné leur inappétence commune pour l'engagement, mais ce n'était pas impossible. Peut-être qu'ils se seraient retrouvés, après cette grossesse, peut-être qu'ils se seraient aimés, peut-être qu'ils auraient choisi de se marier ? Ils ne le sauraient jamais, maintenant que cette vision leur avait gâché l'effet de surprise. Elle avait le sentiment qu'on venait de lui voler toute une partie de sa vie.

"Non, ça va, assura-t-elle. Désolée..." s'excusa-t-elle en réalisant à quel point son message avait pu inquiéter son ancien amant. C'est juste que... Elle hésita un instant. J'ai eu une vision. Une vision qui nous concernait tous les deux. Elle plongea son regard dans le sien avec un sérieux qui ne lui était pas familier. Tu veux toujours savoir ?"

Elle posait la question tout en sachant pertinemment que personne ne répondrait jamais autre chose que oui. C'était inhumain de renoncer à connaitre son avenir quand on savait que quelqu'un, juste en face, l'avait entre ses mains. Elle essayait seulement de gagner un peu de temps, d'ordonner ses propres pensées suite à cette vision. Elle tenait aussi à ce qu'Ignacio lui confirme sa volonté, pour pouvoir se réfugier derrière cet accord en cas de reproche par la suite. S'il l'apprenait c'était parce qu'il l'aurait voulu. Elle ne ferait plus l'erreur de dévoiler son avenir à quelqu'un qui ne voulait pas l'entendre. Elle attendit donc la confirmation du barman et prit une profonde inspiration avant de se lancer.

"J'ai eu une vision de nous deux, répéta-t-elle pour gagner encore quelques secondes complémentaires. Ses grands yeux n'avaient pas lâché ceux d'Ignacio et elle sentait son coeur battre à tout rompre contre ses côtes. On était en train de se marier."

Et c'était tout, elle n'avait pas plus d'explications à lui donner. Elle même aurait voulu avoir davantage de contexte ou de précisions mais ils devraient se contenter de cette prédiction complètement absurde. Comment étaient-ils censés arrivés jusqu'à l'autel alors qu'ils étaient actuellement séparés et avec des projets de vie clairement incompatibles ? Elle n'en avait pas la moindre idée. Elle avait senti dans sa vision que c'était un avenir proche, dans lequel ils n'avaient pas l'air plus âgé qu'ils ne l'étaient actuellement, pourtant il lui paraissait si loin. Le mariage était tellement éloigné de leur réalité qu'il paraissait même inconcevable, pourtant le destin venait de le rendre inéluctable.

Ignacio avait posé sur Joséphine un regard soucieux, bien loin de pouvoir saisir le trouble qui agitait ses pensées. Il était resté debout, appuyé contre la table qui trônait au fond de son salon, les bras croisés sur sa poitrine. Il avait associé le message de Joséphine à une demande urgente et avait donc supposé qu’elle rencontrait un problème. Ignacio n’avait oublié ce qu’il lui avait dit le jour où elle lui avait annoncé sa prochaine grossesse et qu’ils avaient décidé de mettre fin à leur relation : il serait là pour elle si elle avait un jour besoin d’aide. Ce n’était pas seulement des paroles en l’air ; Ignacio n’aurait pas dit ça à n’importe qui et, comme à son habitude, avait pesé ses mots avant de les dire. Aussi, il s’attendait à recevoir de Joséphine une demande concrète, très pragmatique, sur laquelle il pourrait agir de façon concrète et très pragmatique.

Il n’en fut rien.

Joséphine évoqua immédiatement – et presque sans introduction, ce qui tira un mouvement de surprise à Ignacio – une vision qu’elle avait eue. « Qui nous concernait tous les deux » précisait-elle d’ailleurs, laissant le barman muet de surprise. La conversation qu’il avait eu avec son ancienne amante au sujet de son don de voyance, lui revint brusquement en mémoire. Il se souvenait très précisément de ce qu’il avait répondu à la question qu’elle lui reposait aujourd’hui, comme pour s’assurer de son accord avant de lui dévoiler ce qu’elle savait déjà. Voulait-il être mis dans la confidence ?

Comment répondre non ? Comment répondre non, et assumer de fermer les yeux sur une information qui était connue par l’une des deux personnes concernées ? Comment vivre avec le doute, avec la question ? Ignacio n’hésita pas très longtemps avant de décider qu’il en était tout simplement incapable. Il devait savoir. Il voulait savoir, et comprendre quelle vision pouvait mettre Joséphine dans un tel état d’anxiété et la conduire sur le pas de sa porte en plein milieu de la nuit.

Alors, il hocha la tête.

Il hocha la tête, sans prendre la mesure de ce qui s’apprêtait à changer dans sa vie. Pourtant, Joséphine avait bien précisé « de nous deux » et cet indice aurait pu mettre Ignacio sur la piste d’une réflexion qu’il était pourtant bien loin d’avoir. Curieusement, il ne parvenait pas à faire des hypothèses sur l’annonce qui allait suivre ; si cela avait été le cas, probablement aurait-il songé à s’asseoir.

« On était en train de se marier. »

Les mots flottèrent un long moment dans une atmosphère devenue lourde. Ignacio sentit son visage être marqué d’abord par la surprise, puis par l’incompréhension, alors qu’il dévisageait Joséphine en silence. Brusquement quelque chose, chez Ignacio, sembla peser très lourd, sans qu’il ne puisse réellement identifier ce dont il s’agissait. Joséphine Chevalier – enceinte – lui annonçait leur mariage, et Ignacio sentait le poids d’un destin s’abattre sur ses épaules, menaçant à chaque instant de le faire ployer.

Joséphine et lui, mariés ?

L’idée semblait aberrante. Ils n’avaient jamais été en couple ! Ils avaient même mis fin à leur relation parce que leurs projets de vie différaient totalement ! Joséphine était enceinte. La première réaction d’Ignacio fut donc de laisser parler son incompréhension :

« Attends quoi ? Quand ? » Il secoua la tête : « T’es sûre ? » Les muscles de ses épaules étaient brusquement tendus. « Qu’est-ce que tu as vu exactement ? C’était vraiment une vision ? »

Sans surprise, Joséphine vit clairement le choc s'imprimer sur le visage d'Ignacio. Elle se mordit nerveusement la lèvre inférieure pour se contraindre au silence et lui laisser le temps d'assimiler la nouvelle. Elle pouvait presque entendre son coeur cogner contre ses côtes à un rythme de plus en plus effréné. Elle était sur le point de craquer et de dire quelque chose -n'importe quoi- pour rompre ce silence écrasant entre eux quand le barman retrouva enfin l'usage de la parole.

"Attends quoi ? Quand ?
- Tout à l'heure, en fin de journée, répondit-elle simplement sans comprendre en quoi cette information pouvait revêtir la moindre importance. Elle mit ça sur le compte de la surprise.
- T’es sûre ?
- Evidement que je suis sûre ! s'agaça-t-elle avant de se reprendre aussitôt en réalisant qu'elle s'était emportée un peu vite. Désolée."

Elle était sur les nerfs, et morte de fatigue, et elle détestait qu'on lui pose cette question. Elle n'aurait jamais pris le risque de venir le voir au beau milieu de la nuit pour lui faire une annonce pareille si elle n'avait pas été absolument sûre d'elle. De manière générale, Joséphine n'aimait pas vraiment qu'on remette en cause ses prédictions, en particulier dans des moments comme celui-ci où elle devait annoncer quelque chose de particulièrement inattendu.

Elle comprenait parfaitement que la nouvelle ne soit pas facile à entendre, elle-même ne savait toujours pas quoi en penser, et elle était prête à en parler et à répondre à ses questions mais elle n'allait pas se fatiguer à le convaincre du sérieux de sa vision s'il n'avait pas envie d'y croire. Elle avait trop de fois perdu cette dispute-là.

"Je...Je portais une robe de mariée et tu te tenais en face de moi, en costume, expliqua-t-elle quand il lui demanda plus de détails sur le contenu de sa vision. Elle revoyait très précisément la scène, qui s'était imprimée avec force dans son esprit. Tu m'as passé une bague au doigt et tu as dit "Je le veux"..." Et grâce à un esprit de déduction particulièrement aiguisé elle avait deviné qu'il s'agissait donc de leur mariage.

Avant son passage à Skye, Joséphine n'avait que rarement ce type de visions particulièrement réalistes. Il lui arrivait plus souvent de voir seulement une image, comme dans un flash, ou des représentations symboliques de la réalité. Plus jeune, elle avait souvent dû composer avec des visions nébuleuses dont elle pouvait passer des jours entiers à chercher le sens, en vain. Ces derniers mois, ses visions étaient devenues beaucoup plus précises, et beaucoup plus réalistes. Cela aurait dû rendre sa vie beaucoup plus facile, de ne plus avoir à se débrouiller avec des fragments d'avenir incomplets et des énigme sans réponse, pourtant elle n'avait pas le sentiment que ces nouvelles visions soient plus facile à gérer. Elles n'étaient pas plus simple à partager, en tout cas.

"C’était vraiment une vision ? Elle laissa échapper un soupir excédé.
- Tu penses vraiment que je t'aurais attendu au beau milieu de la nuit si je n'étais pas absolument certaine que c'était une vison ?"

C'était une question réthorique.

Il y avait des nouvelles qu’il valait mieux recevoir dans de certaines conditions – ou bien, à vrai dire, ne jamais recevoir du tout. Ignacio n’avait jamais songé au mariage. Enfin, si, la notion théorique lui avait déjà traversé l’esprit une ou deux fois, mais il ne s’était jamais projeté dans un mariage, pour la simple et bonne raison qu’il n’avait jamais eu une relation suffisamment longue et engageante pour que la question se pose véritablement. Ce n’était d’ailleurs toujours pas le cas ; sa relation avec Joséphine n’était ni longue, ni engageante. D’ailleurs, depuis quelques semaines, elle n’existait plus du tout. Mais ils allaient se marier. Ils allaient se marier – il ne savait pas quand – mais un jour, Ignacio se tiendrait devant Joséphine, vêtue d’une robe blanche, et lui passerait une bague au doigt en lui disant « Je le veux. » Parce qu’il le voudrait, supposait-il.

Le voulait-il ?

Il n’en savait rien. Il n’y avait jamais réfléchi avant ce jour. Il n’aurait jamais eu à y réfléchir en temps normal, d’ailleurs. Mais Joséphine avait eu une vision et, désormais, ils savaient tous les deux vers quoi ils se dirigeaient de manière inéluctable. Leur mariage. Leur union. Cette pensée lui donnait le vertige, et le rendait particulièrement prompt à remettre en question la parole de son ancienne amante. C’était la seule question qui revenait, en boucle, dans ses mots : était-elle sûre ? Était-ce réellement une vision ? Et pas une supposition ? Un rêve un peu précis qui aurait pu s’apparenter à la vision de l’avenir ?

Non, semblait soutenir une Joséphine passablement agacée par ses réactions – pardon, était-il censé mettre un genou à terre pour lui demander de l’épouser ? Il n’avait pas reçu les instructions – elle était absolument certaine de ce qu’elle avait vu. Ils allaient se marier. Ils allaient se marier, et Ignacio n’était absolument pas prêt pour recevoir cette information, ni pour gérer l’énervement de Joséphine. Comme pour lui demander une pause, il leva la main, les sourcils froncés.

« Attends, attends. » souffla-t-il en fermant les yeux, incapable de dire autre chose que de la prier de lui accorder un peu de temps.

Pourtant, il n’y avait rien d’autre à comprendre que ce qu’elle lui avait déjà dit. Seulement, Ignacio avait dû mal à s’y faire. Il avait beau retourner les mots dans sa tête, il ne parvenait pas à se défaire de l’impression qu’ils ne lui appartenaient pas totalement. Il allait épouser Joséphine et pourtant, il lui semblait que ce n’était pas lui, mais quelqu’un d’autre, qui allait devenir son mari.

Ils ne savaient rien l’un de l’autre. Joséphine ne savait rien de lui et de ses véritables activités. Alors certes, ils avaient partagé un bout d’existence commune, pendant quelques mois, mais ne s’étaient montrés que ce qu’ils voulaient. Ce n’était pas leur quotidien, ni leur véritable vie. Ce n’était pas non qui ils étaient vraiment.

« Je comprends pas… » finit par avouer Ignacio, d’un ton moins agité, mais pas non plus apaisé. Il avait surtout l’air perdu. « Cette vision… Tu sais quand elle se passait ? » lui demanda-t-il, les mains crispés sur le dossier d’une chaise derrière lui.

Joséphine était sur la défensive, comment souvent dans ce genre de situations. Elle avait toujours trouver cette position particulièrement difficile, celle de devoir annoncer des choses plus ou mois déplaisantes. Elle avait délivré des prédictions autrement plus graves qu'un mariage, mais peu importait le contenu de la vision, dès lors qu'il dérangeait on avait tendance à blâmer le voyant. Ne tirez pas sur le messager, avait-elle envie de dire à chaque fois. Elle ne choisissait pas ce qu'elle voyait et elle en était encore moins l'auteur. Elle ne décidait pas de l'avenir, elle y assistait seulement avec un peu d'avance, mais c'était quelque chose que les gens avaient tendance à oublier. Il était bien plus simple pour le cerveau humain de désigner un responsable et de le décrédibiliser plutôt que d'accepter la fatalité.

C'était la réaction qu'elle craignait le plus, de la part d'Ignacio. Elle avait peur qu'il pense qu'elle utilisait ses visions pour parvenir à ses fins et le convaincre de l'épouser, qu'il lui prête des intentions qui n'étaient pas du tout les siennes. Elle non plus elle n'en voulait pas de ce mariage et elle avait été aussi surprise que lui face à cette découverte. Elle avait été peinée par leur séparation, c'était indéniable, et elle aurait aimé retrouver leur ancienne relation après sa grossesse, mais elle n'avait pas pour autant envie de se marier avec lui, dont elle ne savait presque rien.

Ils s'étaient un peu ouverts l'un à l'autre, dans les dernières semaines de leur relation, et s'était livrés quelques morceaux de leurs vies, mais ils ne se connaissaient pas entièrement. Elle aurait même été incapable de dire si Ignacio avait déjà été marié -il ne parlait que très peu de sa vie avant son arrivée en Angleterre, tout était possible. Elle ne savait pas s'il avait déjà eu des relations sérieuses, s'il avait déjà envisagé de faire sa vie avec quelqu'un, s'il était déjà tombé amoureux ou s'il avait déjà eu le coeur brisé. Et elle ne lui avait rien dit de Camille, de sa mort, de ses retrouvailles avec Constantine et de ce lien étrange qui s'était établi entre eux. Ils se connaissaient mieux que des étrangers, mais pas comme un couple.

"Moi non plus..." répondit-elle quand il avoua qu'il ne comprenait pas.

Elle était aussi confuse que lui face à cette annonce, et à l'incompréhension s'ajoutait l'inquiétude de sa réaction. Elle guettait chacune de ses paroles et chacun de ses geste avec crainte, redoutant le moment où ils basculeraient dans le conflit. Elle avait pourtant la certitude que, quoiqu'il se passe ce soir, ils se marieraient, mais cette idée ne la rassurait pas du tout. Cela n'adoucirait en rien la conversation à venir. Elle se fichait complètement de l'épouser dans un avenir plus ou moins proche, elle avait besoin que les choses se passent bien ce soir.

"Je ne sais pas, avoua-t-elle avec un soupir d'impuissance. Mais... Elle releva vers lui un regard hésitant. Tu n'avais pas l'air plus vieux qu'aujourd'hui."

Elle était incapable de dater précisément ses prédictions mais celle-ci lui était apparue relativement proche. Elle n'était plus enceinte, dans cette vision, ce qui l'invitait à croire qu'elle se passait au plus tôt dans neuf mois, mais ils n'avaient pas eu le temps de changer ni de vieillir.

"Peut-être dans un an, ou deux, c'est difficile à dire..."

Un an. C'était si proche qu'il semblait parfaitement impossible de passer de leur situation actuelle à un mariage. Et pourtant...

« Tu n’avais pas l’air beaucoup plus vieux qu’aujourd’hui »

Et le dernier espoir qu’il restait à Ignacio s’envola à son tour. Peut-être, se disait-il un peu naïvement, que cette vision intervenait dans un futur lointain. Plusieurs années – cinq ou dix ans, même – les sépareraient alors de ce moment que Joséphine décrivait avec précision, leur permettant à tous les deux d’appréhender une telle nouvelle. Ce n’était pas le cas, réalisait Ignacio en dévisageant Joséphine. Un an ou deux, disait-elle, le plongeant ainsi dans un profond désarroi qui se traduit par un tic nerveux qui agita ses mains.

Au fond, Ignacio savait que Joséphine aurait pu lui annoncer une nouvelle bien plus effroyable. Que, si ses dons de voyance pouvaient voir l’avenir, elle aurait très bien pu venir ce soir, informée par sa mort prochaine. Un mariage, ce n’était pas une mauvaise chose en tant que telle – Ignacio pouvait y consentir, de manière rationnelle. Cependant, une part de lui se refusait totalement à cet exercice logique, pour ne s’attarder que sur une pensée qui bloquait l’intégralité de sa réflexion : il n’avait pas choisi de se marier avec Joséphine.

A vrai dire, l’idée ne lui avait jamais traversé l’esprit, pas une seule seconde. S’il appréciait effectivement la jeune femme, il n’avait jamais été question d’un tel engagement entre eux… Ni même avec une autre. Le mariage demandait une certaine transparence qu’Ignacio refusait dans la plupart de ses relations, par facilité, par confort et par habitude. Joséphine ne le connaissait pas si bien que ça – et l’inverse était tout aussi vrai. Imaginer un mariage, dans quelques mois, paraissait alors tout-à-fait inconcevable, tant les informations qu’ils possédaient l’un sur l’autre ne leur permettait que de se projeter uniquement sur quelques jours.

Et pourtant – comme Joséphine le lui avait déjà souligné quelques mois plus tôt – cette vision se réaliserait coûte que coûte. Le futur n’était pas modifiable ; maintenant qu’il était annoncé de la sorte, tous leurs efforts pour le changer seraient vain. C’était terriblement frustrant, en un sens, de se sentir poussé dans un choix, une décision qui n’était, finalement pas la sienne. Pas plus qu’elle était celle de Joséphine ; Ignacio en avait bien conscience, et pourtant, toute son incompréhension se heurta sur la jeune femme.

« Mais attends, Joséphine, on ne va pas se marier dans un an. » répondit Ignacio en posant sur elle un regard confus. Il fronça les sourcils et passa une main lasse dans sa nuque. « Tu es enceinte, » et c’était tout de même un élément à rappeler, « on se connait à peine, on n’avait pas du tout prévu d’être dans une relation comme ça, toi et moi… Tu as peut-être mal interprété ce que tu as vu. » supposa Ignacio. « Je sais pas, peut-être que la grossesse a une influence sur ça ? » A vrai dire, cela ne lui paraissait absolument pas cohérent comme hypothèse, mais il n’en dit rien.

"Apparement si" était la seule réponse que Joséphine aurait pu offrir à Ignacio quand ce dernier affirma qu'ils n'allaient pas se marier, mais elle estimait qu'il était capable d'arriver à cette conclusion par lui-même et préféra garder son ironie pour elle.

"Oui, je suis au courant, répondit-elle, cinglante, quand il annonça qu'elle était enceinte.
- On se connait à peine,
- Je sais.
- On n’avait pas du tout prévu d’être dans une relation comme ça, toi et moi…
- Je sais !"

Elle était tout aussi consciente que lui du fait que cette vision venait chambouler tous les plans qu'ils n'avaient pas fait. Elle n'avait pas besoin qu'il lui répète comme c'était improbable, ni qu'il lui fasse comprendre à quel point cette perspective l'enchantait. Elle savait ce qu'il ressentait, parce qu'elle était exactement dans la même situation que lui. Elle n'avait eu que quelques heures pour digérer cette information et elle était toujours aussi confuse et perdue que lui. Elle aussi elle se sentait prise au piège de cette vision et elle aussi aurait voulu affirmer que non, ils ne se marieraient pas. Sauf que si.

La jeune femme laissa échapper un soupir excédé quand son ancien amant suggéra qu'elle ait pu mal interpréter quelque chose dans sa vision. Qu'est-ce qu'il lui manquait en plus de la robe blanche, de l'alliance et de l'échange de voeux ? Elle savait que c'était un réflexe normal, que d'essayer de se convaincre qu'une vision avait un autre sens, mais celle-ci s'était révélée particulièrement facile à lire et elle était absolument certaine de ce qu'elle y avait vu.

"Je sais pas, peut-être que la grossesse a une influence sur ça ?
- T'es sérieux ?" s'offusqua-t-elle face à cette idée parfaitement ridicule.

Les pires craintes qu'elle avait projeté dans cette conversation se réalisaient sous ses yeux. Elle avait l'impression qu'Ignacio la considèrait comme une femme enceinte un peu sentimentale et en mal d'amour prête à s'inventer des visions de mariage, et elle lui en voulait terriblement de la confronter à cette image. Elle savait déjà qu'elle ne le connaissait pas assez pour l'épouser mais visiblement elle ne connaissait même pas aussi bien qu'elle l'aurait cru, parce qu'elle s'était attendu à mieux de sa part. Elle avait conscience d'être particulièrement susceptible sur le sujet, peut-être parce qu'elle avait déjà eu cette conversations de trop nombreuses fois et qu'elle n'en pouvait plus de perdre cette dispute. Elle en avait marre de devoir se justifier pour quelque chose dont elle n'était pas responsable.

Elle se leva pour faire face à Ignacio et réduire -de peu- la distance qui les séparait. Elle dut encore lever la tête pour le regarder.

"Ecoute, je sais bien que ce n'est pas facile à entendre mais crois-le ou non, ce mariage n'était pas vraiment dans mes plans non plus. Je n'ai pas voulu voir ça, d'accord ? Je n'y peux rien, c'est ce que j'ai vu, c'est tout. C'était une vraie vision, je sais de quoi je parle. Et bien sûr que non, la grossesse n'a rien à voir là-dedans ! Je suis enceinte, pas débile. "

Elle avait parlé vite et sans reprendre sa respiration, et était un peu essoufflée. Elle ne se souvenait pas avoir haussé le ton et pourtant sa voix était bien plus forte qu'elle ne l'avait prévu.

S’il était absolument honnête, Ignacio pouvait reconnaître que son hypothèse n’était ni très pragmatique, ni très logique, ni très juste envers Joséphine. Elle s’en offusqua d’ailleurs, d’une question rhétorique à laquelle le barman ne se donna même pas la peine de répondre. Non, évidemment qu’il n’était pas réellement sérieux, et qu’il ne pensait pas que la grossesse pouvait affecter ses talents de voyance. En revanche, il ne parvenait pas non plus à croire qu’il s’apprêtait à se marier avec Joséphine Chevalier et cette impression de voir son avenir lui glisser entre les doigts le prenait totalement à dépourvu. Difficile, dans ce contexte particulier, d’avoir une réaction cohérente qui ne traduisait pas cette tension massive ressentie au moment de l’annonce.

Devenir l’époux d’une femme, ce n’était pas une décision qu’Ignacio prenait à la légère. Pourtant, une part de lui aspirait à cette vie – la même part qui aspirait à une paternité inavouée – mais elle était largement contrecarrée par une illégitimité liée à son mode de vie qu’il ne voulait ni quitter, ni révéler. Or, impossible de se marier avec Joséphine sans lui révéler la nature de ses activités ; ce n’était pas tant par souci d’honnêteté – Ignacio s’arrangeait relativement bien avec sa conscience – mais parce que cette alliance risquait de l’exposer, d’une manière ou d’une autre.

Et, songea Ignacio en fermant brièvement les yeux, les relations de Joséphine avec les Veilleurs étaient loin d’être bonnes.

La perspective de parler n’était ni familière, ni agréable pour le barman, dont la véritable profession comportait une large part de secrets qu’il taisait volontiers. Ce n’était pas seulement le mariage que la vision de Joséphine leur imposait, c’était une brusque révélation de leurs quotidiens, possiblement de leur passé, et des fantômes qui y trainaient encore.

Evidemment, Joséphine ne fut pas exactement ravie de sa réaction. Elle se leva, véritablement agacée cette fois-ci, pour lui faire face. Ignacio soutint son regard avec le même aplomb, sentant poindre à son tour un énervement qui n’était pas tant dirigé contre Joséphine que contre la situation dans laquelle ils se retrouvaient, tous les deux. Sûrement auraient-ils mieux fait, alors, de cesser leur conflit pour se rassurer, l’un et l’autre, d’un destin contre lequel ils ne pouvaient plus rien. Sûrement.

« Je suis enceinte, pas débile »
« Ce n’est pas ce que j’ai dit. » rétorqua Ignacio en fronçant les sourcils. « Excuse-moi de ne pas avoir exactement prévu de demander quelqu’un en mariage dans la soirée. » lâcha-t-il, contrarié.

Il ne savait pas exactement quel sentiment – la colère ou la panique – prenait le pas sur l’autre. L’équilibre, en tout cas, semblait particulièrement instable. Joséphine non plus ne semblait pas se réjouir de la situation, et ce fut finalement son expression qui contribua à ramener Ignacio vers d’autres considérations.

« Ecoute, je veux bien te croire Joséphine, et admettre qu’on sera mariés dans un an ou deux mais… » Il secoua légèrement la tête. « Qu’est-ce qu’on fait de cette information, maintenant, au juste ? On est quoi ? Fiancés ? » Il y avait quelque chose d’improbable, dans ce mot, qui sembla se heurter à la réalité qu’ils vivaient. « Ou on attend que, par je ne sais pas quel moyen, on finisse par se marier ? »

"Excuse-moi de ne pas avoir exactement prévu de demander quelqu’un en mariage dans la soirée.
- Pardon de bousculer tes plans, cingla Joséphine. Mais si tu veux savoir, ce n'était pas exactement mon programme non plus."

Elle comprenait qu'il soit contrarié, énervé même, elle l'était aussi. Mais elle refusait que cette frustration soit dirigée contre elle alors qu'elle était tout aussi prisonnière que lui de cette situation. C'était injuste. Il n'avait pas le droit de lui en vouloir pour ce qu'elle avait vu. Elle avait supporté cette culpabilité par le passé, qu'elle lui soit infligée par les autres ou par elle-même. Elle s'en était parfois voulu d'avoir eu certaines visions, et de les avoir partagées, mais elle s'interdisait de se laisser à nouveau entrainer dans ce schéma. Il avait demandé à être informé si elle venait à avoir une vision le concernant et il avait été informé. Ce n'était pas de sa faute si le contenu de cette information ne lui plaisait pas.

La colère qui vibrait en elle retomba soudainement quand son ancien l'amant l'interrogea sur la suite des évènements. Qu'est-ce qu'ils faisaient, maintenant ? Prise au dépourvue, elle se laissa retomber sur le canapé avec un soupir de découragement.

"Je ne sais pas..."

Elle laissa échapper un éclat de rire sans joie quand il se demanda s'ils étaient fiancés. Cela ne ressemblait pas vraiment à ce qu'elle s'imaginait des fiançailles. C'était absurde, d'utiliser ce mot pour qualifier leur relation. Relation qui, encore dix minutes plus tôt, était censée être terminée. Et pourtant, théoriquement, c'était ce qu'ils étaient. C'était comme ça qu'on désignait les gens qui allaient se marier.

"Je ne sais pas, répéta-t-elle avec un nouveau soupir. On peut faire comme si cette vision n'était pas arrivée mais..."

Elle laissa sa phrase en suspens. Ils pouvaient parfaitement décider d'ignorer cette vision et de continuer leurs vies séparément comme ils l'avaient prévu. En théorie, rien ne les empêchait de se quitter ce soir en se disant "On se retrouve à l'autel", et advienne que pourra. Pourtant cette possibilité avait quelque chose d'absurde. Ils étaient peut-être libres de décider ce qu'ils souhaitaient faire maintenant, mais cette liberté était sérieusement limitée dans le temps. Avaient-ils encore vraiment un choix, quand le chapitre suivant était déjà écrit et immuable ? Peu importait ce qu'ils décidaient, le résultat serait le même.

Joséphine avait plutôt la désagréable impression que le choix avait déjà été fait pour eux, et elle savait très bien qu'il en serait de même pour toutes les décisions qu'ils pourraient prendre par la suite. Même s'ils décidaient de se donner une chance et d'essayer de construire quelque chose, ils vivraient en sachant que cette décision avait  été uniquement motivée par sa vision. Ils ne seraient jamais certains de ce qu'ils voulaient vraiment ou de ce qu'ils acceptaient parce qu'ils pensaient ne pas avoir d'autre choix. Elle avait du mal à voir comment une telle situation pouvait mener à une relation épanouissante.

"Qu'es-ce que tu préfères, toi ? s'enquit-elle, incapable de démêler ses propres sentiments. Est-ce qu'on fait comme si de rien n'était et on laisse les choses arriver ou est-ce qu'on essaye de... D'aller dans ce sens ?"

Faire comme si de rien n’était, ou aller dans le sens de la vision que venait de lui dévoiler Joséphine ? La question heurta Ignacio qui resta un long moment interdit et silencieux, se contentant de soutenir le regard de son ancienne amante, un pli soucieux entre les sourcils. Sa colère était retombée aussi soudainement qu’elle était arrivée, le laissant seulement en proie à une incertitude amère et désagréable.

Il avait l’impression de vivre une vie totalement différente, quelques heures plus tôt. Désormais, il ne savait absolument pas quelle direction donner à son existence. Agir, ou ne rien faire ? Et que signifiait véritablement « agir », d’ailleurs, si on considérait que son chemin était déjà tracé par la vision de Joséphine ? Était-ce « agir » que d’aller dans le sens de cette vision ? Ou, au contraire, cela les faisait entrer dans la spirale d’une simple acceptation raisonnée ? Valait-il mieux laisser le temps faire son travail vers ce qui s’apparentait être leur destin commun ? Ou prendre ce dernier en main pour tenter, au moins un peu, de l’appréhender - puisque, de toute manière, ils étaient condamnés à l’accepter ?

Ignacio ne savait pas. Et cette incertitude le contrariait profondément, lui pourtant toujours sûr des choix qu’il faisait. Parce qu’au fond, lui soufflait une petite voix, ce n’était pas vraiment un choix qu’il avait à faire ou pas – ce dernier avait déjà été fait pour lui. Il s’agissait seulement d’accepter, ou non, d’aller dans son sens.

Brusquement, le barman se sentit très las. Il passa une main dans sa nuque, les traits défaits.

« Ecoute Joséphine… J’en sais rien. » avoua-t-il. « C’est… Il y a beaucoup de choses à prendre en compte et… Il faut qu’on réfléchisse. » décida Ignacio en cherchant son regard. « On peut prendre le temps de réfléchir. » Comme pour enterrer une hache de guerre pourtant brandie entre eux, il posa sa main sur son avant-bras.

30 juin 2011

Ignacio ne savait pas exactement à quoi il avait réfléchi pendant ces deux derniers jours, mais ses réflexions l’avaient tenu éveillé pendant de nombreuses heures – il n’avait jamais été, de toute façon, un grand dormeur. Plutôt, il ne savait toujours pas à quelle conclusion il était parvenu ; il avait l’impression qu’elles ne cessaient de s’échapper dès qu’il parvenait à tenir un morceau de vérité ou de cohérence.

Evidemment, il ne s’était ouvert de son problème à personne. De fait, Ignacio était un homme assez solitaire – ses plus proches amis étaient aux Etats-Unis, et il était hors de question qu’il évoque cette problématique avec son père. Il était, de toute façon, bien plus coutumier du fait de prendre ses décisions seules avant de les annoncer à son entourage, plutôt que d’amorcer un processus de réflexion commun. C’était plus simple ainsi, se disait-il en retournant pourtant vainement le problème dans sa tête.

De toute façon, les faits lui étaient apparus plutôt rapidement : Ignacio ne pouvait pas prendre de décision parce qu’il n’avait pas toutes les clés en main. Il en possédait certaines, évidemment, mais sentait qu’elles ne seraient pas complètes tant qu’il ne les aurait pas partagées avec Joséphine. Point d’ailleurs sur lequel il butait particulièrement. Il avait cependant fini par envoyer un message à la jeune femme et, ayant reçu son approbation, l’attendait désormais chez lui. S’il n’était pas plus avancé que lorsqu’ils s’étaient quittés, il se sentait au moins plus disponible pour évoquer le sujet qu’après une longue soirée de travail.

En revanche, il ressentait une certaine nervosité à l’idée de cette conversation qui s’esquissait déjà en quelques traits projectifs de son esprit. Il avait d’ailleurs du mal à rester en place et parcourait son salon machinalement, sous le regard fatigué mais curieux de Cali, roulée en boule dans un fauteuil. Quand quelques coups furent frappés à la porte, Ignacio s’y dirigea sans attendre.

« Salut, » fit-il en se retrouvant face à Joséphine. Difficile de manquer le malaise qui s’installait entre eux. Devait-il saluer celle qui était sa future femme d’un baiser ? Ignacio décida que non – le moment était d’abord très mal choisi et il aurait peut-être une vie entière pour se rattraper. « entre ! » l’invita-t-il en s’effaçant. « Je, mh, tu veux quelque chose à boire ? » proposa-t-il d’abord, traduisant sa nervosité par ce détour qui lui paraissait pourtant nécessaire pour établir une conversation.

Joséphine avait très peu dormi ces deux derniers jours. A sa fatigue physique, démultipliée par sa grossesse, s'ajoutait une fatigue émotionnelle qui l'épuisait tout autant. Elle avait passé des heures entières à réfléchir à sa vision et aux conséquences qu'elle allait avoir sur leurs vies, à Ignacio et elle. Elle avait beau se répéter que leur destin était tracé et que les choix qu'ils feraient n'auraient qu'une importance relative, elle ne pouvait s'empêcher de chercher une solution à cette situation qui n'en appelait pas. C'était comme s'acharner à nager à contre courant et lutter pour garder la tête hors de l'eau alors qu'il serait tellement plus simple de se laisser emporter.

Elle avait été un peu rassurée de recevoir un message d'Ignacio ce matin, signe que la communication entre eux n'était pas rompue malgré leurs échanges un peu tendus de l'avant-veille. Leur conversation n'avait cessé de tourner en boucle dans son esprit et elle se sentait un peu nerveuse quand elle frappa à sa porte. Leurs salutations manquaient cruellement de naturel alors même qu'ils s'étaient déjà trouvés dans cette configuration des dizaines de fois. Les choses avaient toujours été plutôt simple entre eux, sans qu'ils aient besoin de poser un cadre ou de définir leur relation. Leurs rapports étaient généralement instinctifs et spontanés. Leur séparation puis l'annonce de leur mariage prochain avaient considérablement refroidi l'ambiance.

"Je veux bien, merci, répond-elle quand il lui propose à boire. Quelque chose sans alcool et sans caféine, si tu as." ajouta-t-elle, parfaitement consciente que ces critères venaient d'éliminer la quasi totalité du contenu de ses placards.

Elle aurait pourtant eu grand besoin d'un verre de vin -ou de plusieurs- pour affronter la conversation qui allait suivre mais elle savait qu'elle ne pouvait pas se permettre le moindre écart, le Dr. Calder avait bien insisté sur les dangers de l'alcool pour le foetus. Elle attrapa le verre de jus qu'Ignacio lui tendait et le remercia avant d'en boire une longue gorgée pour retarder encore un peu le moment où elle devrait prendre la parole. Elle n'avait aucune envie de rejouer leur conversation de la dernière fois et s'était promis de garder son calme, aussi prit-elle la parole d'un ton mesuré, presque hésitant.

"Tu voulais qu'on se voit ? Question parfaitement idiote, qui traduisait sa nervosité. Elle ne serait pas là s'il ne lui avait pas demandé de venir. Ce n'était qu'une façon détournée de lui demander pourquoi il avait demandé à la voir, mais la réponse était évidente. Est-ce que... Tu as réfléchi ?"

Il était évident qu'il avait dû beaucoup y réfléchir, comme elle, la question était plutôt de savoir s'il était parvenu à une conclusion. Elle portait déjà malgré elle la responsabilité du contenu de sa vision, elle ne pouvait pas lui imposer autre chose. Elle-même avait son propre avis sur leur situation mais elle n'osait pas l'exprimer. Elle tenait à lui laisser le peu de liberté dont ils disposaient encore maintenant que leurs destins étaient si intimement liés. S'il voulait poursuivre sa vie comme si cette vision n'était jamais arrivée, elle respecterait son choix. Elle savait toutefois qu'il était difficile d'oublier ce genre de prédictions, et impossible d'y échapper.

Ignacio se dirigea vers son réfrigérateur pour en observer le contenu. Il attrapa une bouteille de jus de fruit et une bière, versa le contenu de la première dans un large verre et décapsula la seconde. Se concentrer sur des actions aussi anodines lui permettait de faire le tri dans ses pensées agitées, qui l’étaient d’autant plus depuis l’arrivée de Joséphine dans son appartement. Il savait que la discussion qui se dessinait déjà entre eux était terriblement sérieuse, et qu’il ne servait à rien de l’éviter en commentant des nouvelles moins importantes. Pour autant – et, chose suffisamment rare pour être notifiée – il se sentait anxieux et appréhendait ce qu’ils allaient se dire. Ignacio n’était pas vraiment habitué aux discours sincères sur une situation aussi insolite qu’un mariage – que son mariage, pardon – qui aurait lieu dans quelques mois.

En réalité, l’idée lui encore le vertige.

Il hocha pourtant la tête à deux reprises pour répondre aux questions de Joséphine. Oui, il avait voulu qu’ils se voient et oui, il avait réfléchi. Un moment de silence s’écoula malgré tout, pendant lequel le barman chercha ses mots avec difficulté. Une part de lui n’était pas certaine des conclusions auxquelles il était arrivé ; l’autre lui soufflait que l’immobilisme de la situation était de toute façon bien plus insupportable que tout le reste. Face à échéance si proche, Ignacio ne pouvait pas se contenter de ne rien faire, et d’attendre l’accomplissement de cette vision avec passivité. Maintenant qu’il détenait l’information, il avait la possibilité d’agir – selon une marge de manœuvre relativement maigre, il était vrai, mais qui ne le laissait pas totalement impuissant non plus.

Pour autant, Ignacio ne savait pas comment formuler les pensées qui traversaient son esprit. Joséphine n’était pas une inconnue, mais ils n’étaient suffisamment proches pour qu’il se sente totalement libre dans ses paroles. Ils avançaient tous les deux sur un chemin délicat, glissant et incertain. En trouvant le regard de son ancienne amante, Ignacio se lança.

« Je te crois, Joséphine. » commença-t-il parce qu’il avait aussi pris conscience que sa réaction avait frôlé le déni pour servir son confort. « Pour la vision, le mariage, tout ça… » résuma-t-il avec un geste de la main qui les englobait tous les deux. « Et j’ai réfléchi, oui. » annonça-t-il alors en se redressant légèrement, sa bouteille de bière toujours remplie entre les mains. « Oublier une vision comme ça, faire nos vies comme si de rien n’était… Ça me paraît difficile. » admit Ignacio. « Et je me dis que, si on doit se marier dans un an, autant profiter des mois qui nous reste pour essayer… d’appréhender au mieux la nouvelle. » expliqua-t-il pudiquement.

Ignacio ne voyait pas trop comment continuer à vivre sa vie sans prendre en compte la prédiction de Joséphine. Chaque rencontre serait désormais teintée de ce savoir et de cette échéance : dans un an, deux tout au plus, il serait marié avec Joséphine.

« Mais ce que je disais, sur le fait qu’on ne sait rien l’un de l’autre… C’est vrai aussi. » poursuivit Ignacio. « Et il y a des choses qui… » il chercha ses mots, soudainement mal à l’aise. « Que tu devrais savoir pour pouvoir aussi prendre ta décision. »

Comme le fait qu’il était mercenaire dans le gang qui avait passé Joséphine à tabac quelques mois auparavant.

Joséphine eut l'impression qu'on venait de lui ôter un poids des épaules quand son ancien amant affirma qu'il la croyait, au sujet de sa vision. Il n'avait probablement pas conscience de l'importance de ces mots pour elle, mais c'était exactement ce qu'elle avait besoin d'entendre. Elle était débarrassée de cette culpabilité mal placée et de la crainte de ne pas être prise au sérieux. La situation restait délicate, et ils avaient encore des décisions importantes à prendre, mais elle n'avait plus à le convaincre de la réalité de sa prédiction et elle sentait que leur relation retrouvait une forme d'équilibre, précaire mais appréciable. Ils avaient tous les deux les mêmes cartes en mains, il leur suffisait désormais de prendre une décision.

Elle hocha doucement la tête quand il expliqua ne pas vouloir rester sans rien faire. C'était ce qu'elle ressentait aussi. Elle avait longuement réfléchi ces deux derniers jours et si elle avait décidé qu'elle voulait d'abord connaitre les intentions d'Ignacio, elle avait également conclu qu'elle ne pourrait jamais faire comme si cette vision n'était pas arrivée. S'ils devaient se marier, elle préférait essayer d'en avoir envie, en donnant une deuxième chance à leur histoire. Ils étaient prisonniers de ce destin mais, plutôt que de lutter contre l'inévitable, ils pouvaient l'accepter et d'aller dans son sens. Les choses se passaient plutôt bien entre eux avant qu'ils ne décident de se séparer au début de sa grossesse, et il n'était pas complètement utopique d'espérer retrouver ce qu'ils avaient eu avant. Elle n'était toutefois pas certaine que ce soit vraiment ce que le barman souhaitait tant il était prudent avec ses mots.

"Est-ce que tu veux... Tu penses qu'on devrait réessayer, nous deux ?" s'enquit-elle avec une timidité qui ne lui était pas habituelle.

Ignacio semblait toutefois avoir d'autres choses à lui dire avant de pouvoir prendre cette décision puisqu'il réaffirma, comme il l'avait fait deux jours plus tôt, qu'ils ne savaient rien l'un de l'autre. Joséphine hocha silencieusement la tête, même si elle ne partageait qu'à moitié son avis. Ils ne se fréquentaient pas depuis très longtemps et ne connaissaient pas les moindres détails de leurs passés, mais elle avait révélé à Ignacio certaines choses qu'elle n'avait partagé qu'avec très peu de personnes. Elle était consciente de lui cacher encore certains aspects de sa vie, à commencer par ce lien étrange qui s'était établi entre Constantine et elle, mais elle n'aurait pas non plus affirmé qu'il ne savait rien d'elle. Avant qu'ils ne se séparent, il s'approchait au plus près de ce qu'elle considérer comme un ami, mais ce n'était visiblement pas réciproque.

"C'est le moment où tu me parles de tes deux enfants illégitimes mais charmants ?"

Elle disait ça pour essayer de détendre un peu l'atmosphère particulièrement pesante et échapper au sérieux pourtant inévitable de cette conversation, mais ce n'était pas une suggestion complètement absurde. Elle doutait du fait qu'Ignacio ait des enfants -du moins elle n'espérait pas, elle n'était pas prête pour le rôle de belle-mère- mais il n'était pas impossible qu'il y ait quelqu'un d'autre dans sa vie. Il était très secret, et ils ne s'étaient jamais promis la moindre exclusivité, même lorsqu'ils étaient plus ou moins ensemble. Il avait très bien pu avoir d'autres conquêtes en même temps qu'elle, ou rencontrer quelqu'un depuis leur séparation, ce qui à premier vue n'était pas forcément compatible avec leur mariage prochain.

"Je t'écoute..." ajouta-t-elle plus sérieusement en se forçant à relever les yeux de son verre de jus de fruits pour accrocher le regard d'Ignacio.

La question de Joséphine, prononcée sur un ton timide qui ne lui ressemblait pas, aurait pu tirer un sourire à Ignacio si une nervosité diffuse n’était pas en train de se répandre en lui. Il se contenta d’hocher doucement la tête, conscient qu’il acquiesçait juste avant de rebattre les cartes. Pourtant, Joséphine avait été claire ; sa vision finirait par se réaliser quoiqu’il advienne – et donc quoiqu’il puisse dire aujourd’hui. Au fond, son annonce n’aurait aucun impact sur la suite de leur histoire. Et malgré tout, Ignacio ne parvenait pas à l’aborder avec ce détachement presque factuel qui aurait pu rendre cette conversation anecdotique.

Sa fonction au sein des Veilleurs n’était pourtant pas source d’un immense problème de conscience pour lui. Ignacio évoluait dans le milieu mafieux depuis de trop nombreuses années pour que sa morale se réveille brusquement et l’empêche de dormir la nuit. Il s’était accoutumé à la violence, aux négociations musclées et aux décisions catégoriques. Il n’avait pas toujours été mercenaire ; lorsqu’il était encore à New York, sa position se rapprochait plutôt de celle d’un Roy Calder – le genre à prendre des décisions plutôt que de simplement les appliquer. Son gang était moins grand que les Veilleurs, mais suffisamment influant dans le marché pour être tenu en respect. Puis les choses étaient devenues rapidement hors de contrôle, il avait dû quitter les Etats-Unis, refaire sa vie ailleurs, et était retourné vers la mafia, suite à un concours de circonstances. Les codes de ce milieu, Ignacio les connaissait depuis plusieurs années.

Et parmi eux, il y avait cette nécessaire loyauté, qui était ou acquise ou imposée. On ne quittait pas un gang comme on changeait de travail – au mieux, on parvenait à négocier sa sortie. Et, quand on prenait trop de libertés quant aux devoirs qu’on avait envers son gang, on était rudement rappelé à l’ordre.

Ignacio n’avait pas eu tous les détails du conflit qui avait opposé Joséphine aux Veilleurs avant son départ du gang. A cette époque, s’ils se fréquentaient davantage, ils ne se voyaient rarement que tous les deux. Puis, Sofya était partie, et ils avaient commencé une nouvelle dynamique tous les deux, qui leur avait permis de se rapprocher. Ils n’étaient pas revenus sur ce qu’avait vécu Joséphine ; sûrement un peu par lâcheté de la part d’Ignacio, qui ne savait vraiment comment traiter cette information. C’était encore pire maintenant, alors qu’il s’efforçait d’imaginer un futur avec Joséphine qui ne tarderait pas à devenir son épouse.

En revanche, ne pas informer Joséphine de son appartenance aux Veilleurs lui semblait désormais aussi périlleux que malhonnête. Un mariage exposerait potentiellement Joséphine à des dangers et la maintenir dans l’ignorance était un risque qu’Ignacio n’était pas prêt à prendre. Il savait comment vie professionnelle et vie privée pouvaient être très rapidement mêlées dans ce milieu là – il en avait même vu les conséquences les plus désastreuses. La décision qu’ils avaient à prendre aujourd’hui, Ignacio avait besoin que Joséphine la prenne en ayant connaissance de ses activités, conscient qu’il ne pourrait pas la maintenir éloignée de tout pendant des mois. Cette séparation nette fonctionnait parfaitement avec son mode de vie secret et solitaire ; il était parfaitement illusoire de penser qu’elle pourrait résister à une union.

Ce sursaut d’honnêteté – pas particulièrement familier à Ignacio – le poussa à poser les coudes sur ses genoux pour se pencher légèrement vers Joséphine pour accrocher son regard au sien. Il resta plongé dans ses pensées pendant encore quelques secondes, avant de lancer :

« Je ne suis pas seulement barman, aux Folies. Je bosse aussi pour les Veilleurs. »

Et il ne comptait pas arrêter. Pas avant un moment, en tout cas, si cela était envisageable pour lui. Le monde mafieux lui apportait un confort de vie auquel il n’était pas prêt à renoncer pour le moment, et une certaine position agréable à occuper également.

« Je passe une partie de mon temps aux Folies, derrière le bar, et sinon… Je fais des missions, des opérations, pour eux. » résuma-t-il vaguement avec un geste de la main, pour éviter de devoir prononcer les mots « mercenaire » et « assassinat ».

Aux silences un peu gênés qui avaient ponctué leurs premiers échanges avait succédé un silence plus lourd, dont on devinait qu'il annonçait quelque chose de sérieux et que Joséphine n'osait pas briser. Elle se contenta donc de soutenir le regard d'Ignacio alors qu'il se penchait vers elle, les coudes posés sur ses genoux, visiblement soucieux. Elle ne pouvait pas prétendre connaitre les moindres habitudes et réactions du barman mais ils avaient passé suffisamment de temps ensemble pour qu'elle reconnaisse immédiatement que ce comportement était inhabituel. Elle avait beau réfléchir, elle ne se souvenait pas avoir déjà vu son ancien amant en proie au stress.

Ces quelques secondes de silence lui paraissaient interminables et elle ne put empêcher son cerveau de chercher frénétiquement une explication pout justifier l'attitude nerveuse de celui qui était désormais son futur mari. Elle manquait peut-être d'imagination mais avait du mal à envisager quelque chose qui pourrait compliquer leur situation davantage. Ils venaient d'apprendre qu'ils allaient se marier, alors qu'ils étaient tout juste séparés et qu'elle portait l'enfant d'un autre homme. A ce stade, elle se sentait prête à encaisser n'importe quelle nouvelle. Il pouvait bien avoir déjà quelqu'un d'autre dans sa vie, deux enfants cachés ou un déménagement en Argentine de prévu, cela ne pouvait pas être pire que ce qu'elle lui avait annoncé deux jours plus tôt.

"Je ne suis pas seulement barman, aux Folies. Je bosse aussi pour les Veilleurs."

Joséphine resta un instant incrédule et dut prendre sur elle pour ne pas laisser échapper un éclat de rire nerveux sous l'effet du soulagement. Elle n'était pas un Boursouff de trois semaines, elle n'était pas naïve au point de croire qu'Ignacio n'avait jamais travaillé avec les Veilleurs. Il lui avait lui-même parlé de son passé à New-York, dans le commerce de stupéfiants. Un ancien trafiquant de drogues devenu barman des Folies Sorcières, son profil criait "veilleurs" plus fort qu'un tatouage de chauve-souris. Il ne s'était peut-être jamais formellement identifié comme un membre du gang mais ses liens avec les Veilleurs avaient toujours semblé plutôt évident aux yeux de Joséphine.

"Je...Oui, je m'en doutais un peu..."

S'ils n'avaient jamais évoqué clairement le sujet c'était en partie parce que Joséphine évitait soigneusement d'évoquer les Veilleurs. Elle n'était pas rentrée dans les détails de ce qui s'était passé avec ses employeurs avant qu'elle ne quitte les Folies, justement pour ne pas placer Ignacio dans une position délicate. Elle avait vaguement parlé d'un différend et du mécontentement de Roy et Jayce, et avait laissé entendre qu'on l'avait remerciée. Elle avait soigneusement dissimulé le fait qu'on l'avait fait de façon particulièrement violente.

Elle devinait que c'était peut-être la raison pour laquelle Ignacio était nerveux à l'idée de lui confesser ses liens avec les Veilleurs, pourtant elle ne pouvait pas lui tenir rigueur d'appartenir à un gang qu'elle avait elle-même servi pendant des années. Ce n'était pas parce que le barman vendait un peu de Mandragore ou de Volubilis pour le compte de Calder qu'il devait se sentir responsable des agissements du chef de gang. Joséphine avait participé aux pratiques des Veilleurs pendant des années, elle ne pouvait pas attendre d'Ignacio qu'il en fasse autrement simplement parce qu'elle ne travaillait plus pour eux. Elle s'apprêtait à le rassurer en ce sens quand il reprit la parole, toujours aussi hésitant, pour lui avouer qu'il faisait des "missions" et des "opérations" qu'il engloba d'un vague geste de la main.

Joséphine fut soudainement prise d'un mauvais pressentiment. Et elle avait généralement une bonne intuition. Il y avait quelque chose, dans la nervosité d'Ignacio, qui ne s'expliquait pas par les révélations qu'il venait de lui faire. Il n'était pas question que de quelques trafics de drogues sous le bar des Folies. Il y avait autre chose.

"Quel genre de missions ?" s'entendit-elle demander d'un ton qui se voulait détaché, alors qu'elle était certaine de ne pas vouloir connaitre la réponse à cette question.

Ses grands yeux fixaient ceux d'Ignacio avec intensité, dans une prière muette de ne pas confirmer ses craintes.

Evidemment que Joséphine se doutait de son appartenance aux Veilleurs. Tous les deux avaient travaillé au même endroit, et les rumeurs allaient vite. Si Ignacio n’avait jamais confirmé ou infirmé quoique ce soit – le lien était plus rapide à faire. Le vrai mystère résidait plutôt dans la nature de son poste au sein du gang. Ignacio ne l’avait jamais évoqué devant Joséphine ; d’abord parce qu’il était tenu au secret, et ensuite parce que cela ne la regardait pas forcément. Tous les deux n’étaient pas engagés dans une relation sérieuse, où la dissimulation d’une information aussi importante n’avait pas sa place. Pendant longtemps, ils ne s’étaient vus qu’occasionnellement, sans jamais prendre le temps de poser des mots sur leur lien. Et puis, ils avaient appris qu’ils allaient se marier. L’écart entre ces deux moments était immense et précipitait de nombreuses annonces qu’Ignacio aurait préféré éviter.

A la façon dont Joséphine l’observait, ses jolis yeux écarquillés dans une expression inquiète, comme si elle redoutait la suite de cette conversation, Ignacio devina qu’elle avait compris par elle-même ce qu’il avait mis derrière le terme « opération » et qu’elle ne lui demandait que la confirmation. Il resta toutefois impassible pendant quelques secondes, sans la quitter du regard. Une part de lui regrettait d’avoir amorcé cette discussion, et soutenait que Joséphine aurait pu rester dans l’ignorance. Elle ne travaillait plus aux Folies Sorcières, n’avait sûrement plus de lien avec les Veilleurs, et la culture du secret était tellement présente au sein du gang qu’il doutait que cette information parvienne à ses oreilles ainsi. C’était peut-être l’inquiétude qui avait poussé Ignacio à cet élan d’honnêteté qui ne lui était pas forcément familier, roi de l’omission qu’il était. Ignacio était bien trop informé sur les risques que pouvaient courir l’entourage d’un gang ; il l’avait appris durement, quelques années plus tôt. Il ne s’était remis que très difficilement du décès de sa filleule, et une part de lui redoutait un évènement similaire. Mettre Joséphine dans la confidence ne soulagerait pas pour autant sa conscience en cas de tragédie où on aurait pu lui imputer une quelconque responsabilité, mais c’était aussi probablement la meilleure façon de l’éviter. Et peut-être que cela changerait aussi la manière dont la jeune femme envisagerait la suite de leur relation et la façon dont elle voulait appréhender leur union prochaine.

« Pour éliminer les menaces qui pèsent sur nous. » répondit franchement Ignacio, parce qu’il ne pensait pas qu’il soit spécialement bon de camoufler la vérité sous une jolie formulation. Pour autant, il se garda développer davantage le contenu de son travail ; il doutait que Joséphine en ait besoin pour confirmer ses suspicions. Il ne s’excusa pas non plus, ni ne se montra embarrassé par cette révélation ; Ignacio se contenta de garder un regard intense posé sur la jeune femme, sans se soucier du silence qui les avait enveloppés. Il le rompit finalement, pour rajouter : « C’était important que tu saches, pour… Eh bien, pour voir ce que tu veux faire, après ça. »

Ignacio n'avait même pas à répondre. Le regard intense qu'il avait posé sur elle venait de le faire pour lui. Joséphine avait senti dès le début de cette conversation qu'il mettait trop de prudence et d'hésitation derrière chacun de ses mots pour qu'il ne soit question que de trafic de drogues ou de marché noir. C'était évidement un peu plus compliqué que ça. "Eliminer les menaces qui pèsent sur nous". Joliment formulé. Il avait dit "éliminer" pas "écarter" ou "éviter". Au mois c'était clair. Elle avait déjà vu les Veilleurs à l'oeuvre, les avait même parfois aidé à faire tomber une proie dans leur toile. Elle savait aussi quelles identités pouvaient revêtir ces "menaces" dont il fallait se débarrasser. Veilleur rebelle, membre d'un gang ennemi, dealer solitaire, client indiscret, prostituée un peu trop indépendante. Elle voyait assez bien le tableau.

Une partie d'elle brûlait de lui demander, et si c'était à lui qu'on avait demandé de lui donner une correction, est-ce qu'il l'aurait fait ? Leur relation mise à part, si on l'avait payé pour frapper une femme pour avoir disposé librement de son propre corps, est-ce qu'il l'aurait fait ? Pourtant elle n'en fit rien, parce qu'elle n'avait pas envie de savoir. Et au fond, elle savait très bien que ce ne serait jamais arrivé. Elle devinait, de part son ancienneté dans le gang et sa discrétion, qu'Ignacio avait un poste plus important que ça. Il n'avait rien des jeunes Veilleurs à la tête dure qu'on envoyait frapper les putes. Il était plus haut placé dans la chaîne alimentaire, bien plus qu'elle ne l'avait jamais été.

Il expliquait que c'était important qu'elle le sache, pour qu'elle puisse prendre une décision concernant leur avenir. Elle n'avait pas vraiment l'impression d'avoir un choix. Sa vision avait déjà répondu à cette question pour elle. Puisqu'elle allait épouser Ignacio, c'était que cette révélation n'avait visiblement pas tant d'importance pour elle.

"Merci de me l'avoir dit, commença-t-elle sans réussir à sourire. Elle connaissait la culture du secret qui régnait au sein du gang et devinait que ce genre de révélations ne devait pas être évident pour lui. Mon futur-moi a visiblement décidé que ça ne me dérangeait pas... Elle ponctua sa phrase d'un haussement d'épaules. J'ai l'impression que c'est tout vu."

Elle essaya de s'imaginer sa réaction si elle n'avait pas eu cette vision. Est-ce que les confession d'Ignacio auraient changé quelque chose à leur relation ? Certainement, oui. Il était difficile de ne pas changer de regard sur un homme qu'on payait pour tuer. Pour autant, aurait-elle mis fin à leur relation pour ça ? Elle en doutait. Elle savait, pourtant, à quel point c'était mal, immoral. Elle avait été confrontée à la colère des Veilleurs et elle savait à quel point leurs "opérations" étaient violentes, injustes, inévitables. Mais elle avait aussi connu ce milieu de l'intérieur. Et malgré toute cette violence, malgré toutes les choses pas correctes, malgré les bonnes conscience souillées, les injustices, la loi du plus fort, elle y était revenue. En quittant Berlin elle s'était promis de ne plus tomber là-dedans, mais il lui avait fallu à peine un mois en Angleterre avant de pousser la porte des Folies. Elle connaissait l'argent facile, le sentiment de pouvoir, la certitude d'évoluer en dehors des règles, d'appartenir à un groupe, et au groupe le plus fort de la jungle. Elle pouvait comprendre, un peu.

Cette fois-ci pourtant, elle avait vraiment espéré s'en sortir pour de bon. Sa grossesse lui offrait presque une année de revenus stables, pendant laquelle elle avait l'intention de réfléchir à la prochaine étape de sa vie. Elle ne s'était pas encore vraiment penché sur la question -elle remettait toujours ça au lendemain- mais l'idée soufflée par Angus d'un poste à la Milice était restée dans un coin de sa tête. Ça aurait pu être sa chance de s'éloigner définitivement de cet univers mafieux qu'elle avait fréquenté pendant quinze ans, de couper les ponts avec ses vieux démons. Juste quand elle avait le sentiment de sortir enfin la tête de l'eau, les révélations d'Ignacio la replongeait dedans. C'était sortir le pied droit de ce milieu merdique pour y enfoncer le gauche.

"Ça te plait, de faire ça ?" demanda-t-elle finalement, après un long silence.

C'était une question qu'on lui avait posé régulièrement au sujet de la prostitution et à laquelle elle avait toujours eu du mal à répondre. Ce n'était pas tant qu'elle aimait ça, si elle avait été millionaire elle n'aurait certainement pas continué à le faire par plaisir, mais elle avait appris à apprécier le confort que cela lui apportait et à ne plus détester les aspects les moins reluisants. Tout était question d'équilibre, tant que cela lui apportait plus que cela ne lui coûtait, cela valait la peine. Elle se demandait si la réponse d'Ignacio serait la même.

La profession d’Ignacio exigeait silence et discrétion, deux critères qu’il remplissait aisément. Dans son entourage proche, personne ne savait exactement ce qu’il faisait aux Folies Sorcières, outre son emploi de barman qui occupait une partie de ses journées. Ce n’était pas pour lui déplaire ; Ignacio n’était pas habitué à parler longuement de sa vie et ce qui la constituait. Décider de s’en ouvrir à Joséphine ne constituait pas une mince affaire, ce qui expliquait sa nervosité. Ce n’était pas tant parce qu’il avait honte de ce qu’il faisait, mais parce qu’il craignait la réaction de Joséphine, au regard des récents évènements qu’elle avait vécu parmi les Veilleurs, avant de pouvoir les quitter définitivement. L’union qu’elle lui avait annoncé quelques jours plus tôt ne cessait de lui en revenir en tête ; il était incapable de ne pas se demander quand, comment et pourquoi Joséphine et lui se marieraient. Une part de lui redoutait l’avancée de cette nouvelle relation, d’autant plus qu’il ne pouvait pas s’empêcher de s’attarder sur les points qui les séparaient drastiquement.

La réaction de Joséphine tira un simple hochement de tête à Ignacio. Elle ne semblait ni particulièrement surprise, ni profondément effarée, mais plutôt… Résignée. Si Ignacio aurait pu se sentir soulagé, il ressentit plutôt un pincement au cœur en songeant que leur relation serait désormais ponctué de résignations similaires : de toute façon, les dés étaient déjà jetés. Au fond, plus rien n’avait d’importance : qu’Ignacio soit mercenaire, que Joséphine soit enceinte, cela ne changeait rien au destin vers lequel ils avançaient. Il y avait, là-dedans, une certaine fatalité amère.

« C’est plus compliqué que ça. » répondit Ignacio à la dernière question de Joséphine. Il avait joint ses mains, les coudes posés sur ses genoux. Il prit quelques instants pour réfléchir à sa réponse, peu habitué à poser des mots, ou même à réfléchir, sur ce que sa profession représentait pour lui. « C’est ce qui doit être fait, c’est tout. » Il se racla légèrement la gorge. « J’ai pas toujours fait ça. Quand j’étais à New York… C’était différent. Mais je me suis retrouvé chez les Veilleurs un peu par hasard, parce que j’avais aidé un gars, et j’ai accepté de continuer avec eux. Ça a quelques avantages. » reconnut-il honnêtement. Le salaire, le mode de vie. « C’est un monde différent, des codes différents, mais j’y suis depuis plus de dix ans maintenant, alors… » Alors il n’avait jamais vraiment réfléchi à changer. Le jour où il était arrivé en Angleterre, il avait cru que les choses seraient différentes, cette fois. Curieusement, la mafia l’avait rattrapé cette fois aussi.

Sans quitter Joséphine des yeux, Ignacio laissa un court silence s’installer entre eux. Il avait bien compris comment elle avait choisi de réagir à cette annonce, et ne comptait pas particulièrement revenir dessus pour l’interroger davantage : ce qui devait être dit avait été dit de son côté, et si Joséphine avait voulu rajouter autre chose pour l’interroger davantage, il partait du principe qu’elle l’aurait fait ou le ferait plus tard.

« Personne ne sait vraiment ce que je fais. » précisa-t-il toutefois. « Pour la grande majorité, je suis juste barman. C’est plus facile comme ça. » Il ajouta, avec un regard pour elle : « Et plus sûr, aussi. » Pour lui, et pour son entourage.

La réponse d'Ignacio faisait écho à sa propre expérience professionnelle. Il n'était jamais question d’aimer ça ou pas. C’était comme ça, c’est tout. Ça fonctionnait alors on continuait, sans trop réfléchir. Surtout ne pas réfléchir. Lui aussi c'était retrouvé chez les Veilleurs par "hasard", et il y était toujours dix ans plus tard. Elle se demandait si le hasard avait vraiment un rôle dans leurs histoires, ou s'ils étaient destinés à cette vie-là.

"Ouai, je vois, répondit-elle simplement, le regard vague. On en sort jamais vraiment...", ajouta-t-elle plus pour elle-même que pour Ignacio.

La mafia était un monde difficile à quitter. Joséphine avait naïvement cru laisser tout ça derrière elle en quittant l’Allemagne pour l’Angleterre. Et elle y avait cru à nouveau après sa séparation douloureuse avec les veilleuses. Mais à peine un mois plus tard, elle était fiancée à un membre du gang, et elle commençait à penser qu’elle retomberait tout aussi vite dans ses vieux schémas. Elle n’avait aucune idée de ce qu’elle pouvait faire d’autre, elle explorait des pistes sans vraiment y croire, sans rien trouver qui lui plaise vraiment. A quoi bon lutter quand tout semblait la pousser encore une fois dans cette direction ? Elle aurait pu être n’importe quoi, mais elle n’arrivait pas à se projeter en dehors de ce monde qu'elle avait côtoyé toute sa vie.

"Qu’est-ce que tu voulais faire dans la vie, quand tu étais petit ?"

Elle s'excusa d'un sourire amusé pour sa question parfaitement incongrue. Ce n'était pas le genre de conversations qu'ils avaient d'habitude, elle savait Ignacio du genre réservé et ils n'avaient que très peu évoquer leurs enfances et leurs jeunesses mais l'époque des secrets et du mystère lui paraissait désormais dépassée. Ils allaient se marier, après tout, alors autant apprendre à se connaitre. Au fond, Joséphine savait que ce qu'elle cherchait vraiment, c'était des éléments auxquels s'attacher. Elle avait besoin de découvrir des aspects de la vie d'Ignacio qui ne soient pas liés aux Veilleurs. Elle se fichait un peu de coucher avec un assassin -il ne serait pas le premier- elle se fichait aussi de fréquenter un assassin, et visiblement elle allait en épouser un, mais elle ne pourrait pas aimer un assassin. Mais elle savait aussi qu’Ignacio ne résumait pas à ça. Et elle avait besoin de savoir qui il était vraiment, pas ce que la mafia avait fait de lui.

"Plus sûr, répéta-t-elle avec un sourire triste quand il expliqua que personne ne savait ce qu'il faisait vraiment, par sécurité. Elle comprenait le besoin de tenir les autres dans l'ignorance pour les protéger, mais n'était pas certaine de l'efficacité de cette solution. Elle avait été passée à tabac par le gang auquel appartenait son futur mari, on faisait difficilement moins sûr, comme situation. Je ne sais même pas si c’est de vos ennemis ou des Veilleurs que j’aurais le plus à craindre. Rien n'était jamais sûr, avec eux. Ils vont être ravis, s’ils apprennent la bonne nouvelle un jour."

Et par "bonne nouvelle", elle parlait évidement de leur mariage à venir. Il leur serait certainement difficile de garder cela secret éternellement, de toute façon. Elle n'y connaissait absolument rien mais il y avait certainement des démarches administratives à faire. Le ridicule de leur situation lui apparut brusquement alors qu'elle s'interrogeait sur les papiers à remplir, quelques minutes après que son futur-mari qu'elle n'avait pas vraiment choisi d'épouser lui ait avoué qu'il éliminait des gens pour gagner sa vie. Elle laissa échapper un éclat de rire dans un souffle et secoua la tête pour se débarrasser de ce tableau qui était autant à rire qu'à pleurer. Comment en étaient-ils arrivés là ?

On n’en sortait jamais vraiment, disait Joséphine, sans qu’Ignacio parvienne à saisir si cette remarque s’appliquait à elle ou à lui. A vrai dire, lui n’avait jamais choisi d’en sortir ; il avait quitté les Etats-Unis par nécessité, pas par choix. Il était arrivé en Angleterre désœuvré, accueilli par la double-nationalité d’une mère qui avait préféré de séparer de lui des années plus tôt, le cœur lourd d’une peine qu’il n’avait jamais vraiment réussi à digérer. Il avait dû se faire silencieux pendant un temps, avait fait une formation en mixologie et était devenu barman, mais son cœur et ses intérêts s’étaient toujours trouvés de l’autre côté de l’Atlantique. Et puis les Veilleurs étaient arrivés à lui, ou il était arrivé jusqu’aux Veilleurs, et tout avait recommencé. L’appartenance à un groupe, l’argent facile, la sensation plaisante de pouvoir, l’adrénaline. Il avait retrouvé toutes ces sensations familières qui appartenaient à une époque à la fois si proche et si lointaine, et il avait replongé dedans. C’était facile.

Pour Joséphine, ce n’était pas la même chose. Elle avait fait le choix de quitter les Veilleurs, un choix motivé peut-être par de la lassitude, par la volonté de changer de vie, de recommencer autre chose, ailleurs. Sa position au sein du gang n’était pas similaire à celle d’Ignacio et ce dernier se doutait qu’elle avait longtemps subi des injustices dû à ce rang, dont le dernier en date ne remontait pas à si loin et avait été d’une violence à la fois inouïe et habituelle pour une telle organisation. Et, malgré elle, elle y laissait une part d’elle en acceptant de l’épouser.

« Quand j’étais petit ? » releva Ignacio avait une certaine curiosité dans la voix, un peu surpris par cette question. Il médita un court instant, avant de lui offrir une réponse sincère : « Je voulais être vétérimage. » Cette idée lui paraissait si éloignée qu’il lui semblait qu’elle ne lui appartenait plus vraiment. « Un jour, quand je devais avoir six ou sept ans, mon père m’a emmené avec lui dans une réserve sorcière, en Californie. Il y avait des vétérimages qui y bossaient, qui s’occupaient des animaux malades… ça m’a fasciné, je l’ai bassiné pendant des années avec ça. » Il avait même été longtemps abonné au magazine « Anim0 » pour les 7-10 ans. « Et toi ? » lui retourna-t-il, un peu conscient que cette parenthèse qu’ils s’offraient dans leur conversation était surréaliste.

Elle ne tarda d’ailleurs pas à se refermer sur une remarque de Joséphine qui reprenait ses mots avec un drôle de sourire. Ignacio fronça légèrement les sourcils alors qu’elle évoquait ses doutes quant aux Veilleurs et aux réactions potentielles qui suivraient l’annonce de leur union. Il semblait y avoir une certaine appréhension résignée dans le ton qu’elle employait, qu’Ignacio perçut avec un temps de retard, lorsqu’elle laissa échapper un éclat de rire qui ne semblait en rien de joyeux. Il la contempla un instant en silence, un peu gêné, et finit par se pencher vers elle pour poser sa main sur son genou.

« Tu n’as rien à craindre des Veilleurs. » lui assura-t-il. « Ils t’ont laissé partir. Et ils n’ont aucune raison de s’en prendre à toi. Encore moins si tu deviens ma femme. » reconnut Ignacio en hochant doucement la tête. « Pour l’instant, je leur suis trop utile pour qu’ils aient des comptes à me demander sur mon mariage. » Il pressa doucement son genou dans sa main. « Ca ira. » dit-il pour la rassurer, peut-être un peu maladroitement parce qu’il n’était pas certain de ce qu’il mettait derrière de « ça ».

Il se redressa finalement, coupant son étreinte avec Joséphine, pour se laisser aller contre le dossier de son canapé. Il observa la jeune femme, le visage encore marqué par la réflexion qui l’avait suivi ces derniers jours.

« On fait quoi, maintenant ? » demanda-t-il finalement.

La réponse d’Ignacio, désarmante d’honnêteté, provoqua un sourire attendri chez Joséphine. L’espace d’un instant, elle put s’imaginer l’enfant curieux qu’il avait dû être, avant le mafieux secret qu’il était aujourd’hui. Elle garda précieusement cette vision imaginaire auprès d’elle, comme une garantie qu’elle ne se trompait pas. Comme une preuve qu’elle n’épouserait pas seulement un assassin, mais aussi un homme qui avait un jour rêvé de soigner des animaux.

En grandissant, Joséphine avait assez vite compris qu’elle n’aurait jamais besoin de travailler. Son père était assis sur une immense fortune qu’elle n’aurait qu’à dépenser comme bon lui semblait. Mais avant d’être gâtée par le luxe, avant le choix de la facilité, elle aussi s’était rêvée proche des animaux. C’était peut-être un truc d’enfants, de chercher du réconfort auprès des bêtes quand les humains ne répondaient pas à leurs besoins.

« Eleveuse de licornes, avoua-t-elle avec un sourire amusé face à cette idée qui lui paraissait aujourd’hui complètement surréaliste. Mon père m’en avait offert une quand j’étais petite, je l’adorais. J’avais acheté des tonnes de livres pour savoir comment m’en occuper. » Des livres qu’elle n’avait jamais lus, puisqu’elle avait vite laissé les employés de maison et le vétérimage prendre soin de sa licorne à sa place.

Dans une autre réalité, peut-être qu’ils seraient devenus un jeune couple d’idéalistes dans une jolie maison de campagne, entourés de créatures magiques. Mais la vie en avait décidé autrement et ils se retrouvaient assassin professionnel et ancienne prostituée enceinte. Le tableau n’était toutefois pas si noir qu’il y paraissait, puisque Ignacio lui assura qu’elle n’aurait rien à craindre des Veilleurs. Joséphine baissa les yeux sur ses genoux alors qu’il y posait doucement sa main, troublée par ce contact alors même qu’ils avaient déjà été bien plus proches que ça. C’était étrange d’entendre Ignacio parler d’elle comme de sa femme. Elle n’avait pas encore l’habitude, et l’impression qu’elle ne s’y habituerait jamais.

"Ça ira."

Elle releva les yeux vers lui et ses yeux accrochèrent les siens, qui brillaient d’une sincérité nouvelle. Elle avait envie de le croire mais son instinct l’en empêchait. Elle avait appris à ne plus faire confiance aux hommes. Elle en avait connu trop, des hommes qui affirmaient vouloir la protéger. Mais de quoi avaient-ils besoin de la protéger, si ce n’était d’eux même ? Les hommes cela faisait longtemps qu’elle ne les avait plus connus que violents, avides, autoritaires, tous puissants. Elle ne leur faisait plus confiance. Mais aujourd’hui elle n’avait plus vraiment d’autre choix, elle avait besoin de le croire, au moins pour se rassurer. Elle avait besoin de se laisser convaincre que leur mariage n’apporterait pas que des menaces.

"Merci" souffla-t-elle en retour, le cœur soudainement lourd du poids de cet avenir déjà écrit.

Ça irait. Mais qu’est-ce qui irait, exactement ? Le destin leur promettait un mariage, il ne leur promettait pas le bonheur, et elle n’était pas assez naïve pour croire que les deux allaient de pair. Est-ce qu’ils iraient bien, eux ? Pourraient-ils être heureux dans ce futur dont ils étaient prisonniers ?

Ses questionnements trouvèrent un écho dans la question d’Ignacio auquel elle réfléchit un instant avant de tenter une réponse timide.

"Maintenant on peut… recommencer à se voir ? Si tu as envie. On n’était pas trop mal, avant."

Les choses fonctionnaient même très bien entre eux, avant qu’elle tombe enceinte et avant qu’ils apprennent qu’ils allaient se marier. Ils avaient une alchimie naturelle et passaient d’agréables moments. Elle savait qu’il serait impossible de retrouver la légèreté et l’insouciance de leur relation d’avant, mais pour la première fois elle réalisait que ce n’était peut-être pas une mauvaise chose. Peut-être qu’elle pouvait être remplacée par une relation plus profonde, plus honnête. Elle avait conscience des obstacles sur leur route, à commencer par l’enfant qui grandissait en elle et qui prendrait de plus en plus de place dans sa vie –dans tous les sens du terme- mais elle était prête à faire en sorte que ça marche.

"Tu voyais quelqu’un, depuis ?"

Pendant les quelques semaines qu’avait duré leur relation, ils s’étaient attachés à ne définir aucune règle, ce qui convenait très bien à Joséphine. Mais maintenant qu’ils étaient techniquement fiancés, il lui paraissait important de définir les contours de leur relation un peu plus précisément, et cela commençait par faire le point sur leur situation amoureuse actuelle.

« Ça ira » ne veut rien dire, Ignacio le sait aussi bien que Joséphine. Pourtant, ces deux mots entre eux leur permettent de souffler, au moins pendant quelques secondes. Tous les deux ne savent pas exactement de quoi leur avenir sera fait, mais ils sont désormais certains de quelque chose : cet avenir, ils le partageront en tant que couple marié. Cette pensée est vertigineuse, Ignacio peine encore à l’assimiler comme étant la sienne. Il s’y efforce pourtant, en gardant en mémoire tous ces moments passés où Joséphine et lui se sont sentis proches. Cette complicité ne peut pas être bien loin, et les sourires qu’ils se sont échangés en se parlant très brièvement de leurs enfances, il y a quelques minutes, en est forcément le signe. Peut-être qu’ils retrouveront leurs marques et reprendront cette relation à peine entamée qu’ils ont abandonné, quelques semaines auparavant. C’est ce que Joséphine suggère d’ailleurs, en faisant écho à la proposition d’Ignacio qui a précédé son aveu. Il hoche la tête.

« On peut. » répond-t-il, sans trop savoir non plus comment les choses peuvent redevenir comme avant alors qu’un univers semble les séparer de ce qu’ils avaient jadis. Il ne partage pas ses doutes avec Joséphine ; de toute façon, le temps n’est plus à la tergiversation. Désormais, il s’agit de prendre une décision et de s’y tenir. « On était bien, avant. » confirme-t-il toutefois, sincère. C’est vrai. Mais c’était peut-être aussi dû au fait que leur relation ne reposait sur aucun engagement. Il tait aussi cette pensée ; il se doute qu’elle partage la même.

« Non. » répond-t-il simplement à sa question. Il est sorti avec une femme deux fois, mais ça n’a rien donné. « Et toi ? » interroge-t-il, avant de désigner, d’un air un peu incertain, son ventre. « Enfin, à part… » Il ne sait pas trop comment mettre le sujet entre eux et un malaise assez perceptible se lit sur ses traits. C’est-à-dire qu’il va sûrement devoir annoncer à ses proches que sa petite-amie (fiancée ? future femme ?) est enceinte de quelqu’un qui n’est pas lui, et que d’ailleurs elle n’a pas l’intention de garder l’enfant. Il retient un soupir, mais garde son regard sur la danseuse. Il finit par lancer, un peu hésitant : « Je sais pas trop comment tu veux qu’on gère ta grossesse. » admet-il alors. C’est plutôt terriblement inconnu pour lui. Pour Joséphine aussi, s’imagine-t-il, puisqu’il s’agit de sa première. « Comment tu vois les choses ? » préfère-t-il lui demander pour éviter de commettre un impair.  

Joséphine répondit par un sourire doux à la confirmation d'Ignacio. Ils étaient bien avant, oui. Beaucoup de choses avaient changé depuis, et leur situation n'avait plus rien de comparable avec celle qu'ils avaient connu deux mois plus tôt, mais ils étaient toujours les mêmes. Peut-être qu'ils seraient bien à nouveau, une fois qu'ils auraient assimilé ces derniers changements. La jeune femme avait d'ailleurs à coeur de savoir à quel point la vie de son ex-amant/futur-mari avait changé ces dernières semaines, et fut soulagée de l'entendre répondre qu'il ne fréquentait personne. Les choses étaient suffisamment compliquées sans ajouter les éventuels sentiments d'une tierce personne dans l'équation.

"Non plus", répondit-elle quand il lui retourna sa question.

Elle sentit le malaise s'installer entre eux et le regard d'Ignacio glisser sur son ventre. En termes d'implication de tierce personne dans leur relation, elle avait clairement gagné le premier prix. Elle remarqua avec une certaine surprise l'utilisation du "on", comme si sa grossesse était devenue une charge commune. Il lui paraissait évident que sa situation allait avoir un impact dans leur vie de couple, pour autant elle avait du mal à l'évaluer. Elle n'avait jamais été enceinte et, mises à part des nausées matinales qui duraient toute la journée, elle n'avait pas encore vécu de grands bouleversements. Il aurait été facile, pour l'instant, de prétendre que sa vie n'allait pas complètement changer, mais ça n'aurait pas été honnête.

"Je ne sais pas, avoua-t-elle en baissant à les tours les yeux sur son ventre qui ne trahissait encore aucun signe de sa grossesse. Je n'y ai pas vraiment réfléchis, je... J'avais prévu de faire ça toute seule, depuis le début, et Angus est très impliqué. Le Milicien l'accompagnait dans tous ses rendez-vous médicaux et gérait tous les aspects pratiques et administratifs de cette grossesse. Tu n'a pas à t'occuper de ça si tu n'en as pas envie, continua-t-elle en relevant les yeux vers Ignacio. Ça va vite devenir difficile à ignorer, ajouta-t-elle avec un sourire dans une vaine tentative de détendre un peu l'atmosphère. Mais je peux continuer de gérer ces questions là toute seule, si tu veux. Elle avait déjà Angus sur qui se reposer, et à cet instant elle n'imaginait pas qu'elle pourrait avoir besoin de réveiller Ignacio au milieu de la nuit pour une urgence liée à sa grossesse. Mais si tu préfères être impliqué, je peux en partager un peu avec toi aussi." Elle avait vraiment hâte de lui raconter ses histoires de nausées.

Cette discussion délicate éveillait chez Joséphine des questionnements qu'elle n'avait jamais effleurés jusqu'à présent, mais qui lui semblaient soudainement trop importants pour être ignorés.

"Tu voudrais des enfants, plus tard ?" interrogea-t-elle, curieuse, en cherchant le regard d'Ignacio.

Dans une relation de couple ordinaire, il aurait certainement été beaucoup trop tôt pour avoir cette conversation, mais ils n'avaient vraiment rien d'un couple ordinaire.