Sofya joignit joyeusement son rire à celui de Toni, consciente que ce n'était pas le genre de sujets qu'ils abordaient d'habitude. Ils ne parlaient pas tellement du futur, d'ailleurs, Toni et elle. Sofya n'était pas bien certaine de ce que son avenir lui réservait, consciente qu'elle risquait un jour de payer les risques qu'elle prenait aujourd'hui. Adopter la technique de l'autruche et ne pas y penser lui semblait être la meilleure des solutions. La vie était faite pour être croquée à pleines dents, avec un appétit vorace. Pour l'heure, Sofya préférait largement passer ses soirées dans un bar miteux de la Voie des Miracles avec des pilliers de comptoir que de se coucher à 21 heures après avoir nourri les mômes... Mais elle n'avait pas l'esprit fermé. Elle n'avait jamais eu envie de cela jusqu'à présent, alors elle estimait qu'il y avait peu de chances que cela change, mais on ne savait jamais. Peut-être qu'elle se réveillerait demain avec la folle envie de s'installer dans une petite maison de banlieue avec un chien, un mari et trois gamins.

"Alors il va falloir me convaincre, mon gros loulou, les gosses et moi tu sais...", répondit-elle avec un haussement d'épaules, avant d'ajouter avec un sourire ému - elle, marraine ! : "Mais j'ai hâte que tu fasses des mini-Toni, je veux leur apprendre à espionner leur papa !"

Toute étouffée contre son grand gaillard d'ami, elle déposa un gros bisou sonore sur sa joue et lâcha avec affection : "Je t'aime, mon Toni !"

« Pourtant tou sérais oune chouette maman, j’en souis certain, tou pourrais faire oune troupe dé théâtre ! glissa l’italien, qui commençait déjà à l’imaginer avec une ribambelle de têtes blondes. Il lâcha un rire à son commentaire suivant, s’avouant d’ores et déjà vaincu :  Si tou leur apprends à m’espionner et jouer la comédie, ils vont mé méner par lé bout dou nez… »

Cette vision d’eux, dans quelques années, entourés de gamins, le faisait plus rire qu’autre chose. Au fond, Toni ne se projetait pas vraiment dans cette vie. Le trafic, la débauche, était sa vie à lui, il ne se voyait pas se poser et fonder une famille comme Jayce avait pu le faire -d’ailleurs il se demandait encore comment cet homme pouvait mener un gang conséquent et éduquer deux filles en même temps, sans que cela n’ait l’air de lui poser aucun problème, il avait peut-être un double de lui, quelque part.

La bouffée d’affection de Sofya lui tira un grand sourire, et il la serra de plus belle contre lui, encore plus câlin et expansif que d’habitude, avant autant d’alcool dans l’organisme :

« Jé t’aime aussi, tou es comme ma soeur ! La joue collée à la sienne, il eut comme un instant de réflexion brumeuse. Hum, retire cé qué j’ai dit, c’est un peu glauque dé rouler oune pelle à sa soeur… Bref, tou es ma bella des neiges préférée ! Si j’avais quinze ans, jé dirais qué tou es trop ma meilleure amie. Hé, en fait c’est trop ça, jé t’aime comme Fergus, sauf qué tou es carrément plus sexy qué lui, tou vois ? Avec la peau plou douce, Fergus il pique, il sé rase jamais. Jé sais pas cé qu’ils ont tous avec leur barbe, entre lui, Jayce et Roy, c’est démodé, les barbes, faut qu’ils prennent exemple sour moi, pas un poil qui dépasse. Hein, jé souis plou beau qu’eux, hein ? »

C’était le moment où il fallait que quelqu’un l’assomme pour lui remettre les idées en place.

Un sourire attendri apparut furtivement sur les lèvres de Sofya à la pensée d'une troupe de théâtre. Non, elle n'avait rien contre les enfants et serait ravie d'apprendre les arts du spectacle aux bambins de ses amis, mais il ne faudrait pas compter sur elle pour pondre une équipe de quidditch pour autant !

La bella des neiges éclata de rire quand Toni l'appela sa soeur, avant de reprendre. En effet, elle ne pouvait pas vraiment le voir comme son frère non plus après le baiser fougueux qu'ils venaient d'échanger ! Elle éprouvait pour lui une grande amitié, dénuée d'ambiguité, mais le mot fraternel ne semblait pas correspondre tout-à-fait pour autant. Emue par sa déclaration de meilleure amie, elle murmura :

"Tu es mon meilleur ami aussi, mon gros loup."

C'était sincère mais étrange de réaliser qu'elle avait forgé de véritables liens profons avec un membre des Veilleurs, elle qui regardait au départ le gang avec une certaine distance, voire de la condescendance. Entre Roy et Toni, sans compter les autres membres du gang qu'elle appréciait, Sofya ne pouvait plus tout-à-fait penser qu'elle était sans attaches et prête à les quitter, voire à retourner sa veste, si l'occasion se présentait. Une certaine chaleur l'envahit à la pensée qu'elle était si bien entourée, même s'il lui était étrange de recommencer à s'attacher ainsi...

Toni la ramena à des considérations existentielles qui lui attirèrent un sourire taquin.

"Eh bien, désolée mon Toni, mais je dois dire que la petite barbe de Roy ne me laisse pas tout à fait indifférente", souffla-t-elle à son oreille pour ne pas être entendue des autres. Désireuse de piquer un peu son ego, elle ajouta : "Tu es le plus beau des Veilleurs, ça c'est sur, mais le boss est le plus sexy..."

Le cerveau de Toni avait beau être embrumé par la boisson, il avait bien saisi les paroles de Sofya, qui venaient de lui réchauffer le coeur d’un agréable sentiment, différent de l’euphorie alcoolique. Il retiendrait précieusement cette petite déclaration dans un coin de sa tête, il savait que Sofya n’était pas forcément le genre à dire facilement ce genre de choses, préférant jouer d’un détachement malicieux, comme si elle était au-dessus de tout cela. Serrant un peu plus la jeune femme dans ses bras, un sourire assez stupide devait illuminer son visage. Du moins jusqu’à ce que Sofya le coupe dans son élan de joie et d’autosatisfaction…

« QUOI ? Se détachant de l’espionne, un air exagérément outré sur le visage -Toni ferait décidément un piètre comédien- il s’égosilla. Mais régarde-moi cé corps dé rêve, jé souis beaucoup plou musclé ! Et beaucoup plou grand ! Ce qui n’était pas un exploit. Le tempétueux Toni parut toutefois se calmer l’espace de quelques secondes de réflexion fort profonde. Tou penses qué ça m’irait bien, la barbe ? »

Le temps que Sofya lui réponde, une autre question prenait déjà la place de la précédente dans l’esprit surchauffé de Toni, qui se pencha vers elle avec un sourire malicieux, pour que leur discussion reste privée :

« Mais j’embrasse quand même mieux qué lui, non ? »

Toni était tellement prévisible. Il suffisait de complimenter Roy - ou pire, Solal - et le voilà qui montait sur ses grands sombrals et exhibait ses muscles, empli d'indignation et en quête de compliments. Bien décidée à le taquiner jusqu'au bout, parce que cela la faisait bien rire intérieurement et qu'elle pourrait tout raconter à Isobel ensuite, Sofya afficha une moue peu convaincue face au corps de rêve de son ami. Oh, elle le trouvait très séduisant, mais c'était plus amusant de le faire douter. L'espace d'un instant, elle fut tentée de répondre par la positive à sa question, juste pour le plaisir de le voir pousser une barbe sur ses conseils, mais elle décida de ne pas se montrer trop cruelle. Le pauvre endurerait les moqueries des Veilleurs et il perdrait le peu de crédibilité qu'il avait.

"Non, vraiment, je pense que tu es mieux sans. La barbe ne va pas à tout le monde", répondit-elle avait un sourire réjoui. Elle le regarda se pencher vers elle avec méfiance, avant de laisser échapper un rire à sa question. Décidément, on avait beau parler de la vanité des femmes, les hommes n'étaient pas mieux. Entortillant une mèche autour de son doigt, elle fit mine d'hésiter.

"Hmm... Je ne sais pas, Roy embrasse bien quand même et puis, c'est un amant très... passionné", affirma-t-elle, plus pour embêter Toni que pour la réputation de Roy qui n'était plus à faire en ce qui concernait les femmes. Innocemment, elle ajouta : "Je ne peux pas bien comparer, je n'ai pas assez pu découvrir tes talents tout à l'heure."

« Ouais, t’as raison, jé suis mieux sans barbe et c’est plou agréable comme ça… Attends, ça veut dire quoi "ça né va pas à tout lé monde" ? Tou veux dire qué jé sérai incapable d’en porter oune, même si jé voulais ? »

Le cerveau de Toni se perdait dans des élucubrations orgueilleuses sans fin, et surtout sans queue ni tête. Après tout, il n’y avait pas lieu de débat, un sujet aussi futile serait d’ailleurs certainement passé sous son nez dans d’autres circonstances, mais quand il avait bu, l’italien avait tendance à se montrer trois fois plus lourd et têtu que d’habitude. Alors si en plus Sofya titillait cette chose si précieuse au fougueux Antonino Tessio, son ego, l’explosion n’était pas bien loin. Et elle ne fit que pénétrer un peu plus dans cette brèche ouverte, jusqu’à ce que Toni gonfle son torse d’indignation.

« Moi jé souis moins passionné ? MOI ? QUI CRIE LE PLUS FORT, D’ABORD ? Pour cette question, cela ne faisait aucun doute. Et pourtant, un éclair de lucidité sembla passer dans le regard de Toni, qui avait quelques coups de génie quand il voulait bien s’arrêter de hurler et réfléchir dix secondes à ce qu’on lui disait. En fait, tou mé dis ça parce que tou veux avoir un autre baiser, hein ? Ou peut-être même plus ! Réconnais-le. »

Long sourire étalé sur son visage gracieusement imberbe.

Sofya secoua la tête avec un amusement affligé quand Toni se mit à crier pour prouver... qu'il criait plus fort que Roy, apparemment, ce qui était étrange puisque l'intéressé n'était même pas présent. Une fois de plus, Toni attira tous les regards mais leurs camarades se réintéressèrent bien vite à leurs propres conversations, laissant Sofya et Toni s'enivrer dans leur coin. Sofya sirota un verre de plus en attendant que son ami actionne les rouages de son cerveau, puis laissa à son tour un large sourire espiègle illuminer son visage.

"J'essayais d'être subtile, mon gros loup, tss", répondit-elle en riant, se laissant tomber sensuellement contre lui. Du moins, elle essaya d'être sensuelle, mais l'alcool rendait ses gestes aussi lourds que Toni et sa barbe, et elle se retrouva à moitié sur ses genoux, à glisser sur lui son regard alangui.

"Hmm parce que tu n'en aurais pas envie, toi, peut-être ?", souffla-t-elle à son oreille, tentatrice, tout en glissant une main sur sa jambe. Elle finit par s'écarter pour ajouter : "Tant pis alors, j'suis sure que Solal ne serait pas contre lui ! L'est pas mal aussi dans le genre péteux arrogant !"

Sur ces bonnes paroles, elle fit mine de se redresser pour fouiller la salle du regard. Elle n'avait aucune intention de tenter de séduire Solal, mais elle ne pouvait s'empêcher de continuer à pincer l'ego de son ami tant il avait tendance à sauter à pieds joints. Quant à savoir si elle avait envie de plus... Pour ce soir, pourquoi pas, car ce baiser spectaculaire avait éveillé une lueur de désir en elle et qu'elle n'avait pas envie de passer la nuit seule. Et puis ce serait amusant de découvrir cette nouvelle facette de Toni qui, barbe ou non, restait un homme très attirant... Sans parler de l'alcool qui, achevant de la déshiniber, la fit tourner vers lui son plus beau regard sombre d'espionne mystérieuse.

"Alors ?", interrogea-t-elle, un sourire de défi aux lèvres.

Toni et la subtilité… Deux éléments chimiques non miscibles. On lui avait plusieurs fois fait le reproche de ne pas savoir être discret, d’être un peu lourdingue sur les bords, mais cela lui passait bien au-dessus de la tête. C’était dans son caractère, il était entier, le Toni, on l’aimait à cent pour cent, ou on ne l’aimait pas ! Quand il avait bu, il était encore moins susceptible de ne pas mettre les pieds dans le plat avec toute sa grâce. Cependant, il était encore assez lucide pour voir que Sofya s’amusait à le faire tourner en bourrique.

« Eh vas-y qué jé té préfère Roy, et vas-y qué jé vais voir vers Solal… grommela t-il dans sa non-barbe. Viens par là, toi ! »

Se levant de sa chaise à son tour, il l’attira par le poignet en guise de réponse. Allait t-il se laisser piétiner l’ego de la sorte ? Ma qué non ! Plaquant contre lui la jolie espionne aussi imbibée que lui, il continua de son ton impérieux, où se mêlait une pointe de malice :

« C’est moi l’homme dé ta soirée, ma Sofya au régard mystérieux. Alors jé né tolèrerai pas qué tou évoques quelqu’un d’autre qué moi. »

Illustrant ses propos, il embrassa à nouveau la jeune femme, aussi fougueusement que la première fois, et peut-être un peu plus longuement. Enhardi par leur baiser, Toni se pencha à son oreille pour lui murmurer de façon assez explicite :

« Alors, convaincue ? Curieuse d’en savoir plus ? »

Sofya afficha un petit air victorieux quand elle entendit Toni ronchonner dans son coin, et sa chaise racler. Sa technique était peut-être grossière mais elle était efficace ! Elle haussa un sourcil amusé quand le trafiquant la plaqua contre lui, et elle glissa un bras autour de son cou pour garder l'équilibre. Sofya était plutôt du genre à aimer séduire et pourchasser les personnes qui lui plaisaient, mais il n'y avait pas à dire, Toni était sexy lorsqu'il jouait les gros durs.

Elle savoura son baiser langoureux, faisant glisser ses mains sur le torse de Toni, tandis que l'idée de pousser leur étreinte un peu plus loin s'implantait fermement dans son esprit. Elle n'avait jamais passé ce pas avec Toni auparavant et tout ceci avait commencé comme une blague, mais ma foi, entre l'alcool et le jeu, Sofya avait fini par sentir le désir l'envahir pour de bon et elle était, effectivement, curieuse...

"Très curieuse, mon Toni, emmène moi donc assouvir cette curiosité...", répondit-elle à son oreille également. Elle récupéra rapidement sa veste en cuir qu'elle enfila avant de saisir la main de Toni pour l'entraîner hors du bar, sous les regards narquois de quelques uns de leurs collègues.

En toute honnêteté, Toni s’était toujours imaginé que ce petit jeu de séduction entre lui et Sofya n’irait pas plus loin que ce genre de taquineries, un baiser au grand maximum, c’était d’ailleurs leur premier. Mais ma foi ! Les étoiles étaient dans l’alignement de Vénus, ce soir. Toni allait passer une bonne soirée et il n’était vraiment pas le genre à dire non aux bonnes soirées. Alors que Sofya récupérait sa veste, un des vieux loubards près d’eux leur lança un regard moqueur qui voulait tout dire, et que Toni attrapa au passage.

« Quoi ! se défendit t-il. Jé raccompagne juste cette gente démoiselle, t’as qu’à réchauffer ma place en attendant qué jé révienne. Fais-le avec Solal, régarde, il a bésoin dé compagnie. »

Pouffant à sa propre blague, Toni se laissa entraîner hors du bar, vers la sortie de l’antre des malfrats. Pas la meilleure idée du siècle de faire ça devant leurs camarades, ils étaient sûrs d’en entendre parler le lendemain. Mais, on avait qu’une vie, ou on n’en avait pas ! De toute façon, chez les Veilleurs, rien de plus normal que la débauche, qui était même un sujet préféré de paris, Toni était quasi-certain d’avoir rempli les poches de quelqu’un dans le bar. Passant son bras autour des épaules de l’espionne, il se pencha vers elle, aguicheur.

« Chez toi, chez moi ? Sur la place des Marins ? Sur la scène dé strip-tease du cabaret ? Inspirant une grande bouffée d’air frais, il clama. Jé mé sens prêt à tout, cé soir ! »

Son énergie faisait presque peur, mais il fallait se méfier d'un Toni qui avait trop bu : il pouvait tout aussi bien tomber de sommeil en plein milieu d'une tirade -ou d'autre chose.

Confortablement installée dans l'étreinte de Toni, une petite brise froide faisant voleter ses cheveux, Sofya se sentait parfaitement bien et ne regrettait pas une seconde leur sortie. Tant pis si elle lui valait encore une réputation de traînée, il ne fallait rien attendre de plus de la part de ces mafieux machos. Sofya était célibataire, majeure et vaccinée, et Toni n'était pas non plus n'importe qui : c'était son meilleur copain ! S'il y avait bien une bêtise alcoolisée à faire avec son meilleur copain, c'était celle-là, ils en riraient bien le lendemain, elle pourrait le taquiner à volonté et mettre en garde toutes ses prochaines petites copines en lui inventant des problèmes sexuels factices ou au contraire vanter ses prouesses... Bref, c'était parfait !

L'espionne éclata de rire suite aux propositions de Toni, qui était décidément très en forme ce soir.

"C'est très tentant, mais je ne danse que sur une seule scène des Folies et ce n'est pas celle-là !"

Une idée machiavélique et, surtout, complètement stupide germa alors dans son esprit, et elle glissa à l'oreille de son acolyte :

"Tu sais où est-ce que ça pourrait être fun, sinon ? Sur le bureau de Roy ! J'suis une espionne, je nous fais rentrer sans problèmes... Si tu te sens assez audacieux pour ça !"

La proposition que lui souffla son amie étira un énorme sourire sur la figure de l’italien, qui s’exclama presque aussitôt :

« Et comment ! Tou mé connais, jé n’ai peur dé rien, moi. Mwaha, c’est oune idée dé génie, Sofya, les boss vont être verts ! »

Et Merlin savait comment Toni aimait bien embêter ses deux copains -surtout le si sérieux Jayce. Cela dit, pour ce soir, c’était surtout contre Roy qu’il avait une dent, n’ayant toujours pas digéré les remontrances de tout à l’heure. Eh bien, ma foi, il allait prendre une petite revanche, car c’était ainsi : Antonino Tessio était un homme indomptable ! se disait fièrement l’italien avec une certaine immaturité, et surtout beaucoup trop d’alcool dans le sang.

Ils entrèrent sans encombre à l’intérieur du casino, plein d’effervescence comme tous les soirs. Toni ne s’arrêta pas une seule fois pour alpaguer quelqu’un comme il en avait l’habitude, il se contenta de suivre Sofya en sillonnant entre les clients, jetant un coup d’oeil autour de lui de temps à autres pour guetter si Roy ou Jayce se trouvaient dans les parages. Ce serait bien leur veine s’ils étaient dans leur bureau, tous les deux…

Une fois dans le petit couloir attenant au casino, qui menait à la pièce désirée, Toni, réputé pour son grand manque de discrétion, préféra attendre dans l’ombre, plaqué contre un mur, que Sofya leur assure le chemin. Lorsqu’elle finit par lui faire un signe, il la suivit sur la pointe des pieds -c’est qu’il faisait un effort- jusqu’à passer la porte du bureau au nez et à la barbe de leurs collègues qui surveillaient le coin. Mais lorsque la porte se referma derrière eux, il ne put s’empêcher de pouffer assez bruyamment, avant de se retenir en plaquant les deux mains contre ses lèvres.

« Mission accomplie, on dirait. On est trop forts. » souffla t-il, malicieux.

N’y tenant plus, il se jeta presque sur Sofya pour l’embrasser à pleine bouche, et la faire reculer vers le fameux bureau entre deux rires. Il n’hésita pas à balayer les papiers et divers objets à sa surface pour leur faire de la place : autant faire les choses bien. Ils ne savaient pas combien de temps ils avaient avant que quelqu’un ne débarque, mais vu la position du bureau, ils allaient lui offrir un spectacle grandiose !

Une idée de génie... Cela en avait peut-être l'air là tout de suite, mais Sofya était à peu près sure qu'ils le regretteraient dans quelques heures. Qu'à cela ne tienne, l'idée avait au moins le mérite d'être drôle, du point de vue tordu et alcoolisé des deux amis. La prochaine fois, Roy y réfléchirait à deux fois avant d'accabler son lieutenant de reproches injustifiées, car il avait sa façon bien à lui de prendre sa revanche !

"Verts, jaunes, rouges, de toutes les couleurs !", approuva Sofya en riant. Les deux acolytes entreprirent donc de rejoindre les Folies Sorcières, se frayant tant bien que mal un chemin discret parmi les clients du casino. Sofya devait avouer que le monde commençait à tanguer et sa vision à se flouter. Elle failli d'ailleurs rentrer dans une grande femme aux multiples colliers qui grelottaient, mais parvint à rectifier sa course au dernier moment et retint un gloussement. Ses joues empourprées, son regard trop pétillant et son haleine alcoolisée ne laissaient pas grand mystère sur son état, mais ils parvinrent malgré tout à trouver le chemin du Q.G des Veilleurs sans que quiconque ne les intercepte.

Sofya mit un peu plus de temps que d'ordinaire à déverrouiller la porte du bureau, mais y parvint malgré tout - ce n'était pas sa première "mission" après quelques verres... - et elle signala d'un geste à Toni que la voie était libre. Sofya pénétra dans les lieux tel un empereur en terrain conquis, avant de se retourner pour adresser un sourire moqueur à Toni, qui avait bien du mal à se montrer discret. Il ne lui laissa même pas le temps de lui répondre avant de se jeter sur elle pour l'embrasser fougueusement, et Sofya lui répondit avec le même allant. Elle éclata de rire quand il vira le contenu du bureau pour faire de la place, et elle grimpa dessus joyeusement. Puis elle attrapa la chemise de Toni pour le tirer à elle, à moitié hilare. Ah, ils s'en rappelleraient, de cette soirée !

"Viens par là, mon gros loup", susurra-t-elle à son oreille, avant de déposer une série de longs baisers le long de son cou, de sa mâchoire et de ses lèvres. Elle se serra contre lui et entreprit de le débarrasser de sa chemise, s'abandonnant sans plus de questions à cette étreinte aussi ardente qu'extravagante.

Le reste de leurs vêtements avait rejoint le sol depuis un bout de temps lorsque le grincement de la porte se fit entendre, figeant momentanément les deux amants sur place. Après un instant de flottement, Sofya plongea son visage dans le cou de Toni, en une tentative désespérée pour ne pas être reconnue par l'opportun. Après tout, ces boucles blondes pouvaient être à n'importe qui, pas vrai ?

Ah, ça oui, ils s'en rappelleraient, de cette soirée...

La réunion avec ses lieutenants avait été houleuse, ce jour-là. Plusieurs points avaient été abordés, principalement la rencontre du lendemain avec tous les chefs de gang. Ils étaient tombés d’accord pour que ce soit Roy qui les représente, ainsi qu’il en avait toujours été entre lui et Jayce : ce dernier préférait laisser son binôme s’occuper des tâches diplomatiques, car il le savait meilleur orateur, et plus souple que lui. Roy se sentait à peu près autant excité qu’anxieux face à cette perspective qui l’attendait et il avait passé la journée à se construire mentalement tous les cas de figure possible, afin de pouvoir adapter ses stratégies le moment venu.

Parmi toutes ses pensées, il était également travaillé par un autre sujet qui avait été pointé lors de la réunion, et qui avait clairement mis en rogne l’irascible Antonino Tessio… Car Roy avait révélé le pot-aux-roses des vols que Toni avait repéré dans les stocks sans pouvoir les en empêcher ni découvrir de qui il s’agissait, et il n’avait pas accepté que son chef le lui en fasse la remarque. Pourtant, dans l’esprit de Roy, tout était clair : qu’il s’agisse de sa cousine ou pas, il était inadmissible que quelqu’un ait pu piquer aussi longtemps et aussi facilement dans leurs réserves : d’où ses commentaires.

En vérité, Roy n’avait pas bien compris ce qui avait autant énervé l’italien : qu’il lui dise qu'il aurait dû être plus vigilant ou qu’il interdise les représailles sur sa cousine ? Sûrement les deux, devinait t-il. Et s’il pouvait -à la grande limite- concevoir qu’il soit agacé dans le premier cas, il se sentait clairement vexé que quelqu’un comme Toni, ou même Sofya, fassent des commentaires désobligeants, en ayant l’air à demi-mot de lui reprocher de favoriser sa famille. A quoi s’attendaient t-ils ? Evidemment qu’il allait protéger sa cousine des retombées de son propre gang, s’il n’en était pas capable, à quoi bon en être le dirigeant ? Et surtout, chaque membre des Veilleurs était censé se montrer solidaire de leurs chefs dans l'adversité, même –et surtout- quand des intérêts personnels étaient impliqués, ou en tout cas c’était ainsi que Roy concevait la chose. Il punirait quiconque de ses hommes qui s’en prendrait à l'un de ses proches. Il attendait un soutien sans faille de leur part quand quelqu’un d’extérieur s’en prenait à lui, sa famille ou ses amis. Il n’était pas n’importe qui dans ce gang, par Merlin !

Malheureusement, Roy se rendait chaque jour un peu plus compte de la situation à double tranchant dans laquelle il s’était mise en nommant à de hauts postes ses amis de toujours. Certes, il ne faisait confiance à personne comme il faisait confiance à Fergus, Toni ou Sofya, mais parallèlement, la hiérarchie était biaisée entre eux, et il avait parfois du mal à faire preuve d’autorité sans qu’ils ne répliquent, comme s’il n’avait pas à leur donner des ordres : le fait était que si, c’était précisément son rôle. Aussi Roy avait estimé qu’il n’avait pas à essuyer ce genre de comportement de Toni, et avait préféré couper sèchement court à la discussion. Il ne savait pas où il était allé terminer sa soirée ensuite –pas au casino, en tout cas, Roy ne l’avait pas recroisé- mais il avait ressassé la scène, entre temps. Chose rare, il s’était même intérieurement remis en question : était-ce lui le problème ? Dosait t-il mal son autorité ? L'équilibre était délicat à trouver, parfois, surtout quand on savait que Roy pouvait facilement se laisser emporter par la colère ou son orgueil...

Il aurait aimé prendre entre quatre yeux Fergus -qui avait cette qualité d’être clairvoyant et bon décodeur de Toni- pour lui demander son avis mais ce dernier était introuvable également. Roy s’était donc contenté de débattre avec lui-même, avant de déclarer qu’une petite pause sur le canapé de son bureau serait bienvenue. Il était encore relativement tôt –il quittait rarement le casino avant les coups de deux heures du matin- mais il se sentait épuisé. Avec dans l’idée de se faire une petite sieste, Roy pénétra dans le couloir qui menait à leur QG, où des Veilleurs patrouillaient comme d’habitude. Il ne s’attendait donc absolument pas à trouver quelqu’un à l’intérieur –Jayce à la limite, et encore, il était rentré chez lui en général à cette heure-ci- et encore moins dans une telle position…

« Oh putain de bordel de troll. »

C’était bien parce qu’il n’était pas le genre prude qu’il ne ferma pas les yeux, mais Roy se serait tout de même largement passé de la vision du fessier de Toni… Ce dernier réagit d’ailleurs à sa remarque en se tournant vers lui, et ce fut à ce moment-là que Roy entrevit le visage de Sofya, cachée contre l’italien qui semblait plus hilare qu’autre chose :

« Oh, né nous insoulte pas dé trolls comme ça, enfin ! »

Sans trop savoir s’il devait se sentir outré ou désabusé, le trafiquant répliqua sarcastiquement, un sourcil levé :

« Y avait pas assez d’endroits dans cette ville pour que vous puissiez faire ça ailleurs que sur mon bureau ? »

Tiens cette phrase ressemblait étonnamment à celle que lui avait servi Jayce, quelques mois plus tôt, pour lui-même et Sofya… Mais ce n’était pas pareil, c’était son bureau, quand ce n’était ni celui de Sofya, ni celui de Toni, d’abord !

Vert, jaune, rouge, de toutes les couleurs, ce fut bien ainsi que devint le visage de Roy lorsqu'il tomba sur ses deux acolytes en pleine action, tranquillement installés sur son bureau. Bien sûr. Il fallait que ce soit Roy, songea Sofya en frappant son front contre le torse de Toni, et il fallait que Môssieur son meilleur ami n'ait pas songé à fermer la porte. Bon, d'accord, mieux valait que ce soit Roy plutôt que Jayce, de mille lieues. Voire même qu'un autre Veilleur d'ailleurs, puisque Roy était le seul autre à l'avoir vu en tenue d'Eve... Oui, finalement, les choses n'étaient pas si catastrophiques. C'était simplement dommage que Roy les aient interrompu au moment où les choses commençaient à devenir intéressantes !

La gêne de Sofya, qui n'avait jamais été bien pudique de toute façon, disparut donc bien vite au profit d'un éclat de rire à la réplique de Roy. Merlin, voilà qui lui rappelait des souvenirs pas si lointains ! S'écartant légèrement de Toni pour retrouver une certaine décence, Sofya tourna un visage mi-amusé, mi-aguicheur vers leur boss. Plutôt que d'en pleurer, mieux valait en rire, non ? Elle passa une main dans ses boucles désordonnées pour leur donner un semblant de discipline, puis répondit à Roy d'un ton enjôleur :

"Allons, ça ne te rappelle rien, tout ça ? Je sais très bien que ton bureau est un endroit très confortable pour ça, d'ailleurs..."

Elle glissa un regard furtif à Toni. Lui non plus n'allait pas aimer ce qu'elle allait dire, mais ma foi, leur tête à tous les deux allait être impayable.

"Tu ne veux pas nous rejoindre ? Plus on est de fous, plus on rit !"

Bourré comme il était, Toni n’appréciait pas la situation avec l’embarras qu’il aurait fallu. Bon, s’il n’avait pas été bourré, il aurait arboré le même sourire hilare qui s’étalait sur sa figure, cela dit. Roy ! Il ne pouvait pas mieux tomber celui-là. Quel plaisir pour lui de contrarier celui qui lui avait pris la tête quelques heures plus tôt. Non seulement Toni ne comptait pas s’excuser de la situation, mais en plus, une part de lui éprouvait un certain plaisir arrogant à l’idée d’avoir froissé son boss en empiétant sur son territoire. Car de toute évidence, c’était ce qui dérangeait Roy, à voir son regard froid et sa petite pique bien placée.

La seule chose qui effaça un peu le sourire de Toni fut la proposition osée de Sofya. Une grimace étira ses lèvres et il répliqua aussitôt toute l’outrance et la théâtralité qui seyait à la situation :

« Whooo, pas d’accord, ça va pas la tête ! Tou déconnes, y’a deux secondes, j’avais encore les aiguilles vers lé haut. »

C’est qu’il était presque moins vulgaire qu’à son habitude en étant bourré, le Toni. Roy, qui était visiblement en train d’hésiter entre se laisser envahir d’un rire nerveux et se frapper la tête contre le mur, finit par répliquer d’un ton sans appel :

« T’as qu’à aller redresser ton pendule ailleurs, c’est pas une chambre d’hôtel ici. Je vous laisse deux minutes pour virer de là.
- Non mais ça va, oh, tou peux té détendre du slip ! Fais pas genre t’as jamais fait la même chose ici, ou dans d’autres endroits dé cé fichu cabaret, monsieur lé donneur dé leçons. »

La réponse de Roy claqua avec une telle rapidité et une telle sécheresse que c’était comme si elle n’attendait que cette occasion pour sortir :

« La différence, Toni, c’est que c’est mon bureau et mon cabaret, j’y fais ce que je veux. Toi, tu prends un peu trop tes aises comme un gamin de trois ans qui se croit roi et qui frappe du pied quand on le recadre. »

Toni était peut-être ivre, mais il avait encore l’esprit assez clair pour comprendre que Roy ne faisait plus vraiment référence à ce qui se passait ici. Un orage sembla passer dans son regard, mais il prit le temps de remettre en place ses vêtements, avant de se tourner vers le chef des Veilleurs, et le toiser avec toute cette insolence qui ne l’avait pas quitté depuis leur altercation de tout à l’heure :

« C’est pas moi qui mé prend un peu trop pour lé roi, ici. »

L’atmosphère était désormais électrique entre les deux hommes, et Sofya lança une plaisanterie pour la détendre, que Toni entendit à peine, tant il fixait Roy avec une intensité pleine de ressentiment. Il n’avait jamais pu se faire à l’autorité, surtout pas à celle d’un homme qui avait autant d’ego que lui… Ce qui expliquait sans doute bien des choses sur la relation qui pouvait vite devenir conflictuelle entre les deux hommes, surtout quand on voyait qu’à l’inverse, Toni recevait un peu mieux les remarques de quelqu’un comme Jayce, plus tempéré.

Leur début de dispute aurait pu basculer vers un conflit beaucoup plus conséquent -et une partie de Toni, la plus révoltée, n’attendait que ça- mais Roy parut ravaler tout son fiel qui était sur le point de sortir, pour des raisons qu’il n’exprima pas. Il se contenta de répliquer avec froideur, en retournant vers la porte :

« Deux minutes, pas plus. »

La porte se referma sur lui, sous le regard noir de Toni, qui hésita presque à le retenir. Mais dans un élan d’orgueil, il décida qu’il n’allait pas faire cet effort-là, et se tourna vers Sofya. Voilà qui avait un peu gâché leur moment… Qu’à cela ne tienne, il n’allait pas en plus renoncer à cette soirée, sous prétexte que monsieur Roy Calder avait décidé de lui casser les bavboules.

« On va sé trouver un endroit avec moins d’ondes pourries autour ? »