La main de Juliana tremblait lorsqu'elle frappa quelques coups sur la porte de l'appartement de Roy. Qu'est-ce qu'elle faisait là ? C'était une erreur, et elle regretta presque aussitôt son geste. La jeune femme tergiversait depuis plusieurs jours, changeant d'avis environ toutes les trois minutes, et avait fini par se décider. Ce qui s'était passé ce jour-là la hantait, au point qu'elle en avait perdu le sommeil. Juliana passait de longues heures assise à sa fenêtre le soir, à observer la Promenade des marins, ressassant encore et encore son geste, guettant le moindre signe de manifestation ou d'émeute. Elle se forçait à ne pas dormir avec sa baguette magique sous l'oreiller, refusant d'adopter une attitude alarmiste, mais la gardait tout de même prudemment sur sa table de nuit. Les derniers jours avaient été infernaux pour la jeune femme qui naviguait entre plusieurs émotions contradictoires, entre colère et culpabilité, entre peur et volonté de se battre.

Le restaurant n'avait pas encore réouvert, il y avait eu des travaux à faire après la débacle entre gangs et, surtout, les Hudson ne se sentaient pas encore prêts à ouvrir de nouveau. A vrai dire, ils hésitaient même à rouvrir tout court, mais avaient reçu de nombreuses assurances de sécurité de la part d'autorités visiblement soucieuses de voir les commerces des Douze Chênes rester ouverts afin d'éviter de voir la ville sombrer dans la panique. Juliana avait fait de son mieux pour les aider mais elle était tellement choquée par ce qui s'était passée qu'elle avait du mal à se montrer très présente. Heureusement, ses patrons se montraient très compréhensifs, prenant cela pour un nouveau traumatisme après le Bloody Sunday. Et il y avait de cela. Mais, ce qui inquiétait réellement Juliana au fond, était justement le fait qu'elle n'était pas aussi traumatisée qu'elle l'aurait dû...

Ce soir, Juliana réalisa qu'elle ne supportait plus de rester seule dans son appartement à ressasser alors que la personne qui pourrait peut-être le mieux parler avec elle des conséquences de ses actes se trouvait dans la même rue. La jeune femme avait fini par se décider sur un coup de tête, enfilant une veste à la hâte avant de quitter l'appartement pour se diriger quelques immeubles plus loin.

Elle sentit son estomac se nouer quand la porte de l'appartement s'ouvrit pour laisser apparaître le visage familier de son ex. Les yeux écarquillés comme un lapin pris dans les feux du magicobus, Juliana songea un quart de secondes transplaner loin d'ici mais elle prit son courage à demain pour affronter les sentiments contradictoires qui l'étreignaient à la vue du sorcier.

"Bonsoir, Roy", le salua-t-elle d'une voix incertaine. "Est-ce que... Hum, j'te dérange ? Est-ce que je peux te parler ?"

C'était si étrange d'être ici et de faire cette requête. Elle avait un peu l'impression de se trahir elle-même, en se présentant ainsi chez cet homme qu'elle avait décidé de rayer sa vie, cet homme qu'elle prenait de haut. Mais après ce qu'elle avait fait, n'était-il pas temps de ravaler sa fierté ? Bien sûr que si. Il était temps d'inverser les rôles. C'était donc à elle d'attendre et d'espérer que Roy ne la mettrait pas à la porte comme une malpropre. Après tout, ils n'étaient pas amis et rien ne l'obligeait à lui parler...

Roy ne fut pas tant surpris de voir Juliana frapper à sa porte, quelques jours après le règlement de compte qui avait ensanglanté l’Avenue des Douze Chênes. Un instant-même, il avait songé à la voir lui-même mais s’était très vite ravisé. Pourquoi faire ? Ce serait lui signaler qu’il avait été mêlé à cette histoire, et Juliana aurait eu toutes les raisons de lui en vouloir, même de le dénoncer, compte tenu du préjudice qu’avait subi son restaurant et sa propre personne. Roy ne comptait pas se mettre en difficulté. L’équation était simple, Juliana avait un frère au BDA, son instinct de malfrat lui intimait par conséquent de se tenir loin d’elle. Il devait s’estimer chanceux qu’aucun Auror ne soit venu le chercher, après ce qu’il avait fait cette nuit-là.

S’il avait eu envie de voir la jeune femme malgré tout, c’était parce que Jayce l’avait tenu au courant de ce qu’il avait vu à l’intérieur du Triton Ardent. Roy n’avait rien exprimé à haute voix, mais la violence et l’infamie dont les sharacks avaient fait preuve envers son ex-petite amie s’étaient rangés dans la liste des nombreuses choses qu’il souhaitait leur faire payer. Il gardait simplement cela dans un coin de sa tête. Il ne pouvait pas prendre le risque d’aller la voir lui-même, juste pour s’assurer qu’elle allait bien, c’était une chose qu’il pouvait faire de loin, par le biais d’autres personnes. En vérité, exactement comme Juliana à cet instant, au pas de sa porte, Roy avait craint la façon dont elle l’accueillerait, parce qu’elle avait tous les droits d’exiger des réponses pour ce qu’elle avait subi.

Il était logique qu’elle vienne les chercher, à un moment ou à un autre. Le trafiquant ne fut donc pas réellement étonné de la voir sonner, un soir. Réflexe auto-défensif, Roy arbora un visage fermé qui ne montra rien de ce qu’il pensait, ni de ce qu’il pouvait ressentir à la vue de la jeune femme. Ce n’était pas le cas de Juliana, qui laissait voir son trouble, même, une forme de… panique ? Roy fronça légèrement les sourcils. La façon hésitante dont elle s’adressa à lui le laissa silencieux quelques secondes. Il s’attendait à ce qu’elle se montre accusatrice, furieuse, traumatisée sans doute, mais pas à ce qu’elle se fasse petite de cette façon, comme si c’était lui qui était sensé lui en vouloir. Ou l’accuser de quelque chose.

Il hésitait toujours. Il avait décidé d’éviter toute confrontation avec elle, mais qu’elle vienne d’elle-même le voir mettait à mal toutes ses bonnes résolutions. Il devinait sans mal de quoi elle était venue lui parler. Il pouvait très bien lui claquer la porte au nez et la laisser se débrouiller avec ses états d’âme, après tout, ils se sentaient tous mal et rien ne justifiait qu’il se préoccupe de la serveuse, puisque plus rien ne le liait à elle. Roy avait beau se le répéter, c’était affligeant de voir comme il ne changeait pas, comme il n’apprenait rien. Il ressentait exactement la même chose que ce qu’il l’avait poussé à soutenir Juliana à l’hôpital, trois mois plus tôt, quand elle avait perdu son père. Un élan déraisonnable vers elle, malgré ce qu’il pouvait se dire pour se convaincre de maintenir la distance qu’ils avaient instaurée. Il se détesterait sûrement plus tard d’avoir été si faible. Avec un léger soupir résigné, Roy finit par faire redescendre sa main jusque la poignée, pour ouvrir plus grand sa porte et laisser Juliana entrer.

Il la laissa pénétrer dans son appartement, assez en bazar, alors qu’il avait l’habitude de le maintenir plutôt bien rangé. Roy avait bien d’autres soucis que son ménage ces derniers temps. Il écarta d’un coup de baguette ses affaires amassés sur son canapé, qu’il désigna d’un bref geste de la main à Juliana. Puis, il prit place sur un des fauteuils, sans rien dire, se contentant simplement d’observer la jeune femme. Il était visible dans ses traits tirés qu’elle ne dormait pas beaucoup. Lui non plus. Un peu embarrassé par le silence, Roy se passa une main gênée le long de sa nuque.

« Je suppose que je ne te propose pas à boire ? Enfin, j’imagine que tu n’es pas venue pour… Bref. Ridicule, il était ridicule. Je t’écoute. »

Bien sûr qu’elle n’était pas venue boire un verre et faire la conversation. Il allait l’écouter en venir au vif du sujet, c’était mieux.

Juliana s'installa sur le canapé de Roy comme il l'y invitait, les fesses à moitié dans le vide, comme si s'enfoncer dans ce canapé la ramènerait des mois en arrière. L'hésitation de Roy à la laisser entrer avait été palpable, mais elle ne pouvait lui en tenir rigueur. A vrai dire, elle avait été soulagée qu'il la laisse entrer, même si l'envie de transplaner brutalement loin d'ici était toujours présente. Juliana rendit son regard à Roy, observant ses traits familiers qui paraissaient aussi tirés que les siens. La dernière fois qu'elle les avaient vu, ces traits, ils étaient déformés par la douleur. Elle se souvenait encore s'être demandée s'il s'en était tiré, un peu plus tard, et les sentiments confus que cette interrogation morbide avait provoqué en elle...

Un verre n'aurait pas été de refus, mais elle ne dit rien, consciente qu'il serait plutôt malvenu de réclamer. Roy l'incita à lui parler, mais elle ne savait par où commencer. Les pensées se bousculaient dans son esprit et elle finit par s'exprimer d'une façon hachée, lâchant en vrac toutes les pensées qui s'accumulaient en elle.

"Qu'est-ce qui s'est passé ce jour là, Roy ? Il... Les journaux ont juste parlé de règlements de compte entre mafieux, ils n'ont pas expliqué le pourquoi du comment, mais j'ai besoin de savoir. Il y avait ces hommes au Triton, on a senti tout de suite que c'était pas net, j'ai appelé les aurors mais il s'en est pris à moi et surtout à Joel, et après j'étais tellement, tellement en colère... Tu n'étais pas là, mais je t'ai vu plus tard sur l'Allée, tu... Il... J'ai voulu te venir en aide mais il y avait cet homme, ce...celui qui a attaqué Joel, je..."

Ses mains se mirent à trembler et elle les posa sur son front, avant de fermer les yeux et de prendre une grande inspiration. Elle était actuellement dans l'appartement d'un mafieux dont elle n'avait qu'une connaissance très limitées des activités, qui avait été impliqué dans une guerre des gangs meurtrière, et elle s'apprêtait à lui confesser le meurtre d'un homme qui était peut-être son chef. Ce n'était pas l'idée du siècle, vraiment pas. Pourtant, quel choix avait-elle ? Ce n'était pas comme si elle pouvait voir les aurors. Elle ne pouvait parler de cela qu'avec Lilly, qui n'avait pas plus de connaissances qu'elle des activités de la pègre de Bristol. Roy était celui qui détenait les réponses qu'elle attendait, et elle avait besoin de savoir. Savoir qui elle avait tué, quel rôle Roy avait joué dans tout cas, si sa vie était en danger, si elle pouvait s'attendre à des actes de vengeance.

"Je crois que c'était le chef, Merlin, Roy, je crois que... C'est celui dont la Gazette a fait le portrait... Je crois que j'ai fait la plus grosse bêtise de ma vie."

Otant ses mains de son front, elle redressa vers Roy un visage qui exprimait sa détresse. Son ton était un peu hystérique lorsqu'elle confessa, avec un petit rire nerveux :

"Je l'ai tué !"

Roy ne dit rien en attendant que Juliana s’exprime. Il devinait de quoi elle allait lui parler, pour qu’elle se présente chez lui, avec une expression si bouleversée sur le visage, il n’y avait pas trente-six solutions. Ils avaient vécu le même drame, Roy s’efforçait simplement de masquer à quel point cela l’avait atteint. Mais n’importe qui le connaissant un peu aurait vu qu’il avait changé. Juliana… aussi. Il en avait l’impression. Mais c’était peut-être simplement le choc des derniers évènements.

La langue de son ex finit par se délier, et fournir quelques premières réponses. Roy conserva le silence, le temps que Juliana finisse de dire tout ce qu’elle avait besoin de dire, mais certaines de ses phrases éveillèrent chez lui de légères réactions. Un froncement de sourcils au moment où elle évoqua son agression, un petit mouvement comme s’il allait prendre la parole, quand elle réclama des explications, un léger frémissement lorsqu’il comprit qu’elle l’avait vu sous l’emprise du Doloris. Et puis… La surprise, le choc, qui lui fit ouvrir rond les yeux, quand elle acheva son discours.

Par Merlin. Juliana parlait de Joe Sparkles, le chef des sharacks, qui était tombé cette nuit-là. Si Roy faisait partie des nombreuses personnes qui auraient aimé offrir des fleurs à son assassin, les sharacks, eux, réclamaient vengeance. Et c’était… Juliana. Juliana, la serveuse sans histoire, la jeune femme d’à peine vingt trois ans, pas spécialement duelliste, avait abattu le chef d’un des gangs les plus craints de Bristol. Si les circonstances avaient été différentes, Roy aurait pu se montrer admiratif, mais c’était bien trop grave pour se laisser aller à la plaisanterie. De quelques phrases, Juliana venait de résoudre le mystère qui secouait la Voie des Miracles depuis quelques jours. Si les rumeurs allaient bon train sur le responsable, personne n’avait réellement vu qui avait abattu Joe Sparkles, ou en tout cas, pas des sharacks. Juliana ne serait sans doute pas en vie, autrement… Mais combien de temps cela durerait-il ? Quelqu’un, au pire, un autre trafiquant, au mieux, un passant qui n’avait rien à voir dans cette guerre avait forcément vu ce qui s’était passé. Combien de temps avant que cela ne parvienne à l’oreille d’un allié de Gros’Joe ? Juliana en avait-elle conscience ? Avait-elle idée du pétrin dans lequel elle s’était fourrée ?

Au regard qu’elle posait sur lui en se confessant, Roy comprit que paniquer n’était pas la meilleure chose à faire. Il s’efforça d’enfouir toute son incrédulité, son inquiétude, ses sentiments contradictoires qu’il ressentait à l’égard de Juliana, et qui étaient réveillés par le simple fait de la voir dans un tel état de détresse. Il n’était plus à cette période où il aurait pu la serrer dans ses bras pour lui apporter son soutien. Il aurait voulu, oh, comme il l’aurait voulu, se rendit-il compte, alors que ses yeux tombaient sur les mains tremblantes de Juliana. Que pouvait-il faire d’autre ? Une barrière s’était érigé entre eux deux depuis, et pourtant, c’était lui que Juliana était venue voir. Elle devait croire qu’il était capable de l’aider. Roy dut se faire violence pour ne pas avoir de geste envers elle. Il croyait qu’il avait résolu cette question… Que nenni. Il n’avait fait que lui tourner le dos. Il était peut-être temps d’accepter de voir que, derrière les innombrables couches de fierté dont il se drapait, Roy n’avait toujours pas tourné la page.

Ce n’était pas le moment d’y penser, toutefois. La conversation était bien trop sérieuse, il y avait encore beaucoup de choses qui devaient être dites. Le trafiquant finit par mettre ses hésitations de côté et prendre la parole à son tour :

« C’était Joe Sparkles, le chef des sharacks, le gang qui contrôle le port. Tu sais, quand on dit que Bristol a le taux le plus élevé d’accidents de noyade ? Eh ben, c’est pas toujours des accidents… Bref, ce gars était une belle ordure qui vivait sur du chantage et du racket, il méritait de crever dans tous les cas. »

Il savait que ce fait ne consolerait probablement pas Juliana sur ce qu’elle avait fait, mais elle avait l’air de vouloir savoir qui elle avait tué. Aux yeux de Roy, la mort de Sparkles n’avait rien d’une perte, c’était même plutôt un peu d’abjection en moins dans ce monde. Il posa un regard un peu incertain sur la jeune femme. Elle était venue chercher des réponses, la seule chose qu’il pouvait faire pour l’aider était de les lui fournir, mais pouvait-il tout dire ? Tout révéler de son implication, notamment ? Roy n’était pas tout blanc dans cette histoire, loin de là. Inexplicablement, il n’avait pas envie que Juliana sache tout. Au fond, il n’avait pas envie qu’elle le voit comme ce qu’il était : l’un des responsables.

« Ce soir-là… les sharacks ont voulu tendre une embuscade à un autre gang. Les deux hommes que tu as vus au Triton étaient les deux chefs, ils étaient sensés conclure une affaire, mais ça a mal tourné. Sparkles s’est fait démasquer. Et ça a complètement tourné au massacre quand il l’a compris. Il a donné des directives pour mettre Bristol à feu et à sang pour pouvoir sauver sa petite personne et… Voilà, la suite, tu la connais. »

Il posa un regard entendu sur la serveuse, qui devait avoir déploré plusieurs pertes, entre son restaurant, les Hudson qui avaient été attaqué, et elle-même, qui avait subi des sévices. Y repenser le crispa de nouveau, cette fois-ci, il ne parvint pas à masquer totalement son impuissance.

« Ca n’aurait jamais dû prendre ces proportions. Julia, je… »

Il aurait voulu dire qu’il était tellement désolé qu’elle ait été mêlée à cela. Ce ne fut pas l’affliction qui le fit taire et baisser le regard, mais la colère. La fureur le faisait bouillir depuis quelques jours, déjà, savoir ce qui était arrivé à Juliana ne faisait qu’y rajouter. Il se passa une main nerveuse sur le visage, avant de se tourner de nouveau vers son ex petite amie.

« Je vais pas te mentir, Julia, je pense que tu t’en doutes déjà, mais ce que t’as fait ne peut pas rester sans conséquences... Comment tu te sens, par rapport à ça ? »

Juliana savait pertinemment qu'elle n'aurait pas dû se sentir mieux en écoutant Roy lui affirmer que l'homme qu'elle avait tué "méritait" de s'être fait assassiner. Une personne normale aurait considéré que l'acte même de tuer justifiait qu'elle se sente infiniment coupable et honteuse. Une personne normale aurait considéré que, peu importe ce qu'il avait pu faire de son vivant, Joe Sparkles ne méritait pas de mourir ainsi, sur le pavé détrempé de la Promenade des Marins, désarmé et pathétique. Mais il le méritait, il le méritait vraiment ! Juliana ne parvenait pas à se sentir vraiment désolée pour avoir rendu le monde un peu meilleur en éliminant une raclure de la pire espèce, un chef de gang qui était à l'origine d'un nouveau bain de sang. En dépit de tout sentiment de culpabilité, elle se sentait réellement mieux à l'idée que jamais plus Gros' Joe n'entrerait dans son restaurant, ne torturerait son meilleur ami ni ne lècherait sa joue. Au fond, elle se considérait encore comme la victime, et lui comme le bourreau... Et puis Juliana n'était plus une personne normale. Elle l'avait été, avant, autrefois, mais quelque chose en elle s'était brisée, ce jour là, sur le Chemin de Traverse. Comme si elle n'avait pas tout à fait échappé à la mort, finalement, mais qu'elle l'avait conservé dans son sillage.

En d'autres circonstances, elle aurait crié sur Roy pour éluder ainsi la question de savoir quelle avait été sa part dans tout cela, mais elle n'était pas sure de vouloir connaître la réponse. Sa façon de lui répondre lui indiquait la seule chose qu'elle avait vraiment besoin de savoir : Roy n'était ni l'investigateur de ces crimes - comme elle se l'était imaginé, il n'était pas en position d'autorité - ni l'un des membres du gang de son clan. Roy n'était pas un Sharacks et, surtout, il semblait sympathiser à ce qui lui arrivait.

"Comment j'me sens ?", répéta-t-elle en secouant la tête. "Mal, bien sûr ! Je ne comprends pas commment ça a pu arriver, ça me dépasse ! Qu'est-ils foutaient au Triton, en pleine journée, pour commencer ?! Pourquoi ? Pourquoi ça nous est tombé dessus, encore ?!"

Consciente que se défouler sur Roy ne l'emmènerait pas très loin, Juliana tenta de se calmer pour répondre à sa question.

"J'ai peur, Roy ! J'ai peur des aurors, mais j'me dis que s'il y avait eu des témoins directs, j'aurais déjà été arrêtée. Et puis surtout j'ai peur de... Je ne sais pas, d'un accident de noyade, j'imagine."

Un sourire amer étira ses lèvres et elle se leva du canapé, incapable de rester en place, pour faire quelques pas nerveux dans la pièce. Les paroles de Roy faisaient lentement leur chemin dans son esprit, alors qu'elle craignait que son geste, pour lequel elle avait tant de mal à éprouver des remords, aurait des conséquences irréversibles sur sa vie, et potentiellement sur son entourage. Et si elle attirait plus d'ennuis encore aux Hudson, ou pire, à sa famille ? Et si elle venait de signer son envoi en prison, ou pire, son arrêt de mort ? Cette dernière option était la plus probable. Juliana n'avait pas osé sonder son frère, mais d'après Lilly, qui semblait avoir des relations, les aurors n'avaient pas Juliana dans le radar. Mais cela ne signifiait pas qu'elle était à l'abri d'une vengeance de la part des Sharacks... Comment une telle chose pouvait arriver ! Elle n'avait fait que se défendre, Merlin, elle avait été attaquée ! Et pourtant...

Pourtant, elle l'avait poursuivi. Elle l'avait combattu. Elle l'avait regardé dans les yeux alors qu'il était démuni devant elle et elle l'avait abattu, froidement. Sans grande hésitation, au demeurant. Juliana avait parfois l'impression que c'était une autre personne qui avait accompli cet acte. Cela ne lui ressemblait tellement pas ! Elle était une jeune serveuse pleine de vie, pleine d'entrain, appréciée, chaleureuse. Elle aimait passer ses soirées avec Alicia, jouer aux cartes avec Joel, au Quidditch avec Eliott ou faire de la musique avec Irving.

Tuer avec Lilly n'avait jamais fait partie de ses plans.

"Je suis terrifiée, je ne sais pas du tout ce que je suis censée faire maintenant. Comment je pourrais savoir ? C'est pas mon monde, c'est pas moi, enfin... J'ai jamais pensé... Jamais imaginé..."

Si elle avait tant de mal à le dire, comment diable avait-elle pu le faire ? Pourquoi est-ce que "j'ai tué" était-il plus dur à dire que la formule de mort ? Quel genre de personne était-elle ?!

"J'ai jamais pensé que je tuerais quelqu'un", souffla-t-elle finalement, en se tournant vers la fenêtre. Faisant mine d'observer le ciel d'un noir d'encre, elle inspira profondément pour tenter de réfréner les larmes qui lui brûlaient les yeux. Larmes de confusion, d'angoisse, de colère, qui finirent par dévaler ses joues et qu'elle essuya d'un geste rageur. Elle avait l'impression d'avoir été aspirée dans une spirale de ténèbres, impression qui lui donnait le vertige, comme si elle ne faisait que s'enfoncer un peu plus à force de se débattre. La jeune femme avait besoin d'un allié, d'un soutien, mais comment savoir si Roy était cette personne ? Tant d'ombres subsistaient autour de lui, des ombres qu'il n'avait pas voulu lever lorsqu'ils étaient ensembles, et qu'elle désespérait aujourd'hui de voir se dissiper. Elle avait besoin de savoir sur quel pied danser.

Juliana se détourna de la fenêtre et posa un regard troublé sur le jeune homme. La question qu'elle lui posa trahissait son besoin de combler ce fossé d'ignorance qui les séparait. Car, qu'elle le veuille ou non, Juliana avait mis un pied de son côté de la ligne... Ou, plus exactement, y avait sauté à pieds joints. Alors elle avait besoin de savoir.

"Ca t'est déjà arrivé ? De tuer quelqu'un ?"

C’était prévisible que Juliana se mette en colère. Elle n’avait pas changé de ce point de vue là, toujours aussi impulsive. Roy soupira légèrement. Se défouler sur lui, elle pouvait. Il avait bien plus de responsabilité dans l’histoire qu’il ne laissait le croire. Sans compter que du point de vue du Bristolien « normal », sans histoires louches, voir leur ville se faire ainsi assaillir par la pègre ne devait rien avoir de plaisant.

« Calme-toi, Julia… » tenta t-il.

Elle finit par le faire d’elle-même. Son aveu le laissa silencieux d’impuissance. Il ne s’inquiétait pas tant des Aurors -après tout, Juliana avait un frère au BDA- mais un « accident de noyade », en revanche, c’était bien ce qu’il craignait pour elle, lui aussi. Alors qu’elle se levait et faisait les cent pas dans la pièce, Roy resta assis, à ruminer ses sombres pensées. C’était dingue, il fallait toujours que la situation dérape. Ne pouvait-il pas contrôler quelque chose, dans sa vie ? Il n’avait jamais voulu que ses proches soient atteints à ce point par des évènements qui n’auraient du concerner que des personnes comme lui. Ni Eden, ni Juliana. A présent, c’était trop tard, beaucoup d’innocents avaient été impliqués. Le problème était que Roy avait tendance à considérer les pires solutions, au lieu d’envisager les remèdes. Répondre au mal par un autre mal… Il s’était laissé embarquer dans cette logique depuis un moment, aussi ne songeait-il à rien d’autre qu’à faire de la purée de sharack, à cet instant.

Cela ne sauverait probablement pas Juliana, c’était un autre problème. Il tourna la tête, au moment où il crut entendre un reniflement. Si elle se mettait à pleurer… Merlin, elle pleurait. Parfait. Et maintenant ? Que pouvait-il faire ? Pris d’un élan, Roy se leva à son tour, et pourtant, il s’arrêta derrière elle, à quelques pas seulement. S’il avait su que Juliana cherchait un soutien en venant le voir, et pas seulement des réponses, il aurait peut-être osé un geste vers elle. Lui non plus ne savait plus sur quel pied danser, en sa présence. S’il s’écoutait, il ne serait sans doute pas resté immobile, derrière elle, à se demander si c’était raisonnable de la prendre dans ses bras ou pas. Si c’était sa place ou non. Depuis quand se souciait-il d’être raisonnable ?

La question que lui posa Juliana interrompit le cours de ses pensées. Sans le savoir, elle venait de poser le doigt sur un détail qui le rapprochait de sa situation, à cet instant. S’il y avait une chose à laquelle il pouvait compatir, c’était à ce que traversait la serveuse actuellement, car elle n’était pas la seule à avoir tué, ce soir-là.

« Oui… Au même moment que toi. »

Il semblait que c’était à son tour de faire des aveux. Comme c’était ironique que cela ne soit que maintenant qu’il lui révèle des choses sur ses activités, alors qu’il avait tenu secret ce pan de sa vie quand ils étaient encore ensemble, et que c’était entre autre ce qui les avait fait rompre. Il eut l’impression étrange que sa question les ramenaient des mois en arrière, lorsqu’elle lui demandait de se justifier, sur ses activités. Un peu comme s’ils poursuivaient cette discussion, à retardement, comme s’ils s’expliquaient, enfin. Et Roy ne pouvait même pas prétendre qu’il était quelqu’un de meilleur que l’idée que Juliana avait eu de lui, en apprenant qu’il était mafieux. Non, il avait tué quelqu’un. Une seule personne, dans une situation exceptionnelle. Mais il avait tout de même tué.

Et puis, si on pouvait dire les choses de cette façon, Roy n’avait pas autant d’excuses que Juliana. Andy McStay n’était pas aussi ignoble que Sparkles. Il avait peut-être même une femme, des enfants, mais Roy préférait ne pas y penser. Il sentit que ses problèmes de conscience agitaient autant Juliana, si ce n’était plus, que les risques qu’elle courait. Elle ne devait pas, elle devait avancer, ça, Roy en était persuadé. Cette fois-ci, il fit un geste vers elle. Il posa ses deux mains sur ses épaules, désireux qu’elle imprime bien ce qu’il allait lui dire.

« Ecoute, tu l’as fait parce que tu as senti que c’était ce qu’il fallait faire, n’est-ce-pas ? Tu as eu raison. Combien de temps tu crois que Sparkles t’aurait laissé, avant de revenir à ton restaurant ? C’était pas le genre d’homme à laisser couler quoique ce soit, il serait revenu, rien que pour te faire du mal à toi, ou aux Hudson, pour te faire payer d’avoir appelé les Aurors. Alors tu as eu raison d’éliminer ce salaud quand t’as eu l’occasion de le faire, ça aurait été pire, autrement. »

Ses mains s’étaient serrées un peu plus autour des épaules de la jeune femme, car, malgré lui, il ne parvenait pas à réfréner sa colère à la pensée de Gros’Joe qui avait pris en otage Juliana, comme le lui avait raconté Jayce. Il ne parvenait pas à effacer sa frustration de ne pas avoir été là pour lui régler son compte lui-même. Un instant, son regard sombre plongé dans celui de Juliana, il eut l’impression qu’il avait trop laissé voir ce qu’il ressentait. Roy desserra son emprise sur elle, s’efforçant de prendre un air moins… impliqué.

« Ne perds pas ton temps à t’en vouloir pour ce genre d’ordure, ok ? Concentre-toi plutôt sur ta sécurité. »

Il réfléchit quelques secondes. Sortir Juliana de ce mauvais pas, il ne savait pas s’il en était capable. Une fois de plus, Roy s’en voulut de ne pas être plus puissant dans son monde, de ne pas pouvoir exécuter ses vengeances comme il le voulait. Mais ce n’était pas le moment de ruminer cela, il le faisait déjà suffisamment ces derniers temps, à longueur de journée.

« Tu en as parlé avec ton frère, déjà ? J’imagine qu’il peut faire pression, si jamais l’enquête envisage une piste vers toi. »

Ce n’était pas le plus inquiétant, toutefois. Juliana avait raison d’être terrifiée. D’éventuelles représailles lui pendaient au nez, elle ne savait sans doute pas tout ce dont un malfrat de la Voie des Miracles était capable, surtout en ces temps de violence exceptionnelle, mais elle en avait eu un petit aperçu, le soir du vingt-et-un septembre.

« Les gens parlent dans la Voie. S’il y a des personnes qui t’ont vu tuer Sparkles, elles ne se sont pas manifestées pour l’instant, poursuivit t-il pensivement, ça il en était certain. Hum, je peux essayer de savoir ce que les rumeurs disent précisément… Est-ce que tu as eu l’impression d’être suivie, ces derniers jours ? »

Il était conscient que ses questions l’inquiéteraient probablement, mais il devait lui faire prendre conscience des risques qu’elle courait s’il voulait l’aider. Maintenant qu’elle avait posé un pied dans leur monde, elle se devait d’en connaître les règles, si elle voulait en ressortir.

Juliana écarquilla les yeux de surprise. Elle ne s'était pas attendue à une telle réponse, à vrai dire, persuadée que Roy allait soit écarter sa question avec indignation, soit lui confirmer avec désinvolture qu'il se chargeait régulièrement de faire passer l'arme à gauche à ses rivaux. Jamais il ne lui avait traversé l'esprit que le carnage de la dernière fois, dans lequel il semblait clairement impliqué, pouvait avoir été un moment clef pour lui aussi. Oh, elle avait bien vu le Doloris, mais à en juger par ce qu'elle avait pu constater ce jour là, ce type de personnes n'hésitaient pas à employer les Impardonnables... Et ce genre de choses ne s'improvisait pas. Que cette journée ait marqué pour Roy une nouveauté la surprenait et elle cessa un instant de penser à sa propre situation.

Avant d'y revenir bien vite lorsque Roy posa les mains sur ses épaules, et lui dit exactement ce qu'elle avait besoin d'entendre. Oh, la petite voix de sa conscience lui soufflait bien qu'elle ne devrait pas céder si facilement à la logique de Roy, dont elle avait si longtemps méprisé l'absence de morale. Pourquoi se laisserait-elle convaincre aujourd'hui, parce que ça l'arrangeait bien de se dire que oui, cet homme avait mérité son sort et que non, elle ne devait pas laisser le poids de la culpabilité l'écraser ? Roy n'était pas le mieux placé pour lui servir de repère moral et pourtant, à cet instant, c'était tout ce qu'elle avait. Tout ce qu'elle voulait avoir... Un frisson de dégoût et d'angoisse la parcourut à l'idée que Gros Joe serait revenu au Triton. Qu'aurait-il fait au restaurant, à ses amis ? Que lui aurait-il fait à elle, qui avait osé le défier, et qu'il semblait trouver clairement à son goût ? Mieux valait ne jamais penser à cela. Elle s'était arrangée pour ne jamais avoir à le découvrir, elle avait supprimé la menace à la source et, si ce geste avait provoqué une nouvelle menace pour elle, elle était prête à l'affronter.

"Ca aurait été pire", répéta-t-elle d'une façon quasi-imperceptible, plus pour elle que pour lui. Son regard croisa celui de Roy, sombre, intense, et elle garda le silence, troublée. Elle se sentit paradoxalement soulagée et un peu déçue lorsque Roy desserra son étreinte sur ses épaules pour revenir à des considérations plus pragmatiques, celles de sa sécurité. Oui, elle avait besoin de son soutien matériel, pour ne pas se faire assassiner la prochaine fois qu'elle mettrait le pied dehors, mais... Peut-être bien que ce n'était pas la seule chose qu'elle était venue chercher auprès de lui.

"Mon frère..."

Juliana esquissa une grimace significative.

"Je ne lui en ai pas parlé, non. Tu sais, mon frère c'est un peu... Le gentil auror de la famille. Il respecte les lois, il croit en la justice et pas en la vengeance, il... Il ne comprendrait pas."

Instaurer une distance entre Hayden et elle ne lui plaisait pas, mais avait-elle le choix ? Elle n'avait aucun moyen de savoir comme Hayden réagirait s'il l'apprenait, et plus que tout, elle ne voulait pas voir son regard sur elle changer. Ils avaient toujours été proches et elle ne voulait pas que cela change, pas pour cela. Déjà qu'elle ne savait pas comment se comporter vis-à-vis d'Alicia... Une boule d'angoisse se noua dans son estomac et elle s'efforça de revenir à des considérations plus terre-à-terre.

"Mais j'ai une Oubliator de mon côté", ajouta-t-elle en omettant consciemment le nom de Lilly. Roy et elle se connaissaient, mais elle n'était pas certaine que Lilly soit ravie qu'elle dévoile son implication dans cette affaire à quelqu'un comme lui. "Elle était avec moi au moment du meurtre, on a combattu Sparckles ensemble en fait. Elle dit que les aurors ne sont pas après moi. Pour l'instant..."

Avait-elle l'impression d'être suivie ? Voilà une question fort rassurante, songea-t-elle avec amertume. A vrai dire, obtenir des informations auprès de Roy sur les rumeurs qui circulaient sur la Voie ne lui plaisait guère, mais elle n'avait pas vraiment le choix.

"Non... Je ne crois pas, je ne sais pas. J'ai tellement peur que j'ose à peine mettre le pied dehors", avoua-t-elle en baissant le regard, sentant des larmes de consternation embuer ses yeux. Comment avait-elle pu se mettre dans une pareille situation ? Et qu'avait-elle espéré en venant ici, au juste ? Que Roy la prenne dans ses bras, et lui dise que tout irait bien ? Tout n'irait pas bien, et c'était bien la seule chose qu'il pouvait faire, lui confirmer qu'elle s'était mise dans une sacré mouise.

"Aide-moi", implora-t-elle en redressant le visage. "Explique-moi... Explique-moi comment ça fonctionne, quel est ton rôle dans tout ça, ce que je peux faire pour me protéger, je... Je ne peux pas me défendre si je ne sais pas contre quoi je me bats. S'il-te-plait, tu peux me faire confiance, ce n'est pas comme si j'allais balancer quoi que ce soit aux aurors de toute façon."

Un petit rire nerveux la secoua. Il était temps de mettre sa fierté de côté et voilà pourquoi elle ajouta, la voix incertaine :

"Je sais que tu ne me dois rien mais... J'ai besoin de toi."

Oui, elle avait besoin de lui. Parce que lui seul était en mesure de comprendre ce qu'elle ressentait à cet instant, et de lui apporter des conseils, et du réconfort. Parce que lui seul pouvait lui indiquer les codes d'un monde qu'elle devait combattre, et ainsi lui ouvrir la Voie des Miracles...

Hayden McNeil, le gentil auror de la famille ? Si Juliana savait… Elle n’était pas la seule McNeil à avoir réalisé quelque chose d’illégal, aussi propret pouvait avoir l’air son frère. Mais ce n’était pas à Roy de lui révéler les secrets d’Hayden, après tout, cela ne le concernait plus. Si Juliana avait du soutien via une autre personne du ministère, c’était déjà un bon point.

De nouveau, Juliana se laissa submerger par ses émotions, et de nouveau, Roy se trouva dans une position inconfortable face à elle. Il ne voulait pas la voir pleurer. Il voulait l’aider, réellement. Il voulait faire tellement plus que juste lui donner des informations, lui expliquer froidement ce qu’elle risquait. Ces derniers jours, il avait eu l’impression d’être dans la peau d’un autre, d’un homme extrêmement dur, obnubilé par ses objectifs, presque sans coeur. Sans doute sans le vouloir, Juliana avait réveillé le Roy impulsif, en proie à ses passions, à ses envies, à ses coups de tête qu’il avait toujours été. Et pas seulement, elle venait aussi de le toucher dans une partie de lui qu’il avait profondément enfouie depuis leur rupture, par fierté, par déni. Cela ne pouvait pas lui arriver, pas à lui. Tomber amoureux de la femme qui l’avait largué sans le moindre regret ? Non, il avait plus d’amour-propre que cela.

Pourquoi alors ressentait-il un tel élan vers elle, alors qu’il s’était convaincu qu’il avait tiré un trait sur elle ? Pourquoi le simple fait de la voir si fragile, si suppliante suffisait à faire fondre toutes ses bonnes résolutions ? Roy fit taire toutes ces interrogations entêtantes, qui l’empêchaient bien trop d’agir à son goût. Il allait craquer, il avait déjà craqué, dès l’instant où il avait laissé son ex entrer chez lui, alors qu’ils avaient coupé tout contact. Roy posa de nouveau une main sur son épaule de Juliana, mais cette fois-ci, il osa l’attirer contre lui. La serrer dans ses bras, c’était ce qu’il avait envie de faire depuis le début, et il sentait que c’était ce dont avait besoin la jeune femme aussi. Il était stupide, vraiment stupide… Il était en train de consoler une femme à qui il ne devait effectivement rien, si ce n’était de la rancoeur. Cela ne le ressemblait pas du tout, il s’était toujours montré beaucoup plus égoïste. Pourtant, il avait envie de réconforter Juliana, sincèrement, même s’il n’en obtenait rien en retour -parce qu’il n’en obtiendrait rien en retour, c’était certain. Le sentiment d’espoir qu’il l’avait pris, au moment où elle avait déclaré avoir besoin de lui était complètement déraisonnable… Et vain.

Il lui frottait doucement le dos, en espérant qu’elle ne percevrait rien de son trouble, malgré leur proximité. Dans quoi s’était-il fourré, sérieusement ? se répétait-il, avec un soupir, en son for intérieur. Paradoxalement, il prenait un peu trop goût à la situation. Si elle était venue le voir, c’était parce qu’elle y avait trouvé son intérêt, Roy en était conscient. C’était justement ce qui le poussait à profiter de ce bref instant. Il n’aurait sans doute plus l’occasion de tenir Juliana contre lui, après ça.

« Ca ira. On va trouver une solution, ok ? Tu es une femme forte. » C’était précisément ce qu’il avait toujours aimé chez elle, mais ça, Roy se garda de le dire. « Ca va le faire, fais-moi confiance. »

Il attendit qu’elle se calme un peu, avant de s’écarter légèrement, et croiser son regard. Brièvement, ses mains vinrent encadrer son visage, et il chassa de son pouce une dernière larme sur la joue de Juliana. Mais il s’empressa de reposer ses mains sur ses épaules, avant de trop se laisser aller. Elle l’avait suffisamment réussi à le troubler comme ça. Roy s’efforça de retrouver une expression moins affectée, alors qu’il se décidait à livrer les explications que la serveuse réclamait tant :

« La Voie est très agitée en ce moment. Ca fait des mois que ça dure, ça a commencé par quelques règlements de compte isolés après l'affaire Chaudrillon, mais les choses ont empiré cet été. Tu imagines bien qu’avec ce qui s’est passé il y a quatre jours, on marche tous sur des braises… La Voie s’est toujours déchirée entre plusieurs gangs, la plupart du temps, les accords tiennent et chacun reste sur son territoire, mais parfois, il y a des débordements. Il suffit qu’il y en ait un pour allumer la mèche et ça peut vite tourner à une guerre entre nous, c’est comme ça que ça marche. Mais ce sont juste des prétextes, pour essayer de devenir plus fort, tu comprends ? Dans quelques semaines, il y aura peut-être un gang, ou deux, ou trois, qui parviendront à prendre le dessus et qui imposeront un autre partage du marché. »

Il laissa quelques secondes à Juliana, pour qu’elle assimile ses paroles, puis poursuivit, en serrant légèrement son emprise sur elle :

« Je te dis tout ça parce qu'il faut que tu comprennes que la mort de Sparkles t’a peut-être mis à dos ses hommes, mais elle a aussi arrangé énormément de personnes -beaucoup plus que ce que tu peux croire- dont moi, d’ailleurs. Je fais… en quelque sorte partie du gang que Sparkles a voulu piéger ce soir-là, précisa t-il, avec une légère grimace, il n’avait jamais aimé qu’on le considère à la botte de Griggs. Il y a des personnes qui peuvent te protéger, maintenant. Je peux te protéger, Juliana. Si tu me fais confiance. »

Et rien n’était moins sûr, compte tenu de leur histoire à tous les deux, mais après tout, c’était lui qu’elle avait choisi de voir, c’était à lui qu’elle demandait de l’aide. A la façon dont il la regarda, Roy voulut lui faire comprendre qu’il ne lui mentait pas, cette fois-ci. Il était prêt à lui fournir son aide, et il avait bien plus de moyens que quelques mois auparavant. Cette guerre de gangs n’avait pas eu que des répercussions négatives sur lui, il avait de nouvelles responsabilités depuis, et d’autres alliés qui pourraient bien lui servir. Pris dans ses pensées, Roy lâcha la serveuse l’espace d’un instant. Il fit quelques pas vers la fenêtre, où Juliana s’était accoudée, plus tôt. Les yeux plongés sur Bristol illuminée, sous un ciel d’encre, il réfléchissait.

« Il faudrait étouffer l’affaire… Ou trouver une sorte de bouc-émissaire… » dit-il, le ton plus bas, davantage pour lui-même.

Tout ce que Juliana risquait étaient des rumeurs, pour le moment. Il suffisait simplement de les faire se diriger vers quelqu’un d’autre… Des hommes à faire payer pour un crime, ce n’était pas ce qui manquait dans la Voie. Roy décida de réfléchir à la question avec Jayce, et de poser surtout quelques questions à Travis, qui devait être bien plus au courant que lui de ce qui se chuchotait chez les sharacks, actuellement. Il se tourna de nouveau vers Juliana.

« Tout ce que tu peux faire, pour le moment, c’est prendre soin de toi. Ne reste pas enfermée chez toi, continue d’aller travailler normalement. C’est quand tu es chez toi, toute seule, que tu es plus vulnérable. Il vaut mieux que tu sois toujours entourée, par plusieurs personnes. Sors comme tu as l’habitude de le faire, déplace-toi à des endroits différents… Si jamais quelqu’un te suit, tu finiras par le voir. Et... Reste sur tes gardes. Si quelqu'un vient te voir pour te parler de Sparkles, même si tu as l'impression qu'il veut t'aider, fais mine de ne rien savoir. Tout serait simple si c'était les sharacks contre le reste du monde, mais ce n'est pas le cas, il y a toujours des gens retors qui ont plusieurs intérêts dans cette histoire. Bref... Dans tous les cas, si jamais quelque chose te paraît suspect, viens m'en parler. »

C’était tout ce qu’il pouvait faire pour le moment. Lui donner quelques directives, la rassurer. Son inquiétude ne devait sûrement pas être dissipée, c’était normal, mais Roy espérait pouvoir la décharger un peu de ses craintes en lui assurant son soutien. Il revint à sa hauteur, esquissa un geste pour lui saisir les bras, mais finit par rabaisser les mains au dernier moment et détourner le regard, avec un léger soupir. La situation restait toujours délicate pour lui, il ne parvint pas à masquer son embarras, cette fois.

« Ca va aller ? »

Juliana sentit quelque chose en elle céder quand Roy la prit dans ses bras. Laissant libre cours à ses larmes, elle se laissa attirer contre lui et s'accrocha à son cou, oubliant dans cette étreinte rassurante ses peurs et sa culpabilité. Peu importait que celui qui la consolait était également celui envers qui elle avait gardé une rancoeur - justifiée - pendant plusieurs mois. Comme ce jour là à Sainte Mangouste, il était là quand elle avait besoin de lui, au-delà de tout ce qui pouvait les opposer, au-delà de leurs conflits d'ego et d'idéaux. A croire que quelque chose les unissait malgré tout, qui transcendait les hauts et surtout les bas qui pouvaient agiter leur relation - ou plutôt leur non-relation. Et c'était bien pour cela qu'elle savait qu'elle pouvait lui faire confiance, à cet instant, elle ne doutait pas de sa sincérité. Elle ne lui aurait pas fait confiance pour lui rester fidèle s'ils avaient été en couple, mais elle avait l'impression de pouvoir compter sur lui pour quelque chose d'aussi grave que sa propre vie. C'était assez paradoxal et elle ne se l'expliquait pas, c'était ainsi, tout simplement.

"D'accord", souffla-t-elle en guise de réponse, tandis que son flot de larmes se tarissait. Elle se sentait mieux lorsqu'elle s'écarta un peu de Roy, mais le geste presque tendre qu'eut Roy à son égard la troubla et elle se demanda si elle n'avait pas dépassé une sorte de limite en venant aujourd'hui, en s'appuyant sur Roy qui, après tout, restait son ex. Elle était bien placée pour savoir qu'il était très doué pour se montrer insensible, mais dans quelle mesure cela était-il un acte ? Roy n'était pas qu'un fils de botruc sans émotions, elle ne serait jamais tombé sous son charme sinon, elle le savait bien. Bien sûr, il s'était montré particulièrement infect lors de leur rupture, mais peut-être que ce n'était pas simplement l'égo qui parlait, peut-être l'avait-elle réellement blessé. Comment le savoir ? Et, surtout, comment pouvait-elle s'inquiéter d'éventuels sentiments latents entre eux alors que la situation était autrement plus grave ? Juliana devait se concentrer sur ses priorités, à cet instant, et elles impliquaient pour l'heure de se concentrer sur sa survie. Voilà pourquoi elle se sentit un peu soulagée de voir que l'instant de grâce était passé et que les affaires sérieuses reprenaient.

Juliana écouta avec attention ce que lui disait Roy, retenant pour elle ses commentaires amers pour éviter de le froisser. Elle ne put s'empêcher de tiquer lorsqu'il évoqua un "prétexte". Est-ce que ces morts de passants qui n'avaient rien demandé à personne, sur la Voie des Douze Chênes, n'étaient que des prétextes ? Est-ce que ce qui s'était passé au restaurant n'était qu'un prétexte ? Au fond, elle savait bien que oui, mais ce n'était pas une idée très agréable à entendre. Cette simple redistribution de pouvoir entre gangs avait eu tant d'impacts sur sa propre vie, elle commençait à sentir qu'elle ne serait plus jamais la même... Tout ça pour quoi ? Pour que des gens comme Roy puissent gagner en influence et imposer de nouvelles règles de marché ? Juliana respira profondément, s'efforçant d'éloigner le sentiment d'indignation et de révolte qui l'envahissait.

Toute à ses pensées, elle ne réalisa pas vraiment que Roy marmonnait quelque chose à propos d'un bouc-émissaire. Tout ce qui comptait pour elle était que Roy n'avait rien entendu à son sujet et qu'il estimait être en position de pouvoir la protéger. Elle avait un allié qui, apparemment, avait une certaine marge de manoeuvre au sein de la Voie. Elle avait aussi un allié au Ministère et, avec tout cela, il y avait une petite chance pour qu'elle s'en sorte...

"D'accord, je vais faire ça", répondit-elle en hochant la tête. Tout cela lui donnait le vertige. Son regard se posa sur Roy qui observait Bristol et elle fit quelques pas dans la pièce, un peu mal à l'aise, avant de croiser les bras sur sa poitrine. Sa gène augmenta d'un cran quand Roy revint vers elle, avant d'esquisser un geste qu'il abandonna en cours de route. Juliana se croisa la gorge avant de répondre :

"Oui, ça va aller, je crois. Roy... Merci. Vraiment", dit-elle en captant son regard. Elle appréciait vraiment son geste et tenait à le lui faire comprendre. Elle hésita un instant, un peu perturbée par la gène visible de son interlocuteur, se demandant ce qui pouvait bien se passer dans sa tête. Roy était si paradoxal, parfois elle avait l'impression de le saisir et parfois... Hé bien, parfois, pas du tout.

"Je sais que c'était un peu délicat pour moi de venir te voir. Je suis désolée, je ne voulais pas te gêner, mais je ne savais pas vers qui me tourner et..."

Juliana haussa les épaules avant de laisser mourir sa phrase. Elle ne pouvait nier que la colère et le besoin de savoir s'il était impliqué l'avait également poussé à venir frapper à sa porte, mais elle ne pouvait pas vraiment garder de rancoeur à son égard pour le coup. Pas après ça.

"Et toi, est-ce que ça va ?", s'enquit-elle presque timidement, en référence à son aveu un peu plus tôt.

Aux remerciements sincères de Juliana, Roy sentit une espèce de chaleur l’envahir, pour laquelle il se morigéna aussitôt. Décidément, allait-il se faire avoir jusqu’au bout ? Dans son esprit de commerçant qui veillait au grain à ses intérêts, Roy avait la désagréable sensation qu’il ne tirait rien de ce qu’il était en train de faire, si ce n’était un reflux de sentiments dont il se serait bien passé. La suite ne fit qu’ajouter à son trouble. C’était délicat pour elle de venir le voir. Elle était désolée, elle ne voulait pas le gêner. Elle ne savait pas vers qui d’autre se tourner. Bon sang mais ce n’était pas de la gêne que Roy aurait du ressentir, mais de l’indifférence, au mieux, de la rancoeur, au pire ! Pourquoi en était-il à ce point incapable ?

Il resta stupidement silencieux, à ne pas savoir quoi lui dire. Oui elle le gênait, dans tous les sens du terme. Mais il ne regrettait pas qu’elle soit venue le voir et c’était bien le problème.

« Ca va… répondit-il par automatisme, avant de comprendre que Juliana faisait référence à la situation critique dans laquelle ils étaient. Il parut se réveiller de ses pensées. Je peux surmonter ça. »

Il accompagna son commentaire d’un haussement d’épaules. C’était vrai, il en était capable. Roy ne s’apercevait pas encore des changements chez lui que ses actions allaient engendrer. Mais bien vite, ses pensées se détournèrent d’Andy McStay et de cette maudite guerre de gangs pour revenir sur Juliana, encore. Qu’avait-elle voulu dire ? Pourquoi était-ce délicat pour elle de venir ? Elle avait pourtant dit lors de leur dernière rencontre quelque chose comme le fait qu’ils avaient trop d’amis en commun pour continuer à s’en vouloir. Cela ne devait pas avoir tellement d’importance pour elle, c’était elle qui l’avait largué, et non l’inverse…

Finalement, le plus frustrant pour Roy était la façon dont s’était déroulée leur rupture, presque sur un coup de tête. Ils s’étaient laissés tous les deux emportés par leur fierté, lui, surtout, en disant des choses qu’il avait bien eu le temps de regretter par la suite. Ils n’avaient jamais pu en discuter à tête plus reposée. Roy ne savait pas si Juliana avait éprouvé des regrets, même infimes, ou si elle avait simplement conclu sur un bon débarras. Il ne savait pas si s’excuser par la suite et chercher à s’expliquer aurait changé quelque chose, puisqu’il ne l’avait pas fait. Il ne savait pas si Juliana serait restée auprès de lui, s’il ne s’était pas laissé emporté par la colère, dès qu’ils avaient évoqué Alicia. Il avait l’impression horriblement frustrante d’avoir été celui qui l’avait poussé vers la médicomage, plutôt que celui qui l’avait retenue. Mais s’il s’était montré moins égocentrique ? S’il avait mis de côté la façon dont Juliana l’avait blessé, en évoquant ce baiser qu’elle avait partagé avec Alicia ? S’il avait accepté de reconnaître ses torts à lui, plutôt que de pointer les siens ? Aurait-il réussi à la retenir ? Il avait tant de « si » qui se bousculaient dans sa tête, parce qu’il avait pris trop tard conscience du fait que Juliana n’avait jamais été un simple coup à tirer, une femme dont il pourrait profiter un certain temps avant de la jeter comme toutes les autres. Il se retrouvait justement puni, mais cela ne faisait pas moins mal. Roy avait eu trop de fierté pour accepter d’implorer son pardon. Il en avait toujours trop, d’ailleurs.

C’était peut-être bien à cause de tous ces « si » qu’il n’arrivait pas à tourner la page, malgré les efforts qu’il faisait pour se persuader du contraire. C’était facile de croire que Juliana lui importait peu quand il faisait tout pour éviter de la croiser. Son mensonge à lui-même lui éclatait à la figure, maintenant qu’il se retrouvait dans une situation où il était seul avec elle, et qu’elle réveillait la foule de sentiments contradictoires qu’il avait essayé d’enterrer. C’était d’autant plus vicieux qu'elle lui avait fait comprendre qu'elle avait besoin de lui, et que c'était tellement sujet à des interprétations arrangeantes pour lui. Il avait l’impression à cet instant que l’espoir était possible. Oui, il avait eu l’impression en serrant Juliana dans ses bras qu’il pourrait le faire encore et encore. Il avait eu l’impression en regardant ses réactions qu’il avait réussi à la troubler, lui aussi.

Roy n’était pas quelqu’un qui se contentait de se laisser baigner de faux espoirs. Il préférait encore qu’on le tire fermement de ses rêveries, s’il n’avait aucune raison d’espérer. Il avait la sensation que la frustration, les remords ne le quitteraient jamais tout à fait s’il ne parvenait pas à obtenir de discussion plus claire avec Juliana, et il ne voulait pas de cela.

Que pouvait-il faire ? Se déclarer ? L’idée semblait tellement ridicule à Roy, en plus d’être vouée à l’échec. Ce serait le summum de l’achèvement pour son ego. D’une, il allait se prendre un vent, de deux, il passerait pour l’ex pathétique qui n’arrivait pas à passer à autre chose, quand elle l’avait déjà remplacé depuis bien longtemps. Sans compter que c’était trop tard. Et que cela tomberait comme un cheveu sur la soupe.

Pendant ce temps-là où il s’était laissé embarquer dans ses pensées, Roy avait gardé son regard concentré sur n’importe quoi sauf sur Juliana, et son trouble s’était sans doute lu sur son visage. Ils y étaient, elle avait percé ses défenses, mais il n’était plus à cela près. Non, il n’était plus à cela près… Il n'était plus à cela près. Ses pensées s’arrêtèrent sur cette phrase, alors que son regard osait enfin retourner sur Juliana. Son ton parut hésitant, alors que paradoxalement, il savait exactement ce qu’il allait faire.

« Tu as raison… Tu n’aurais pas dû venir. A chaque fois, je crois que je peux me contrôler mais au final… Je ne sais jamais de quoi je suis capable. »

Il saisit de nouveau la jeune femme par les épaules, mais cette fois-ci, ce ne fut ni pour marquer son discours, ni pour la consoler. C’était l’instant de vérité pour Roy qui se penchait désormais vers elle. Elle n’avait qu’une seconde, peut-être, mais ses réflexes parleraient pour elle. S’il n’avait vraiment aucune raison d’espérer, elle ne le laisserait pas l’embrasser. Il devrait subir une sorte de seconde rupture, mais une rupture, plus nette que la première, c’était peut-être ce dont il avait besoin…  

Juliana dansa d'un pied sur l'autre, mal à l'aise alors que Roy évitait délibérément son regard. Il paraissait plongé dans ses pensées, pensées dont Juliana ne parvenait pas à imaginer le contenu. Revivait-il son premier meurtre, encore et encore, lui aussi ? Avait-il du mal à regarder les gens dans les yeux, depuis cela, comme elle ? Juliana avait parfois l'impression de ne plus mériter les élans positifs que son entourage avait à son égard. Pourquoi mériterait-elle qu'on s'inquiète pour elle, qu'on veuille lui faire plaisir ? Pourquoi mériterait-elle les baisers, les sourires, les déclarations d'Alicia ? Elle n'était qu'une meurtrière. Elle avait du sang sur les mains... Oui, c'était peut-être ce que Roy ressentait, lui aussi. Il pouvait surmonter cela... Mais il mettrait du temps, probablement. C'était une chose que de dealer de la mandragore dans les allées sombres, s'en était une autre que d'ôter la vie d'un homme.

Pourtant, il n'avait pas à agir comme cela avec elle, car ils en étaient exactement au même point, songea Juliana, sans se douter qu'elle avait faux sur toute la ligne, que ce n'était pas son crime qui perturbait le trafiquant mais tout autre chose. Elle s'apprêtait à lui accorder à son tour quelques paroles de réconfort, à lui dire qu'ils étaient dans le même bâteau elle et lui, lorsqu'il se tira de ses pensées et posa une seconde fois ses mains dans ses épaules. Leurs regards se croisèrent et Juliana sentit quelque chose remuer au fond d'elle. Un signal d'alarme s'alluma dans son cerveau à l'entente de ses paroles mais elle semblait comme anesthésiée, incapable de faire le moindre mouvement ni de prendre la moindre décision. Que venait-il de dire ? Incapable de se contrôler ? Pourquoi... De quoi parlait-il, par Merlin ?!

Juliana se figea momentanément en voyant Roy se pencher vers elle. Son coeur manqua un battement et ses yeux s'écarquillèrent sous l'effet de la surprise, surprise causée par ce geste inattendu, face auquel elle ne savait comment réagir. Le souffle de Roy vint chatouiller son visage, son odeur familière vint s'infiltrer dans ses narines, faisant affluer des souvenirs diffus dans son esprit embrumé. Un frisson parcourut sa colonne vertébrale lorsque les lèvres de Roy effleurèrent les siennes, elle glissa une main derrière sa nuque et elle faillit, oh, elle faillit s'abandonner à l'étreinte. Mais au même instant, l'image Alicia apparut devant ses yeux et lui fit l'effet d'un électrochoc. Détournant brusquement son visage en feu, Juliana posa son front sur l'épaule de Roy et ferma les yeux, une seconde, deux secondes, trois secondes, tentant péniblement de reprendre ses esprits, débattant avec elle-même. Elle ne pouvait pas faire ça. Elle n'en avait même pas envie, n'est-ce pas ? Pourquoi était-ce si dur de s'éloigner de Roy, dans ce cas ? Pourquoi avait-elle envie d'échanger ce baiser, juste pour voir ? Pour voir ce que cela ferait, de remonter le temps, avant, lorsque les choses n'étaient pas aussi compliquées, aussi confuses et sombres. Pour apaiser la frustration et l'amertume qui avaient résulté de sa rupture avec Roy. Parce qu'il paraissait aujourd'hui infiniment plus simple de se sentir proche de Roy que d'Alicia. Parce qu'Alicia ne voudrait probablement même plus d'elle si elle apprenait ce qu'elle avait fait...

Et elle allait l'apprendre. Elle allait fatalement l'apprendre un jour. Et elle allait la quitter, parce que c'était tout ce qu'elle méritait. Et si elle ne la quittait pas, Azkaban se chargerait peut-être de les séparer. Azkaban, ou les Sharacks.

Mais Roy... Roy la comprenait. Lui aussi, il avait ces ténèbres en lui, là où Alicia n'était que lumière et douceur. Et elle avait besoin de se sentir comprise, elle avait besoin de se sentir liée à quelqu'un. Mais, par Godric, elle n'était pas cette personne. Elle ne serait pas celle qui abandonnerait son couple sans se battre, celle qui ne laisserait pas sa chance à Alicia de la suivre dans ces chemins où elle se perdait. Elle ne laisserait pas une seconde chance à Roy de se moquer d'elle et de piétiner ses sentiments, alors qu'une personne formidable s'offrait à elle. Même si c'était dur, Merlin, même si Roy venait encore de tout embrouiller, même si elle avait l'impression que, quoi qu'elle fasse maintenant, elle ferait du mal à quelqu'un. Encore.

Consciente qu'elle allait craquer si elle restait plus longtemps contre lui, Juliana redressa la tête et planta son regard dans le sien. Ses entrailles se nouèrent d'appréhension et elle faillit partir en courant de son appartement, pour mieux transplaner loin d'ici. Mais non, pas cette fois, il ne s'en tirerait pas à si bon compte. Cette fois, elle avait besoin de comprendre pourquoi il croyait bon de jouer avec elle ainsi.

"Pourquoi ?", s'enquit-elle, sur un ton presque accusateur, qui trahissait sa confusion. "Pourquoi tu as fais ça ? Un juste retour de bâton vis-à-vis d'Alicia ?"

Un rire nerveux secoua ses lèvres et elle passa une main fatiguée sur son visage. Alicia l'embrassait pendant qu'elle sortait avec Roy, et voilà maintenant que Roy l'embrassait alors qu'elle était avec Alicia. Qu'était-elle censée faire de ça ?! Ne pouvaient-ils pas se mettre d'accord pour l'embrasser uniquement lorsqu'ils étaient en droit de le faire ? Cela lui éviterait sans doute de se noyer sous un flot d'émotions, perdue entre tentation, doute et culpabilité...

"Ou bien...", reprit-elle sur un ton adouci, avant d'ajouter, d'une voix basse et incertaine : "J'ai toujours pensé... J'étais même persuadée... de n'être qu'une fille parmi toutes les autres, pour toi. Est-ce que j'avais tort ?"

Elle avait presque peur de connaître la réponse.

Passer si brutalement de la légèreté de l’espoir à la dureté de la réalité… Roy n’avait jamais connu cela si violemment. Il n’aurait jamais dû agir de la sorte. Il aurait dû écouter la voix de la raison qui le poussait à parler à Juliana plutôt que de se dévoiler à ce point en essayant de l’embrasser. La désillusion aurait été moins brutale. Pourtant il y avait cru. Il avait senti les lèvres de Juliana sur les siennes, sa main qui venait sur sa nuque, il était prêt à lui offrir le baiser le plus sincère de sa vie… Et elle lui avait ôté cela. Cruellement. La tête de Juliana contre son épaule, Roy encaissait encore le coup, dans un parfait silence. Il restait tout à fait immobile, mais intérieurement, il était en train de se liquéfier littéralement. La gorge nouée, il était de toute façon incapable de dire quoique ce soit. Ses mains lâchèrent les épaules de Juliana et retombèrent platement le long de son corps. Il se maudissait si fort à cet instant. Qu’avait-il cru ? Qu’elle répondrait à son baiser ? Qu’elle voudrait bien de lui à nouveau, après tout ce qu’il avait fait, tout ce qu’il avait dit ? Il détestait se trouver en proie à ses sentiments, au point de lui faire perdre tout bon sens.

Cette femme le mettait réellement dans tous ses états. Il soupira, à la fois de lassitude et d’agacement à son accusation. Il fallait encore qu’il passe pour le méchant de l’histoire. Bien sûr que non, cela n’avait rien à voir avec Alicia. Ce n’était pas Alicia qu’il cherchait à atteindre, c’était Juliana, seulement Juliana. Malgré, lui, il se repassait inlassablement la scène qu’il venait juste de vivre. Un détail en particulier lui sautait aux yeux. Juliana avait bien failli le laisser faire, n’est-ce-pas ? A croire qu’il n’apprenait jamais, Roy se raccrochait encore à cette minuscule petite parcelle d’espoir. Et s’il avait réussi à faire douter son ex petite amie, même l’espace d’une demi-seconde ? Il comprit une chose à l’entente de sa question suivante. Juliana aurait pu le planter là, mais elle venait de choisir de lui donner une chance de s’expliquer. Il ne ferait pas la même erreur deux fois de laisser passer une occasion avec elle. S’il lui restait une dernière chance de ramener Juliana à lui, c’était celle-là. Il n’avait pas le choix, il devait être sincère cette fois, ou il le regretterait toute sa vie. Peu importait s’il devait écraser son ego, finalement. La bête s’était suffisamment acharnée et ne lui avait fait faire que des erreurs, il était temps que Roy la mette à terre. Qu’avait-il à perdre ? Rien, plus rien. Il allait tout donner, comme il savait bien le faire.

Alors il saisit son visage en coupe entre ses mains, pour la forcer à le regarder. S’il devait avoir ce discours, il voulait qu’elle le regarde, jusqu’au bout. Qu’elle voit qu’il ne lui mentait plus.

« Tu n’as jamais été une simple fille parmi toutes les autres. Je… Je sais que mon comportement ne pouvait que te faire croire le contraire, mais je te le jure, je suis vraiment sincère. Je ne joue pas avec toi. En fait, je n’ai jamais été aussi sérieux. »

Il raffermit sa prise sur elle, avant de se détendre légèrement, et de laisser aller son front contre celui de la serveuse. C’était beaucoup plus dur à dire que ce qu’il pensait.

« Je ne sais pas comment te le dire, Julia. Je n’ai jamais ressenti ça pour personne. Si tu me dis que c’est trop tard, je… » Sa voix ne trouva momentanément pas le souffle pour poursuivre. C’était exactement ça, c’était trop tard. Trop tard quand il s’était aperçu de ce qu’il ressentait réellement pour elle. Il avait déjà tout gâché. Roy détacha son front du sien, décidé dans son regard qu’il plongea dans celui de la jeune femme. « Dis-moi que ce n’est pas trop tard. »

Il était conscient de la mettre au pied du mur en lui servant ses sentiments aussi crûment, mais c’était sa dernière carte. Il n’éprouverait pas le moindre regret de l’avoir jouée, si cela pouvait changer quelque chose entre eux.

Quand Roy saisit son visage entre ses mains, Juliana s'immobilisa si parfaitement qu'elle en cessa de respirer. Elle se sentait comme un niffleur pris entre les feux du Magicobus, voyant le danger débouler sur elle mais incapable de faire le moindre geste pour s'écarter. Une fois de plus, une fois de trop, Roy la surprenait. Et ce qu'elle avait si désespérément attendu de lui de longs mois plus tôt, dans une autre vie, il le lui offrait aujourd'hui. Trop tard. Elle expira lentement en sentant son front se poser contre le sien, sous le choc de ce qui s'apparentait ni plus ni moins à une déclaration, et une déclaration ô combien malvenue. Car le timing était épouvantable.

Quand les situations avaient été inversées, Juliana avait envisagé la possibilité de quitter Roy pour Alicia - elle avait d'ailleurs fait plus que l'envisager... Mais cette fois, elle ne pouvait l'imaginer. Elle pouvait littéralement sentir son coeur se briser à l'idée d'une rupture avec sa petite-amie. Quand bien même elle pouvait s'imaginer, dans une autre vie, en couple avec Roy - avec ce Roy, celui qui venait enfin de lui ouvrir son coeur, ce n'était rien de plus qu'un possible parmi un océan d'autres. Et pourquoi pas Irving, ou Eliott, ou bien une autre femme, qui sait ? Si les choses avaient été différentes, elle aurait pu l'imaginer. Mais les choses étaient ce qu'elles étaient et la place à ses côtés était déjà prise, c'était ainsi. Juliana savait pertinemment qu'elle ne se serait jamais posé la question si son monde avait été bouleversé par les évènements récents, si elle n'était pas morte de peur, d'ailleurs, dans ces hypothèses là, Roy et elle n'auraient même jamais eu cette discussion... Et elle aurait ignoré qu'il existait un autre Roy derrière cette carapace d'ego et de fierté, un Roy qu'elle aurait pu aimer. Mais elle aimait quelqu'un d'autre, et il le savait, par Merlin ! Mais il avait besoin de l'entendre, même si Juliana ne ressentait vraiment, vraiment pas le besoin de le dire.

Pourquoi fallait-il qu'elle ait à le rejeter ? Cela lui paraissait infiniment plus difficile que de rompre avec l'homme menteur et infidèle qu'il avait été. Parce qu'elle se sentait attendrie par son discours, perturbée par son propre geste, confuse au-delà des mots. Entendre qu'elle avait été spéciale pour lui lui aurait probablement fait du bien s'il s'était exprimé pour lui mais voilà, il lui demandait quelque chose qu'elle n'était pas en mesure de lui offrir. Merlin ! Elle ne voulait pas faire ça, elle ne voulait pas le blesser, mais avait-elle vraiment le choix ? Non, bien sûr que non...

"Oh, Roy", souffla-t-elle d'un ton infiniment désolé. Elle se détesta lorsqu'elle sentit son regard s'embuer une fois de plus, mais se força à soutenir son regard. Un infime silence suivit, alors que Juliana tournait et retournait ses paroles dans sa tête. Comment lui dire ? Comment lui dire qu'il était trop tard, mais que quand bien même il avait prononcé ces mots six mois plus tôt, cela n'aurait peut-être rien changé ? Elle n'en savait rien, en réalité. Peut-être que cela aurait changé les choses, que leur couple serait reparti, mais peut-être bien aussi que sa rencontre avec Alicia aurait tout balayé de toute façon. Ils ne le sauraient jamais...

Elle ne pouvait pas lui dire cela, tout comme elle ne pouvait pas lui dire qu'il gardait une place un peu particulière dans sa vie, ce dont elle venait de se rendre compte. C'était quelque chose qu'il ne pouvait pas savoir, car Roy venait de démontrer une capacité surprenante à espérer là où nul espoir n'était permis. Elle ne pouvait le mener en bateau, même si lui ne s'était pas toujours montré très transparent avec elle lors de leur relation - c'était même un euphémisme - elle ne comptait pas lui rendre la pareille. Aujourd'hui, il était sincère avec elle, alors elle serait sincère avec lui. Même si cela serait douloureux.

"Je n'avais aucune idée. Je n'avais aucune idée de ce que tu ressentais, notre rupture m'avait vraiment blessé et je ne pensais pas qu'il pourrait y avoir le moindre futur entre nous. Je me suis ouverte à Alicia et... J'en suis tombée amoureuse, je l'aime, Roy, je suis désolée mais c'est le cas, et ce qui a failli se passer... C'était une erreur, je me sens perdue à cause de... tu sais. Je n'avais pas l'esprit clair, mais je ne peux pas faire ça. Même si je risque de tout foutre en l'air entre elle et moi... Je ne serais honnête avec personne si je te laissais espérer quelque chose."

Sa voix tremblait un peu sur ces derniers mots. Elle ne savait pas si elle parviendrait à parler à Alicia de son meurtre ou si ce secret rongerait lentement leur couple, l'avenir le leur dirait. Cet épisode avec Roy n'aiderait certainement pas, d'ailleurs, et elle sentit l'appréhension la gagner à cette pensée. Elle se força à rester dans l'instant présent, et à la première personne qu'elle devait décevoir. C'était dur, car si elle aimait Alicia, elle n'en était pas moins attachée à Roy et, malgré toutes les piques qu'elle avait pu lui lancer au cours de leurs dernières rencontres, elle n'appréciait pas du tout devoir faire cela. Mais c'était un grand garçon, songea-t-elle pour se rassurer, il comprendrait. Soudain, le fait qu'il ne la déteste pas était devenu important pour elle, et ce n'était pas parce qu'elle avait besoin de sa protection sur la Voie des Miracles. Roy avait été là pour elle, et elle voulait être là pour lui aussi, mais pas comme il l'espérait...

"C'est trop tard", conclut-elle d'une voix brisée par l'émotion, sans pour autant détourner le regard. Cette conversation, ils auraient dû l'avoir depuis bien longtemps et ils l'avaient enfin, alors elle resterait jusqu'au bout, aussi douloureuse soit-elle...

Ses yeux vrillés dans ceux qui commençaient à s’embuer de Juliana, Roy sentait doucement qu’elle lui échappait. Elle lui échappait et il ne pourrait rien y faire. Cela paraissait terriblement inéluctable, désormais. Elle n’allait pas lui dire ce qu’il voulait entendre, elle allait le repousser, il le sentait, il le voyait dans l’hésitation et les excuses qui brillaient au fond de son regard. Il n’avait pas envie d’entendre ça. Il avait envie de tout arrêter, d’utiliser un Retourneur de Temps s’il le fallait, d’oublier l’existence de cette conversation. Il n’aurait jamais dû, oh Merlin, il n’aurait jamais dû… Et pourtant, Roy resta planté là, à écouter son coeur craqueler à chaque mot que prononçait Juliana. Elle était amoureuse. Pas de lui, d’Alicia. Le baiser qu’ils avaient failli échanger était une erreur. Il n’avait rien à espérer.  

C’était trop tard.

Roy lâcha Juliana, fit quelques pas loin d’elle, lui tournant le dos. Il ne pouvait pas lui montrer comme elle venait de l’atteindre. Lui-même ne savait même pas comment gérer cela. Cet afflux de sentiments, de détresse qui montait en lui jusqu’à le prendre à la gorge et le rendre incapable de répondre… Il n’avait jamais eu à gérer ce genre d’émotions. Il se sentait horriblement mou, en proie à une déception infinie, comme si rien d’autre ne comptait, désormais. Il avait cru qu’il était prêt à entendre Juliana l’éconduire s’il le fallait, tant qu’ils clarifiaient leur situation, mais c’était faux, tellement faux. Roy enfouit brièvement sa tête entre ses mains. Il ressentait encore plus de remords qu’avant, parce que dorénavant, il avait encore plus conscience du fait que tout était sa faute. Il aurait dû mettre de côté sa fierté, et être sincère avec elle depuis le début. Il s’était mis dans cette situation tout seul, à tisser leur relation sur des mensonges, à croire qu’il pouvait tout avoir.

Il le savait, il était prévenu, il n’avait jamais été capable de gérer la moindre relation de couple, de toute manière. Toutes s’étaient soldées par des échecs plus ou moins cuisants. C’était simplement la première fois qu’il ressentait une déception si grande. Sans doute parce qu’il n’avait jamais éprouvé un réel amour, il s’était toujours contenté d’affection, c’était déjà bien suffisant. Quelle frustration ! Il n’avait pas eu le temps de vivre avec Juliana ce qu’il aurait voulu vivre, et il n’aurait plus jamais l’occasion de le faire. Roy était encore trop blessé pour ressentir de la colère, pour se promettre de ne plus se laisser attraper de la sorte. Peut-être que ce n’était pas fait pour lui, qu’il était le genre d’homme à n’être capable d’assumer que des histoires d’un soir, toute sa vie.

Cette pensée lui fit retirer les mains de son visage. Juliana avait été claire, il n’avait aucun espoir à se faire. Roy n’était pas homme à courir après des causes perdues, surtout pas quand elles lui demandaient tant d’énergie, tant de remises en question de ce qu’il croyait être. Il n’avait plus envie de sentir toutes ses certitudes se bouleverser par la simple présence de la jeune femme. Sa voix, bien qu’un peu basse, fut de nouveau celle contrôlée qu’il avait eue au début de leur entrevue, à la différence que Roy lui tournait toujours le dos.

« Tu peux partir. Je… te recontacterai, si j’apprends des choses qui peuvent t’aider. »

Ou plutôt, il enverrait quelqu’un d’autre à sa place. Que pouvait-il dire de plus ? Qu’il s’y attendait ? Qu’il comprenait ? Qu’il ne lui en voulait pas ? C’était faux, il lui en voulait, mais il s’en voulait surtout à lui-même, et il ne tolérerait aucun public face à une telle déchéance. Son silence parlait pour lui, de toute manière. La présence de Juliana lui faisait désormais plus de mal qu’autre chose. Il allait l’oublier, dans le visage d’autres femmes, dans des verres d’alcool, dans les jeux, l’argent, le commerce, toutes ces choses qu’il savait parfaitement gérer et qui lui apportaient l’adrénaline après laquelle il courait désespérément. Cela suffirait. Il ferait tout pour que cela suffise.

Seulement une fois que Juliana eut refermé la porte derrière elle, Roy s’abandonna contre son fauteuil, dans un silence écrasant. Il n’avait pas l’impression de vivre une seconde rupture, tout compte fait, mais plutôt de subir la première, à retardement. C’était comme s’il n’avait pas accepté de s’être fait larguer la première fois, comme si, quelque part, il avait considéré que Juliana était toujours un peu à lui. Est-ce qu’il commençait à tirer un trait, enfin ? Pourquoi ne lui avait-on jamais dit combien c’était douloureux ?

Roy s’efforça de chasser tous les souvenirs de ses moments passés avec Juliana, qui se faisaient un malin plaisir de rejaillir, à un moment où il aurait préféré les oublier. N’avait-il pas assez de problèmes pour s’ajouter une peine de coeur ? Il n’allait pas pleurer. Quand bien même quelque chose restait bloqué dans sa gorge depuis les derniers mots de Juliana, quand bien même il sentait qu’il n’avait plus grand-chose pour s’empêcher de laisser éclater tout ce qu’il avait enfoui, Roy ne pleurerait pas. Cela ne lui ressemblait pas. N’avait-il pas assez de stock de colère en lui pour trouver un prétexte sur lequel se défouler ? Allez, il suffisait simplement de trouver de quoi allumer l’étincelle… Après quelques minutes, Roy finit par se résoudre à prendre sa veste et transplaner dans l’antre si célèbre des malfrats de Bristol. Des problèmes, il en avait d’autres, il en avait plein. Au moins, travailler lui occuperait l’esprit. A cet instant, personne n’aurait souhaité à un sharack de se trouver sur son chemin...