Roy était attablé avec Jayce, chez lui, ce soir-là. Leurs rires s’élevaient dans la salle à manger, où la table avait été débarrassée depuis longtemps, et les deux enfants de bas âge et la maîtresse de maison couchés depuis plusieurs heures. Jayce n’était pas seulement son associé, il était avant tout un ami de longue date, et il avait un foyer avec femme et enfants bien plus chaleureux que l’appartement où le trafiquant vivait seul. C’était à ses yeux extraordinaire que Jayce soit parvenu à conjuguer son activité professionnelle avec une vie d’époux, et de père de famille, encore aujourd’hui, il se demandait quel était son secret. Roy gardait ça pour lui, mais passer un bon moment avec son ami n’était pas la seule chose qui le faisait accepter les invitations de Jayce. Il trouvait chez les Bowers une famille qui comblait un peu le manque que lui-même ressentait de s’être éloigné de la sienne, et qu’il reconnaissait difficilement.

Jayce lui racontait justement avec beaucoup d’humour une de ses prises de bec avec sa femme Tara, quand ils furent interrompus par l’arrivée du Patronus de Klemens, qui leur délivra un message qui fit hausser de stupeur les sourcils de Roy, avant de disparaître.

« Non mais il se gêne pas, lui ! »

Jayce retint son envie d’éclater de rire face au visage scandalisé du trafiquant, pour plutôt lui proposer calmement :

« Tu peux rester ici, pour ce soir, si tu veux. Tara n’y verra pas d’inconvénient.
-Sans vouloir t’offenser, mec, ton canapé n’est pas le plus confortable du monde, ricana Roy, en se levant. Recevoir ce message lui avait  fait lever un œil vers l’heure, et constater qu’il était bien plus  tard qu’il ne le pensait. Je vais plutôt me chercher un lit plus chaleureux, si tu vois ce que je veux dire.
- Bah voyons, y a pas de raison que Klemens soit le seul homme chanceux ce soir, c’est ça ? »

Jayce leva les yeux au ciel en voyant Roy répondre par un rire éloquent, très certainement désespéré, mais toujours amusé quelque part, de constater que son associé ne changeait pas.

Le lendemain, Roy quitta très tôt une de ses amantes régulières, qu’il avait rencontrée dans un bar assez osé de Londres, pour ne pas changer. Il avait choisi de respecter la demande de Klemens, d’une, parce qu’il n’avait pas envie de débarquer et surprendre son meilleur ami en pleine action, il avait des yeux à préserver. De deux, parce que quelque part, recevoir ce Patronus de Klemens l’avait rassuré. S’il recommençait à voir d’autres personnes, c’était bon signe. Roy préférait ça, que de le voir errer dans son appartement ou dans des bars, avec la morosité d’un mort-vivant.

Pour autant, Klemens ne s’en sortirait pas à si bon compte. Se faire expulser de son propre appartement, quand même ! Sans compter que par sa faute, Roy ne regarderait plus jamais son canapé de la même manière. Cela méritait compensation. Cela méritait au moins qu’il aille un peu l’embêter. En vérité, Roy se disait ça pour légitimer sa curiosité tout à fait mal placée. Parce que c’était tout de même intriguant que Klemens ait ramené cette  jeune femme –ou jeune homme ?- là où il vivait, au lieu de choisir un hôtel, ou l’appartement du partenaire. Cela signifiait qu’il faisait confiance à cette personne, ou en tout cas, qu’elle n’était pas tout à fait comme les autres. Et Roy était bien curieux de la voir.
Il débarqua donc chez lui, en toute innocence, comme s’il ne savait pas qu’à cette heure très matinale, il y avait peu de chances pour que la mystérieuse conquête du soir soit déjà partie. Il eut même l’affront de déposer un paquet de croissants encore chauds, tout en criant joyeusement :

« J’ramène le petit déj ! »

Il déposa le sac sur la table basse, juste en face de Klemens. Il regarda brièvement autour de lui, un peu déçu de constater qu’il était seul, avant de reporter son regard sur son ami, et remarquer qu’il n’était qu’à moitié habillé. Il se moquait vraiment du monde, celui-là.

« J’aurais dû préciser dans le contrat de location que tes conquêtes n’étaient pas sensées passer la porte de chez moi, c’est ça ? »

Si la phrase sonnait comme un reproche, le large sourire goguenard qu’arborait Roy le décrédibilisait un peu. Klemens savait de toute manière très bien que le trafiquant n’allait pas passer pareille occasion de faire le curieux, il suffisait de connaître un minimum Roy. Combien de soirées avaient-ils passées à commenter leurs conquêtes respectives, à se raconter des détails indécents, et à en rire, comme deux grands adolescents ? Roy allait reprendre la parole, quand un bruit juste derrière Klemens le fit lever les yeux, puis sourire en coin. Le premier commentaire qui lui vint fut, comme d’habitude, tout à fait dénué de bienséance :

« Bon, d’accord. Je veux bien les tolérer quand elles sont aussi bien foutues. »

Ce n’était pas étonnant qu’on avait la tête de Klemens de réussir à dégoter ce genre de jolie rousse, que Roy observait sans retenue puisque la seule chemise qu’elle portait ne cachait pas grand-chose. Il avait bien dit qu’il méritait une compensation, non ?

Madame était du genre susceptible. C’était étonnant, car Klemens, lui, n’était pas du genre à ramener des femmes prudes. Toutefois, Roy comprit bien vite que le problème venait d’ailleurs, de lui-même, en vérité. Il n’y avait qu’à voir la façon dont elle le foudroyait du regard, ce ne pouvait pas être pour une simple remarque osée, ou même un regard mal placé… Il fut surpris de l’entendre prononcer son nom. Se connaissaient-ils ? Elle ne lui disait rien, et pourtant, il avait une bonne mémoire des visages.

« Honnêtement, oui, plutôt, répondit-il du tac au tac, sans laisser paraître son étonnement. On se connaît ? »

Il fronça les sourcils à la suite de ses paroles. Le mot Casanova lui piquait l’oreille, comme un vieux souvenir qu’il avait piétiné dans sa cervelle pour ne plus le voir, mais il ne parvenait pas à mettre la main dessus. Pourtant, il allait falloir, et vite, si possible. Non seulement cette femme le connaissait, mais en plus, elle lui en voulait. Roy commença mentalement à se faire une liste de femmes qu’il s’était mis à dos, avant de se rappeler qu’il y en avait trop. Pour qu’il n’en ait aucun souvenir, sa bavure hypothétique devait s’être produite il y a longtemps…

Ce fut la voix de Klemens qui lui apporta la réponse. La tête que tourna le trafiquant vers la rousse devait être mémorable. Shea ? Comme dans Shea Gruffydd ? La rousse de Gryffondor ?

« Shea ? … Sérieusement, c’est toi ? »

Ce fut plus fort que lui. Il ne put s’empêcher d’éclater de rire. Il ne songea même pas au fait que cela pourrait vexer la jeune femme. Il ne sut pas exactement pourquoi il riait ainsi. La surprise de la revoir dans cette situation incongrue, treize ans plus tard, à moitié nue et méconnaissable devait y être pour quelque chose, parce qu’il ne pouvait s’empêcher de superposer l’image de la fille mal coiffée en pleine phase ingrate de sa vie, au joli visage qu’il avait en face de lui.

« Je te l’aurai dit si je l’avais reconnue, déjà, lança t-il à l’adresse de Klemens, en répondant à son sourire moqueur. Il leva de nouveau le regard vers Shea. « T’as bien changé depuis Poudlard. Et je suis plutôt flatté que tu te souviennes de moi. »

Maintenant qu’il l’avait replacée, il se souvenait bien d’elle et de leur altercation. Oh, il n’allait pas lui en vouloir pour une histoire si vieille, qu’il avait presque oubliée. Surtout qu’il avait –un peu- grandi depuis, il se rendait bien compte qu’il avait exagéré, et qu’il n’avait pas volé sa claque, même s’il n’avait pas apprécié du tout, sur le moment. Shea avait l’air plus rancunière, en revanche.  

« Par contre, me traiter d’abruti… Je sais qu’on ne s’est pas quittés en super bons termes, mais tu pourrais être un peu plus reconnaissante envers le propriétaire de ce canapé qui t’a bien rendu service, je crois. » ajouta t-il en désignant le meuble, le ton léger.

Etait-ce nécessaire de préciser que pour Roy, faire un peu d’humour à cet instant était une façon de dédramatiser la situation ? Il ne souhaitait pas se battre avec son ancienne camarade de Gryffondor, la première fois lui avait bien suffi. Voir Klemens tout doux et mielleux avec cette espèce de tigresse mal cachée le fit lever les yeux au ciel. C’était en partie pour le plaisir de voir son meilleur ami s’enliser dans ce genre de compliment mièvre qu’il était là, donc il allait simplement faire ce qu’il était venu faire : le spectateur.

« Ne vous gênez pas, je ne suis pas là ! » lança t-il, alors que sa gestuelle-même le contredisait, puisqu’il s’assit en face des deux tourtereaux, en prenant un croissant au passage.

En parlant de chemise, il avait remarqué le geste qu’avait fait Shea pour cacher son corps avec, tout à l'heure, en le voyant arriver. Tout à coup, il avait bien envie de jouer au jeu de « Essayons de l’embarrasser le plus possible ». Contrairement à ce qu’elle avait  l’air de croire, lui et Klemens s’étaient très bien trouvés, dans cette colocation, il n’était pas le seul Casanova de cette pièce… Combien de temps allait-elle tenir en compagnie de deux hommes qui pouvaient vite se montrer intenables et très enclins aux taquineries ?

« Je suis d’accord. Elle est définitivement mieux sur toi que sur lui. Mais je suis sûr que cette robe te va encore mieux… Sur cette suggestion, il conclut par un sourire innocent, alors qu’il répétait : Ne te gêne pas, je ne suis pas là ! »

A présent, c’était clair, Shea lui en voulait encore, assez puissamment. Roy ne s’attendait pas à la voir si hargneuse pour une histoire si vieille… Ce que les femmes pouvaient se montrer susceptibles ! C’était contrariant de se trouver dans la position de devoir payer une deuxième fois pour la même erreur. Il ne la laisserait pas faire, sûrement pas alors qu’il était chez lui, et qu’elle s’était invitée. D’une façon ou d’une autre, il allait lui faire admettre les règles de courtoisie qui existaient sous son toit.

« Tu transposes tes désirs de l’époque sur les miens, là, ma belle, il n’y avait aucun sous-entendu de la sorte dans ma phrase. »

Roy allait finir par se prendre un retour de bâton à se montrer si insolent, mais c’était difficile de se retenir de lui clouer le bec. Il n’avait jamais su tenir sa langue, et sa langue avait dit bien des choses regrettables… Il se retint de lever les yeux au ciel lorsque Shea lui cita une phrase qu’il lui avait lancée, alors qu’il avait seize ans et se prenait encore pour le maître de Poudlard. D’accord, il avait exagéré ce jour-là. Dans son délire de popularité, il avait oublié que les autres avaient aussi leur fierté et leur sensibilité, et avait allègrement piétiné celles de Shea. Ce n’était pas de la colère, s’aperçut-il, en retirant de sa tête le vêtement de la jeune femme. C’était un sentiment d’humiliation. Il l’avait vraiment blessée ce jour-là, pour qu’elle s’en souvienne encore.

Le bâton finit par venir, quand Shea s’approcha et pointa une légère marque, que Roy avait fini par ne même plus voir, près de sa lèvre. Ce n’était pas ce qu’elle semblait croire, c’était une marque magique. Disons simplement que le trafiquant avait vécu quelques sales moments à ses débuts, avec ses fournisseurs… Au moment où elle lui tapota la joue, Roy saisit son poignet, d’une fermeté qui contrastait avec le sourire hypocrite qu’il lui servit.

« Tu es bien prétentieuse de croire que c’est ton frère qui m’a fait ça. Moi qui allais éviter de ramener ce sujet sur le tapis… »

Il profita d’avoir une emprise sur  elle pour se lever et s’approcher d’elle sans qu’elle ne s’éloigne, mais il n’eut aucun geste brutal. Au contraire. Son ton se fit doucereux quand il posa ses deux mains sur les épaules de la jeune femme.

« Allez, Shea, ne me dis pas que tu m’en veux pour une histoire vieille de dix ans… Il me semble que c’est toi qui a eu le dernier mot, en plus, précisa t-il, un certain amusement dans la voix, au souvenir de la baffe qu’elle lui avait collée. Tu vois, je ne t’en veux même plus, je t’ai pardonné pour ton impulsivité… Alors tu peux bien me pardonner d’avoir été con ? »

Parce que Roy savait faire le chien battu lui aussi, avec un regard contrit et des mots de joli cœur. Ce n’était pas entièrement fourbe et hypocrite, pour une fois, en plus. Il préférerait finir en meilleurs termes avec son ancienne camarade, si c’était possible. Cela n’avait aucun rapport avec le fait qu’elle soit devenue si ravissante, bien évidemment. Non, du tout… Il y avait une petite part de regret là-dedans, une bonne grosse envie de s’amuser un peu et savoir ce que la jeune femme était devenue, et une certaine dose de ne pas vouloir infliger une scène de crime à son meilleur ami, qui semblait enfin avoir trouvé quelqu’un pour oublier un peu Valery.

Roy jeta d’ailleurs à ce moment-là un coup d’œil à Klemens, toujours tranquillement assis derrière Shea. Il avait l’air de tout à fait se rire de la situation. Le loup s’était mis dans la position bien confortable de l’arbitre. Non mais, c’était lui qui était sensé faire le spectateur, pas l’inverse ! Roy leva les yeux au ciel.

« Ca va, tu t’amuses bien ? Il s’approcha de lui, pour attraper le sac qu’il avait posé sur la table basse et faire un constat qui ne lui plut pas. Il l’aurait parié ! Sérieux, t’as bouffé tous les croissants ? T’as vraiment aucune gêne, mec ! »

Oui, c’était lui qui disait ça. Il secoua la tête avec désespoir, dit mentalement adieu à ses viennoiseries avant de se tourner mielleusement vers Shea, tout à son art d’amadouer quelqu’un.

« Du thé, du café ? »

La main de Roy sur mon poignet m'immobilisa. Mon coeur cessa de battre une fraction de seconde alors que mon sourire disparut. Ce n'étai tpas tant parce que Roy avait toujours eu un certain effet sur moi, mais plutôt parce que l'emprise et son sourire ne me rassurèrent absolument pas. Klemens était un loup-garou et de ce fait, j'aurais dû me sentir en moindre sécurité, peut-être,non ? Mais je n'avais jamais ressenti de paix auprès de Roy. Bien au contraire. C'était toujours électrique, comme s'il dégageait quelque chose qui me mettait toujours mal à l'aise. Je me demandai alors ce que j'avais bien pu dire pour susciter une telle réaction. Je rebaissai les yeux sur ses lèvres et vit la petite marque alors qu'il se redressait. Il ne l'avait probablement pas volée mais je n'avais aucun moyen de le savoir après tout. Je relevai enfin les yeux dans les siens quand il posa ses mains sur mes épaules. Il dut me sentir frémir sous son contact, craignant qu'il ne se jette sur moi comme il l'avait fait sur mon frère, car il changea de ton. Je le fixai, pas décidée à ce qu'il pense avoir le dessus sur moi, chez lui ou ailleurs. Finalement, nous aurions dû aller à mon hôtel. Tranquillité et sécurité ! Klemens serait parti tôt s'il l'avait voulu et aucune question n'aurait été posée. Je me dis un instant que j'aurais probablement dû partir plus tôt mais le contact du loup garou dans ma nuque m'en dissuada.

Soudainement si minuscule entre les deux, je rentrai légèrement la tête dans les épaules, non sans sourire en plissant le nez à cause des chatouilles. Je remerciai Klemens pour le croissant et regardai ce dernier sans trop savoir quoi en faire. Je me rendai compte que j'avais peut-être abusé de la patience de Roy en m'approchant ainsi de lui sans le connaître. Il s'était passé près de 15 ans où tout avait changé. J'avais changé et il avait sûremetn beaucoup changé aussi. Je reportai mon attention sur Roy. S'il utilisait l'humour pour détendre, je l'utilisais surtout pour me défendre. La colère, j'en avais fait mon deuil et j'avais appris à ne plus m'en nourir, à passer outre et à trouver ma force dans autre chose. Comme l'amour, par exemple. Mais pas forcément celui auquel on pensait.

Alors, l'espace d'une seconde, j'ignorai les frissons qui me parcouraient dans le dos sous les baisers de Klemens et je coupai le croissant en deux avant d'en tendre la moitié à Roy au bout d'un moment. Je le regardai en essayant d'oublier tout ce que j'avais ressenti à cause de lui à Poudlard et aussi la gêne qu'il m'avait procurée en me découvrant ici.

_ Un thé pour moi... S'il te plaît.

J'attendis qu'il tende la main pour récupérer la viennoiserie, présentée comme un signe de paix et je repliai la main vers moi, le privant encore une seconde.

_ Mais, Roy ? - Je haussai les sourcils - Tu peux quand même aller te faire mettre.

Un sourire très fier s'afficha automatiquement sur mes lèvres alors que je lui retendis le croissant. Puis je me retournai sans le quitter du regard pour poser une main sur le torse de Klemens et encercler son cou de mon autre bras.

Il la sentit frissonner à son contact, lorsqu’il l’attrapa par les épaules. Ce n’était pas un geste innocent de sa part, il avait voulu la surprendre, l’effrayer juste un peu, juste de quoi la faire taire, même si Roy ne pouvait être sûr qu’il s’agissait bien de peur, et pas d’autre chose... Mais cela n’avait pas vraiment d’importance. Il lui faisait de l’effet et c’était tout ce qu’il voulait, conclut-il, en accentuant son sourire.

Roy laissa Klemens jouer les gentils garçons attentionnés avec la jolie rousse, sans broncher, mais non sans lever les yeux au ciel. C’était toujours drôle de voir son meilleur ami faire son petit numéro de charme. Si seulement elles le connaissaient un peu plus, si elles savaient quel genre de brute butée se cachait derrière cette bouille de chaton perdu… Qui devaient toutes les faire craquer, à n’en pas douter. Non, il n’était pas jaloux du tout. Lui aussi, il avait son style, tout autant efficace. Un style plus épicé, d’où les retours de flamme de temps en temps, voilà tout.

« Tsss, mais je t’ai rien proposé, toi, répliqua Roy à son ami, faisant par là preuve de toute sa rancune, même si son ton restait bon joueur. Espèce de squatteur de canapé et de bouffe. »

Le geste que fit Shea vers lui le surprit assez pour qu’il se taise. C’était presque avec une bonne volonté touchante qu’elle lui tendait la moitié de son croissant, comme une acceptation de leur trêve. Roy eut un sourire bien moins moqueur et plus sincère, lorsqu’il s’apprêta à accepter son geste lui aussi… avant que Shea ne lui subtilise le croissant.

« Mais, Roy ? Tu peux quand même aller te faire mettre. »

Sa surprise ne dura que quelques secondes, avant qu’il n’éclate de rire. Il avouait, elle l’avait bien eu, sur ce coup-là ! Il prit sa moitié de viennoiserie d’une main, et de l’autre, lui tapota la joue, comme elle l’avait fait quelques minutes plus tôt.

« Si c’est avec toi, c’est quand tu veux ! »

Il n’avait pas pu s’en empêcher, pour celle-ci, et tant pis si Klemens râlait. Il se retourna vers la cuisine en rigolant doucement, sortit sa baguette pour préparer ce qu’on lui avait demandé. Il eut quelques secondes de réflexion face à son plan de travail, avant de crier à travers tout l’appartement, des fois que les deux tourtereaux soient trop occupés à faire des trucs de tourtereaux pour l’entendre :

« Hé, vous pouviez pas avoir la décence de choisir la même chose à boire, au moins ? »

Il râla dans son coin en attendant que les deux tasses se remplissent, plus la sienne de café. Cela ne prit que quelques minutes avant que les trois tasses ne le devancent en flottant jusqu’à la table basse du salon sur laquelle elles s’abattirent, avec un bruit sonore sensé rappeler à l’ordre les deux amants. Roy poussa du pied ce qui traînait encore sur son canapé, avant de s’asseoir en prenant toute la place, face à Klemens et Shea.

« Bon alors, racontez-moi au lieu de vous faire des papouilles. Qui a craqué le premier ? »

Il but une gorgée de son café, son regard curieux et malicieux sautant de l’un à l’autre.

Je resserrai mes bras autour de son cou en pressant mes lèvres contre les siennes dans un rire. Je n'avais même pas eu le temps de m'offusquer de la remarque de Roy que déjà, Klemens reprenait... possession ? de ce qui lui appartenait. En tout cas, je le sentis plus pressant que plus tôt. Mais je ne relevai pas, j'avais déjà accepté le fait que Klemens était assez impulsif. Je l'étais moi-même, après tout mais il avait passé la soirée à me devancer ! Pour en rajouter une couche, je criai à Roy.

– Et bien, chaud !

Je fis glisser mes doigts dans les cheveux de Klemens pour revenir l'embrasser, la malice m'ayant gagnée en l'absence de Roy, en profitant jusqu'à son retour. Puis je m'installai à nouveau sur le canapé, le croissant dans la bouche en me frottant les mains. J'étais affamée. Je n'avais toujours rien avalé depuis des heures entières et je sentais poindre le mal de tête. Nous étions restés éveillés toute la nuit et si je ne sentais pas encore la fatigue - qui me gagnerait dans le train - la fin, avec l'odeur du thé qui me prenait les narines, elle, revenait à la charge. J'engloutis le croissant sans dissimuler un orgasme de bien être pur. De la nourriture... Quelque chose de solide dans mon ventre, autre qu'un peu d'amour et d'eau fraîche ! Une jambe repliée, je me tournai à demi vers Klemens sans pour autant faire dos à Roy. Question de principe, de proximité et de politesse. De l'autre, j'avais enjambé ses cuisses, le genou légèrement relevé. Je me penchai pour prendre le mug entre mes doigts et en appréciai la chaleur avant de remercier Roy en soufflant sur la surface du liquide.

A sa question, je ris tout en sachant que Klemens comme moi, nous mentirions. Néanmoins, je ne m'attendais pas au vent glacial qui allait me couvrir les épaules. J'embrassai l'épaule de Klemens qui se trouvait près de moi lorsqu'il répondit. Il mentait, bien sûr mais je ne saisis pas tout de suite la raison, plus profonde, de son mensonge. Alors je ris en me redressant et fit danser un index pour désigner le loup garou en regardant Roy.

– Euh... Non. C'est lui qui m'a embrassée. - Je sentis sa main quitter ma taille et un courant froid me parcourut sans que je ne sache vraiment d'où il venait. - Techniquement, c'est lui qui a craqué.

Je sursautai légèrement en le voyant se pencher pour poser sa tasse d'un coup sec. Son visage s'était fermé. S'il n'était pas égal à celui que j'avais perçu en croisant son regard la veille, il n'était pas pour autant l'homme souriant qui riait quelques secondes plus tôt. Quant à moi, je ne me laissai pas démonter. Je souri malgré son geste mal assuré et lui caressai le cou, près de la nuque, d'un revers de doigt.

– Mais je dois dire que c'était bien agréable !

Mon sourire disparut totalement lorsqu'il se redressa. Je récupérai ma jambe pour reposer un pied à terre. Pendant qu'il s'affairait, je tournai des yeux inquiets vers Roy avant de les baisser. Je ramenai finalement ma jambe contre moi, me tenant une cheville d'une main, le mug posé sur ma cuisse. Je savais que dire que j'étais désolée n'aurait fait que le mettre en position de faiblesse. Je savais surtout que si je voulais qu'il lâche ma branche sur laquelle il se tenait fébrilement depuis quelques heures, le mettre en situation de victime était sûrement la meilleure des solution. Je soufflai son nom d'une voix basse.

– Klemens...

Je le laissai se réinstaller et lui souris à nouveau avant de rattraper ma phrase. Je n'avais pas envie que l'on croit que je le rappelais à l'ordre. Je me raclai la gorge mais ne le quittai plus du regard.

– Mon hôtel est à l'autre bout de la ville - Mensonge - il se faisait tard et j'ai peur de transplaner - Ca, c'était vrai - alors il m'a gentiment proposé de rester dormir ici cette nuit - Gentil mensonge et je tournai la tête vers Roy - Mon train pour Pré-au-Lard ne repart que dans quelques heures - Gros mensonge - alors comme je n'avais pas envie de passer la soirée seule dans une ville que je ne connais pas... - Vrai - J'ai joint l'utile à l'agréable, disons. C'était chouette, en tout cas.

A l'idée de rentrer, je me demandai si j'avais reçu une réponse d'Alex. C'était étrange de penser à lui dans un moment pareil. Peut-être qu'en sentant Klemens prendre de la distance avec moi, j'ai essayé de me rattacher à quelque chose qui m'appartenait, à moi seule, pour me consoler. D'une certaine manière. Quoiqu'il en soit, c'était comme si Klemens venait de mettre un terme à notre petite aventure. Je ne lui voulais pas. J'aurais simplement aimé que la présence rassurante de son ami et mon flegme naturel l'aide à rester éveillé à cette bonne humeur. Je tendis le cou et vint lui déposer mes lèvres contre sa peau en m'y attardant quelques secondes. C'était ma manière de lui dire que j'avais compris et que je ne lui en voulais pas.

Je me redressai et me tournai un peu plus pour faire face à Roy avant de porter mon mug à mes lèvres.

– Et comment va ton frère ?

Roy sentait un brin de possessivité dans la façon qu’avait son ami de prendre Shea contre lui. Il lui coula un regard inquisiteur, mais ne dit rien, se contentant de boire tranquillement son café. Il n’avait pas l’intention de lui piquer sa conquête, si c’était ce qui l’effrayait. Il se fit d’ailleurs la réflexion que Klemens n’était pas si pingre, habituellement. Il ne saurait par contre dire si c’était parce que Shea était différente, ou parce que la situation l’était. Il était tout à fait plausible que ce soit seulement parce que le départ de Valery l’avait rendu frileux et plus enclin à s’accrocher aux personnes qui lui apportaient de l’affection.

Roy leur avait posé cette question comme la première qui lui était venue pour lancer la conversation. Il n’avait pas du tout songé que cela pourrait plonger Klemens dans un malaise. Le loup n’avait jamais su cacher ses émotions, sa gestuelle et son ton le trahissaient souvent. Roy chercha à croiser son regard, comme pour lui demander silencieusement ce qui se passait, ou au moins, essayer de le deviner, mais Klemens restait obstinément concentré sur son T-shirt. Il fronça les sourcils face au silence de son ami, qui ne présageait rien de bon. Lorsque Shea croisa son regard, inquiète, il lui répondit par un bref haussement d’épaules. Il ne savait pas plus qu’elle ce qui lui passait par la tête, même s’il se doutait que cela concernait Valery, pour que son visage se soit voilé de la sorte. Dire qu’il avait lancé le sujet pour détendre l’ambiance ! Où avait-il merdé ?

Roy n’avait pas la sensibilité et l’empathie de la jeune femme pour saisir immédiatement ce qui gênait Klemens, il lui manquait de toute façon quelques détails de l’histoire. Il écouta Shea lui raconter la suite, sans soupçonner qu’elle avait très largement arrangé la vérité.

« C’est une jolie histoire… commenta Roy, avec un léger sourire en coin, avant de tendre le poing vers son ami pour lui donner un coup amical à la jambe. Souris, Klem, on parle de tes talents, là ! »

Ces derniers temps, il s’évertuait à essayer de donner le sourire à Klemens, même juste quelques secondes, même si cela devait passer par des blagues nulles. Mais à cet instant, Roy souriait jaune car Roy était contrarié, vraiment profondément contrarié. Il avait eu l’impression, juste ces dernières minutes, d’avoir retrouvé son meilleur ami et leurs vieux réflexes. Shea ne s’en était sans doute pas aperçue, lui-même n’avait même pas réfléchi, tant se remettre à taquiner Klem lui avait paru naturel, mais il y avait un moment qu’il n’avait pas partagé ce genre de complicité avec le loup. Son deuil était délicat à gérer, Roy faisait son possible. En recevant le Patronus de son ami cette nuit, il avait cru à une rencontre importante, différente, c’était ce qui avait motivé sa curiosité de venir voir. Certes, il ne s’attendait pas à tomber sur l’une de ses anciennes camarades… N’empêche qu’il commençait juste à naïvement croire qu’ils pouvaient passer un petit moment sympa tous les trois. Il n’avait pas fait rester Shea pour que Klem tire une tête de trois pieds de long, au lieu de profiter de leur compagnie, tout de même !

Roy se tut et préféra laisser la jeune femme s’occuper de chouchouter le loup, puisqu’elle s’en sortait mieux que lui. Quand il essayait de changer les idées de son ami, Klemens accueillait la tentative par une tête d’enterrement, et encore, c’était quand il ne l’envoyait pas simplement bouler. Ce rejet systématique de son appui commençait doucement à l’irriter, d’ailleurs. Il faudrait qu’il lui en touche un mot un jour, mais il voyait si peu Klemens, puisqu’il passait ses soirées dehors, que c’était difficile de l’attraper pour avoir une vraie discussion.

Roy fut tiré de ses pensées, lorsque Shea eut le malheur d’évoquer Jason. Parce qu’elle ne pouvait parler que de Jason, elle n’avait jamais connu Adrian, même si le trafiquant aurait mille fois préféré parler de son plus jeune frère. Il n’avait très honnêtement aucune idée de comment allait Jason, puisqu’il ne faisait aucun effort pour s’en enquérir. Roy n’avait pas envie de discuter de lui, pas plus que Shea n’avait besoin de savoir que cela faisait une demi-douzaine d’années qu’ils s’adressaient à peine la parole… Ceci, ajouté au fait qu’il était inutile de pourrir davantage l’ambiance avec le néant de ses relations familiales, poussa Roy à masquer sa contrariété derrière plusieurs gorgées de café et quelques mots évasifs :

« Pas mal. Il bosse au Réseau des Cheminettes, maintenant, ça roule plutôt bien pour lui. Il est avec la même fille depuis un moment, on attend juste le jour où il va poser le genou par terre, mais tu sais comment il est, hein, faut le pousser un peu, parfois… »

Shea saisirait rapidement le sous-entendu, puisqu’elle avait l’air de se rappeler parfaitement de leur rencontre à Poudlard. L’affaire qu’il avait voulu conclure pour son frère avait finalement abouti, car, quelques temps plus tard, Shea s’était mise à sortir avec Jason. Bien évidemment, personne n’avait jugé utile de remercier Roy, qui avait tout de même largement contribué à cette mise en couple, même si ses moyens n’avaient pas été louables. C’était très mesquin, mais à l’époque, au fond de lui, il avait tiré une petite vengeance du fait que leur couple avait très peu duré… Il aurait eu du mal à supporter longtemps la vision de son frère roucoulant avec une fille qui l’avait repoussé, lui, peu importait l’identité de la dite-fille. Encore une fois, une question d’orgueil.

Il ne fit pas la politesse à Shea de retourner la question sur Tobias. Si elle était sortie avec Jason, Roy n’avait en revanche rien partagé de positif avec le frère Gruffydd. Il préférait aborder un terrain moins glissant que leurs souvenirs d’école et se concentrer sur le présent, pour lequel Klemens pouvait déjà davantage participer.

« Je ne t’ai même pas demandé ce que tu devenais ! Hé, Klem, on dirait pas comme ça, mais elle était batteuse de l’équipe de Gryffondor, à l’époque… Alors, t’as laissé tomber le Quidditch ? Tu fais quoi, maintenant ? »

Roy dut prendre sur lui pour ne pas faire la moue aux réponses à peine convaincues de son ami. Il fallait de la patience et de la délicatesse pour savoir gérer ce genre de chagrin, chose dont Roy ne disposait que très peu. Ca n’aurait pas été son meilleur ami, il aurait renoncé depuis un moment. Il n’aimait pas quand il s’enfermait dans ce genre de silence, comme derrière une forteresse d’où il ne laissait personne l’atteindre. Klemens était embarqué dans des souvenirs desquels il serait difficile de le tirer. Si Roy avait adopté la technique de « Laissons ce chagrin se décanter », en lui foutant tout simplement la paix, il voyait bien qu’elle n’était pas efficace, et que le temps ne semblait guère aider son ami à aller mieux.

Shea avait une approche différente, que Roy ne pouvait pas avoir avec son ami, et sur l’instant, même s’il n’en dit rien, il fut reconnaissant à la jeune femme. Cela dût se lire dans le regard qu’il posa brièvement sur elle, alors qu’elle embrassait Klemens. Il s’efforça de relancer la conversation, convaincu que laisser s’enliser l’ambiance risquait de laisser le loup se perdre tout à fait. Roy apprit ainsi que Shea était professeur de yoga, et s’il se mit à rire, ce n’était non pas pour ses explications –fumeuses, soyons d’accord-, mais pour la surprise de savoir qu’elle enseignait ce genre de discipline.

« Oh mais je n’en doute pas, rétorqua t-il, le ton mutin, lorsqu’elle affirma qu’il adorerait. C’est intéressant, ça, le yoga, je serais très curieux de voir comment tu as appris à "canaliser son énergie" depuis Poudlard. »

Pas en distribuant des claques, il espérait, sinon il allait se tenir éloigné. Il la taquinait, bien sûr. Shea avait changé, ils avaient tous changé depuis leur adolescence, et heureusement. Roy avait « mûri » même si c’était tout relatif. Il se prenait déjà moins pour le centre du monde qu’à Poudlard, et entrer dans le monde du commerce illégal lui avait appris à reconnaître où se tenaient certaines de ses limites. Il savait qu’il y avait des personnes à qui il n’irait pas chercher des noises, par exemple, alors qu’à Poudlard, il se croyait littéralement tout permis.

« Et encore, je me suis un peu calmé, nuanca Roy, sans se départir de son sourire, quand Shea évoqua ses conquêtes. Il allait révéler qu’il vivait en réalité tout seul ici, mais il se retint de justesse. Klemens n’apprécierait peut-être pas qu’il sous-entende le genre de difficultés financières et personnelles qu’il avait, et il n’était pas question de le plonger dans une humeur encore plus grise… Je fais du commerce, et Klem, de la livraison, donc on fait pas si mal la paire ! Y a tellement de choses à faire dans cette ville qu’on ne peut pas s’ennuyer, crois-moi. D’ailleurs, t’es la bienvenue, le jour où t’en auras ras le chapeau des gosses de Poudlard, et que l’envie te dit de passer... »

Il proposa cela avec une sincérité étonnante quand on considérait qu’il avait commencé par se fritter avec la jeune femme, dès qu'il avait passé le pas de la porte. Mais il avait aussi saisi au passage la façon qu’avait Klemens de regarder Shea. Roy voulait bien mettre de côté une vieille rancœur -qui avait quasiment disparu de toute manière- si cela pouvait aider son ami à surmonter la pente. L’amitié, ce rare domaine où Roy pouvait se vanter d’être quelqu’un de correct.

Une certaine surprise figea ses traits lorsqu’il entendit Shea évoquer presque l’air de rien la lycanthropie de Klemens. Cette fois-ci, il porta son regard sur son meilleur ami, sans savoir s’il devait se montrer choqué ou suspicieux. Il lui avait dit, il lui avait vraiment dit ? Alors que cela faisait quelques heures seulement qu’il la connaissait, et que lui-même avait mis un certain nombre d’années à obtenir ces infos ? Non qu’il était jaloux. Il commençait simplement à comprendre.

« Eh bien, félicitations… Tu sais déjà à peu près tout ce qu’il y a à savoir. Tu dois bien manier le langage Klemens, pourtant c’est pas facile. » ricana Roy.

Il avait choisi de faire mine de ne pas avoir saisi ce qu’il se passait réellement, faire comme si la rousse avait simplement réalisé un miracle, parce que c’était moins plombant pour l’ambiance de reporter ça sur l’adresse de Shea, plutôt que sur la détresse de Klemens. Shea savait plus de choses qu’elle ne le disait, Roy était prêt à parier qu’elle savait pour Valery, pour commencer. Parce qu’elle agissait exactement comme lui. Elle lui apportait un soutien silencieux par des gestes d’affection, comme lui le faisait par ses tentatives pour le dérider, sans rien évoquer du problème. Elle savait donc déjà. Si elle savait ça, alors ce n’était plus si étonnant qu’elle sache d’autres détails de la vie de Klemens. Les confidences venaient très vite, quand on se trouvait dans un état de vulnérabilité.

Finalement, ce qui étonnait le plus Roy, c’était que Shea soit encore là, débordante d’empathie et de tendresse envers un homme qu’elle venait de rencontrer et qui lui avait visiblement raconté une majeure partie de ses soucis… Cette femme était-elle une sainte cachée ?

Je souris un peu plus à la précision de Klemens. Je n'avais, pour ma part, pas senti le ton de Roy. Pour moi, l'ancien Gryffondor n'avait rien de plus à offrir que de l'humour et du sarcasme. C'était du moins le souvenir que j'en gardais. Je ris en regardant Roy et secouai la tête.

_ Je sortais de cette conférence longue comme un jour sans Bierraubeurre et j'étais... Morte de faim. J'ai attendu que le serveur revienne mais j'avais si faim ! Il fallait que je le dise à quelqu'un. Alors, je me suis tournée vers lui ! J'aurais réellement pu dévorer un loup-garou bien dodu. Je pouvais pas deviner que j'en avais un face à moi !

Je fus rassurée, alors que la main de Klemens vint me retrouver. Je lui rendis son sourire. C'était probablement tout ce que je pouvais obtenir de lui, à partir de maintenant. Mais sa réflexion me laissa interdite. Les yeux ronds, mes joues retrouvèrent leurs rougeurs et je tournai la tête vers Roy, comme si j'avais voulu m'excuser. A défaut de cerner les gens, j'étais capable de déceler les subtilités des comportements. Je ne connaissais pas l'étendue de leur relation mais j'avais déjà senti la possession de Klemens à mon égard, sa façon de me toucher, de me regarder, même en présence de Roy. En réalité, je me demandai à quel point Klemens ne faisait pas un peu de démonstration, ce qui n'était pas franchement pas mon genre. Je souris malgré tout en baissant les yeux, et je resserrai mes jambes sous moi comme si je cherchais à me tasser ou à disparaître, le laissant jouer avec mes cheveux.

_ Je sais pas si je te fais vraiment parler ou si je parle ta langue mais en tout cas, tu n'auras eu que de cesse de me faire rougir.

Et nous n'avions pas véritablement discuté, qui plus est. Pas selon ma définition, en tout cas. Nous avions échangé quelques mots - moi surtout - et nous nous étions même disputés ! Courru, embrassés et partagé une intimité à laquelle je ne m'étais pas attendue, tout ça en l'espace de quelques heures là où Roy - toute intimité mise à part - ne donnait pas l'impression d'avoir eu tant de facilité. Sa façon de s'adresser à Klemens quand celui-ci était redevenu muet m'avait mise sur la piste qu'il manquait de patience. Le peu d'aperçu que j'avais eu du loup-garou me laissait à penser que pour marcher sur la constance de Roy - elle-même toute relative -, il avait dû se montrer bien moins agréable et conciliant qu'avec moi. Déjà à l'époque de Poudlard, Roy faisait montre d'une grande patience, quelque peu sournoise, même. J'imaginai qu'en grandissant, cette qualité s'était cultivée. Toujours est-il que sur l'instant, je me sentis prise entre deux feux.

_ Bien... Il va falloir que je regagne mon hôtel pour récupérer mes affaires si je ne veux pas rater le train suivant. Roy, tu peux me rendre ma robe, s'il te plaît ? Et évite de la sniffer au passage, je te prie.

Je tendis une main vers lui en laissant une jambe retoucher le sol. Je me redressai du même geste, mes doigts glissant de la nuque de Klemens pour venir s'appuyer sur son genou.

L’histoire à deux voix, entre Shea et Klemens, parut un peu décousue au trafiquant, mais il parvint à saisir l’essentiel : Shea était plutôt bien cintrée dans son genre, et Klem, pas très finaud. Il ne put s’empêcher de rire en imaginant la scène.

« Eh bien, vous vous êtes bien trouvés » commenta t-il, simplement, en guise de conclusion.

Roy s’efforçait de garder le ton bon enfant de la conversation, mais sa bonne volonté fut quelque peu mise à mal par le dernier commentaire de son ami. Son sourire se crispa, oh c’était à peine visible, en réalité, il fallait bien le connaître pour déceler cette marque d’impatience. Ce ne fut pas tellement de voir Klemens étaler son intimité avec Shea qui l’agaça –il faisait bien ce qu’il voulait, et Roy n’était sûrement pas le genre à faire le chaste sur le sujet- mais plutôt le fait qu’il mette en lumière que non, Roy ne parvenait pas toujours à le comprendre. Il trouvait cela plutôt gonflé de la part de son ami, qui ne faisait aucun effort pour lui faciliter la tâche, ces derniers jours.  Non, il n’était pas jaloux que Shea ait réussi là où il avait échoué, à savoir apaiser Klemens. En revanche, il était vexé que Klem n’ait pas vu que c’était précisément tout le contraire, que Roy s’en réjouissait, et que c’était la raison pour laquelle il était là à essayer de mettre Shea à l’aise. Mais non, ses efforts à lui pour aider, personne ne voyait rien, et tout le monde s’en fichait, hein ?

Si c’était comme ça, il laisserait Klemens se débrouiller tout seul avec Shea, et il souhaitait bien du courage à la jeune femme –quoiqu’elle avait  l’air du genre bien altruiste- pour gérer les sautes d’humeur du loup. Il n’était pas à son service, non plus. Roy se levait au moment où Shea émettait l’idée de s’en aller, et cette fois, il ne chercha pas à la retenir. Son commentaire à son encontre lui arracha toutefois un dernier sourire, alors qu’il se penchait vers la robe rouge satinée de la jeune femme, qu'il avait repoussée sur le sol, plus tôt.

« Et voilà comment je passe pour le mec sans aucune classe… » soupira t-il, avec un défaitisme feint. Il tendit le vêtement à sa propriétaire, en tout bien tout en honneur, cette fois-ci. « Je ne te re-montre pas la salle de bains, je suppose. »

Il attendit que Shea ait provisoirement quitté son salon pour bouger. Le court silence qui s’installa fut interrompu par le bruit des tasses vides qu’il reprenait dans ses mains, tandis qu’il déclarait, sans regarder Klemens :

« J’espère que tu feras moins le con avec elle. »

Roy ne fut même pas surpris de la réponse cinglante de Klemens. C’était à peu près tout ce qu’ils échangeaient ces derniers jours. Du silence, de l’agressivité, de la lassitude. Le trafiquant commençait à franchement s’impatienter de cette situation sans issue. Dès qu’il amorçait un geste vers Klemens, ce dernier finissait par l’envoyer bouler. Quand il ne faisait rien, eh bien, les deux s’enfermaient dans un silence qui défiait un cimetière, niveau ambiance. Roy se connaissait, et il connaissait son ami. Ils n’allaient pas tarder à exploser, l’un comme l’autre. Ils auraient peut-être même pu le faire à cet instant, s’il n’y avait pas eu Shea.

Lorsqu’elle revint, Roy échangea volontiers sa place avec elle. Il s’éclipsa dans la cuisine, contenant à peine sa colère contre Klemens. Il envoya les tasses dans l’évier avec un fracas qu’il ne se donna pas la peine de retenir, puis il s’appuya contre le rebord, en lâchant un profond soupir. Des mots qui lui parvinrent du salon stoppèrent ses pensées.

« …tu sais où me trouver, maintenant. N'hésite pas, je répondrai présente. »

Il comprit à ces paroles que Shea allait s’en aller et fit mine de retourner dans le salon, mais il n’eut pas le temps de quitter la cuisine qu’il entendait la jeune femme revenir. Roy ne franchit pas le seuil de la cuisine, mais il en fut assez proche pour que son oreille distingue ses derniers mots, en la tendant bien. C’était assez proche d’écouter aux portes, à cette différence qu’il n’y avait pas de portes, mais Roy ne s’embarrassait pas de ce type de considérations, surtout pas quand il entendait son prénom…

La porte fut finalement claquée, deux fois. Roy redescendit sur Terre en entendant Klemens quitter l’appartement. Fuir était le mot plus adéquat. Il ne le retint pas, c’était de toute façon trop tard. Sa lâcheté ne l’étonnait même plus, elle l’irritait juste un peu plus à chaque fois. Et en attendant qu’il trouve le moyen de lui en faire part, Shea venait de trouver à sa place des mots pour dire précisément ce qu’il ressentait, et c’était… plus que dérangeant. Elle avait vite compris ce qu’ils avaient pourtant tenté de masquer, pour ne pas la mettre mal à l’aise. Non, Roy n’était pas l’ennemi de Klemens, mais Roy avait en effet l’impression que celui était plutôt son ami se défiait de lui et se méfiait de son aide, comme s’ils ne se connaissaient plus. C’était peut-être normal, il n’en savait rien, Roy n’avait jamais été confronté aussi frontalement au deuil de quelqu’un. Il ne dirait pas non à un mode d’emploi, il se sentait comme sur ses dernières réserves…

Et parmi son désemparement vis-à-vis de Klemens, la pensée que Shea était une personne sur laquelle il s’était grandement trompé s’insufflait doucement dans sa tête. A Poudlard, il avait été l’arrogance même, aveuglé par sa popularité et ses désirs, estimant qu’il ne devait rien à personne, mais seulement à ses talents. Treize ans plus tard, et parce qu’il fallait bien que l’entrée dans le monde adulte bouscule quelque chose, Roy avait acquis le discernement qui lui permettait d’avoir conscience qu’il était dorénavant redevable à Shea. Elle aurait pu partir sans essayer de rabibocher les deux amis, après tout, elle ne les connaissait qu’à peine, elle n’avait rien partagé avec eux qui justifie, aux yeux de Roy, tout ce qu’elle venait d’accomplir juste par son attitude bienveillante. Elle aurait pu –elle aurait même dû !- partir en se réveillant, Roy était certain que le loup ne lui en aurait même pas tenu rigueur. Pourquoi avait-elle tant tenu à apporter son soutien à Klemens, alors qu’elle le connaissait depuis une dizaine d’heures seulement ? D’où tenait t-elle cette compassion qui la rendait sensible à des problèmes qui n’étaient même pas sensés l’effleurer ? Tant de dévotion humaine relevait du mystère, pour le trafiquant. Il concluait simplement que Shea était quelqu’un de bien, et croyez-moi, il était rare que Roy y soit sensible, chez une femme.