Enchanted [Charleen & Maeva]

Charleen lui a envoyé un message le lendemain de leur déjeuner. ”C’était très chouette le déjeuner hier, quand tu veux pour un verre.” Elles ont convenu d’une date et d’un lieu : vendredi soir prochain à l’Alchimiste, un bar assez réputé de la capitale anglaise. Maeva a attendu ce jour avec une légère impatience au creux du ventre mais la charge de travail à l’agence l’a empêchée de se projeter réellement dans ce moment futur. Elle pilote deux gros projets en ce moment alors elle ne compte pas ses heures et l’arrivée du weekend lui apporte une bouffée d’air frais.

Un peu comme sa rencontre avec Charleen.

Maeva ne sait pas exactement ce qu’elle attend de cette soirée. Elle aimerait se dire “rien” mais elle sent que ce n’est pas très sincère. Charleen lui plaît, c’est évident, et elle commence à se demander si leurs rencontres sont si fortuites qu’elles en ont l’air. Ses pensées s’attardent sur cette idée alors qu’elle applique consciencieusement du mascara sur ses cils. Son Pear sonne à ce moment-là et l’hologramme de Lisa s’affiche. Maeva répond sans cesser sa préparation.

“Coucou... lance son amie. Oh, je te dérange ?
-Non, non, t’inquiète, je finis de me préparer. Ça va ?
-Oui. Armand est sorti avec Jules alors j’en profite pour t’appeler un peu...”

Armand est le mari de Lisa et Jules est leur fils qui fêterait son deuxième anniversaire au mois de décembre. Les deux se sont rencontrés pendant leurs études de métamorphose et ont déménagé en France – le pays d’origine d’Armand – trois ans plus tôt parce qu’il a obtenu un financement du gouvernement français pour son sujet de thèse. L’acclimatation n’a pas été facile pour Lisa – qui baragouine difficilement la langue de son mari – surtout qu’elle est tombée enceinte assez peu de temps après leur arrivée et qu’elle a été terrassée par des nausées les trois premiers mois. Les choses sont plus simples maintenant, elle noue des liens avec les autres parents qu’elle croise à la crèche. “Je deviens ce genre de personne.”[/i] dit-elle parfois en riant à moitié.

“Jules va bien ?” demande Maeva en rebouchant son mascara. C’est son filleul alors, même si elle ne peut pas le voir souvent elle prend de ses nouvelles et lui dit quelques mots lorsqu’elle a Lisa au téléphone (généralement, il est très peu intéressé parce qu’elle a à dire.)
“Oui, ça va... Il a dessiné sur le mur du salon, la semaine dernière, l’informe Lisa. Armand était ravi.
-C’est juste un artiste, laissez-le, commente Maeva avec un sourire en fouillant dans une trousse où elle range ses rouges à lèvres.
-On va dire ça. Bon, tu vas où ce soir ? Déjà, je suis surprise que tu sois plus à l’agence, Maeva, il n’est même pas dix-neuf heures !
-Haha, fait-elle en levant les yeux au ciel. Ça m’arrive de partir tôt.” Ça ne lui arrivait juste pas très souvent. “C’est juste que je suis un peu charrette en ce moment.
-Oui, oui, on connaît, t’es toujours tellement charrette que tu vas devenir un âne.” Maeva n’a pas le temps de s’offusquer que Lisa continue : “Bon, et donc ?
-Je vais prendre un verre.
-Un verre ?
-Oui.
-Un verre avec qui ?
-Avec une meuf.”

Le sourire de Lisa s’agrandit.

“Et ? C’est un verre “un verre” ou un verre “un verre” ? demande-t-elle avec des intonations qui permettent de comprendre très aisément ce qu’elle veut dire.
-C’est... Un verre.
-Ok c’est bien ce qui me semblait.” Ses sourcils se froncent légèrement, comme si elle se rappelait d’un élément : “Mais tu revoyais pas ton ex, toi ?
-Andrea ? Si, un peu...” Andrea est une femme avec qui Maeva est restée presque un an, lorsqu’elle avait vingt-quatre ans. C’était sa première relation après sa douloureuse rupture avec Ji-Sun qu’elle pensait être l’amour de sa vie pendant les trois années qu’elles ont passées ensemble. Andrea a rapidement pris beaucoup de place dans sa vie – c’est souvent comme ça, dans les relations entre deux femmes, a rapidement appris Maeva en découvrant sa bisexualité – et elles ont vécu un long moment dans leur cocon avant que la réalité ne se manifeste. Et la réalité est la suivante : la famille d’Andrea, très conservatrice, n’aurait jamais supporté qu’elle s’éloigne ainsi du chemin royal de la norme. Et Andrea, elle, ne pouvait pas se faire à l’idée de décevoir ses parents qui ont toujours tout donné pour elle. Elles ont navigué quelques mois au milieu de tout ça et elles ont fini par rompre ; le secret pesait trop lourd sur leur relation. Depuis l’année dernière, elles ont repris contact. Parfois, elles retrouvent la chaleur de leurs étreintes passées. “Mais c’est pas sérieux.
-Ah parce que là, c’est sérieux ? relève Lisa.
-Mais pas du tout ! Je t’ai dit, c’est juste un verre. C’est même pas vraiment un date, on vient de se rencontrer.”

Lisa n’est pas convaincue mais la laisse partir en lui arrachant la promesse qu’elle lui raconte la soirée le lendemain. Maeva acquiesce et quitte son appartement sans attendre ; elle n’aime pas être en retard et elle a dit à Charleen qu’elle serait là pour vingt heures.

C’est “juste un verre” mais Maeva s’est un peu habillée pour l’occasion. Pas trop – elle peut légitimement soutenir qu’elle a déjà porté ça pour retrouver des amis – mais suffisamment pour que cela ne passe pas inaperçu non plus. Un savant mélange pour équilibrer des envies qu’elle n’est pas encore certaine de déceler clairement.

Charleen n’est pas encore arrivée lorsque Maeva poussa la porte de l’Alchimiste. On est vendredi soir et il y a du monde au bar, du monde autour des différentes tables, du monde même debout dans la pièce. Le bruit ne dérange pas particulièrement Maeva mais elle choisit une table dans un coin de la salle pour éviter de se retrouver dans le passage de tous les clients dont certains titubent déjà – visiblement, l’happy hour a été bien rentabilisée. Elle fait machinalement défiler instamag lorsque Charleen fait son entrée à son tour.

Beaucoup des amies de Charleen ont un sens de la mode bien affirmé. Mallory et son amour des couleurs et des motifs les plus improbables. Amara et son audace. Mei et sa fine connaissance des tendances du moment. Charleen respecte et admire leurs visions mais aucune d’entre elles n’a la finesse et la précision de Rachel Clarke quand il s’agit donner un avis et des conseils sur une tenue. En même temps, on ne peut guère le leur reprocher ; c’est littéralement le métier de Rachel de créer des vêtements.

Quand elle vit un dilemme vestimentaire, le premier réflexe de Charleen est donc de passer un appel à sa cousine, qui a la gentillesse de lui répondre à toute heure du jour et de la nuit. A force, Rachel a l’habitude et demande très vite les informations de base : type de rendez-vous, lien avec la personne, lieu.

« C’est juste… une meuf très sympa que j’ai rencontrée y a quelques semaines. On va boire un verre. » Elle capte le regard entendu que lui fait l’hologramme de Rachel. « Non mais c’est pas un date ! Enfin, je pense pas.
-Tu m'appelles pour que je te conseille sur les fringues que tu portes quand t'es avec tes potes, toi, maintenant ?
-Noooon mais… » Comment dire à Rachel que c’est un rendez-vous important, quel que soit le sens qu’elle y donne ? Elle ne peut pas lui révéler tout ce que ça implique pour elle. Elle change légèrement d’approche. « Ok, j’aimerais bien qu’elle me remarque. Mais je pense qu’elle est 100% hétéro, alors si elle veut juste qu’on soit amies, ça me va aussi ! Tu vois le genre de vibe ou pas ?
-Mhmh, fait Rachel avec la moue concentrée qu'elle adopte toujours quand elle réfléchit. Le genre de vibe où il faut beaucoup en faire sans que ce soit trop, quoi.
-Ouais, voilà. Genre ça se voit pas que j’ai passé trois heures à me préparer avant de venir mais on me remarque de l’autre bout de la pièce quand même, tu vois l’équilibre subtil ?
-Bien sûr. Sait-on jamais qu'elle ne soit pas 100% hétéro... » Rachel a un sourire sur les lèvres mais elle ne s'égare pas sur ce terrain et reprend avec beaucoup de sérieux : « T'avais pensé à quelque chose, déjà ? »

Plus que « quelque chose », Charleen présente quatre tenues différentes à l’oeil expert de sa cousine qui tranche sans hésitation sur l’une d’entre elles. Quand elle l’enfile, elle constate qu’encore une fois, Rachel ne s’est pas trompée. C’est exactement ce qu’elle veut. Une tenue qu’elle peut porter en toutes circonstances, sans rester inaperçue.

« T’es la meilleure, mon chat, merci encore » dit-elle en mimant un baiser vers Rachel.

Est-ce qu’il fait encore assez beau en cette fin de mois de septembre pour porter ce haut ? Sans doute pas, songe Charleen en avisant la couleur du ciel extérieur. Mais cela ne l’a jamais arrêtée ; le style avant le confort. Elle glisse tout de même un pull dans son sac à main au cas où et quitte son appartement d’un pas vif. Avec tout ça, elle a pris un peu de retard. Quelques minutes plus tard, la grisaille londonienne l’accueille. Elle prend le temps de remettre ses cheveux en place après le transplanage et se dirige vers le bar choisi par Maeva.

Charleen s’est sentie nerveuse pendant plusieurs jours après leur déjeuner partagé, alternant entre des phases de culpabilité et d’encouragement. Au fond, elle est désolée d’embarquer Maeva dans ses affaires et de la manipuler de la sorte, surtout qu’elle n’a pas l’air d’être une mauvaise personne, bien au contraire. Mais Charleen n’a pas l’impression d’avoir d’autre choix que de continuer et avec les jours qui passent, elle se rassure. Elle fera en sorte d’obtenir rapidement ce qu’elle veut, puis de disparaître totalement. Maeva n’aura pas besoin de savoir quoique ce soit.

Tout est sous contrôle.

Bercée de cette illusion, elle avance dans le bar, plus assurée cette fois-ci. Elle est arrivée à la conclusion que plus vite elle gagne la confiance de Maeva, plus vite elle pourra enclencher la phase suivante de son plan et donc plus vite tout sera terminé. Elle ne peut pas danser sur deux rythmes différents. Soit elle y va à fond, soit elle abandonne. Puisqu’elle a choisi la première option, elle affiche un grand sourire sur son visage en apercevant la silhouette de la jeune femme dans un coin de la salle.

Un sourire qui se fige légèrement face au spectacle que lui offre Maeva. Charleen passe elle-même trop de temps devant son miroir pour ne pas remarquer les efforts que font les autres dans leur mise et cette fois, elle a l’impression que Maeva est plus apprêtée que d’habitude. Ça tient à quelques détails seulement : un maquillage plus prononcé, un décolleté plus marqué. Chez elle aussi, son haut court révèle un peu de son ventre, même si sa veste ample le masque en partie. Un subtil équilibre pour montrer juste ce qu’il faut. Un jeu que Charleen pensait être la seule à jouer ce soir mais finalement, peut-être pas. Quelles que soient ses intentions, tout ce qui frappe Charleen à cet instant, c’est ce même constat qu’elle a fait quand elle a vu Maeva pour la première fois.

Comme elle est belle.

Parce qu’elle n’est pas encore certaine du ton à adopter avec elle, Charleen la complimente comme elle l’aurait fait avec une amie.

« Saluuut ! Mon Dieu, j’adore comment t’es fringuée, ça te va super bien, cette couleur est juste parfaite sur toi » déclare t-elle en lui offrant une bise chaleureuse. « Ton crop-top, je suis jalouse en fait, je veux le même. »

Si ses mots sont ceux d’une amie, son regard, lui, glisse un peu trop longuement sur la silhouette de Maeva pour porter le même sens.

Charleen est belle. Ce n'est pas la première fois que Maeva pense ça d'elle mais, cette fois-ci, ça lui éclate au visage. Elle est vraiment belle. Le haut qu'elle porte dévoile ses épaules délicates et dénude le bas de son ventre ; le regard de Maeva s'y perd juste une seconde avant de retrouver les yeux de Charleen. Son sourire dévore ses joues, fait remonter ses pommettes et illumine tout son visage. Elle se lève, répond à sa bise, répond à ses mots, mais il y a comme une fébrilité dans sa voix.

Le léger trouble qu'elle ressent répond à la question que Lisa lui a posée un peu plus tôt ; ce n'est pas juste un verre. Pas pour elle et peut-être pas pour Charleen non plus, dont Maeva surprend le regard sur elle. Elle aussi a effectué quelques recherches sur la jeune femme - pas pour les mêmes raisons, apprendra-t-elle un jour - et le petit drapeau violet et rose dans la biographie de son profil instamag lui a permis de confirmer ce qu'elle pressentait déjà. Il n'est pas impossible qu'elle plaise à Charleen.

La première heure qu'elles passent ensemble confirme cette impression. En même temps il subsiste un certain flou entre elles, comme une retenue dans la manière dont elles s'adressent l'une à l'autre. Leurs regards s'accrochent pourtant, leurs sourires se répondent et Maeva se laisse complètement prendre dans leur discussion. Elles parlent et elles parlent encore, les sujets s'enchaînent et ne se ressemblent pas. La sensation grisante du vol, l'amour de Maeva pour les détails - que Charleen qualifie d'obsession avec un petit sourire - leurs goûts vestimentaires respectifs sur lesquels elles se complimentent chaudement. Elles parlent de ce qu'elles aiment, de ce qui les anime.

Ce soir, c'est leur conversation qui anime Maeva.

Alors, quand Charleen s'éclipse quelques minutes pour aller recommander deux verres au bar, Maeva prend le temps de réfléchir. Elle croit que Charleen lui plaît vraiment, suffisamment pour éveiller un intérêt au creux de son ventre et faire voyager ses pensées vers des contrées agréables. En même temps, elle n'est pas certaine de ce qu'elle veut faire de cette attirance ; elle veut simplement s'autoriser à l'explorer, lui ouvrir la porte réellement sans avoir l’impression de se cacher derrière le masque de la bonne copine. Contrairement à Charleen, rien n’indique clairement chez elle qu’elle est bisexuelle ; elle n’affiche pas ça sur ses réseaux sociaux et ne fait pas partie d’un collectif militant qu’elle pourrait soutenir publiquement. Après sa rupture avec Ji-Sun, elle a supprimé toutes les photos d’elle de son compte instamag et n’en a jamais posté avec Andrea pour des raisons évidentes. Elle aimerait bien glisser cette information à Charleen – histoire qu’elle comprenne que son regard sur sa silhouette ne fait pas que détailler la qualité de ses vêtements –sans savoir comment s’y prendre. Elle pouvait évoquer une ex mais ce n’est pas exactement le sujet sur lequel elle a envie de s’étendre. On est en octobre, elle n’a aucune raison de mentionner le pride month qui aura lieu en juin. Elle ne fréquente pas spécialement les lieux queer dont elle pourrait mentionner l’existence à Charleen, juste pour voir si elle rebondit dessus.

La seule dont Maeva peut parler aisément, c’est d’elles, des regards qu’elle surprend de la part de Charleen et, surtout, de ces “coïncidences” qui ne semblent pas être dues au hasard. C’est un peu risqué ; elle n’a pas envie d’être trop frontale. Lorsque Charleen revient avec deux cocktails dans les mains, Maeva s’est décidée sur une question plus ouverte, légèrement sous-entendue.

Elle saisira la perche qu’elle veut bien saisir.

“Bon. J’avais une question à te poser...” Elle fait tourner distraitement la paille dans le liquide coloré qui produit une étonnante fumée bleue. “Mais je me demandais... Toutes ces fois où on s’est “croisées” à Leopoldgrad, c’était vraiment par hasard ou...” Elle laissa traîner sa voix. Il y a un sourire sur ses lèvres qui dit le fond de sa pensée mais elle fait le choix de l’humour pour achever sa phrase : “C’est que tu avais vraiment envie que je te fasse une critique culinaire de tous les restaus de la place ?”

Charleen est bavarde, le fait d’alimenter une conversation lui pose rarement de difficultés mais ça ne l’empêche pas de s’ennuyer quand elle n’a pas de répondant en face. Ce n’est pas le cas de Maeva. Leur discussion se nourrit et s’envole sur plein de sujets passionnants, avec une fluidité surprenante. Avant de l’aborder, Charleen n’imaginait pas découvrir autant de points d’accroche avec elle. Maeva est assez loin du type de personne qu’elle fréquente, d’habitude. La plupart de ses proches sont, d’une manière ou d’une autre, des marginaux. Maeva, elle, est blanche, instruite, plutôt aisée et répond à des codes classiques de la féminité.

Le seul point -et non des moindres- c’est que Charleen commence à questionner les a priori qu’elle a projeté sur sa sexualité. Elle sait reconnaître des regards traînants et des sourires charmeurs là où il y en a. Plus la conversation avance et plus elle a cette sensation que ce moment entre elles n’est pas tout à fait amical. Mais c’est encore assez subtil pour qu’elle doute et qu’elle se demande si elle ne prend pas juste ses fantasmes pour la réalité.

Parce que, tout calcul manipulateur mis à part, Charleen sent bien qu’elle est loin d’être indifférente au charme de Maeva.

Le bref détour qu’elle fait vers le bar pour récupérer deux Mojitrolls lui permet de s’aérer un peu la tête et replacer ses pensées. Maeva est une femme brillante, belle, drôle et sympathique mais il faut qu’elle garde la tête froide malgré tout. Qu’elle n’oublie pas ses objectifs. Qu’elle ne se laisse pas trop entraîner émotionnellement dans le jeu non plus. À la fin de l’histoire, elle doit disparaître, se répète t-elle.

C’est donc sur une corde tendue qu’elle avance en essayant de garder son équilibre le plus possible. Sans le vouloir, Maeva donne un coup sur cette corde en quelques mots à peine. Le regard de Charleen se fige alors qu’elle révèle qu’elle n’est pas dupe.

Elle a compris que leurs rencontres à Leopoldgrad n’ont rien d’un hasard.

Sous l’effet d’un brusque stress, le coeur de Charleen a le temps de chuter dans sa poitrine et ses doigts de se laisser envahir par des fourmis avant que Maeva n’achève sa phrase et lui donne un autre sens. C’est tout son jeu d’actrice que la danseuse doit mobiliser à cet instant pour ne pas expirer un long soupir de soulagement. Pendant une bien trop longue seconde, elle a cru que Maeva avait percé son double jeu à jour.

Ce n’est pas tout à fait ce qui se passe. Et c’est le sourire taquin et le regard brillant de Maeva sur elle qui mettent Charleen sur la voie. Quand elle comprend ce qu’elle sous-entend, elle rit nerveusement.

« Oh… Je crois que tu m’as grillée. »

Ce petit rire lui permet de retrouver un peu contenance. Charleen porte la paille de son cocktail à ses lèvres pour prendre une gorgée, le temps de trouver comment rebondir. Si elle interprète correctement le ton de Maeva, elle peut encore retourner cette situation à son avantage.

« La première fois, c’était un vrai hasard, prétend t-elle. Mais les suivantes… C’est possible que je t’ai cherchée un peu dans la foule pour venir te voir. C’est que… tu m’avais un peu tapé dans l’oeil. »

La perspective que Maeva puisse donner une suite positive au tournant plus enjôleur que prend leur conversation rend Charleen fébrile. Alors qu’elle devrait se réjouir et se sentir satisfaite de voir son plan se dérouler bien plus facilement qu’elle ne l’imaginait, elle sent son coeur cogner dans sa poitrine avec espoir et inquiétude dans l’attente de sa réaction.

Rachel a raison, elle ne l’appelle jamais pour lui parler d’une simple amie.

C'est une approche un peu directe, Maeva en a conscience. En même temps, Charleen ne lui semble pas être le genre de femme à se formaliser de la franchise - c'est peut-être même l'inverse - et elle lui laisse la possibilité de rebondir sur sa pointe d'humour. Certes, son sourire taquin dévoile le véritable sens de sa question mais Charleen pourrait très bien renchérir et rire de ses commentaires très détaillés sur les différents restaurants de Leopoldgrad.

Mais elle ne le fait pas.

Elle rit nerveusement et Maeva n'y voit évidemment pas la bonne raison. Elle rit en écho, les yeux rivés sur Charleen. Elle lui plaît, confirme-t-elle. Elle lui avait un peu tapé dans l'œil. Maeva sourit et son sourire éclaire son visage. Le rythme de son cœur s'accélère légèrement dans sa poitrine, ses joues prennent une teinte un peu plus rose ; à cet instant, elle s'aperçoit qu'elle aurait été un peu déçue si Charleen lui avait apporté une autre réponse. Le sentiment qui occupe son ventre est délicieux ; c'est un mélange d'espoir, d'impatience, de fébrilité. C'est doux, facile, simple, comme un petit feu ronronnant qui se nourrit des mots et des sourires.

« Je m'en doutais... avoue Maeva sans la lâcher des yeux. On s’est un peu trop vues ces dernières semaines pour que ce soit juste de pures coïncidences.” Elle laisse une seconde passer puis admet à son tour : “Mais t’es pas la seule responsable : moi aussi, ces derniers jours, je te cherchais dans la foule.”

C’est sa manière à elle de lui dire : “à moi aussi, tu m’as tapé dans l’œil”, comme si la manière dont elle la regarde ne crie déjà pas cette évidence.

Maeva démontre deux choses avec son discours. La première est qu’elle prête attention aux détails et n’est pas dupe des apparences. La seconde, beaucoup plus arrangeante, est que Charleen s’est totalement trompée sur la nature de ses attirances et ça n’arrive pas souvent ; elle aime penser qu’elle a un gaydar perfectionné.  

Ce qu’elle est en train de lui avouer, ni plus ni moins, c’est qu’elle aussi est sensible à son charme.

Le même sourire un peu déstabilisé se glisse sur les lèvres de Charleen. Elle aime plaire, elle a même un besoin dévorant de plaire qui n’a jamais tout à fait disparu malgré le travail qu’elle a pu faire sur elle-même ces dernières années. Forcément, le regard de Maeva sur elle titille cette part d’elle qui adore être remarquée. Mais ça ne tape pas tout à fait à l’endroit habituel, dans son corps. Ce n’est pas cette délicieuse chatouille à l’ego, celle qui lui donne envie de redresser le buste et relever le menton avec un sourire. C’est une sensation qui la saisit beaucoup plus fort et beaucoup plus bas, au niveau de son ventre qui ronronne de plaisir et s’enroule dans un cocon de chaleur.

Elle ne feint pas son sourire en répondant :

« J’étais pas sûre mais… Ravie de le savoir. »

Voilà qui ouvre tout un autre champ de perspectives. C’est un peu vertigineux. Charleen a pensé que cela puisse arriver, sans réellement l’envisager. Maeva vient de lui faire son coming-out à sa manière et cela ne colle pas aux souvenirs que Charleen garde d’elle. Elle ne parle pas des recherches qu’elle a pu faire à son sujet quelques semaines plus tôt, mais véritablement d’un passé qu’elles ont en commun et dont Maeva ne doit pas se souvenir. Le regard de Charleen s’attarde longuement sur elle avant qu’elle ne reprenne la parole :

« En vrai, c’est trop drôle de se recroiser ici, maintenant. »

Consciente que ce commentaire appelait une suite, elle renchérit :

« Tu dois pas te souvenir de moi mais… J’étais à Gryffondor, moi aussi. Quand tu étais préfète-en-chef, moi j’étais en troisième année. » Elle place sa main sur le côté, pour mimer une taille relativement petite. « Petite comme ça, avec une touffe de cheveux qui faisait trois fois la taille ma tête. Souvent en heure de colle. Bref, des élèves comme moi, tu as dû en réprimander des dizaines mais… La vérité c’est que tu pouvais me dire ce que tu voulais, t’étais trop mon crush de gamine à cette époque » avoue t-elle avec un léger rire.

Si Maeva n’est pas surprise du premier aveu de Charleen, le chemin que prend leur conversation n’est pas exactement celui qu’elle imaginait. Lorsque la jeune femme évoque Poudlard, ses sourcils se froncent légèrement. Sa scolarité remonte à plusieurs années désormais et elle n’y repense pas si souvent que ça. Et puis, Charleen et elle ont quatre ans d’écart ; à Poudlard, c’est une sacrée différence, même si elles ont partagé la même maison. Peut-être que Charleen a croisé son chemin lorsqu’elle était préfète-en-chef mais Maeva n’en garde aucun souvenir ; déjà parce que c’est le cas de plus d’une centaine d’élèves et ensuite parce que sa septième année est toujours un peu confuse pour elle. Son psychologue lui a un jour expliqué que c’était une manière de se protéger.

C’est sa dernière confession qui lui tire un sourire. Un sourire un peu surpris, un peu flatté, un peu rieur.

“Oh, fait-elle sans la lâcher des yeux, vraiment ?”

Charleen était bien trop jeune à l’époque pour que cela soit réciproque et, à vrai dire, Maeva n’a découvert son attirance pour les femmes qu’après sa sortie de Poudlard. C’est arrivé brusquement, sans véritable signe avant-coureur. Un jour, elle est tombée folle amoureuse d’une fille et, évidemment, elle a mis des mois à se l’avouer. Mais sa toute première rencontre avec Ji-Sun a éveillé quelque chose en elle, elle s’en souvient comme si c’était hier. Elle dégageait quelque chose de véritablement fascinant – et Maeva adore ses amies, bien entendu, mais pas au point de les trouver fascinantes a-t-elle admis sur le tard.

“Moi qui pensais avoir une autorité naturelle, à l’époque” lance-t-elle avec un sourire malicieux. “En fait, c’était juste parce que tu me trouvais jolie ?” Elle admet plus sérieusement : “J’avoue, je me souviens pas du tout de toi... Mais effectivement, c’est fou qu’on se recroise maintenant.”

« Hummm… Sans rancune » glissa la jeune femme alors que Maeva faisait mine de s’offusquer.

Cette fois-ci, ce n’est pas un mensonge ou une manipulation de la part de Charleen. Elle se souvient effectivement avoir eu un petit coup de coeur de jeune adolescente pour la préfète-en-chef de sa maison, qu’elle trouvait belle et badass à cette époque, comme elle avait pu le ressentir pour d’autres filles de l’école. Le genre de crush dont il est difficile de démêler le sens : leur grande différence d’âge faisait que d’une certaine manière, Charleen voulait autant être proche de Maeva que lui ressembler, à la manière de tous ces pré-adolescents qui cherchaient leurs modèles et leurs repères. Cette information semble laisser l’archimage amusée et songeuse à la fois. Charleen saisit l’occasion de développer sa pensée :

« Je te trouvais pas juste jolie, tu dégageais un truc qui… Je sais pas comment dire. Un peu comme si rien ne pouvait t’atteindre. »

Ce qu’elle avait perçu chez elle dans son regard d’enfant, c’était une fille qui ne se laissait pas marcher sur les pieds, qui riait fort dans la salle commune, qui avait plein d’amis et qui avait toujours de la répartie. D’ailleurs elle était souvent entourée de garçons, ce qui, du point de vue de la jeune Charleen de treize ans pas encore bien éduquée aux problématiques du patriarcat, prouvait qu’elle en imposait.

« Bon après c’était juste mon regard de gamine sur toi et ça vaut pas grand-chose, plaisante t-elle. D’ailleurs j’avais aucune idée que tu t’intéressais aux filles, tu vois. »

L’explication de Charleen fait sourire Maeva mais cette fois-ci, il y a un léger trouble dans son regard. Ce n’est pas la première fois qu’elle entend ça et, à chaque fois, elle en a une sensation étrange dans le ventre. Elle ne tire pas spécialement de satisfaction quand ses proches lui disent combien elle est forte ou combien elle est résiliente. Parfois, elle a envie de rétorquer qu’elle n’a pas eu le choix, que toutes ces épreuves lui sont tombées dessus et qu’elle était bien obligée d’être forte et résiliente ; c’était ça ou mourir et elle a sérieusement envisagé la seconde option. Ces mots, ça vient faire comme un vernis autour d’elle ; ça la protège et ça l’isole en même temps. On la croit forte, elle prétend l’être et c’est confortable parce que lui évite évidemment de se confronter à tous ces endroits douloureux qu’elle n’a pas trop envie d’approcher. En même temps, ils sont là, elle les voit dès qu’elle ferme les yeux et ça majore sa solitude qu’on la pense quelque chose qu’elle n’est pas vraiment.

Face à Charleen, évidemment, elle ne dit rien des pensées qui la traversent et se contente de lui sourire, puis d’esquisser un petit rire à la suite de sa dernière remarque. Elle hausse les épaules et admet :

“A cette époque, j’en avais aucune idée non plus.”

Maeva a longtemps navigué dans l’hétérosexualité car, comme pour beaucoup, c’était la seule idée possible, le seul modèle envisageable autour d’elle. Parfois, elle repense à son adolescence et elle se demande si certains sentiments qu’elle a pu développer pour des filles de son entourage étaient réellement amicaux ou teintés d’une légère attirance qu’elle ne s’avouait pas vraiment. C’est difficile à dire mais elle a l’impression que oui.

“Toi tu le sais depuis longtemps ?” s’enquit-elle en attrapant sa paille pour boire un peu de son cocktail.

La réponse de Maeva n’étonne pas Charleen. Si elle avait dû faire un pari, elle aurait émis la même hypothèse. De souvenir, Maeva est restée longtemps avec le même garçon avant de sortir avec un autre. Et aujourd’hui, elle semble opter pour une certaine discrétion : elle n’adopte pas ces codes queer qui font que Charleen aurait pu se douter de quelque chose en un seul coup d’oeil. Son gaydar s’est trompé et c’est un peu vexant. En laissant traîner son regard sur Maeva, Charleen se sent curieuse de connaître son parcours.

« Ooh tu fais donc partie de celles qui se découvrent sur le tard… Moi je suis clairement dans la catégorie de celles qui savent depuis la maternelle à peu près. Je veux dire, je voulais tenir la main qu’à des filles quand on se mettait en rang, je piquais une crise quand on me demandait si j’avais un amoureux et j’étais en crush sur la moitié de mes maîtresses, au bout d’un moment, les signaux sont clairs » raconte t-elle en sirotant son cocktail. Elle reporte un regard intéressé sur Maeva, avec un sourire taquin aux lèvres. « Et toi, comment t’as su ? Attends, j’ai plein de théories sur comment on devient lesbienne. Pour toi, je dirais… Soit le coup de foudre inexpliqué en soirée, soit l’amitié super fusionnelle avec une fille que t’as bizarrement envie de toucher tout le temps. »  

La réponse de Charleen tire un rire à Maeva ; elle l’imagine assez bien en petite fille caractérielle qui décrète que les garçons sont nuls et que, plus tard, elle veut se marier avec sa maîtresse. Des années plus tôt, Ji-Sun lui a confié une histoire similaire et Maeva se souvient avoir ressenti le même étonnement, comme une légère fascination face à un récit qui traduit une fine connaissance de soi, à un très jeune âge. Parfois, elle se demande si sa vie aurait été différente si elle avait su plus tôt, compris plus vite. Elle a l’impression d’avoir grandi avec une inconnue dans son équation qu’elle n’a résolu qu’après sa majorité, et ça lui laisse un goût un peu étrange dans la bouche. Des regrets, peut-être. Un jour, elle a réalisé que ses parents étaient morts avant d’avoir pu savoir qui elle était vraiment et ça lui a un peu tiré le cœur.

“Mhhh, un mélange des deux, avoue Maeva en mélangeant distraitement son cocktail. Un jour, j’ai rencontré une fille et j’en suis tombée folle amoureuse... Ce que j’ai évidemment interprété comme une très forte et très intense amitié.” Elle rit et secoue la tête. “Je trouve ça toujours un peu fascinant, les personnes comme toi qui savent ça quand elles sont enfants. Je crois que j’aurais bien aimé m’en compte plus tôt mais...” Elle hausse les épaules. “C’est comme ça.” Et elle ajoute avec un regard malicieux, en rebondissant sur ce que lui a dit Charleen un peu plus tôt : “Et puis, j’aurais pu prendre un autre chemin vers ça : celui de la quarantenaire qui quitte mari et enfants après une liaison torride avec une femme rencontrée au boulot !”

« Classique, ça, on connaît toutes » rit Charleen alors que Maeva lui révèle la trajectoire qu’elle a suivi. « Si ça peut te rassurer, c’est pas parce que j’ai su tôt que j’aimais les filles que je me suis pas pris la tête sur ça. En perpétuel questionnement de « est-ce qu’on est juste amies avec cette meuf ou… ? » »

D’ailleurs, elle a eu cette même interrogation au sujet de Maeva avant de venir ici. A cet instant, elle se félicite d’avoir considéré les deux options ; elle sent que Maeva la contemple avec intérêt et que dans ce petit jeu, avoir dévoilé ses épaules ne peut que lui faire gagner des points. Elle continue leur échange sur le même ton humoristique :

« Oh non, quelle angoisse ! Et je parle du fait de se marier avec un mec et passer vingt ans avec, bien sûr, personne ne peut t’en vouloir de craquer pour ta collègue sexy après ça » précise t-elle d’un ton faussement sérieux. Alors que ses mots la poussent à imaginer Maeva avec un homme, des souvenirs lui reviennent et elle ajoute en riant cette fois-ci : « Mais est-ce que c’est pas un peu ce que t’as fait aussi, en fait ? Des années à sortir avec des mecs avant de tomber sur la femme qui change ta vie ? »

“Je sais, rit Maeva lorsque Charleen évoque les difficultés à faire la distinction entre une amitié débordante et un coup de cœur massif, c’est toujours la même chose. Après, confie-t-elle avec un sourire en coin, je sais que quand je commence à trouver mon amie très fascinante, c’est surtout que j’ai très envie de l’embrasser.”

Avec les années, elle est devenue plus sensible à ces signes qui ne trompent pas. A vingt ans, son attirance irrémédiable pour Ji-Sun a été difficile à reconnaître, à appréhender, à admettre. Dix ans plus tard, les enjeux ne sont pas les mêmes. Maeva ne vit pas dans le secret de sa bisexualité, un secret qui aurait pu la pousser à interpréter différemment les petits tiraillements dans le ventre qu’elle ressent face au sourire lumineux de Charleen. Mais là, elle sait. C’est agréable, ça lui donne l’impression de se retrouver face à une infinité de possibilités dont elle ne connait pas les résultats mais adore déjà les prémices. Leur conversation est légère, facile ; elles ont tout à découvrir l’une de l’autre.

Presque tout, car Charleen conserve des souvenirs de leur scolarité à Poudlard sur laquelle elle la questionne avec un rire.

“Mais est-ce que c’est pas un peu ce que t’as fait aussi, en fait ? Des années à sortir avec des mecs avant de tomber sur la femme qui change ta vie ?
-... Un peu, j’avoue, admet Maeva. Mais j’ai pas arrêté d’être avec des hommes après ça juste... Moins souvent.”

Ji-Sun et elle sont restées plus de trois ans ensemble. Après leur rupture – et une longue période de célibat pour tenter de guérir son cœur brisé – Maeva a rencontré Andrea sur une application. Une rencontre miraculeuse – les faux profils d’hommes et ceux des couples hétéros qui cherchaient une partenaire pour épicer leurs nuits – qui s’est soldée par un couple pendant plusieurs mois. De toute sa vie adulte, le seul homme dont elle est réellement tombée amoureuse s’appelle Caleb. Il se sont connus au travail – Caleb fait partie de la firme américaine de Laveau & Wells – ce qui a autant aidé qu’entraver leur relation. Ils se sont séparés au bout d’un an, à cause de la distance, des désaccords, de quelques conflits sans importance qui éraillaient leur lien.

“Mais ça, reprend-elle avec un regard entendu, c’est parce que – toute homophobie mise à part, hein – c’est quand même beaucoup plus simple d’être en couple avec une femme et que moi, j’aime bien me faciliter la vie, en fait.”

Alors que leur conversation s’anime et se déploie, Charleen oublie un peu les raisons premières qui l’ont menée ici, sans s’en rendre compte. Il y a toujours une part d’elle bien consciente que cette discussion est une aubaine pour elle, parce qu’elle peut se rapprocher facilement de Maeva. Mais il y en a aussi une autre, plus fidèle à elle, qui se laisse simplement porter par un moment véritablement agréable. C’est amusant et léger de parler avec Maeva, elle a une répartie qui lui plaît, un point de vue qui l’intéresse, une histoire dont elle se montre curieuse et un sourire qui la fascine, elle aussi. Ce sont toutes ces émotions qui se mêlent à une visée plus stratégique quand elle rebondit sur ses derniers mots :

« Oh, quoi ! Je suis très étonnée que tu préfères être en couple avec une femme alors que tu es attirée par les hommes aussi ! Mais quel est l’intérêt ? » Elle ajoute, avec un regard et un sourire malicieux. « Je veux dire, à part ne pas se retrouver trois fois sur quatre à être la maman, la femme de ménage, la cuisinière, la psy, l’infirmière et la coach personnelle de ton mec et que ça soit rarement réciproque ? »

La remarque de Charleen tire un rire sonore à Maeva. Elle ne peut pas vraiment la contredire ; ses expériences ont presque toutes révélé un déséquilibre dans les relations de couple qu’elle a entretenues avec des hommes. Un déséquilibre qui n’est pas toujours flagrant mais toujours présent d’une certaine manière : quand elle était plus jeune, cela se traduisait par rassurer son partenaire sur des insécurités qui ne lui appartenaient pas et accepter, d’une certaine manière, de les porter pour lui. A l’âge adulte, c’était davantage l’impression d’être la seule à soutenir réellement leur couple et d’en gérer les différents aspects (sans parler, bien sûr, de l’incapacité chronique des hommes à comprendre un message s’il n’était pas clairement explicité, écrit, gravé dans le marbre.)

Et Maeva élève déjà une adolescente pour qui elle doit remplir six rôles différents, ce qu’elle ne parvient même pas à faire correctement. Elle n’a vraiment pas le temps – ni l’envie, ni le courage, ni la patience – de rejouer ça avec un partenaire de vie.

“Et n’oublie pas la présidente de son fan-club ! ajoute-t-elle. Un jour, je suis sortie avec un collègue et c’était vraiment trop flagrant sur ce point.” Elle eut un rire et secoua la tête. “Mais je ne peux m’en prendre qu’à moi-même sur ce coup-là : déjà, il était américain et en plus, je suis bien placée pour savoir que les archimages ont de gros egos. Alors un homme blanc, cis, hétéro, américain et archimage ? J’ai cherché.” Elle haussa les épaules, l’air fataliste. “Depuis, j’ai appris ma leçon, que veux-tu.”

A nouveau, à travers son discours, Maeva lui démontre qu’elles ont en commun une certaine une sensibilité sur des sujets plus politiques qui tiennent à coeur à Charleen et qu’elles peuvent en plaisanter ensemble. Ce qui ne fait que faire paraître Maeva plus sympathique encore à ses yeux.

« Mais je ne vois pas de quoi tu te plains, enfin, tant de femmes avant toi qui ont porté les carrières de leur conjoint sans obtenir la moindre reconnaissance, c’est normal, non ? » fait t-elle mine de s’étonner, avec un sourire complice sur les lèvres. Les précisions de Maeva sur la situation de cet ex la font rire et elle prend un air plus sérieux en affirmant : « Clairement, là, je peux plus te soutenir, tu t’es mise dans la merde toute seule. »

Alors que Maeva affirme qu’elle a appris sa leçon depuis, Charleen y voit l’occasion de changer de registre et rebondir sur ce dont elles parlaient plus tôt, avant de dériver sur le sujet des hommes. Elle se redresse sur son siège, triture sa paille dans sa main en plongeant son regard dans celui de Maeva, tandis que son sourire change légèrement de teneur.

« Tu veux dire que tu as trouvé plein de bonnes raisons de privilégier plutôt des relations avec des femmes ? »

L’atmosphère change légèrement entre elles. C’est subtil ; un regard plus intense que Maeva soutient, un sourire plus appuyé auquel elle répond. Peut-être que dans quelques semaines, dans quelques mois, Maeva repensera à ce moment. Elle repensera au regard de Charleen, à son sourire et elle se maudira d’y avoir été aussi sensible. Elle rejouera cette scène mille fois dans sa tête comme pour y trouver une explication, un indice, quelque chose. En vain. Alors elle nourrira l’envie de remonter dans le temps pour interrompre ce rendez-vous, là, pile au moment où elle s’apprête à ouvrir la bouche.

Mais quelques semaines ou quelques mois plus tôt, Maeva ne sait rien de ses émois futurs. Ce qu’elle sent, dans son ventre, c’est le tiraillement d’une envie qui s’allume quand ses yeux dévorent le visage si joliment dessiné de Charleen. Parce que sa question n’a rien d’anodin, la réponse que Maeva lui apporte ne l’est pas non plus. Son sourire s’étire un peu plus lorsqu’elle lui confie :

“Oui. Je pourrais t’en citer de très légitimes, évidemment. Mais la vérité, glissa-t-elle en haussant les épaules, c’est que c’est tout-à-fait une déformation professionnelle. C’est mon œil d’artiste, je suis plus sensible à l’harmonie et aux proportions d’un corps féminin !” Elle a un rire bas et ses yeux brillent d’amusement. “C’est purement physique, prétend-elle en secouant la tête, en vrai, je ne vaux pas mieux qu’un homme hétéro sur ce point-là.”

La réponse de Maeva charme autant Charleen qu’elle ne la fait rire, sans que ça ne soit feint chez elle. Pour elle aussi, repenser à cette scène dans quelques mois éveillera beaucoup de sentiments contradictoires, un mélange de nostalgie et d'une réelle culpabilité d’avoir lancé un jeu dont elle maîtrisait à peine les règles, d’y avoir piégé Maeva et de s’y être laissée prendre aussi.

Mais pour le moment, il y a seulement une conversation agréable, des échanges de regards flatteurs, une petite flamme naissante au creux du ventre et ce sentiment de légèreté qui la fait vivre, celle qui lui donne la sensation d’être appréciée. Alors son regard s’éclaire d’intérêt et son sourire brille de complicité quand elle rebondit :

« Alors là ! Raconte-moi, tout. Je veux connaître ton point de vue d’archimage sur la qualité du corps féminin, parce qu’on va me dire que moi je suis pas objective sur la question. »

La question de Charleen la fait rire. Elle aime ce registre sur lequel elles dansent ensemble, un mélange de flirt et d’humour qui rend leur conversation charmante. C’est léger, facile, agréable et Maeva plonge le cœur serein, les yeux rivés dans ceux de Charleen.

“Mon point de vue d’archimage ?” Elle se redresse légèrement, comme pour donner du sérieux à ce qu’elle s’apprête à dire et réfléchit une brève seconde pour rassembler ses idées éparpillées. “C’est que le corps d’une femme, c’est une harmonieuse alternance de lignes et de courbes. C’est un équilibre entre des creux et des reliefs... Le cou et les épaules, les seins et le creux de la taille, la chute de reins et les fesses, énuméra Maeva. C’est un jeu de proportions qui fait que le regard est attiré à plein d’endroits différents...”

Son sourire creuse une fossette dans ses joues et ses yeux brillent d’amusement. Une large part de son métier consiste à expliquer ses choix créatifs et artistiques à ses clients ; ce n’est pas très compliqué, il suffit toujours de parler de lignes, d’alternance, de jeu de lumière, d’équilibre ou d’harmonie. Son vocabulaire trahit évidemment sa posture faussement professionnelle qu’elle abandonne pour se pencher légèrement vers Charleen avec un air complice.

“Avoue, tu es aussi convaincue que par mon projet de vestiaires pour la fondation.”

Charleen s’attend à un déroulé d’arguments aussi sensibles que précis et elle n’est pas déçue. La posture de Maeva et le contenu de son discours lui tire aussitôt un rire sonore et elle se délecte de la manière dont elle appuie certains mots d’un ton très sérieux. Charleen sent qu’elle singe l’attitude qu’elle peut adopter face à un client en tant qu’archimage et cette autodérision lui plaît. Puis, elle attrape du regard ces petites fossettes sur les joues de Maeva et la manière dont elle se penche vers elle et instinctivement, Charleen s’approche aussi en posant un coude sur la table et son menton sur sa main.

« Très convaincue, j’ai une belle liste de compliments en tête maintenant. "Vraiment ce jeu de proportions entre ton cul et tes jambes !" "Jamais vu une si belle harmonie dans les courbes de tes hanches, je dois dire que ça capte mon regard" »

Compliments qu’elle aurait pu destiner à Maeva d’ailleurs. A cet instant, la conversation peut basculer, Charleen le sent, elle le sait, c’est sur le bout de sa langue. C’est le scénario dont elle n’osait rêver encore un mois plus tôt. Elle hésite une seconde.

Puis elle se jette à l’eau, car tout l’y attire ; des raisons peu louables comme d’autres plus incontrôlables.

« Dire que sinon, je t’aurais juste dit que tu as un sourire adorable avec tes fossettes, ça en jette moins quand même » lui confie t-elle en étirant ses lèvres.

Charleen rit et c’est comme si son rire s’imprimait partout sur son visage. Ce n’est pas juste un son et un sourire ; ce sont ses pommettes qui se réhaussent et s’arrondissent, ses yeux qui se plissent et se ferment légèrement, ses lèvres qui s’étirent et dévorent ses joues. En Maeva, quelque chose s’allume et elle rit en écho sans la lâcher des yeux.

Elles sont un peu plus proches maintenant, toutes les deux légèrement penchées au-dessus de la table comme pour s’octroyer une certaine intimité dans ce bar bruyant et bondé. C’est le moment où tout bascule, où elles s’engagent ensemble sur une pente glissante que Maeva ne perçoit que comme un chemin agréable à arpenter. Le compliment de Charleen lui tire un nouveau rire, plus bas, plus charmé. Elle sent une douce chaleur s’emparer d’elle ; désormais, leurs intentions sont claires et évidentes. Alors elle s’autorise la même franchise pour répondre :

“Après, ça ne fait jamais de mal de revenir aux bases... Tout est une question d’équilibre, finalement. Par exemple... Te dire que tu as vraiment de très jolis yeux, que j'adore la manière dont ils se plissent quand tu ris et que l’harmonie entre la ligne de ton cou et la courbe de ton épaule est terriblement charmante” lance Maeva avec un sourire plus appuyé.

Lentement mais sûrement, la conversation glisse de l’humour vers un registre plus intime et aguicheur, qui tire les mêmes sourires aux deux jeunes femmes. Cela fait longtemps que Charleen n’a pas senti en elle un tel élan ; sa tête est ailleurs depuis quelques mois, son coeur ne peut plus s’ouvrir à la légèreté d’un flirt sans conséquences. En l’occurrence, des conséquences, il y en a ici, mais elle fait mine de ne pas les voir pour pouvoir continuer.

« Alors toi, tu sais comment me parler… » glisse t-elle sans quitter Maeva du regard.

C’est vrai. Charleen adore être courtisée, elle aime entendre des compliments, elle a besoin de sentir des regards appréciateurs sur elle et c’est tout ce que lui offre son interlocutrice à cet instant. Parce qu’elle sent que le moment s’y prête et que son geste sera accueilli, elle s’approche un peu plus. Ses doigts effleurent la main de Maeva, se glissent dans sa paume qui s’ouvre pour elle, s’émerveillent de rencontrer une peau si douce. Les yeux de Charleen remontent de leurs mains entrelacées jusqu’à retrouver le sourire de Maeva, miroir du sien.

« Ça serait quoi les mots savants pour dire que j’ai envie de t’embrasser, du coup ? »

Leurs voix se font plus basses, plus traînantes. Maeva voit le sourire de Charleen étirer ses lèvres et ses yeux se parer d’un éclat particulier. Son regard tombe ensuite vers leurs mains qui se rencontrent et qui s’enlacent. Ses doigts glissent le long de sa paume, prennent la mesure de la douceur de sa peau avant de se nouer aux siens. Elle a le cœur qui bat vite mais il s’envole lorsqu’elle lui souffle quelques mots qui explicitent son envie. Face à Maeva, Charleen irradie d’une audace qui lui plaît terriblement.

Les lumières et les conversations autour d’elles ne brisent rien de ce moment suspendu qui s’esquisse. Maeva remonte sa main le long du bras de Charleen, jusqu’à effleurer son épaule. Il y a bien des mots savants pour décrire son envie ; elle pourrait parler du discret ourlet de ses lèvres, de la rondeur de sa bouche ou de la chaleur de ce sourire qui l’appelle. Mais tous les mots s’évanouissent lorsqu’elle se rapproche de Charleen, pour ne laisser place qu’à une vive chaleur dans son ventre.

Sa main s’envole vers sa joue, ses doigts effleurent sa pommette arrondie. C’est un contact doux et électrisant, qui la pousse à se pencher encore davantage vers la jeune femme.

“Ou alors, propose-t-elle, tu pourrais juste m’embrasser.”

Mais c’est elle qui impulse ce tout premier baiser en parcourant les derniers centimètres qui les séparent. Leurs nez se frôlent et le temps se suspend brièvement, comme pour les laisser savourer cet instant où la rencontre de leurs lèvres est imminente et encore lointaine, où toutes les possibilités s’ouvrent et se dessinent.

Les bruits s’effacent lorsqu’elles s’embrassent. Doucement d’abord, comme si elles cherchaient à appréhender ce nouveau contact. Contre les siennes, les lèvres de Charleen lui font l’effet d’une merveilleuse découverte que Maeva explore avec un plaisir qui s’entend dans un léger soupir. En elle, c’est une jolie explosion lumineuse qui ne perçoit pas du tout l’ombre qui la guette au loin.

Maeva a raison, le moment qui se dessine se passe de mots. Charleen lit dans ses yeux un intérêt réciproque, elle reconnait cette petite lueur qui donne des ailes et elle en sent les effets sur elle : son corps agit seul et se rapproche de l’archimage, mû par une envie qui a eu plusieurs heures -et même plusieurs semaines- pour s’établir. Le contact électrique de la main de Maeva sur sa joue en est le plus évident révélateur ; le frisson qui court dans son dos ne laisse guère de doutes.

Charleen n’a pas seulement besoin d’être ici, elle en a envie.

Elle ne réfléchit pas aux implications de ce constat, pour le moment. Le contact de Maeva sur elle éteint ses pensées parasites et ne laisse que des étincelles à tous les endroits où elles se touchent. Sa main sur son bras, son pouce caressant sur sa joue, ses lèvres chaudes sur les siennes. Des premiers baisers, Charleen en a connu de toutes les nuances et toutes les couleurs ; lumineux, discrets, arrosés, fades, joyeux, réservés, passionnés, doux, ennuyeux.

Celui-ci est troublant, dans un étrange clair-obscur, formé de quelques intentions pas tout à fait louables qui ne suffisent pas à couvrir une lumière naissante. Dans cette vie assoiffée de rencontres qu’elle mène, il est rare que Charleen sente son coeur battre dans sa poitrine pour un premier baiser. Au moment où elle recule pour reprendre son souffle, elle sait qu’il ne s’agit pas d’anxiété. Elle n’aurait pas cette fébrile envie de recommencer, si c’était le cas.

Perdus dans la chevelure soyeuse de Maeva, les doigts de Charleen glisse sur sa nuque pour la rapprocher d’elle à nouveau. Le deuxième baiser est toujours moins courageux que le premier mais souvent plus libérateur, car il n’est plus une question mais bien une affirmation. Plus appuyée, plus gourmande, cette étreinte de leurs lèvres révèle les contours d’un désir que Charleen garde contenu, par respect pour le lieu public où elles se trouvent. Elle est encore plus essoufflée quand elles se séparent mais cette fois, elle s’autorise à sourire et même à rire.

C’est inattendu et Charleen adore l’inattendu, même quand elle ne devrait pas.

« Du coup, je sais plus quoi dire et franchement… c’est rare ! » lui confie t-elle entre deux rires.

Maeva a le souffle court et le regard lumineux rivé dans celui de Charleen. Elles se sont séparées un bref instant mais elle sent encore ses lèvres contre les siennes. Elles ne parlent pas davantage, troublées par cette proximité qu’elles appréhendent pour la première fois. Il y aurait pourtant de jolis mots pour décrire cette étincelle qui crépite, ce feu qui ronronne et cette explosion solaire. Mais dans l’esprit de Maeva, les mots n’existent plus ; il n’y a que le visage de Charleen à quelques centimètres du sien, que ses doigts glissés contre sa nuque et son souffle qui se dépose sur ses joues. Si leur premier baiser était une question, leur second est une réponse qui ne cache rien de leurs envies respectives. Lorsqu’elles s’écartent, rappelées à la réalité par les bruits des joyeuses conversations autour d’elle, Maeva a le cœur qui bat fort dans sa poitrine. En écho au rire de Charleen, elle rit aussi et la tension contenue dans son corps s’expie ainsi. Le commentaire de la jeune femme lui fait légèrement hausser les sourcils, avec une expression amusée sur le visage.

“Oh, j’adore que tu flattes mon ego comme ça...” souffle Maeva avec un rire, en emmêlant à nouveau leurs doigts.

Elle la contemple un bref instant, avec cette terrible envie de se sentir proche d’elle à nouveau. Ses yeux font tout ce que ses mains se gardent sagement de faire ; ils caressent son visage, l’arrondi de sa joue, le creux de son cou, la courbe de son épaule, le bout de ses cheveux. L’atmosphère enjouée du bar devient moins accueillante maintenant que Maeva aspire à une certaine forme d’intimité ; il y a du bruit autour d’elles, des clients qui se faufilent entre les tables, des verres qui lévitent dans les airs, de la musique qui ne couvre pas les exclamations enthousiastes.

“Ça te dit qu’on aille marcher un peu ?” propose-t-elle finalement sans rompre l’étreinte de leurs mains.

Charleen acquiesce et elles rassemblent rapidement leurs affaires. Maeva passe sur ses épaules nues la veste blanche qu’elle avait suspendue au dossier de sa chaise, elle ramasse son sac et, après un détour par le comptoir pour régler leurs consommations, elles sortent du bar. Dehors, la nuit est bien installée déjà et les rues sont occupées par un mélange de jeunes actifs et d’étudiants. L’Alchimiste se situe dans un quartier sorcier assez animé où il fait bon de sortir mais pas d’y vivre. Maeva et Charleen s’en éloignent lentement et se perdent dans les rues adjacentes.

“Alors comme ça, glisse-t-elle avec un regard pour la jeune femme, c’était pas évident que je te proposais un date, à la fin de notre déjeuner ?” Elle a le sourire de celle qui connaît déjà la réponse et sa main vient effleurer le dos de Charleen alors qu’elles marchent l’une à côté de l’autre.