Minefields [Andrew & Rosaleen]

Andrew Warlock, fils aîné de John Warlock, frère d'Eliott.

Le manoir des Harris n’avait presque pas changé depuis qu’il s’y était rendu pour la toute première fois, alors qu’il n’était encore qu’un enfant. Les lourdes tapisseries accrochées aux murs, les beaux tapis étalés sur les sols, les objets de valeurs gardés précieusement dans les vitrines, les lustres pendus aux plafonds… Tous ces éléments paraissaient intemporels, figés dans un temps qui s’écoulait différemment ici que dans le reste de la société magique. C’était l’apanage des Sangs-Purs ; savoir faire perdurer un temps et des valeurs que le reste du monde voulait bouleverser.

Pourtant, Andrew était un homme relativement moderne. « Relativement », parce qu’à côté de son frère cadet, fou amoureux des inventions moldues, il paraissait bien vieux-jeu. Mais il n’était pas opposé à la modernité comme son père pouvait l’être – il avait même acquis un PearTwo et reconnaissait ses avantages bien volontiers. Il avait simplement à cœur de ne pas abandonner ses traditions sorcières, celles qui faisaient aussi l’unité de sa famille et de son milieu.

Parmi elles, il y avait les traditionnels évènements mondains auxquels sa présence était requise. Les réceptions qui venaient commémorer un évènement – un anniversaire, un mariage, une naissance – mais aussi les bals organisés par certaines familles et, évidemment, les thés qui se tenaient chez les Harris presque toutes les semaines. On y voyait souvent Andrew Warlock, depuis quelques semaines. Il n’avait jamais arrêté de s’y rendre – même si sa séparation avec Daphné Greengrass l’avait fait appréhender ces moments – mais il était vrai qu’il était bien plus présent maintenant que lors de ses fiançailles, qui avaient été rompues d’un commun accord quelques mois auparavant.

« Comment va votre sœur, Andrew ? » interrogea Isadora Flint, avant d’ajouter : « Cela fait longtemps que je n’ai pas eu la chance de la voir. »

« Paige est en examen depuis quelques semaines. » répondit Andrew qui avait saisi le reproche voilé dans les propos de la vieille femme. « Elle était désolée de ne pas pouvoir m’accompagner aujourd’hui, mais vous la connaissez, studieuse comme elle est… »
« Oui, oui, bien entendu. » assura Mrs. Flint. « Une jeune femme brillante. »
Andrew hocha la tête : « Nous sommes très fiers d’elle. » assura-t-il. Son regard se perdit sur la droite. « Excusez-moi, je vais saluer notre hôte… »

Il prit congé et s’approcha de deux femmes qui conversaient. Elles s’arrêtèrent lorsqu’il arriva à leur niveau.

« Mrs Harris, » commença-t-il en baissant respectueusement la tête vers elle, « c’est toujours un immense plaisir de recevoir vos invitations. » Il se tourna ensuite vers la seconde femme. « Rosaleen, bonjour. »

Rosaleen hochait la tête régulièrement aux principes d’éducation que lui présentait Lady Harris. Nicholas n’était pourtant pas avec elle, elle l’avait laissé aux bons soins de leur Elfe de maison : cela n’empêchait pas toutes les femmes les plus âgées de l’assemblée de venir lui dispenser leur savoir. À cet instant précis, Rosie se voyait expliquer qu’il était important de sevrer dès maintenant son enfant de la tétine, si elle ne voulait pas en faire un petit garçon geignard aux dents en avant. Bien éduquée, elle se contentait d’acquiescer vaguement pour ne pas contrarier la maîtresse de maison, qui ne supportait de toute manière aucune contradiction (comme elle aimait à le dire, elle avait élevé quatre enfants brillants et prometteurs.)

Malgré ces conversations parfois déplaisantes, elle ne ratait que rarement les évènements mondains organisés par Lady Harris, notamment ses petits thés hebdomadiers. Cela lui permettait de s’échapper un peu du manoir Marchebank, sans être surveillée. Elle était accompagnée d’un service de sécurité pour tous les déplacements qu’elle pouvait faire, en tant qu’épouse du Ministre de la Magie, mais la propriété des Harris échappait à cela. Elle était accompagnée jusqu’aux portes puis le service de sécurité s’effaçait : le château était protégé des intrusions depuis des siècles et des siècles et les invités n’étaient que des gens de leur milieu. Elle pouvait ainsi passer des après-midi plus normales, à échanger avec les autres femmes de la bonne société, à profiter des douceurs servies par les cuisines des Harris. Des fois, elle emmenait Nicholas et elle s’installait dans le parc avec Maisie Bones, leurs enfants ayant quelques mois de différence. C’était une bouffée d’air frais, loin du manoir oppressant des Marchebank, loin de Leopold qui méprisait ce monde-là, lui qui en était pourtant issu, loin de la presse qui faisait les choux gras sur l’adultère de son mari.

Adultère qu’il ne prenait même plus la peine de dissimuler. Leurs disputes à ce sujet avaient été terribles, elle avait éprouvé une colère qu’elle n’avait jamais ressentie auparavant. En vain : son époux n’avait nullement l’intention de mettre fin à sa liaison avec cette Clara Lorgan. Il ne lui laissait que le choix de composer avec, avec le sourire, de préférence. Il ne lui laissait que le choix de rester son épouse loyale, fidèle et silencieuse, que de se tenir à ses côtés avec son sourire le plus charmant lorsqu’elle l’accompagnait lors d’évènements officiels. Elle pouvait être en colère, pleurer ou protester, cela n’évoquait chez lui qu’une subtile indifférence mêlée d’amusement. Qu’aurait-elle pu faire de toute façon ? Elle n’avait pas le choix, pas d’endroit où aller, pas de possibilité de s’en aller. Elle ne pouvait que sourire, l’accompagner, materner leur fils, gérer leur foyer, garder le silence, s’allonger quand il le souhaitait, le tout de préférence, sans l’indisposer lui. Il était un homme occupé.  

Alors ses visites chez les Harris s’étaient faites plus nombreuses, ces dernières semaines. La porte lui était toujours ouverte. Lady Harris avait toujours eu une inclinaison pour elle depuis son entrée en société. Rosaleen lui en était reconnaissante. Elle savait que, derrière son ton péremptoire et ses questions parfois inquisitrices se cachaient une considération particulière à son égard. Et c’était ainsi qu’elle restait à écouter ses conseils pour Nicholas, malgré son désaccord, un léger sourire sur les lèvres, ses doigts entremêlées. Leur conversation fut interrompue par l’arrivée d’Andrew Warlock, qui tenait à saluer leur hôte.

- Monsieur Warlock, répondit Lady Harris en hochant la tête. Trois visites ce mois-ci, vous m’en voyez honorée. Vous devez être véritablement charmé par nos petites sauteries.
- Andrew, le salua Rosaleen en réponse. Comment vous portez-vous ?  

Le commentaire de Lady Harris tira un sourire aimable à Andrew. Il hocha la tête, comme pour acquiescer à son propos, et appuya son geste d’une parole :

« Difficile de ne pas être charmé par les évènements que vous organisez, Lady Harris. Même le plus petit thé est somptueux. » Les réceptions au manoir Harris avaient toujours été réputées parmi les Sang-Pur et la doyenne des Harris tenait visiblement à conserver cette excellente réputation. « Très bien, et vous ? » demanda-t-il à Rosaleen qui tournait légèrement la tête vers lui.

La conversation s’engagea naturellement entre les trois sorciers, qui avaient pour eux cette aisance sociale propre aux personnes de leur milieu. Andrew n’était pas passionné par le jardinage ou la botanique, mais il était capable d’écouter Lady Harris parler de sa célèbre serre pendant plusieurs minutes, avec un intérêt qu’il pouvait feindre aisément.

« Monsieur Warlock, les orangeraies dont je vous avais parlé la dernière fois sont en fleur. Vous devriez aller les voir. Mrs Marchebank, voudriez-vous lui montrer le chemin ? » demanda l’hôte de la réception au détour de leur discussion. Andrew, bien trop poli pour refuser une telle proposition – qui s’apparentait davantage à un ordre – acquiesça avec un sourire. Son regard glissa jusqu’à Rosaleen, prêt à le suivre vers le couloir qui menait au jardin.

Rosaleen perçut très bien la manière dont Lady Harris se rengorgea de fierté lorsque Andrew commenta ses thés. Il est vrai qu’elle mettait toujours les petits plats dans les grands : chez les Harris, rien n’était jamais à la bonne franquette. Aujourd’hui en était une excellente démonstration : les deux grands salons avaient été ouverts, les cheminées ronronnaient bruyamment. Des Elfes de Maison (employés, attention) passaient entre les convives, faisant léviter des plateaux de petits-fours sur le thème de l’hiver. Une pianiste jouait dans un coin et la magie avait dessiné des formes délicates sur le givre qui envahissait les vitres du château.

- Je me porte bien, je vous remercie, répondit-elle avec un sourire à Andrew Warlock. 

Lady Harris se lança ensuite dans une grande dissertation sur les merveilleux fruits d’hiver que leur donnait leur nouvelle serre, rénovée l’année dernière. Cette dernière pouvait magiquement reproduire les conditions de n’importe quelle saison dans n’importe quelle partie du globe, pour obtenir toutes les cultures possibles et inimaginables. Rosaleen l’écouta d’une oreille, même si rien ne se lisait sur son visage. Son esprit était un peu ailleurs, à des préoccupations plus lointaines que les orangeraies de la propriété. Son attention fut convoquée lorsqu’un Elfe de Maison approcha pour leur offrir quelques gourmandises. Elle prit un petit baba au rhum, parfumé à la fleur d’oranger justement, qu’elle mangea avec délicatesse dans son petit écrin. Lady Harris, qui visiblement était passionnée par ce sujet cette année, proposa à monsieur Warlock d’aller voir les serres, que Rosaleen avait déjà eu l’honneur de visiter lors d’un précédent thé. 

- Avec plaisir, Lady Harris. Si vous voulez bien me suivre, monsieur Warlock. Peut-être désirez-vous votre cape pour traverser le parc ? Il neige encore, je crois.

Ils furent accompagnés dans le hall par un Elfe qui leur tendit leurs manteaux. Rosaleen avait une lourde cape d’hiver rouge. Les portes du jardin s’ouvrirent sur un vent glacial, qui s’engouffra dans la maison. Ils descendirent les marches un peu glissantes et commencèrent à avancer vers les serres, qui étaient à plusieurs centaines de mètres du domaine. Quelques flocons semblaient encore s’échapper des nuages, alors que le froid rougissait leurs joues. Derrière eux, les fenêtres du manoir semblaient scintiller, illuminées de l’intérieur par les cheminées.

- Les serres sont un endroit magnifique souffla-t-elle avec un sourire en coin. Cela vaut la traversée enneigée du parc, assura-t-elle.

Ils accélèrent un peu le pas alors que vent semblait forcir. Bientôt, ils furent devant les hautes parois de verre. Deux torches aux flammes bleues en gardaient l’entrée. Rosaleen posa sa main gantée sur la poignée de la porte et en poussa la porte. Une chaleur presque tropicale les frappa, rendant immédiatement le port de leurs épaisses capes désagréables. Autour d’eux, les orangers caressaient le plafond de leurs branches, répandant une odeur caractéristique dans toute la serre. Quelques fruits semblaient déjà naître dans des bourgeons. Rosaleen défit l’attache de sa cape et la fit glisser sur ses épaules, dévoilant de nouveau sa robe.

- Nous y voilà.

Avec un dernier sourire pour Lady Harris, Andrew s’éloigna en compagnie de Rosaleen, et tous deux passèrent la grande porte du salon d’un même pas. Dans le hall, un Elfe les attendait, chargé par leurs capes hivernales qu’ils glissèrent sur leurs épaules pour se protéger du froid caractéristique de la fin de l’année. Sous leurs chaussures, la neige crissait légèrement.

« Je veux bien le croire. » assura Andrew avec un sourire. « Et puis, à choisir entre la traversée enneigée et les foudres de Lady Harris lorsqu’on rejette l’une de ses idées, je prends sans hésiter la traversée. » confia Andrew avec une pointe d’humour, avant de s’effacer légèrement pour laisser Rosaleen pénétrer la première dans la grande serre du domaine.

A l’intérieur, une lourde chaleur régnait et permettait le développement des plantes en plein milieu de cette période hivernale. En effet, Lady Harris n’avait pas menti ; les serres étaient magnifiques, un écrin de verdure au milieu de ce paysage blanc. En refermant la porte derrière lui, Andrew observa une brève seconde le manoir, éloigné d’eux par plusieurs centaines de mètres. On ne devinaient que les lueurs aux fenêtres ; les silhouettes disparaissaient dans des formes floues. Suivant le mouvement de Rosaleen, Andrew détacha sa cape, et la suspendit à un crochet. Puis, son regard courut sur le dos de Rosaleen et sur sa peau laiteuse visible par endroit.

En quelques pas, il fut derrière elle, une main glissée au creux de sa taille.
« Je vais commencer à trouver suspicieux que Lady Harris ne cesse de nous envoyer visiter les quatre coins de son domaine à chaque fois que nous nous retrouvons chez elle. » souffla-t-il avant d’embrasser doucement son cou. « Mais je ne m’en plains pas. »

Rosaleen sourit en sentant la main d’Andrew se glisser au creux de sa taille, froissant légèrement le tissu satiné de sa robe. Lorsqu’il posa ses lèvres dans son cou, elle eut un frisson. Elle se retourna pour lui face, ses mains se glissant le long de sa chemise.

- Peut-être qu’elle aime juste présenter son domaine sous tous les angles, souffla-t-elle. Ou bien, elle se hissa légèrement pour embrasser la naissance de sa mâchoire, elle est secrètement très avisée de nos incartades et très romantique.

Rosaleen possédait une autre théorie, qui était que Lady Harris détestait son époux et ferait tout pour lui nuire, y compris encourager l’infidélité de sa femme. Mais elle ne souhaitait pas ramener Leopold dans cette conversation et se contenta de déposer quelques baisers appuyés sur la peau d’Andrew.

Andrew accueillit Rosaleen contre lui avec un léger sourire. Ses mains glissèrent dans son dos qu'il entoura, alors qu'il observait son visage éclairé par les lueurs orangées des lumières qu'ils avaient allumées en pénétrant dans la serre.

"Lady Harris, grande romantique dans l'âme sous ses apparences ? L'idée me plaît." déclara l'avocat en déposant sur la mâchoire de son amante un baiser, avant de remonter jusqu'à ses lèvres qu'il captura un instant.

En réalité, Helen Harris n'était pas tant une romantique qu'une redoutable stratège et Andrew n'était pas assez naïf pour l'ignorer. Il ne pouvait que deviner les raisons qui pourraient la pousser à cautionner - et même encourager - l'adultère de Rosaleen Marchebank, mais préférait ne pas s'attarder trop longtemps dessus. Entre Rosaleen et lui, tout était arrivé à la fois si vite et pourtant d'une manière tellement prévisible. A un moment ils conversaient avec intérêt des recherches menées par l'académie Lycaon et, l'heure d'après, leurs lèvres s'effleuraient pour la première fois à l'abris des regards indiscrets. Leurs rencontres, d'abord très épisodiques, s'étaient faites beaucoup plus régulières ; auprès de Rosaleen, Andrew trouvait une tendresse et une passion qu'il n'avait jamais connu avec une autre femme - pas même avec celle qui avait longtemps été sa fiancée.

"Tu m'as manqué." souffla Andrew contre les lèvres de son amante de laquelle il avait été séparé une dizaine de jours en raison d'un déplacement professionnel. "Tu penses que tu pourrais te libérer une soirée pour venir dîner chez moi ?" Il ajouta avec un rire : "Je te promets de ne pas essayer de cuisiner." Le souvenir d'un repas gâché par ses piètres talents de cuisinier fit flotter un sourire sur son visage.

Le cœur de Rosaleen accélérait toujours sous les baisers d’Andrew. Ses mains vinrent chercher les siennes et elle lui adressa un sourire alors que leurs lèvres se séparaient pour quelques secondes.

- Toi aussi, murmura-t-elle. Ils venaient d’être séparés pendant une dizaine de jours et elle avait ressenti son absence dans toutes les fibres de son être, bien qu’elle n’en n’ait rien laissé paraître.

Cette relation était dissimulée aux yeux de tous - et surtout de son mari - depuis plusieurs mois désormais. Elle n’avait rien de prémédité, Rosaleen ne s’était pas mise en quête d’un amant, même après l’humiliation publique que lui avait fait subir Leopold en assumant aux yeux du monde sa liaison avec Clara Morgan, en refusant d’y mettre fin quand bien même elle le lui demandait. Elle avait simplement commencé à passer plus de temps en dehors du manoir, refusant de fréquenter plus qu’il ne le fallait son époux lorsqu’il était présent à la maison. Les portes de Lady Harris lui étaient toujours ouvertes et c’est ainsi qu’Andrew et elle avaient eu l’occasion d’échanger. Tout s’était fait en un battement de cœur. Quant à sa culpabilité, la rancœur qu’elle ressentait à l’égard de son mari avait suffit à l’apaiser. Il ne se privait pas de fréquenter qui lui plaisait, publiquement en plus. Pourquoi devrait-elle s’en abstenir ? 

- Pas une soirée, répondit-elle à regrets. Avec les fêtes de Noël qui approchent, Leopold semble avoir moins de travail au Ministère et revient plus tôt. Néanmoins, je l'ai déjà prévenu que j’irais passer des journées à Thornton, avec Nicholas. Le manoir de ses parents, saisi après la guerre, que Leopold avait racheté pour elle. Tu pourrais peut-être passer, il ne nous accompagne jamais à la campagne, de toute manière... Nous serions tranquilles.

10 février 2010

Thornton était un grand manoir de campagne, à l'écart des routes et des commerces. En été, les jardins étaient magnifiques mais en ce mois de février, une neige tenace recouvrait encore les sols. Dans le salon du manoir, un feu crépitait dans une large cheminée et répandait dans la pièce une douce chaleur et de jolies couleurs. D'un mouvement de baguette, Andrew posa le plateau qu'il avait fait léviter depuis la cuisine sur une petite table qui trônait devant un canapé. Rosaleen était à l'étage pour s'assurer que Nicholas dormait toujours, et il avait pris la liberté de faire du thé pendant ce laps de temps. Deux tasses fumaient désormais paresseusement, alors que son regard se perdait à travers une large fenêtre en vitrail qui donnait sur le jardin.

Thornton était le seul endroit où Andrew et Rosaleen pouvaient être seuls, loin des regards indiscrets de leurs proches et surtout loin de ceux de Leopold, son époux. La jeune femme bénéficiait d'une relative liberté pour se rendre dans le manoir de sa famille, qu'elle meublait avec précaution en chinant des meubles dans des brocantes et en les peignant pour leur donner une seconde vie. Parfois, Andrew l'aidait et se retrouvait à poncer un berceau à ses côtés. A d'autres moments, il s'installait sur une large table pour avancer un dossier qu'il avait emporté avec lui. Comme il se perdait plus souvent dans la contemplation de son amante que celle des preuves apportées par la partie adverses, il devait avouer que son efficacité, à Thornton, était sacrément remise en cause.

Aujourd'hui, il s'était octroyé l'après-midi pour la passer en compagnie de Rosaleen. Cependant, depuis qu'ils s'étaient retrouvés, il avait senti son amante agitée. Sans pouvoir prétendre la connaître par coeur, Andrew avait senti que quelque chose l'inquiétait ou l'attristait. En la voyant redescendre, il nota à nouveau ses traits tirés. Il l'accueillit en lui proposant une tasse.

"Tu veux du thé, Rose ?" fit-il en se décalant pour lui laisser de la place sur le canapé qu'il avait rejoint. Il la laissa s'installer à côté de lui avant de l'interroger, soucieux : "Tout va bien, darling ? Tu as l'air préoccupée."

Nicholas dormait profondément dans son lit. Rosaleen resta quelques secondes à le contempler, résistant à l’envie d’écarter la petite mèche de cheveux blonds qui était tombée sur son front. Elle craignait de le réveiller. Elle s’effaça à pas légers, laissant la porte entrebâillée pour laisser percer dans la pièce les torches du couloir. Malgré l’heure, il faisait assez sombre dehors et peu de lumière passait par les grandes fenêtres du manoir. Avant de descendre l’escalier, elle s’arrêta pour contempler le grand jardin recouvert de neige. Au loin, devant le portail de la propriété, elle perçut un peu de mouvement. Les sorciers qui assuraient la sécurité du lieu. Thornton était toujours sous surveillance lorsqu’elle s’y trouvait, cela avait été une des conditions de son mari pour la laisser y aller seule. Leopold disait alors qu’il avait beaucoup d’ennemis. Rosaleen le croyait encore. Elle songeait juste désormais que cela permettait également à son époux de garder le contrôle sur elle.

Dès le début, bien avant Andrew, elle avait toujours interdit à la sécurité de se rapprocher de la propriété et d’y entrer sans qu’elle ne donne son accord. Elle ne souhaitait pas se sentir surveillée. Ils faisaient leurs rondes à distance et des sonnettes d’appel avaient été dispersées dans toutes les pièces. Toutes les cheminettes étaient hors-réseau depuis que le manoir avait été saisi, afin d’éviter que des explorateurs en herbe ne s’introduisent dans les lieux. Officiellement, seule une avait été  réactivée et liée uniquement au Manoir Marchebank, afin qu’elle puisse s’y rendre. C’était la seule entrée possible dans la maison, selon le Ministère. Mais Rosaleen connaissait les lieux plus que n’importe qui. L’ancien bureau de son père donnait accès à un cabinet secret, pièce qui n’existait pas sur les plans de la maison. À l’intérieur se trouvait une cheminette qui n’avait jamais été reliée officiellement au réseau, accessible uniquement au travers de clés dont la majorité des exemplaires avaient été perdus. Elle en possédait encore une, sous forme d’un médaillon qui lui avait été légué. Elle l’avait confié à Andrew, afin qu’il puisse venir la visiter au nez et à la barbe de son mari et de la sécurité. Pour préserver leur intimité, elle avait ensorcelé toutes les fenêtres du manoir. Il était impossible d’arriver à voir à l’intérieur, on avait toujours l’impression d’être aveuglé par un reflet. Jusqu’ici, cela fonctionnait à merveille.

Elle descendit le large escalier pour retrouver Andrew dans le grand salon, où ils avaient allumé un feu. Il avait préparé du thé et l’invita à s’assoir à ses cotés dans le grand canapé de cuir. Elle le remercia d’un sourire et referma ses mains fines sur la tasse de porcelaine.

- Je te remercie. Elle y trempa ses lèvres. Le breuvage était très chaud. La question de son amant lui tira un léger soupir et elle abaissa sa tasse, hésitant quelques secondes. Andrew et elle avaient cette règle tacite où ils ne discutaient jamais de Leopold, mais aujourd’hui, c’était ce qui pesait sur son esprit. Précautionneusement, elle souffla. Les choses sont compliquées à la maison en ce moment.

Le visage inquiet de son amante avait attiré une expression similaire sur le visage d'Andrew, qui l'observait en silence, sa tasse de thé entre les mains. Il se risqua à lui poser une question dont la réponse planait déjà entre eux depuis quelques minutes. "A la maison" disait pudiquement Rosaleen pour éviter de prononcer le nom d'un homme qu'ils évitaient soigneusement de convoquer entre eux. C'était un accord tacite, une façon pour eux de préserver leur relation récente. Ils vivaient dans l'ombre quelque chose qu'ils ne pouvaient dire au monde ; en s'octroyant ces parenthèses, ils pensaient pouvoir échapper à la réalité. Evidemment, ce n'était pas le cas.

Il lui semblait même que cela devenait de plus en plus difficile. Au fur et à mesure que les semaines passaient, leur lien - bien loin de s'étioler - semblait se renforcer encore davantage. Rosaleen imprégnait ses pensées et ses souvenirs et Andrew se surprenait souvent à voir ses pensées s'égarer vers la jeune femme et se perdre dans la contemplation des moments qu'ils passaient ensemble. La raison aurait probablement voulu qu'ils se séparent plus tôt, mais ni l'un ni l'autre ne semblait avoir coeur à mettre fin à cette idylle. Pour Rosaleen, Andrew avait plongé dans un adultère périlleux, dangereux. Il ne le regrettait pas. A vrai dire, il aurait probablement fait ce choix mille fois, tant le bonheur de sa présence était désormais gravé dans les fibres de son corps.

Alors, Leopold était un sujet qu'ils n'évoquaient pas. Ils se voyaient en secret dans le grand manoir de la famille de Rosaleen, et se contentaient de ces moments pour s'aimer et vivre un semblant de quotidien. Personne ne savait rien. Pas même ses plus proches amis, pas même son frère ou sa sœur. Le secret était le seul moyen qu'ils avaient pour se protéger du reste. Du moins, le pensait-il.

"Avec Leopold ?" interrogea directement Andrew, en posant un regard attentif sur Rosaleen dont les épaules semblaient porter un lourd poids. "Tu penses qu'il se doute de quelque chose ?"

Rosaleen hocha la tête lorsque Andrew l’interrogea avec franchise sur les raisons de sa contrariété : son mari. Ils préféraient ne jamais aborder le sujet, afin de préserver leur bulle d’intimité. Néanmoins, aujourd’hui, elle ne parvenait pas à éloigner de son esprit ce qui se passait dans le grand manoir Marchebank. Elle fit néanmoins non lorsqu’il s’inquiéta de savoir si Leopold soupçonnait quelque chose de leur liaison.

- Non, je ne pense pas, il n’en laisse rien paraître du moins. Je crois que son esprit est occupé par autre chose. Elle pensait également qu’il ne la pensait pas capable d’avoir une telle liaison sous son nez. Il est très préoccupé, d’humeur très ombrageuse, très agitée.

Elle garda les yeux baissés sur sa tasse de thé, qui fumait entre ses doigts.

- Cela dure depuis un mois, il est... Elle tut ses mots, eut un nouveau soupir. Agité.

La réponse négative de Rosaleen soulagea brièvement Andrew, qui préféra ne pas envisager une réalité où Leopold - son oncle - apprendrait la liaison qu'il entretenait avec son épouse. Pourtant, une part de lui n'était pas prêt à renoncer à cette relation qui le liait à la jeune femme et lui paraissait inenvisageable d'y mettre un terme. Ce paradoxe le travaillait souvent, ces temps-ci, sans qu'il ne s'y ouvre véritablement à quiconque. Rosaleen, en revanche, semblait avoir besoin de s'épancher sur ce qui pesait si lourd en elle. Silencieux, Andrew accueillit sa parole en fronçant légèrement les sourcils. Quelque chose ne lui plaisait pas dans le choix des termes qu'elle prononçait et dans le ton presque prudent qu'elle employait.

"Agité ?" releva-t-il en déposant sa tasse en porcelaine dans sa soucoupe, pour joindre ses mains. "C'est-à-dire ?"

Andrew déposa sa tasse sur sa soucoupe et à la manière qu’il eut de croiser les mains, Rosaleen sut qu’il était préoccupé par ce qu’elle disait. Ils s’était toujours précautionneusement éloignés de ces sujets complexes, de peur d’altérer leur relation. À Thornton, ils avaient un semblant de normalité : ils étaient libres de manifester toute l’affection qui les unissait l’un avec l’autre, loin du regard des autres. Ces moments illuminaient la vie de Rosaleen, elle n’imaginait pas y renoncer. Elle restait silencieuse quant aux évènements de son mariage car elle ne souhaitait pas que cette vie quotidienne s’immisce dans cet éden qu’ils avaient ici bâti. Mais aujourd’hui, elle ne parvenait pas à s’abandonner complètement aux bras d’Andrew, à oublier tout ce qu’elle souhaitait oublier.

- Il est de méchante humeur, expliqua-t-elle. Je pense qu’il a des soucis au Ministère, il est souvent enfermé dans son bureau et lorsqu’il ne l’est pas, il... Elle hésita. Soupira. Tu sais comment il peut être.

Leopold Marchebank pouvait avoir le mot méchant. Les tensions qui existaient entre eux depuis la révélation de sa tension avec Clara Lorgan n’arrangeaient rien. Ils se disputaient fréquemment et Leopold maîtrisait le verbe bien mieux qu’elle.

Andrew était avocat depuis plusieurs années désormais. Il était formé à déceler, dans les paroles de ses interlocuteurs, les hésitations qui disaient plus que ce que les mots ne laissaient présager, les silences qui étaient parfois assourdissant de vérité, et le ton qui pouvait dire tout et son contraire. Face à Rosaleen, il fut aisé pour lui de laisser cette déformation professionnelle s'immiscer dans leur conversation et analyser les propos qu'elle lui tenait précautionneusement.

En effet, Andrew savait comment Leopold Marchebank pouvait être. Il était proche de son père, John, qui n'avait jamais tenu le ministre en haute estime. On pouvait même dire qu'il le méprisait cordialement depuis son mariage avec Meredith, la soeur de John et la tante d'Andrew. Alors oui, Andrew connaissait le caractère de son oncle, mesquin selon les dires de son père, qui ne mâchait jamais ses mots pour définir son ex beau-frère. Mais c'était une chose d'entendre ces propos dans la bouche de John Warlock. C'en était une autre de les voir repris par Rosaleen, qui vivait au quotidien avec lui.

"Je ne sais pas comment il peut être avec toi." corrigea Andrew, en invitant son amante à poursuivre d'un regard.

Rosaleen déposa à son tour sa tasse de thé sur sa soucoupe, sur la table basse. Elle aurait aimé que les quelques mots qu’elle lui avait livré suffisent à Andrew, qu’il se satisfasse de cela, qu’il comprenne la réalité dissimulée sous ces phrases pudiques. Elle conserva le silence quelques secondes, ses yeux se posant sur la cheminée crépitante.

- Les choses sont complexes depuis plusieurs mois. Il se montre... cassant. Il peut-être méchant, même.

"Cassant", "méchant", ces quelques mots suffirent à ancrer une sévère appréhension chez Andrew, qui observa Rosaleen, plus attentif que jamais. Il avait senti que, depuis quelques temps, les choses allaient moins bien. Il la trouvait moins souriant, plus préoccupée. Leurs moments à Thornton étaient toujours aussi tendres mais, si Rosaleen paraissait se détendre dans ses bras, il demeurait chez elle une inquiétude latente qu'Andrew avait mis du temps à questionner. Il s'en voulut en assimilant sa réponse, qui le plongea dans une agitation intérieure qui ne se traduisait que par un bref mouvement de ses mains, qu'il prolongea volontairement pour aller saisir celles de Rosaleen. Il enferma ses mains blanches et fines entre ses paumes, se rapprochant ainsi de son amante.

Andrew savait comment Leopold Marchebank pouvait se comporter envers les personnes qu'il n'appréciait pas. Il avait pensé, bêtement, que Rosaleen, par son statut d'épouse, était protégée de cette attitude. Il était de toute évidence bien loin de la vérité.

"Au manoir, tu es donc la cible de sa mauvaise humeur ?" demanda-t-il comme pour obtenir confirmation. Il chercha cette dernière dans les yeux de son amante. Aussitôt, son regard se chargea d'une ombre. "Qu'est-ce qu'il te fait, au juste, Rose ?" Il voyait bien, pourtant, que Rosaleen restait volontairement évasive. Mais elle venait d'ouvrir une porte qu'Andrew ne pouvait pas refermer aussi facilement.

Son mari avait toujours été quelqu’un de plutôt taciturne quand on en venait à ses atermoiements, même au début de leur mariage. Leopold Marchebank n’apparaissait jamais déstabilisé, il était toujours en contrôle. Il ne montrait jamais de faiblesse, même après les évènements tragiques des attentats de Leopoldgrad, la blessure de Dave, la mort de Griselda. Pour autant, Rosaleen le connaissait. Elle savait lire la plupart de ses humeurs. Et depuis un mois, environ,  Leopold était préoccupé, profondément préoccupé. Il buvait beaucoup plus, elle l’avait également remarqué. Il était plus agressif. Élevait la voix plus facilement. Tolérait moins qu’elle s’éloigne. De temps en temps, elle sentait son regard dur se poser sur elle, comme s’il tentait de lire en elle. Il était colérique, plus paranoïaque. Elle ne savait pas ce qui se passait, mais il était dans un état qui devenait de plus en plus difficile à vivre pour elle, pour Nicholas aussi. Elle tentait de passer plus de temps à Thornton mais Leopold appréciait de moins en moins qu’elle s’éloigne du manoir Marchebank, comme si elle le faisait pour fomenter contre lui.

À la question d’Andrew, elle hocha la tête. Elle était effectivement la cible de sa mauvaise humeur, de plus en plus souvent. Il était de plus en plus contrarié. Néanmoins, elle ressentit soudainement le besoin de se taire. Elle n’avait pas envie d’expliciter tout cela, elle n’avait pas envie de voir l’ombre dans les yeux d’Andrew grandir. Elle ne voulait pas que l’ombre de son mari vienne ternir cet après-midi.

- On se dispute, répondit-elle simplement. Mais je ne souhaite pas parler de lui.

Elle posa sa main sur le genou d’Andrew, le caressant doucement.

- Je veux que cet endroit reste notre endroit, sans tout cela, sans lui, sans le reste du monde.

La réponse laconique de Rosaleen ne réussit en rien à calmer Andrew. Au contraire, son silence remplissait ses doutes d'images inventées mais terrifiantes, qui défilaient à toute vitesse dans son esprit. Le contact qu'elle apposa sur son genou n'apaisa pas spécialement l'avocat, qui observa son amante, tiraillé par les émotions. Ce qu'elle avait laissé sous-entendre ne pouvait pas disparaître de son esprit de la sorte, et l'impuissance à laquelle il était confronté était déjà très difficile à digérer. Une part d'Andrew, inquiète et désireuse de savoir Rosaleen en sécurité, n'acceptait pas qu'une femme qu'il aimait aussi profondément qu'elle puisse subir un tel traitement derrière les murs de sa maison. Une autre part, plus raisonnable, lui soufflait qu'il ne pouvait rien faire dans de telles conditions, et surtout sans l'accord de Rosaleen. Leur relation était terriblement secrète, et l'animosité d'Andrew envers Leopold ne ferait qu'attirer des soupçons qui aggraveraient davantage la situation. De sa position d'amant, il ne pouvait rien faire - rien de tangible, du moins, si ce n'est être un soutien pour Rosaleen.

Sentant que cette solution ne le satisfaisait pas tout à fait non plus et que sa conscience n'était pas tranquille, Andrew garda le silence un temps. Il finit par hocher doucement la tête.

"D'accord. D'accord," reprit-il, "n'en parlons plus, alors." Ce renoncement avait quelque chose de douloureux. Quelque part, Andrew savait qu'il était pourtant nécessaire. Leopold était l'époux de Rosaleen ; c'était aussi l'homme le plus puissant du pays. S'il se comportait déjà ainsi dans leur intimité, alors que l'adultère de sa femme n'était même pas soupçonné, Andrew craignait les évènements qui pourraient suivre la découverte de ce qu'il verrait sans nul doute comme une trahison. Mieux valait rester prudents, discrets, quand bien même cela l'obligeait à nourrir une crainte tenace dont Rosaleen cherchait à l'éloigner.

D'un geste, il l'attira vers lui et glissa un bras autour de ses épaule. Sa main vint trouver sa chevelure blonde qu'il caressa doucement, pensif. Finalement, il déposa un baiser sur son crâne.

"Promets-moi juste une chose, darling." fit-il à voix basse. "Si jamais un jour tu te sens en danger auprès de lui, viens me trouver. Et quant à moi," reprit-il, "je te promets de garder cet espace éloigné de tout cela."

Le silence qui s’établit entre eux pendant quelques instants fit naître de la tension dans tout le corps de Rosaleen. Elle contemplait Andrew avec inquiétude, suspendue à son verdict. Il finit par accéder à sa demande en acceptant de ne pas discuter plus de ce sujet complexe. Soulagée, elle se laissa entraîner contre lui, fermant les yeux. Elle était reconnaissante qu’il ne cherche pas à la faire changer d’avis, qu’il ne proteste pas. Elle était soulagée qu’il l’écoute, tout simplement, qu’il respecte sa demande sans qu’ils n’aient à ergoter pendant de longues minutes. Apaisée, elle laissa l’une de ses mains caresser doucement son torse, les battements de son cœur parvenant à son oreille. Lorsqu’il l’interpella, elle releva les yeux vers lui.

- Ne t’en fais pas pour moi, souffla-t-elle, je doute que nous parvenions à cette situation à un jour. Et si cela devait arriver, ajouta-t-elle pour l’apaiser, je le métamorphoserai en caillou.  Elle se redressa légèrement pour déposer un baiser sur ses lèvres. Merci.

Elle souhaitait plus que tout préserver cette parenthèse. Elle ne savait pas quel chemin ils empruntaient, elle ne savait pas quel serait leur avenir mais les moments qu’ils passaient ensemble étaient trop précieux pour qu’elle y renonce ou qu’ils soient gâchés. Andrew apportait dans sa vie un tel bonheur, une telle tendresse : elle voulait que cela continue toujours.

30 mars 2011 - manoir Harris

Un vent de printemps soufflait sur le Royaume-Uni. Les pelouses du manoir Harris étaient redevenues verdoyantes ; Lady Harris avait tenu à présenter à ses invités les magnifiques bourgeons qui s’épanouissaient dans ses rosiers. Les jardins de Thornton devaient être magnifiques également, songea Rosaleen, son regard égaré par la fenêtre. Elle n’avait pas pu y retourner depuis deux semaines, Leopold arguant qu’elle passait trop de temps là-bas, au détriment du domicile conjugal. Son époux avait fait envoyer une entreprise pour prendre soin des plantations, ne laissant pas à Rose le prétexte de s’y rendre pour en prendre soin. Ces derniers temps, il avait insisté pour qu’elle l’accompagne à toutes ses représentations extérieures. C’était la première fois depuis un petit moment qu’elle pouvait se retrouver seule. Lady Harris avait organisé un petit thé informel avec une dizaine de convives. Andrew devait être présent, avec sa sœur Paige, mais elle ne l’avait pas encore vu. Peut-être qu’il ne viendrait pas. Ils n’avaient pas pu échanger ces derniers jours : la présence de Leopold la décourageait d’initier tout contact, de peur qu’il ne découvre quelque chose. Elle avait simplement espéré qu’il se rendrait à ce thé, afin qu’ils se retrouvent sans éveiller les soupçons.

Un peu mélancolique de ne pas le voir, Rosaleen avait exprimé une légère fatigue auprès de leur hôtesse. Cette dernière lui avait dit qu’elle ne pouvait pas partir si vite et l’avait invitée à aller se reposer quelques instants. Elle était montée dans la grande bibliothèque du deuxième étage, où des ottomanes cossues étaient installées. Elle se redressa vivement en entendant le parquet devant la porte craquer et cette dernière pivoter. Andrew se tenait dans l’encadrement.

- Tu es venu, souffla-t-elle.  

« Paige, tu es prête ? » interpella Andrew, qui attendait sa sœur dans le salon du manoir Warlock. Il n’obtint aucune réponse de sa part et consulta sa montre. Ils avaient déjà une quinzaine de minutes de retard. Installé dans un canapé, plongé dans un journal, John Warlock releva la tête vers son fils aîné.

« Tu transmettras mes salutations à Lady Harris, Andrew. » L’avocat hocha la tête. « C’est une bonne chose que ta sœur et toi soyez invités régulièrement au manoir. » constata-t-il, d’un ton égal, mais Andrew sut déceler la pointe d’approbation dans sa voix. Ce fut cet instant que choisit Paige pour descendre les marches de l’escalier principal du manoir, une main sur la rambarde.

« Me voilà, me voilà. » annonça-t-elle en veillant à ne pas froisser le tissu de sa robe, savamment noué dans le dos.
« Allons-y. » décréta Andrew en tendant une main vers elle, alors qu’elle s’apprêtait à aller embrasser leur père qui s’était levé pour l’accueillir. Sans lui prêter attention, Paige alla au bout de son geste avant de venir saisir le bras de son frère, une moue légèrement moqueuse sur le visage.
« Tu es bien impatient, Andrew. »
Ce dernier fronça les sourcils. « C’est une question de respect. Je préfère ne pas être celui qui fera attendre Lady Harris. »
Paige eut un sourire, mais John Warlock approuva les paroles de son fils : « Ton frère a raison. Filez, tous les deux. »

Ils sortirent du manoir pour transplaner ensemble, et remontèrent l’allée qui menaient au manoir Harris en conversant, Paige accroché au bras de son frère. Andrew n’avait pas été parfaitement sincère ; évidemment qu’il était très à cheval sur le respect de l’étiquette, mais son impatience était surtout motivée par son envie grandissante de voir Rosaleen qui, il le savait de Lady Harris, devait être présente cet après-midi. Cela faisait deux semaines qu’ils n’avaient pas pu échanger, et le manque se faisait tenace dans le cœur d’Andrew. Ce thé chez Lady Harris était la parfaite excuse pour qu’ils se retrouvent ; Leopold ne mettait jamais un pied dans ce manoir et, à vrai dire, Andrew doutait qu’Helen Harris le laisserait un jour passer le pas de la porte.

Après avoir donné sa cape à un elfe de maison, Andrew pénétra dans le salon principal, occupé par quelques convives qui discutaient, une tasse de thé dans les mains. Paige et lui se dirigèrent vers leur hôte pour la saluer et la remercier, avant de se séparer. Sa sœur s’était éloignée vers Lady Flint, qui l’interrogeait sur ses études, tandis qu’Andrew se saisissait d’une tasse de thé et observait les lieux dans l’espoir d’y retrouver la chevelure blonde de Rosaleen.

« Andrew, mon cher. » l’interpella Helen Harris, qui s’était avancée vers lui. « Je suis ravie de votre présence parmi nous mais puis-je vous demander un petit service ? »
Surpris, le jeune homme hocha la tête. « Bien entendu Lady Harris. Que puis-je faire pour vous ? »
Elle baissa la voix. « Rosaleen se sentait souffrante, je lui ai dit d’aller se mettre au calme dans la bibliothèque. Cela vous dérangerait d’aller prendre de ses nouvelles ? Je m’en voudrais de quitter ainsi mes convives. »
Pendant quelques secondes, Andrew et Helen s’observèrent. Elle savait, se redit Andrew qui décelait, dans son regard, une perspicacité acérée. Il hocha la tête.
« Bien évidemment. »

Helen Harris le remercia, puis s’éloigna. Andrew déposa sa tasse sur la table la plus proche, avant de sortir du salon. Il monta l’escalier jusqu’au deuxième étage, et poussa la porte de la bibliothèque qui grinça un peu. Rosaleen se retourna vivement vers lui, avec un commentaire soufflé qui serra un peu son cœur. Elle lui avait tant manqué. Sans rien dire, Andrew pivota légèrement pour fermer la porte derrière lui, avant de rejoindre son amante en quelques pas. Il l’attira contre lui et la serra dans ses bras, une main posée dans son dos et l’autre dans sa nuque.

« Comment vas-tu ? » lui demanda-t-il dans un souffle, sans quitter leur étreinte. Il s’écarta juste assez pour glisser une main sur sa joue et capturer doucement ses lèvres.

Sans un mot, Andrew traversa la pièce pour la serrer dans ses bras. Rosaleen accueillit son étreinte, fermant les yeux. Elle fut entourée de son parfum, de la chaleur familière de son corps et se sentit immédiatement plus apaisée. Il l’embrassa et elle répondit à son baiser en glissant une main contre sa nuque, comblée par sa présence.

- Je suis désolée de ne pas avoir donné plus de nouvelles, souffla-t-elle. Elle le serra contre lui, déposant un nouveau baiser sur sa joue. Je suis heureuse que tu sois là, je souhaite te parler de quelque chose.

Elle l’invita à s’assoir à ses côtés, débarrassant l’ottomane du tissu de son jupon vert bouteille.

Retrouver l'étreinte de Rosaleen avait quelque chose de particulièrement apaisant pour Andrew, qui la garda contre lui longtemps, les bras glissés autour de sa taille. Il y avait longtemps qu'ils n'avaient pu se retrouver tous les deux, loin des regards indiscrets qui scrutaient les faits et gestes de la première dame. Lady Harris leur offrait - et sûrement à escient - la possibilité de vivre quelques instants volés dans cette grande bibliothèque où ils n'avaient pas à craindre d'être dérangés.

Finalement, les deux amoureux s'écartèrent l'un de l'autre et immédiatement, Rosaleen prit la parole pour s'excuser de ces semaines passées dans le plus grand des silences. Andrew s'apprêtait à la rassurer, mais elle poursuivait déjà avec une annonce plus ou moins inquiétante qui ne le laissa pas tout à fait indifférent. En l'interrogeant du regard, il s'installa à ses côtés, conservant sa main dans la sienne.

"Tout va bien ?" s'enquit-il, un peu inquiet.

Rosaleen sentit l’inquiétude d’Andrew à la manière qu’il eut de la regarder et de saisir sa main. Elle ressentait également une vive nervosité qui la troublait. Décideuse de ne pas faire durer cette situation plus longtemps, elle plongea ses yeux verts dans ceux de son amant pour révéler la vérité crue.

- J’ai découvert la semaine dernière que j’attendais un enfant.

Elle avait commencé à avoir quelques soupçons et ils avaient été confirmés par son médicomage. Elle n’en n’avait pas encore parlé à son mari. Ce n’était pas comme la première fois, quand elle attendait Nicholas. Leopold et elle étaient encore de jeunes époux, les choses se passaient bien mieux entre eux et surtout, il était assurément le père de leur fils. Cette fois-ci, les choses étaient plus complexes. Rosaleen ne pouvait pas nier qu’elle en éprouvait une grande culpabilité. C’était très éloigné de ses valeurs, elle n’aurait jamais imaginé qu’elle puisse se retrouver dans cette situation.

Andrew commençait à bien connaître Rosaleen et les expressions qui passaient sur son visage. Elle avait ce sourire tendre pour lui, ce regard attentif envers Nicholas, ce pli entre les sourcils lorsqu’elle se concentrait, et celui au coin des lèvres lorsqu’elle était contrariée. En revanche, Andrew ne l’avait jamais vu aussi déstabilisée, ce qui le réduisit au silence. Uniquement capable de soutenir son regard troublé, la chute ne fut que plus brutale lorsqu’elle jeta entre eux une vérité à laquelle il ne s’attendait pas du tout.

Rosaleen était enceinte.

Et Andrew était bien trop pragmatique pour ne pas comprendre ce que cette phrase impliquait : Rosaleen était enceinte, et il était possible qu’elle soit enceinte de lui. Comme il était possible qu’elle soit enceinte de son mari. Dans sa poitrine, son cœur tambourinait fortement, sous l’effet du choc qu’il n’avait pas encore digéré. Une part de lui était effarée par la nouvelle ; le contexte était tout sauf idéal, et il savait que Rosaleen le savait également. Si le doute planait, c’est parce qu’ils n’avaient pas été suffisamment prudents. Mais une autre voix, plus légère, semblait s’émerveiller de cet état de fait : il aimait Rosaleen, et il était possible que cet amour ait créé la vie.

« Tu es enceinte. » répéta Andrew un peu lentement, comme pour mieux s’approprier cette parole, qui lui semblait encore un peu étrangère. « Tu sais de combien de temps ? » demanda-t-il, avant de poser une question qui semblait planer entre eux : « Est-ce que Leopold est au courant ? »