Si le commentaire d’Avalon soulignait très clairement ses intentions, celui de Roy fut encore plus explicite et lui tira un éclat de rire sincère. Toute fatigue oubliée – et toute faim mise de côté – elle se contenta de ne pas le quitter des yeux, les lèvres étirées en un sourire appuyé. Elle ne répondit pas immédiatement à sa question – bien que son silence malicieux et la main qu’elle glissa dans sa nuque lorsqu’il renversa leurs positions valaient pour approbation.

« Moi ça me va. » soufflait Roy avec une lueur parfaitement charmante dans le regard.
« A un détail près. » releva alors Avalon. « Je me souviendrais de cette journée comme celle où tu nous as perdu en pleine forêt. »

Elle se redressa pour faire taire ses protestations d’un baiser, puis d’un second et d’un troisième, jusqu’à ce que leurs chamailleries soient définitivement oubliées au cœur d’un désir brûlant et d’une étreinte intime, qui changea leurs échanges taquins en tendresse murmurée.

***

Avalon était allongée sur le ventre, les cheveux éparpillés autour de sa tête qui reposait sur le bras de Roy. Le silence avait succédé à leurs soupirs emmêlés pour leur laisser le temps de retrouver leurs esprits. L’apaisement les gagnait aussi peu à peu, les faisant entrer dans une douce torpeur qui imprimait un sourire tendre sur le visage d’Avalon. Elle laissait ses doigts courir sur torse dénudé de son partenaire, effleurant au passage ces détails sur sa peau qui lui étaient désormais familiers. Une cicatrice ancienne, d’à peine un centimètre, au niveau des côtes, un grain de beauté sur le ventre, et ce tatouage à l’encre noir sur le biceps, à quelques centimètres à peine de l’endroit où reposait sa joue. Un geste lui suffit à se redresser légèrement pour embrasser sa peau à cet endroit, avant de se rapprocher de son petit-ami pour venir entièrement se blottir contre lui. Ses yeux trouvèrent les siens lorsqu’elle releva la tête vers lui, et elle lui sourit.

« Ça valait peut-être le coup de se perdre en pleine forêt. » concéda finalement Avalon avec un rire, charmée par le calme environnant et l’obscurité qui enveloppait le véhicule ; seule une légère lumière, produite par la magie, leur permettait de s’observer à l’intérieur de l’habitacle. Elle effleura doucement son nez du sien, dans un dernier geste tendre et complice, comme pour graver ce moment dans sa mémoire.

Le corps alangui par les efforts de toute la journée et par cette dernière étreinte intime, Roy se sentait prêt à se laisser glisser doucement vers le sommeil, avec pour seule et parfaite couverture le corps dénudé de sa partenaire. Ce n’était pas tant la relative solidité de l’habitacle dans lequel ils se trouvaient que la tendresse infinie dans les gestes d’Avalon qui lui procurait cet agréable sentiment de sécurité et d’apaisement. Les yeux fermés, il sentit sa respiration ralentir peu à peu et tous ses membres fourbus se laisser gagner par une délicieuse indolence, tandis qu’il glissait dans cette douce béatitude qui suivait un désir satisfait. Seule la voix claire d’Avalon le raccrocha un peu à la réalité. Un léger sourire étira ses lèvres.

« Tu vois, je t’ai dit. Je nous ai pas perdus, je nous ai trouvé un petit coin de paradis. »

Mais c’était surtout la compagnie d’Avalon qui rendait agréable n’importe quel lieu où il se retrouvait enlacé avec elle. Roy n’exprima cette pensée très niaise que par le regard qu’il accorda à sa partenaire, et certainement pas avec ses mots. Il la sentit bouger légèrement contre lui, de sorte à recouvrir son torse du sien et poser la tête sur son épaule. Sans rien dire, il l’accueillit dans cette position avec une tendre caresse le long de sa nuque. Pendant quelques longues minutes, un silence apaisé perdura entre eux, sans autre compagne que le son de leurs souffles réguliers et celui des dessins que les doigts de Roy traçaient sur la peau d’Avalon. L’oeil attiré par les lignes noires qui formaient un discret laurier, au milieu de son dos, il s’y attarda en formant des cercles autour, sans vraiment y penser, avec un geste de l’habitude. Pourtant, une pensée à ce sujet surgit de son inconscient et se révéla à lui, en lui tirant un nouveau sourire.

« Tu te souviens, à mon anniversaire, quand je t’avais dit que j’aimais les petits détails sur la peau d’une femme ? » Il avait cité les grains de beauté, lui semblait-il, et ne se lassait toujours pas d’en découvrir à de multiples endroits, sur le corps d’Avalon. Pendant quelques secondes, il apprécia du regard l’effet de la lumière tamisée sur les courbes noires qui traçaient ce délicat laurier sous ses doigts. « J’aime bien tes tatouages, souffla t-il. Je crois que je ne te l’ai jamais dit. »

Avalon avait fermé les yeux, la tête posée contre le bras de Roy, son bras entourant son torse et ses jambes emmêlées aux siennes. Elle se laissait bercer par les caresses qu’il déposait du bout des doigts sur sa peau, comme pour retracer les lignes de son corps. Elle le sentait insister un peu plus longtemps sur un point particulier au milieu de son dos, ce qui lui tira un léger soupir d’aise. Elle se sentait particulièrement bien dans ce moment où leurs gestes et leurs voix n’étaient plus que douceur et tendresse.

« Oui ? » répondit-elle en relevant légèrement les yeux vers lui, convoquant sans problème le souvenir que Roy évoquait. Un léger sourire étira ses lèvres à son commentaire, et elle embrassa son épaule. « C’est vrai ? Merci. » souffla-t-elle en se redressant un peu.

Tous les tatouages noirs qui étaient tracés sur sa peau portaient un symbole particulier. Son premier datait de ses dix-neuf ans ; le dernier n’avait que quelques mois et ornait son bras droit. Avalon voyait dans le tatouage la possibilité d’inscrire, sur sa peau, des épreuves dont elle voulait se souvenir, des victoires qu’elle voulait célébrer, des amitiés qui ne pourraient jamais se défaire. Plus jeune, elle avait aussi aimé l’idée de pouvoir se réapproprier son corps en le modifiant de façon permanente et définitive, uniquement parce qu’elle le voulait. Elle voyait, dans ses tatouages, une manifestation de sa propre volonté qu’elle chérissait particulièrement.

D’un doigt, elle effleura celui qui ornait la peau de Roy, au niveau de son biceps.

« J’aime bien le tien aussi. » commenta-t-elle avec un sourire. Elle savait que plusieurs membres des Veilleurs – Toni, Fergus et Jayce, notamment – portaient le même à des endroits différents. « C'est un joli symbole. » Elle ne parlait pas tant du motif que de la signification de ce dernier. « Tu n’as jamais voulu t’en faire d’autres ? » questionna-t-elle en revenant chercher son regard.

Après leurs moments de chamailleries bruyantes et fatigantes venaient souvent des moments de grande douceur entre eux, qu’ils réservaient pour leur intimité quand ils n’étaient que tous les deux, sans public pour les voir s’échanger des regards particulièrement tendres. Roy savourait ceux qu’Avalon posait sur lui, tout comme il savourait la réactivité de sa peau frémissante sous ses doigts. Ils n’échangeaient aucun mot mais se disaient beaucoup de choses à travers ces longues caresses qui s’étiraient à l’infini dans le temps, jusqu’à les emporter doucement vers un sommeil paisible et rassurant.

Cette fois-ci, leur torpeur fut troublé de quelques paroles échangées sur un ton bas, comme des confidences dans la semi-obscurité. A son tour, Roy remercia Avalon d’un sourire pour le compliment qu’elle lui accordait. Ce tatouage qui recouvrait le dos de son biceps gauche suggérait subtilement le V des Veilleurs et les ailes de la chauve-souris qu’ils prenaient pour symbole de leur groupe. Pour Jayce, Fergus, Toni et lui-même, c’était le symbole d’un pacte entre eux, gravé dans leur chair, comme la promesse d’une loyauté inaltérable. Roy chérissait particulièrement ce tatouage, mais surtout, sa signification. Il n’avait pas hésité à se joindre à cette initiative de groupe, alors qu’il n’avait jamais marqué son corps auparavant.

Ce n’était pas le cas des trois autres. Jayce possédait quelques autres tatouages, mais c’était sans commune mesure à Fergus et Toni qui s’étaient tous les deux pris d’une passion commune pour marquer sur leur peau toutes les épreuves et les liens qui avaient de la valeur pour eux, à un niveau qui en faisait une forme d'art. Avalon semblait avoir hérité quelque chose de cette dynamique : elle aussi, elle avait imprimé sur son corps quelques dessins aux symboliques fortes, que Roy ne connaissait pas toutes.

« Hum… Je sais pas trop » répondit-il à sa question, en prenant brièvement le temps de réfléchir. « Je serais pas contre l’idée, en soi, si j’ai une autre occasion de le faire. »

Elle ne s’était pas présentée ou en tout cas, il n’y avait pas spécialement réfléchi. Curieux de connaître ce qui motivait Avalon, de son côté, il lui renvoya une question, en glissant ses doigts dans ses cheveux.

« Qu’est-ce qui t’a donné envie, toi ? » Un sourire se glissa sur ses lèvres. « Vas-y, raconte-moi tes tatouages. »

Avalon se contenta d’hocher la tête à la réponse de Roy, avec un léger sourire aux lèvres. Elle se souvenait s’être dit la même chose, la première fois qu’elle était ressortie du salon de tatouage moldu où elle avait fait faire son premier. Evidemment, l’occasion s’était représentée à plusieurs reprises, et quelque chose lui soufflait que cela serait encore le cas à l’avenir. On y prenait vite goût, il suffisait de regarder les peaux encrées de Fergus et de Toni pour le comprendre.

Avalon, quant à elle, avait été plus raisonnable que ses deux amis ; ses tatouages n’étaient pas aussi nombreux, ni aussi visibles que leurs grandes pièces qui recouvraient plusieurs centimètres de peau. Pour autant, ils avaient tous été réfléchis et étaient également porteurs d’une symbolique forte, parfois secrète. La question de son partenaire lui fit relever les yeux vers lui, alors qu’elle savourait en silence la caresse qu’il déposait dans ses cheveux. Elle lui sourit en retour, et après une hésitation qui dura une brève seconde, elle se redressa légèrement.

« J’avais envie de marquer ce que j’avais vécu, ce que j’avais accompli, et les rencontres qui m’avaient changé. » expliqua Avalon en quittant les bras de son petit-ami pour venir s’asseoir en tailleur à côté de lui, dévoilant ainsi plus facilement son corps dénudé. Elle se positionna de façon à révéler un triangle ouvert sur l’un des segments au niveau de ses côtes, sous son sein gauche. Du fait de sa position et de sa symbolique, c’était celui dont elle parlait le moins. C’était aussi le premier qu’elle avait réalisé.

« C’est mon tout premier, je l’ai fait quand j’avais dix-neuf ans. » expliqua-t-elle en effleurant doucement les bords. Elle retrouva le regard de Roy pour poursuivre. « C’était après… Après que je sois partie de chez moi. » Au sujet de cette période-là, les mots ne lui venaient jamais facilement. « Après que je sois me sevrée aussi. J’avais besoin de quelque chose pour me rappeler de ne pas retourner là-bas, je crois. Et c’est le symbole du renouveau, de l’ouverture au changement, alors… » Elle haussa légèrement les épaules, avant d’écarter ensuite légèrement le bras gauche pour le tourner vers Roy et offrir à sa vue un second tatouage qui était gravé sur la face intérieure. Trois ronds imbriqués les uns dans les autres. « J’ai fait celui-ci deux ans après, je crois. Pour Fergus. » précisa-t-elle. « C’est le symbole de sa chevalière. Loyauté, courage et méfiance. » énuméra-t-elle avec un sourire en coin.

Une hésitation traversa son regard alors qu’elle le posait sur Roy, brièvement songeuse. Malgré les longues conversations qu’ils avaient partagées tous les deux, certains éléments de son passé étaient encore inconnus de son partenaire. Avalon ne savait plus vraiment si elle les taisait par habitude du secret ou à cause d’une honte qu’il était difficile de ne pas ressentir en songeant à cette période. Elle décida de s’y ouvrir pour la première fois ce soir, portée par la chaleur du moment qui poussait aux confidences.

« J’ai rencontré Fergus, avant vous tous, tu sais. Avant Toni, même. J’avais dix-huit ans, et c’est lui qui m’a aidé à décrocher… Entre autres. » raconta-t-elle. « J’ai vécu plusieurs mois dans un appartement qu’il louait à Londres, quand il était encore avec son ex-femme. Ce tatouage, c’était pour symboliser tout ça parce que… Vraiment, je sais pas où j’en serais si je ne l’avais pas rencontré à ce moment-là. »

Probablement pas dans une voiture en Equateur, avec un statut aussi influent dans le monde magique anglais. Comme une suite logique, elle se tourna légèrement pour toucher du bout des doigts la couronne de lauriers dans son dos dont Roy retraçait les contours quelques minutes plus tôt.

« J’ai fait celui-ci quand j’ai été nommée lieutenante par Danielle. C’était un peu une consécration dans mon parcours professionnel. » Elle eut un petit rire. « Enfin, pas autant que celle de devenir commandante, mais… » Finalement, elle tendit son bras droit devant elle, révélant le soleil levant qui était tracé au-dessus du pli de son coude. « Et j’ai fait celui-ci avec Toni cette année. » L’idée leur était venue après la longue discussion qu’ils avaient eu chez elle. « Puisque c'est l'un des soleils de ma vie depuis dix ans. » commenta-t-elle avec un regard tendre vers les traits noirs.

Elle eut un léger sourire en recroisant le regard de son petit-ami, vers qui elle se pencha jusqu’à retrouver les lèvres. Elle y déposa plusieurs baisers, avant de souffler en glissant une main dans la sienne : « Ça répond à tes questions ? »  

De tous les tatouages qui parsemaient la peau d’Avalon, Roy ne connaissait la signification que de plus récent, le soleil sur le creux de son avant bras, car Toni arborait fièrement le même, il n’avait pas manqué de le montrer à tout le monde en fanfaronnant que c’était pour sa soeur et ceux qui le connaissaient savaient à qui il faisait référence. Roy avait déjà vu les trois cercles au creux de l’autre bras, sans en connaître la signification, et à de plus rares occasions, quand Avalon portait des dos nus ou des maillots de bain, il avait pu apercevoir le laurier au milieu de son dos. Tous ces symboles assez graphiques suggéraient une signification cachée qu’il ne pouvait pas saisir facilement.

Le seul de ses tatouages qu’il n’avait découvert que très récemment, parce qu’ils avaient atteint une intimité qui lui permettait de le voir, était le delta ouvert, près de son sein gauche. Quelques fois, Roy en avait machinalement effleuré les pourtours, sans l’interroger à ce sujet. Face à Avalon qui s’était assise en tailleur face à lui, il le redécouvrit en portant un autre regard dessus, plus attentif. Il se redressa légèrement lui aussi, de manière à s’appuyer sur son coude, en écoutant sagement les explications de sa partenaire.

Il connaissait le passé de dépendance d’Avalon alors il comprit à quelle période elle faisait référence, car ils avaient eu l’occasion d’en discuter assez récemment, pendant l’une de leurs soirées où elle lui avait parlé plus en détails de son enfance et sa famille. Il savait que les dix-huit ans d’Avalon était une année particulière, celle où elle avait décidé de quitter les Davies et refaire sa vie ailleurs, plus proche du monde sorcier, où elle avait trouvé de nouvelles opportunités.

Ce que Roy ne connaissait pas bien, en revanche, c’était le rôle central que Fergus avait joué dans cette reconstruction qu’Avalon esquissait avec ces mots et avec ce dessin noir sous ses doigts. Roy n’avait jamais vraiment questionné ce sujet qui remontait à une dizaine d’années en arrière. Beaucoup de temps était passé, des détails s’étaient effacés de sa mémoire et il lui restait simplement les faits essentiels. Il avait le souvenir qu’il avait d’abord connu Fergus, qu’un jour Toni s’était ajouté dans l’équation pour ne plus jamais la quitter, et à côté de ça, il lui restait l’impression diffuse qu’Avalon s’était ajoutée dans le paysage un peu plus tard, comme une amie du duo, assez proche d’eux mais plus lointaine de Jayce et lui. Roy n’avait jamais spécialement distingué Fergus de Toni dans cette forte amitié qu’ils entretenaient avec Avalon. Pourtant leurs relations n’étaient pas tout à fait les mêmes, ça, il le voyait : si Avalon et Toni avaient une dynamique fraternelle presque enfantine, Fergus, lui, accordait à la jeune femme une affection qui avait quelque chose de paternel.

Il apprenait l’une des clés de cette complicité toute particulière, incarnée dans les trois cercles noirs que lui désignait Avalon. Roy y vit des enceintes protectrices, qui faisaient écho à ce foyer que Fergus lui avait offert et ce soutien qu’il avait été pour elle en l’aidant à se sevrer et à rebondir.

Deux belles et importantes relations, en somme, au creux de ses deux bras. C’était un peu étrange pour Roy de voir deux de ses meilleurs amis gravés à l’encre sur la peau d’Avalon et à la fois, cela faisait complètement sens. Il méditait encore silencieusement sur cette idée quand Avalon évoqua la signification du laurier, que Roy avait déjà supposé relié à une victoire, puisque c’était la traditionnelle symbolique. Une victoire dans son parcours professionnel, expliqua t-elle.

Elle conclut son discours avec un sourire aussi solaire que le dernier tatouage qu’elle montrait. Roy souriait aussi en répondant à ses baisers, porté par la tendresse de ce moment.

« Ça répond parfaitement » assura t-il. Il raffermit le contact de leurs deux mains en nouant ses doigts aux siens. « C’est drôle, en fait, il y a vraiment l’histoire des dix dernières années de ta vie sur ton corps… » Sa main libre glissa sur le triangle ouvert d’abord. « Ton envol. » Ses doigts allèrent jusqu’aux trois cercles concentriques - « Ta reconstruction. » - avant de passer dans le dos d’Avalon sur le laurier. « Ta victoire. » Il conclut en souriant, sur le soleil qui incarnait sa relation avec Toni mais qui pouvait évoquer beaucoup d’autres choses aussi. « Et ton épanouissement. »

Une femme épanouie, c’était ce qu’elle semblait être aujourd’hui. Ces quatre tatouages étaient exactement ce qu’Avalon disait, des rencontres et des événements à la fois. Roy aimait les connaître et les comprendre, comme un récit imagé sur l’histoire et la personnalité de la femme qu’il aimait. Une dernière fois, son regard se posa sur chacun d’entre eux, pour terminer sur le plus secret, celui qui se cachait près de sa côte. Du bout du doigt, il retraça le triangle, en soufflant :

« J’aime beaucoup celui-là. » Le renouveau, comme elle disait. « C’est comme si tu avais trouvé la sortie d’un truc sans issue » commenta t-il en caressant l’ouverture sur l’un des segments de cette forme enfermante et indéformable qu’était le triangle. « C’est vraiment ta force. Et le déclencheur de tout le reste » conclut t-il, en posant ses deux paumes sur les deux dessins au creux de ses bras.

Par cette toute petite ouverture, Avalon avait trouvé le chemin qui l’avait menée jusqu’à son accomplissement personnel, mais aussi jusqu’à eux, les Veilleurs, et pour cela, Roy éprouvait beaucoup de reconnaissance à cet instant, lisible au fond de son regard.

Les tatouages d’Avalon étaient discrets, secrets, chargés de symboles. Elle aimait les avoir sous les yeux ou les déceler dans le reflet d’un miroir ; à la fois parce qu’elle aimait la façon dont ils ornaient sa peau, et parce qu’ils étaient, à ses yeux, le signe d’un parcours de vie laborieux qui s’était finalement apaisé. Roy avait raison ; ils représentaient l’histoire des dix dernières années de sa vie.

Cela pouvait paraître curieux, au premier abord, quand on connaissait la difficulté qu’avait Avalon à s’ouvrir sur ce qui avait marqué ce nouveau départ qu’elle avait pris. On aurait pu supposer que, plutôt que de vouloir marquer sur sa peau ce renouveau, elle aurait opté pour le choix de l’oubli. C’était une question qu’elle s’était elle-même posée, avant de faire tracer son premier tatouage, qui était sans doute le plus lourd de sens pour elle. Elle avait dit à Roy, quelques minutes plus tôt, qu’elle l’avait fait faire comme un symbole pour lui rappeler de ne pas retourner « là-bas », sans préciser si elle désignait sa famille ou son ancienne dépendance aux produits stupéfiants qu’elle avait cultivé dans sa jeunesse. En réalité, lorsqu’Avalon observait ce triangle ouvert sur ses côtes, elle ne voyait pas vraiment ce qu’elle avait été, ni où elle avait grandi, mais la bataille qu’elle avait mené – et gagné – pour en sortir. Elle ne voyait pas la jeune fille brisée, blessée, mais celle qui s’était relevée après ça. Il en allait de même avec les trois cercles concentriques qui étaient inscrits presque en face du delta : elle n’avait pas commémoré, par ce dessin, les moments douloureux qu’elle avait vécu auprès de Fergus. Les pleurs, et les tremblements, et la rage, et la souffrance, et la sensation de manque qui avait rendu son corps si alerte les premiers jours. Elle avait inscrit, dans ce dessin noir, la douceur d’une main tendue vers la plus parfaite des inconnue, la loyauté d’une amitié qui s’était soudée dans le hasard si salvateur, la reconnaissance qui ne pouvait pas se dire qu’avec des mots.

Il n’y avait pas de douleurs, ni de souffrances, marquées sur sa peau. Uniquement ce qui lui avait permis d’en sortir. Envol, reconstruction, victoire, épanouissement, énumérait Roy en faisant courir ses doigts sur son corps. Avalon hocha doucement la tête, un peu surprise par ce résumé très juste qu’il faisait d’une histoire qu’elle venait de lui conter, sans parvenir à l’être totalement car elle le savait particulièrement observateur et attentif à certains détails, comme il le lui prouva une nouvelle fois quelques secondes plus tard.

« La sortie d’un truc sans issue… » répéta Avalon, avec un léger sourire aux lèvres. « C’est un résumé très juste de mon adolescence. » approuva-t-elle avec un rire, en baissant les yeux sur leurs mains enlacées. « Mais oui, tu as raison, c’est exactement ça. L’ouverture vers un autre futur… Et vers un autre monde. » conclut-elle en faisant référence au monde magique où elle s’était officiellement établie.

La lueur de reconnaissance qui luisait au fond du regard que Roy posait sur elle tira à Avalon un sourire sincère et un sentiment de tendresse qu’elle exprima en caressant doucement sa joue du bout des doigts. Le chemin qu’elle avait pris, dix ans plus tôt, était celui qui l’avait mené ici, auprès de lui. Elle aussi en était reconnaissante et savait que ce qu’elle avait vécu et subi plus jeune avait conduit à la faire arriver où elle en était aujourd’hui. Au paroxysme de cela, évidemment, était le jour où elle avait rencontré Fergus, qui était à la fois le pire jour de sa vie et, d’une certaine façon, le meilleur.

Après ce moment de tendresse partagé, Avalon reprit la parole pour corriger un élément de discours de Roy sur lequel elle n’avait pas rebondi immédiatement :

« Ce n’est pas exactement l’histoire de mes dix dernières années…. Il manque quelques mois. » Elle explicita, en cherchant son regard : « Je pensais me faire tatouer quelque chose, pour ce qu’il s’est passé en février, avec Norvel. Pas pour me souvenir que j’ai failli mourir ce jour-là, » fit-elle avec un petit rire, avant de reprendre plus sérieusement : « mais plutôt que j’y ai survécu. Une marque de résilience. Ou de renaissance, plutôt. » corrigea-t-elle. « Tu te souviens cette soirée qu’on a passé tous les deux ? Quand tu m’as emmené sur les falaises de Bristol ? On parlait de… Du sentiment que ça créait, d’être confronté à une expérience de mort, de cette impression qu’elle devient ensuite omniprésente et du travail d’acceptation qu’il fallait faire pour continuer à avancer malgré ça. » résuma Avalon. « J’ai eu l’idée de me faire tatouer quelques jours après, je pense que ce serait… Ma façon d’accepter ça, un peu, à la fois comme une marque d'humilité et de force. »

Roy se doutait déjà que tous ces tatouages aux formes intrigantes, devaient avoir une signification particulière pour Avalon. Il était rompu à l’exercice, avec Fergus et Toni qui inscrivaient leur vie sur leurs corps, avec une grande méticulosité pour le premier et un peu plus d’impulsivité chez le second. Avalon semblait les rejoindre sur ce passe-temps, avec beaucoup plus de retenue, toutefois, ce qui était très bien ainsi aux yeux de Roy : il préférait la subtilité et la discrétion de quelques jolies formes sur sa peau, plutôt que de la voir recouverte d’encre noire. Désormais, il pouvait également apprécier ces tatouages pour leurs différentes significations qui en disaient beaucoup sur la personne qu’était Avalon. Il posa sur chacun d’entre eux un regard plein de cette tendresse qu’il réservait à Avalon et qui les fit sourire tous les deux.

Au moment où il s’apprêtait à lui demander si elle n’avait jamais pensé à faire d’autres tatouages, sa partenaire sembla lire dans ses pensées et rebondit sur son discours. Roy hocha simplement la tête à l’évocation de cette soirée qu’ils avaient passé ensemble, quelques mois plus tôt, sur les falaises autour de Bristol. Comment oublier ce moment ? Il avait signé entre eux un rapprochement tout particulier, bien différent d’un désir physique. Après cette soirée, leurs rapports avaient indubitablement changé, jusqu’à les conduire à rechercher sans cesse l’écoute et le contact de l’autre. Un autre genre d’intimité s’était installée entre eux, celle qui lient deux personnes prêtes à se révéler leurs vulnérabilités.

Et ce soir-là, Avalon s’était montrée particulièrement vulnérable, en revenant sur l’expérience de mort imminente qu’ils avaient vécu tous les deux. A son tour, Roy lui avait avoué partager les mêmes craintes qu’elle. Il se souvenait de ce moment comme celui où ils avaient vraiment touché des choses enfouies et personnelles chez l’un et l’autre, un moment dont il chérissait le souvenir et qui avaient donné suite à d’autres occasions similaires. Des conversations de ce type, où ils se confiaient de lourds secrets ou des pensées plus anodines, elles s’étaient multipliées si vite que Roy ne pouvait plus les compter. Il avait vite découvert une chose aussi fascinante qu’agréable : parler avec Avalon, c’était facile.  

Ce constat semblait réciproque, car elle aussi, elle lui confiait naturellement ses pensées. Roy accueillit ce projet de tatouage dont elle lui parlait avec quelques secondes de réflexion. Ses mots faisaient forcément écho à des choses qu’il avait pu ressentir lui aussi, en ayant vécu la même expérience qu’elle.

« Je vois » commenta t-il simplement, les yeux fixés sur un point invisible au-dessus d’eux. « C’est vrai que… On a presque ressuscité ce jour-là. »

Jamais il n’avait été aussi proche de la mort. Pourtant, des situations dangereuses, des rixes en pleine rue au milieu de sortilèges mortels, Roy en avait vécu quelques unes. Mais il en retenait surtout des souvenirs confus, agités, où son corps avait réagi avec toute son énergie de vivre, mû par une adrénaline pure. C’était très différent de ce qu’il avait vécu, sur le sol de ce restaurant, immobilisé par un poison qui se répandait dans ses veines et comprimait ses poumons. Dans le premier cas, il se sentait investi d’un sentiment de toute-puissance qui le faisait se battre comme un enragé. Dans le second, c’était tout l’inverse : son corps subissait entièrement une situation contre laquelle il ne pouvait rien faire. C’était la sensation la plus terrifiante qui compressait encore son coeur et s’invitait dans ses cauchemars nocturnes. Un affreux sentiment d’impuissance.

Sa mort lui avait paru alors inéluctable. Des centaines de pensées confuses s’étaient multipliées dans son esprit, il n’en gardait qu’un mélange indescriptible d’images de ses proches et de souvenirs désordonnés. La terreur, mais aussi la culpabilité, les regrets, l’avaient assailli, avec une violence que son cerveau semblait nier désormais. Parfois, il avait l’impression que cet homme qui avait failli mourir asphyxié était quelqu’un d’autre que lui. Et parfois, au contraire, cette peur paralysante qu’il avait ressenti resurgissait brutalement.

Quand il y repensait, lui, c’était ce que ce moment lui évoquait. De la peur. Des sentiments négatifs et terrifiants qu’il préférait repousser au loin, pour ne pas y réfléchir.

Avalon, elle, parlait au contraire de force, d’humilité, de renaissance. Des mots que Roy n’avait pas du tout posé de son côté et qui mirent en valeur ce qu’il avait toujours admiré chez Avalon. Son sourire avait disparu de son visage quand il posa une main sur sa joue, en songeant que cette femme était incroyablement résiliente. Bien plus résiliente que lui. Il caressa tendrement de son pouce l’ourlet de sa lèvre rose.

« C’est une bonne idée » souffla t-il, après un silence hésitant.

Quiconque connaissait Avalon aujourd’hui pouvait dire d’elle qu’elle était une femme optimiste et positive. Cela n’avait pas toujours été le cas ; pendant longtemps, elle n’avait pas eu la possibilité de l’être. Délaissée par ses parents quand elle était jeune, obligée de faire ses preuves dans un monde violent, incomprise par les siens quand son gène magique s’était déclaré, rejetée par ce monde prétendument fabuleux parce que son sang n’était pas pur, dépendante de substances qui calmaient surtout sa colère, dépossédée de ses droits et de son corps, blessée, meurtrie, humiliée ; Avalon avait passé ses vingt premières années avec un sentiment d’urgence permanent qui ne la quittait pas et lui laissait surtout présager le pire. Elle avait grandi en étant en danger auprès de ses propres parents, qui n’avaient jamais cherché à la préserver du monde et de ses risques. Cela ne l’avait pas rendu « plus forte » : ses plus grandes faiblesses se situaient justement à ces endroits douloureux, qui la faisaient encore vaciller facilement aujourd’hui.

A plusieurs reprises, elle avait senti son monde se fissurer. A l’âge de dix-huit ans, elle avait cru qu’il s’effondrait entièrement. Elle s’était vue mourir et s’était dit que peut-être, mieux valait que les choses prennent fin maintenant. La suite, le reste, la reconstruction ; tout cela lui paraissait trop épuisant et hors de sa portée pour qu’elle l’envisage. Puis les minutes, les heures, les jours et les mois s’étaient écoulés, ponctués par des flashbacks douloureux, des réminiscences affreuses, des cauchemars réguliers. Un jour, après un long et lourd chemin, elle s’était sentie mieux. Alors, elle avait pu faire le constat qu’elle avait survécu. Elle avait survécu, et elle pouvait continuer à vivre non pas dans le passé comme elle l’avait fait pendant ces longs mois, mais dans un présent résolument tourné vers l’avenir.

Et ce constat qu’Avalon avait fait une première fois, elle l’avait refait à plusieurs reprises ces dernières années. Une épreuve l’éprouvait et elle y survivait. Elle n’en n’était pas moins blessée, pas moins atteinte, pas moins abimée qu’un autre, mais elle savait déceler de ces souffrances cet élément qui lui permettait de tenir : elle était en vie. Parfois, c’était une maigre consolation. Après cet épisode désastreux où ils avaient frôlé la mort en février, Avalon s’était sentie en proie à de vives angoisses qui avaient été une porte ouverte vers des cauchemars desquels elle se réveillait terrifiée. Elle se voyait mourir, elle se voyait agoniser, elle se voyait suffoquer pendant de longues secondes, sans jamais parvenir à oublier le sourire et les mots de Norvel avant que son corps ne soit paralysé. Elle avait été hantée par son visage et par cette peur brusque et incontrôlable qui avait cherché vainement à lui faire retrouver son souffle. Allongée sur le sol froid du restaurant, Avalon avait cru que ses dernières heures étaient venues. Puis elle avait survécu.

Physiquement d’abord : elle avait été ramenée à la vie par un antidote administré par Ignacio. Ils avaient été soignés dans la plus grande discrétion par des médicomages dont le silence avait été grassement acheté par les Veilleurs. Quelques heures plus tard, Avalon pouvait de nouveau parler et – outre une migraine qui l’avait cloué au lit pour plusieurs heures – aucune lésion neurologique n’était à déclarer. Elle avait eu de la chance – elle l’avait reconnu bien rapidement – mais il lui avait fallu plusieurs semaines pour renaître psychiquement de cette expérience traumatisante. La discussion que Roy et elle avaient eue, au cœur d’une nuit claire à Bristol, avait été un élément qui avait permis à Avalon d’avancer. Aujourd’hui, elle pouvait le dire avec certitude, elle allait mieux. Elle faisait encore des cauchemars, mais ils étaient moins envahissants qu’avant. Et elle était en vie.

Le tatouage qu’elle voulait faire inscrire sur sa peau symbolisait exactement ça. S’en ouvrir à Roy fut une démarche naturelle, à laquelle elle ne réfléchit même pas. Elle prêta plus d’attention à sa réaction et leva vers lui un regard soucieux lorsqu’elle le sentit brusquement pensif. Roy disait « c’est une bonne idée » avec le ton étouffé de celui qui avait une boule dans la gorge qu’il ne parvenait pas à exprimer. Il gardait les yeux résolument tournés vers le plafond, les pensées scellées à un endroit qu’elle ne pouvait pas atteindre. Silencieusement, Avalon vint glisser sa main jusque sur sa joue, qu’elle caressa tendrement.

Ce long moment tendre la ramena vers celui qu’ils avaient partagé, quelques mois plus tôt, lorsqu’ils avaient évoqué ensemble pour la première fois cette épreuve qu’ils avaient traversé. Elle se souvenait des mots de Roy, mais aussi de son récit qui faisait terriblement écho au sien ; ces cauchemars qu’il lui avait confiés et cette peur de la mort, plus présente que jamais, qui l’attendait tapie dans l’ombre.

D’un geste, Avalon bascula sur le ventre pour pouvoir observer son partenaire. Elle se pencha vers lui pour déposer un baiser sur son torse, au niveau de sa clavicule, avant de retrouver ses yeux. Parce qu’ils étaient familiers de ces moments dans lesquels ils s’autorisaient à se montrer vulnérables, Avalon cherchait d’abord à l’assurer de son soutien et de sa présence.

« Tu y penses encore, toi aussi ? » demanda-t-elle alors dans un souffle presque secret, révélant quelque chose qu’elle avait occulté de son précédent discours : si elle voulait faire faire ce tatouage, c’était aussi parce qu’elle se savait incapable d’oublier.

Roy sentit au bref silence chez sa partenaire qu’elle devait sentir son malaise aussi facilement que s’il l’avait exprimé directement. Ils commençaient à bien se connaître tous les deux et sur un tel sujet en particulier, qui faisait remonter des peurs qu’ils partageaient, Avalon était particulièrement bien placée pour comprendre que quelque chose n’allait pas. Il ne chercha pas à le nier quand elle l’interpela avec une question : il savait que c’était inutile de prétendre que tout allait bien et qu’Avalon n’en croirait pas un mot. Pour autant, ce fut difficile pour lui de trouver les mots justes pour expliciter ce qu’il ressentait. Il ne savait lui-même pas trop ce qui se passait et faire son introspection était un exercice qu’il trouvait toujours complexe et même parfois effrayant.

« Ouais » dit-il simplement, sans quitter du regard le plafond de l’habitacle. « Enfin… C’est pas que j’y pense vraiment -car il avait autre chose à faire que passer son temps à rejouer mentalement une scène traumatisante de son passé et qu’il était plutôt résolu à avancer dans sa vie- mais… C’est toujours là. » Il ne savait pas comment décrire autrement cette impression diffuse que cette expérience l’avait durablement marqué et que, quelque part, elle l’influençait beaucoup. « C’est ce que je te disais la dernière fois » rappela t-il en évoquant la nuit qu’ils avaient passée à discuter, entre autres, de ce sujet tous les deux. « C’est comme si mon corps se souvenait du danger. Parfois ça ressurgit de manière assez visible. » Les cauchemars en étaient la manifestation la plus évidente. « Mais je sais pas, j’ai l’impression que c’est… toujours présent, d’une manière ou d’une autre. »

C’était la première fois qu’il posait ces mots sur son ressenti et il prit le temps de méditer sur ce qu’il venait de dire. Il avait déjà décelé la nature de cette peur permanente au fond de son estomac, il l’avait nommée à Avalon, quelques mois plus tôt, quand ils en avaient parlé : ils avaient tous les deux eu peur de mourir. Une peur très frontale, très réelle, beaucoup plus substantielle que celle qu’éprouvaient les humains de manière générale face à ce qui était leur fatalité à tous, parce que cette fois, elle avait failli se concrétiser, très brutalement. Roy ne digérait toujours pas l’idée que peut-être, ce jour-là, tout aurait pu prendre fin pour lui et il aurait laissé derrière lui tellement de choses irrésolues, tellement de regrets et d’expériences qu’il n’aurait pas eu le temps de vivre. Il sentait que désormais, il ne portait plus le même regard sur son entourage, il requestionnait des choix qu’il avait pu faire, il s’investissait différemment dans ses relations et il développait de nouvelles aspirations également, des aspirations moins vaines et vénales que celles qui l’avait animé jusqu’alors. Cette pensée le poussa à reprendre la parole :

« Après, ça ne crée pas que des choses négatives, je pense. Peut-être que si j’avais pas vécu ça, j’aurais jamais pris des décisions folles comme… Accepter de devenir le père d’un bébé de l’autre côté de l’Atlantique. Ou pire encore : me mettre en couple avec toi ! »

Roy ponctua sa boutade d’un sourire taquin et d’un regard plein d’une tendresse que ne laissaient pas voir ses mots. Pendant quelques secondes, il se contenta de contempler Avalon, en songeant à nouveau à ce qu’elle avait dit un peu plus tôt et qui avait créé un écho chez lui. Ils avaient vécu la même chose, tous les deux. Avalon le racontait simplement autrement et cette réalisation le fit ajouter :

« Je vois ce que tu veux dire quand tu parles de renaissance. J’y avais jamais pensé mais… Je suppose que c’est un peu ce que j’ai vécu aussi. »

Des moments de confidences partagées dans la pénombre, Roy et Avalon en avaient vécu plusieurs depuis qu’ils s’étaient rapprochés. Ils avaient souvent clôturé leurs soirées où, après l’effervescence des rires et des verres partagés avec leurs amis, ils se retrouvaient seuls. Avalon avait déjà confié à Roy plusieurs pans de sa vie qu’elle gardait généralement secrets, et les deux s’étaient épanchés à plusieurs reprises sur les peurs qu’ils n’exprimaient presque jamais. Roy, comme Avalon, n’étaient pas habitués à l’exercice de la vulnérabilité, comme ils n’étaient familiers avec le fait d’accepter leurs fragilités. Il avait fallu des années à Avalon pour réussir à parler de ses traumatismes ; et encore, elle ne le faisait que rarement et en refusant souvent d’y associer ses affects, comme pour garder une certaine maîtrise de son récit. Elle comprenait donc la pudeur de Roy et garda le silence pour ne pas brusquer sa parole.

« C’est toujours là » disait-il sans quitter le plafond des yeux, avouant à demi-mots une peur diffuse, collante, parfois paralysante. Comment ne pas s’identifier à un tel récit, alors que l’expérience qu’ils avaient partagée, au début de l’année, avait failli leur coûter la vie à tous les deux ? Comment ne pas penser aux cauchemars qui avaient longtemps rythmé ses nuits et qui, s’ils s’étaient taris, ressurgissaient de temps à autre, comme pour la ramener à cette considération terrifiante qu’un jour, sa vie finirait par prendre fin ? Doucement, la main d’Avalon vint se glisser contre la joue de Roy pour en caresser l’arrondi alors que, pensive, elle se gardait de l’interrompre. Elle songea, en observant son partenaire, qu’elle le trouvait fort.

Fort, parce qu’admettre une peur, une faiblesse, était probablement l’exercice le plus ardu qu’Avalon rencontrait dans son parcours de vie. Parce que reconnaître l’influence d’un évènement traumatisant n’avait jamais rien d’évident. Parce qu’en tirer un versant positif était souvent insupportable. Parce que vivre, tout simplement, avec cette peur au ventre, était signe d’une résilience qui était difficile à obtenir. Avalon avait mis des années à faire le même travail – et peut-être que cela expliquait la facilité apparente avec laquelle elle vivait désormais les embuches, souffrances, et traumatismes qui venaient barrer son parcours de vie. Elle n’était pas née résiliente ; elle l’était devenue au fil du temps. Elle avait appris à accueillir ses souffrances et à vivre avec parce qu’il fallait bien vivre, parce qu’il fallait bien avancer, et parce que l’immobilisme était devenu brusquement intolérable pour elle. Il n’en n’avait pas toujours été ainsi ; avant d’atteindre cet état d’esprit, Avalon s’était perdue dans des cauchemars répétitifs, dans des flashbacks douloureux, dans une consommation exagérée de stupéfiants, et dans des relations nocives qui venaient exactement rejouer ce dont elle avait souffert dans le passé.

« Oh, » releva-t-elle avec un rire en levant les yeux au ciel, « c’est vrai que notre relation a beaucoup plus de sens si on dit juste que c’est une conséquence d’un stress post-traumatique. »

Cette plaisanterie lancée, un léger silence retomba dans l’habitacle et s’étira pendant plusieurs secondes, avant que Roy ne reprenne la parole. Avalon médita ses propos un bref instant, se sentant particulièrement sensible au moment qui se jouait entre eux.

« Ce sera toujours présent, je crois. » souffla-t-elle finalement, en levant les yeux vers Roy. « On pense souvent au début qu’on peut se contenter de ne pas y penser et d’oublier mais… ça reste, quoiqu’il arrive. Ça reste, et ça influence forcément ce que tu deviens après. » Cela agissait comme une véritable métamorphose : il y avait un avant et un après ; l’évènement traumatique faisait alors office de renaissance. « Et je crois que… Je crois que c’est moins douloureux quand on accepte que ce soit là. » confia Avalon en embrassant la main de son partenaire qu’elle avait porté jusqu’à ses lèvres. « Ça n’a plus le même effet, en tout cas. Enfin, c’est pas radical non plus je… Moi aussi, je fais encore des cauchemars. » avoua-t-elle à voix basse. « Mais c’est aussi pour ça que je veux me faire tatouer pour que… Pour arrêter d’être passive par rapport à ça, tu vois ? Pour arrêter de subir ce qu’il s’est passé, et pouvoir être active, d’une certaine manière. » Elle eut un moment de silence, avant de reprendre : « Tu sais… Je te trouve fort, quand tu dis que tu vois ce que ça a pu t’apporter de positif. Ça aussi, c’est une manière de devenir actif de tout ça. »

Si Roy parvenait si régulièrement à se confier à Avalon sur des sujets assez intimes, c’était autant pour son écoute empathique et bienveillante que pour les précieux conseils qu’elle pouvait lui donner. En l’occurrence, elle était très bien placée pour comprendre ce qu’il pouvait ressentir mais aussi pour le guider sur la manière de gérer les choses, puisqu’elle en faisait de même de son côté. Il cueillit dans sa paume le baiser qu’elle y déposa dans un geste de soutien, avant de lui rendre la pareille en posant doucement sa main sur sa joue. C’était assez rassurant de ne pas se sentir seul dans ce genre d’épreuve, songea t-il. C’était peut-être la seule chose qui l’empêchait de sombrer la plupart du temps : il avait toujours été bien entouré, de ses amis qu’il considérait comme ses frères, et désormais d’Avalon qui s’avérait être un soutien tout aussi précieux. Alors qu’il avait déjà été en couple plusieurs fois, c’était sûrement la première fois qu’il pouvait réellement parler d’être ensemble à deux, comme une entité soudée, et non comme deux personnes à part, préoccupées par leurs besoins individuels. C’était la première fois qu’il avait à ses côtés une femme pour le soutenir en toutes circonstances, pour lui rappeler ses qualités et ses forces, pour porter avec lui le poids de ses épreuves, pour partager ses doutes et ses peines, pour le tirer vers le haut.

Il accueillit cette pensée qui lui procurait un puissant réconfort par un silence que Roy ne rompit pas tout de suite. Les mots demeuraient difficiles à trouver pour exprimer cette sérénité qu’elle lui inspirait mais il tenta malgré tout à sa manière, en souriant légèrement, le regard posé sur sa partenaire.

« C’est drôle, tout paraît moins difficile avec toi. Tu es vraiment la meilleure femme. »

Il pivota légèrement, de manière à se retrouver au-dessus d’elle, les lèvres posées sur son front dans un geste de tendre reconnaissance. Ce qu’il découvrait chez Avalon et trouvait assez extraordinaire, c’était qu’elle lui inspirait souvent l’envie de faire mieux, et son discours à l’éloge de la résilience venait de lui donner envie de sortir lui aussi de cette espèce de paralysie qui le prenait, quand il songeait aux derniers événements douloureux. Il n’était pas homme à se laisser abattre, en revanche sa méthode jusque là avait surtout consisté à enfouir ses traumatismes sous un tapis qu’il ne soulevait jamais jusqu’à y être forcé par des événements. Peut-être était-il temps de changer et devenir plus actif, comme le suggérait Avalon.

« Tu sais quoi ? J’aime bien ton idée de tatouage, je vais te la voler. » Son regard se teinta de malice, comme pour lancer un défi à sa partenaire. « Ou alors, on peut le faire ensemble, en faisant semblant de ne pas être ce genre de couple qui fait des tatouages de couple. »

Il était parfois surprenant, pour Avalon, de constater à quel point Roy et elle étaient semblables. Cela la frappait souvent au détour d’une conversation ou d’un regard échangé ; elle était saisie par tout ce qu’elle voyait chez lui qui faisait écho en elle, d’une manière si catégorique qu’elle était surprise de ne pas l’avoir constaté auparavant. Ils se connaissaient pourtant depuis plusieurs années ; cela faisait longtemps que Roy faisait partie du quotidien d’Avalon. Ils avaient grandi et évolué à côté l’un de l’autre, mais jamais vraiment ensemble. Ils avaient été amis sans être véritables proches, s’étaient sûrement souvent parlés sans vraiment prendre le temps de construire un lien plus solide que celui qui existait déjà entre eux, du fait du groupe auquel ils appartenaient tous les deux. Et puis, un jour, le voile s’était levé petit à petit sur quelque chose qui ne demandait qu’à éclore. Maintenant, lorsqu’elle observait Roy, Avalon voyait l’évidence de leur relation et de leur lien, qui avait mis des années à se révéler à eux.

Et avec cette évidence venait cette facilité de parler, de verbaliser des choses qu’elle taisait souvent bien volontiers. Avalon ne parlait pas aisément, Roy non plus mais, ensemble, elle avait l’impression qu’ils parvenaient à faire mieux. Ils se comprenaient facilement, savaient respecter le silence de l’autre, et accueillaient les confessions avec le respect propre à ceux qui connaissent la valeur de la parole. Aussi, le compliment de Roy lui tira un sourire tendre. Elle n’y répondit pas, se contentant de le remercier à travers le regard qu’elle posa sur lui, et la main qu’elle glissa dans la sienne. Avalon avait toujours beaucoup de gestes pour dire l’amour.

Le baiser que Roy déposa sur son front en était un aussi, Avalon le reconnut facilement et le savoura comme tel. Lorsqu’elle retrouva son regard, une douce lueur y brillait. Ils restèrent un instant dans ce silence apaisé, avant que les yeux de son partenaire ne se chargent de malice.

« Attends, vraiment ? » releva Avalon en haussant les sourcils, surprise. Elle réfléchit à l’idée, sans pouvoir s’empêcher de rire à la dernière remarque de Roy. « Bien sûr que non, tu sais bien, nous on a dit qu’on était un couple qui faisait les choses lentement, step by step et compagnie… » rappela Avalon avec un sourire en coin. « Donc ça ne serait pas un tatouage de couple, ce serait un tatouage pour commémorer quelque chose qu’on a vécu ensemble il y a plusieurs mois, quand on n’était même pas encore en couple. Rien à voir. » Elle l’embrassa sur les lèvres. « Deal, j’aime bien l’idée. » Elle eut un dernier rire. « Mais retiens le « pourquoi ce n’est pas un tatouage de couple » parce qu’on va nous faire chier avec ça pour les dix prochaines années. »