Le soleil puissant de la Nouvelle-Orléans se réfléchissait sur les hauts immeubles du Central Business District de la Nouvelle-Orléans. Elle grimaça en sortant du tramway et redescendit ses lunettes de soleil sur son nez. Alors que l’engin repartait, elle se retourna vers Roy, main sur les hanches.

- C’est bien pour te faire plaisir que je viens downtown.

En réalité, elle n’était pas si loin de chez elle : cinq arrêt de tramway, un changement de ligne, deux arrêts. Mais elle avait perdu l’habitude de sortir du Carré, toute sa vie était là-bas. Aujourd’hui, elle faisait un grand effort, un pas vers Roy après celui qu’il avait fait vers elle. Il était arrivé ce matin du Royaume-Uni, après une longue discussion téléphonique concernant le bébé. Il était décidé à s’impliquer dans la vie de leur enfant, il avait pris sa décision. Pour être honnête, Joséphine avait accueilli cette nouvelle avec un peu de soulagement. Elle était contente que son bébé puisse avoir son père dans sa vie, même si c’était à distance, même si ce n’était pas tous les jours. Ses sœurs avaient cette chance, plus Iris qu’Alice, certes mais… Elle était contente que leur petite fille ait également cette possibilité. Elle aurait son papa, son autre parent, vers qui se tourner, pour la gâter aussi un peu. Et oui, c’était une petite-fille, comme elle lui avait annoncé après le test du pendule effectué par les prêtresses.

Le résultat lui paraissait évident : le pendule ne se trompait que rarement et son test avait été évident. Mais Roy n’était pas complètement convaincu et il avait insisté pour qu’elle ait une véritable échographie, afin qu’il puisse aussi voir le bébé. Elle avait été plutôt convaincue par ce dernier argument. Après tout, elle n’était pas contre l’idée d’avoir un petit aperçu de leur fille avant sa naissance. Bon, tout de même, elle le faisait payer l’examen. Il ne fallait pas exagérer. Après quelques minutes de marche, ils passèrent la porte d’un immeuble climatisé et elle eut un soupir de soulagement. Le cabinet était au troisième étage et, alors qu’ils attendaient l’ascenseur, elle glissa ses mains sur son ventre déjà arrondi. L’effet troisième grossesse.

- Alors, nerveux ?

A force de fréquenter des amantes de passage, Roy avait appris à maîtriser la fin de ses relations qui consistait à dire « merci, au revoir » et avancer vers de nouvelles rencontres, sans s’attacher inutilement, sans se retourner sur une décision partagée. Ainsi, il en avait été de Joséphine lorsque, quelques mois plus tôt, lorsqu’elle avait pris son Portoloin de retour, à la fin de ses vacances en Angleterre. Ils s’étaient tous les deux amusés pendant quelques jours, dans une parenthèse agréable dans leur vie, puis était venu le moment de séparation où ils savaient tous les deux très bien qu’ils avaient peu de chances de se retrouver, ce qu’ils ne désiraient de toute manière pas vraiment. Merci, au revoir.

C’était la première fois que le « au revoir » se réalisait réellement, plutôt que d’être un voeu pieux de formule de politesse d’usage.

Il n’aurait jamais pu prédire que quatre mois plus tard, il reverrait Joséphine, à la gare de Portoloin de la Nouvelle-Orléans, en train de l’attendre, une main posée sur un ventre déjà bien arrondi, qui avait aussitôt attiré le regard de Roy. Il ne l’avait pas imaginé si visible, si vite et il avait certainement laissé voir son trouble, car pour la première fois, cet enfant dont ils parlaient par messages interposés, tous les deux, cet enfant qui avait occupé ses pensées et ses discussions pendant un mois, prenait véritablement corps sous ses yeux. Il n’était pas encore visible mais Roy pouvait le deviner derrière ce ventre rond et il savait que bientôt, il en verrait les contours sur un écran.

Cette perspective l’emplissait d’anxiété et d’impatience à la fois mais il s’efforçait de ne pas le montrer face à Joséphine, qui semblait égale à elle-même : bavarde et râleuse à la fois. Roy avait dû insister assez longuement -ce qu’il avait fait avec cette obstination qui le caractérisait- pour obtenir cette visite chez le médecin qui lui permettait de se raccrocher à quelque chose de connu. Toutes ces histoires de pendules vaudou et autres sacrifices de poulet lui semblaient parfaitement obscures et peu fiables. Alors, c’était rigolo et folklorique quand ça ne le concernait pas, mais s’agissant de son futur enfant, Roy préférait avoir des données et des images réelles qu’il pouvait comprendre.

Il n’avait pas tout à fait présenté les choses de cette manière, pour pouvoir obtenir gain de cause auprès de Joséphine qui, évidemment, n’avait pas manqué de s’outrer très fort en comprenant qu’il avait de légers doutes sur la fiabilité d’un pendule pour décréter le sexe d’un foetus -est-ce qu’il y avait eu des études sérieuses à ce sujet, d’abord ? Alors il avait insisté sur ce qui lui tenait sans doute le plus à coeur. Il s’agissait ici de son seul contact possible avec ce bébé avant sa naissance, car il n’avait pas cette possibilité que Joséphine avait de le sentir grandir en elle. Puisque les sorcières vaudou n’avaient pas encore inventé le pendule qui pouvait projeter une image de ce petit être, Roy avait décrété qu’il préférait la visite chez un obstétricien.

Maintenant qu’il se trouvait en situation réelle, il ne savait pas trop comment décrire ce mélange d’émotions qui le prenait et il préféra ne pas se lancer dans cet exercice quand Joséphine lui posa frontalement la question. A la place, il botta en touche, d’une de ses habituelles piques, en haussant les épaules avec nonchalance :

« Pas moi qui vais me faire sonder l’utérus. » Debout dans l’ascenseur, aux côtés de Joséphine, il coula un regard circonspect vers elle. « C’est vraiment la première fois que tu fais une échographie ? »

Joséphine avait posé cette question car elle avait senti le regard un peu surpris que Roy avait posé sur elle lorsqu’il était arrivé de son Portoloin. Il faut dire qu’elle était elle-même un peu impressionnée par la vitesse à laquelle son ventre s’était gonflé cette fois-ci. Déjà lorsqu’elle était enceinte d’Iris, elle avait eu l’impression que les choses avaient été plus rapides que pour sa toute première grossesse, mais là… Elle entamait à peine le deuxième trimestre et semblait avoir un ventre de six mois, à son sens. Le point positif était qu’elle avait pris du poids d’autres endroits avantageux, comme son décolleté. Elle était plutôt contente de cette nouvelle allure, même si bon. Elle n’attirait pas beaucoup de courtisans ces derniers temps.

En même temps, il valait peut-être mieux. Sa dernière aventure avait laissé une trace plutôt indélébile. Elle sentait bien que, tous les deux, ils cherchaient leur rythme, leur nouveau lien. Lorsqu’ils étaient en Angleterre, c’était simple, ils savaient ce qu’ils recherchaient, pas vraiment besoin de discuter. Maintenant qu’ils entraient dans cette nouvelle relation de co-parentalité, ils allaient devoir apprendre à tisser un nouveau lien. Pour le moment, Roy ne semblait pas très bavard. Elle aurait pu relever la façon dont il botta en touche mais sa phrase la laissa interloquée.

- Attends. Attends. Tu veux dire que… ? Non, mais ? Non, c’est sur le ventre, hein ? J’y vais pas si c’est pas sur le ventre.

Hé, oh, elle n’allait pas subir un examen invasif par des moldus juste pour lui faire plaisir. Non mais c’était sûrement sur le ventre. Elle avait vu des films. C’était sur le ventre. Forcément sur le ventre.

- Bah ouais, c’est la première fois. Mes autres grossesses étaient suivies par nos guérisseuses et mes filles vont super bien, hein, dit-elle comme si Roy les avait rencontrées. On fait ça depuis des siècles. De toute façon, la nature sait ce qu’elle fait.

Roy comprit de quelle manière le choix de ses mots pouvait prêter à confusion quand il perçut l’éclat de panique dans le ton de Joséphine et la grimace sur son visage. Elle était totalement en train d’imaginer un petit objet à tête chercheuse introduit dans son vagin, ce qui le fit répondre :

« Oui, c’est sur le ventre là, ils te mettent un gel et une sonde par dessus. Enfin, je crois. » Elle lui mettait le doute, maintenant. « Non mais comme dans les films là, tu vois ? » Il n’allait quand même pas lui apprendre ce que c’était de faire une échographie, il n’avait pas d’utérus, lui, et c’était son premier bébé. « Ecoute, je sais pas, t’es la première femme que j’accompagne à une échographie, figure-toi. »

Au cas où elle n’avait pas déjà compris à son ton de panique au moment de l’annonce qu’il s’agissait ici de son premier bébé. Il pensait que Joséphine était un peu mieux informée de ces méthodes en tant que femme et mère, mais visiblement pas, puisque chez les Lavespère, on préférerait visiblement la médecine du Moyen-Âge. « On fait ça depuis des siècles » disait t-elle. Roy se retint très fort de répondre que c’était bien là tout le problème : la médecine avait fait un bond en avant sur le dernier siècle, il était temps de se mettre à jour.

Ce point méritait tout de même quelques questions et Roy profita du fait qu’ils marchaient encore dans les couloirs pour la poser :

« Mais quand tu dis des guérisseuses, c’est des femmes spécialisées dans la médicomagie ? Vous allez jamais à l’hôpital du coup, même quand vous êtes blessés ou malades ? »

Roy priait intérieurement pour que sa future fille -s’il s’agissait bien d’une fille- ne grandisse pas dans une espèce de communauté de amish ou il ne savait trop quoi, qui se détournait de tous les services du monde moderne pour continuer de vivre comme « on fait depuis des siècles ».

Y’avait intérêt que ce soit sur le ventre. Sinon, elle allait vite faire demi-tour jusqu’au Carré français et ce médecin moldu allait pouvoir se la mettre où elle pensait, cette sonde. Quels barbares ces moldus des fois. Franchement. Tous les dollars de Roy, enfin, même pas, son argent anglais bizarre là avec les grosses pièces, ne suffiraient pas à lui faire passer un examen si ce n’était pas sur le ventre. Pas vraiment rassurée, Joséphine lui coula un regard un peu mauvais.

- Mouais. T’aurais pu te renseigner sur ce que tu me demandes de m’infliger ! T’sais quoi, tu devrais acheter un bouquin sur le sujet. Petit cours accéléré. On va te faire changer des couches aussi, on va trouver des bébés cobayes dans le Carré.

Imaginer Roy dans son joli costume cher changer la couche d’un bébé garçon - avec les potentialités d’accident que l’on connaissait - la faisait beaucoup rire. Alors qu’ils avançaient dans les couloirs, il semblait toujours aussi interloqué qu’elle n’ait pas eu un suivi en dehors du coven pour ses précédentes grossesses.

- Ouais, c’est ça. On a toutes des domaines de la magie qu’on préfère et dans lesquels on est plus douées et certaines, c’est le soin, la magie du soin. Du coup, elles se spécialisent, développent leurs dons, étudient d’autres méthodes des fois peut-être mais ce sont elles qui gèrent tout, surtout les maladies. Je crois que Henriette a fait une formation d’infirmière quand elle était jeune, ajouta Jo après un instant de réflexion. C’est déjà arrivé qu’on aille à l’hôpital pour des blessures, genre quand mon frère s’est amputé le doigt à la scie sauteuse, on l’a emmené à l’hôpital sorcier de Lafayette parce qu’on s’est dit que le doigt serait repris plus proprement. Mais sinon, on gère tout dans le coven, on est indépendants. Et tu verras, le bébé sera une fille. Je te le dis.

« Un bouquin sur quoi, les techniques d’échographies ? Ça va, merci » répliqua t-il, en se doutant toutefois que Joséphine parlait sans doute de choses qui concernaient plus directement le bébé. Comme le changement des couches, qu’elle ne tarda pas à évoquer. « Tu veux dire, changer les couches d’un bébé qui n’est pas le mien ? Hum, fit-il, avec un plissement de nez qui voulait tout dire sur ce que lui inspirait cette idée. Non mais sinon, quand le nôtre arrivera, tu me montreras comment faire et ça ira très bien. »

Il n’avait pas signé pour s’occuper des bébés des autres non plus, et c’était déjà assez effrayant comme perspective de se dire qu’il allait avoir le sien. Et puis, il voyait bien le sourire goguenard que Joséphine affichait en faisant cette suggestion, et son instinct de survie lui soufflait qu’il s’agissait d’une espèce de piège dans lequel il n’avait pas envie de mettre les pieds : un genre de piège où il serait entouré de femmes Lavespère qui scrutaient ses faits et gestes, prêtes à se moquer de lui à chaque maladresse. Non merci.

Il préféra se concentrer sur ce que Joséphine lui expliquait au sujet des habitudes du coven. Il l’écouta évoquer différents domaines de magie qu’elles maîtrisaient et dans lesquelles elles développaient leurs dons. Isobel lui avait déjà expliqué quelques éléments, il avait compris qu’elles avaient une espèce d’école de magie vaudou au coven, entre elles, au sein de la famille, où elles apprenaient à maîtriser leurs dons. Parce qu’il avait déjà vu Isobel à l’oeuvre, et qu’elle l’avait même sorti de quelques mauvais pas, avec des sorts tout à fait impressionnants, Roy accordait un certain crédit à cette magie dont il avait déjà vu la puissance, de ses propres yeux. Il l’associait à une magie très occulte, assez noire, la magie des morts : c’était ce qu’Isobel lui avait permis de voir de ses propres dons, en tuant à distance, en faisant revenir des esprits de l’au-delà.

Toutefois, sur l’endroit de la médecine, Roy ne pouvait s’empêcher de se sentir assez sceptique, parce qu’il avait l’impression de se retrouver face à des méthodes archaïques et divinatoires et qu’il n’avait pas encore vu des preuves concrètes de ce qui fonctionnait. Au fond, ce monde du vaudou lui était encore assez inconnu, mystérieux, assez secret aussi alors il avait du mal à cerner le fonctionnement de cette magie à laquelle Joséphine accordait une foi totale.

« Eh bien. On verra bien, répliqua t-il au sujet du bébé. Tu pourras rentrer ça dans vos statistiques de réussite, dit-il, avec un léger sourire railleur. Il lui jeta un regard en coin, curieux. Tu préférerais que ça soit une fille, toi ? »

- Mais non, répliqua Joséphine, un bouquin sur les bébés tout court. Pour apprendre comment faire les choses. Elle pourrait évidemment lui montrer car c’était son troisième mais peut-être que cela lui donnerait un peu confiance de savoir des trucs à l’avance. Quand il glissa qu’il s’entraînerait sur leur bébé, « le nôtre », cela lui fit quelque peu étrange et elle eut un instant d’arrêt. C’était sûrement l’une des premières fois où un « nous » était prononcé. Elle allait s’habituer évidemment mais wha, un peu bizarre. Et après, tu te débrouilleras tout seul comme un grand et je pourrai faire la sieste, c’est exactement ça.

Elle se rappelait de l’épuisement qui arrivait en même temps qu’un bébé aux nuits hachées. Quand Alice était née, elle était encore chez sa mère et elle avait été aidée. Sa mère et elle se relayaient pour qu’elle puisse se reposer un peu. Mais quand Iris était née, elle était seule. Son père, qui vivait encore avec elles à l’époque (un peu de mauvais cœur) ne « l’entendait pas » la nuit. Cela avait été terrible. Cette fois-ci, cela serait la même chose car Roy serait loin. Donc elle comptait bien monopoliser chaque seconde de se présence pour pouvoir en tirer un peu de sommeil. Alors qu’ils arrivaient devant la porte du docteur moldu, ils baissèrent un peu la voix.

- Exactement et toi, tu pourras voir que tu avais bien tort ! Non mais, quel culot de remettre leurs méthodes en question. L’interrogation de Roy lui fit hocher la tête. Ouais, je préfère. Déjà je connais les filles alors que je n’ai pas de fils. Puis je ne sais pas, on est bien toutes les trois, alors je me dis qu’une petite soeur se grefferait mieux dans la maison. En plus, c’est mieux pour le coven parce que les garçons sont un peu des poids morts quoi. Sans offense.

Ils passèrent la porte du bureau et elle se présenta à la secrétaire, qui leur donna un formulaire à remplir avant de les envoyer s’assoir. Joséphine fouilla dans son sac à dos pour en ressortir deux stylos bic, l’un au nom de l’hôtel dans lequel elle travaillait et le second avec le logo d’une entreprise de capture d’alligators.

- Et toi ? murmura-t-elle pour ne pas être écoutée par la femme très enceinte en face d’eux, qui les regardait sans trop de discrétion. Tu veux quoi ?

« Ah ouais, ça s’apprend dans les bouquins ce genre de trucs ? » répliqua Roy, avec un sourire sceptique. Il secoua vaguement la tête, blasé, mais également un peu amusé, constatant à nouveau quelque chose qu’il avait déjà remarqué chez elle. « Jamais tu perds le Nord, toi, hein. »

Il la voyait déjà, dans les moments où il viendrait voir leur bébé, la lui confier en lui disant de ne pas revenir avant six heures, le temps qu’elle rattrape sa nuit. Cette image lui fit un effet étrange. Pour le moment, il avait encore un peu de mal à se projeter dans ces futures scènes car il n’avait pas encore parlé avec Joséphine de la manière dont ils s’organiseraient : à quelle fréquence il viendrait voir le bébé, à quel moment il pourrait l’emmener en Angleterre, comment ils allaient gérer les dépenses… Cela faisait partie des nombreux sujets qu’ils étaient sensés aborder pendant son court séjour de deux jours ici.

Pour le moment, la situation était assez étrange pour lui, et il tentait de le masquer de quelques plaisanteries et piques bien placées mais n’importe qui le connaissant aurait perçu ce léger malaise dans sa posture, cette nervosité dans ses sourires et le fait qu’il était moins volubile que d’habitude. Joséphine, à l’inverse, semblait exactement fidèle à elle-même, au souvenir qu’il avait gardé d’elle : bavarde, expressive, brute de pomme. L’examen qu’elle s’apprêtait à faire ne semblait pas du tout la stresser -ou en tout cas, elle le cachait bien- tandis que Roy se sentait compter les minutes qui le séparaient de cette intimidante première rencontre avec son futur bébé.

Mais il noya ses inquiétudes en s’appliquant à renseigner ses informations sur le papier que lui tendait Joséphine, tout en l’écoutant lui décrire ses préférences. S’il comprenait ses premiers arguments, le dernier le fit tiquer :

« Toi et Isobel, même combat sur la misandrie, hein » répliqua t-il, sans lever les yeux de sa feuille.  Il s’accorda une seconde de réflexion, non pas parce qu’il ne savait pas ce qu’il préférait de son côté -il avait largement eu le temps d’y réfléchir- mais parce qu’il n’était pas certain de ce qu’il voulait dire et ne pas dire à Joséphine. « Je pense que je préfère une fille aussi. J’ai pas forcément envie d’engendrer un… poids mort, ça a l'air d'être l'enfer d'être un homme chez vous. Puis… je sais pas, les filles c’est plus simple. »

Voilà qui résumait bien ce vague ressenti qu’il avait quand il se projetait en tant que père, parce que, plus ou moins consciemment, il regardait sa propre fratrie à titre de comparaison : plus facile avec une fille qu’avec un garçon.

- Non, concéda Jo lorsque Roy demanda si les gestes techniques pouvaient s’apprendre dans les bouquins. Mais t’auras peut-être des petites astuces. Quand il lança qu’elle ne perdait jamais le nord, elle eut un sourire pour lui. Tu dis ça comme si c’était une mauvaise chose.

Elle estimait qu’elle savait juste ce qu’elle voulait dans la vie et qu’elle faisait en sorte de l’avoir. Elle avait été éduquée par des Lavespère, après tout, et elle avait appris une chose essentielle : personne n’allait te faire de cadeaux dans la vie. Elle ne savait pas exactement comment tout cela allait se combiner avec Roy, honnêtement, il était là pour qu’ils en parlent. Il voulait prendre sa place dans la vie de leur bébé, très bien, mais l’organisation restait à définir. En tout cas, Joséphine savait ce qu’elle ne voulait pas : que les choses soient faites à moitié. Soit il était vraiment père, même s’il vivait loin et ne voyait pas le bébé tous les jours, soit il ne l’était pas. Elle avait besoin de quelqu’un de fiable en face.

Elle voyait bien la différence entre les pères d’Alice et d’Iris. Celui d’Alice, Calvin, avait été son amour de jeunesse. Quand elle était tombée enceinte, il avait évidemment dit « Bien sûr bébé que je serai là, tu peux compter sur moi, je serai ton pilier, nananana. » Il avait surtout mis son pilier dans cette pimbêche de serveuse du Shake Shack de Canal Place, hein. Il n’avait jamais été capable de véritablement assumer sa fille, Alice était sans cesse déçue. Il était là puis disparaissait, promettait qu’il viendrait la voir à sa démonstration de boxe puis ne se pointait pas. Joséphine devait ramasser les pots cassés à chaque fois. Le père d’Iris, lui, lui avait brisé le coeur en la quittant mais il n’avait pas quitté sa fille. Il la prenait régulièrement, lui avait fait une belle chambre chez lui, l’emmenait en vacances et répondait toujours au téléphone. C’était ça qu’elle espérait pour son prochain bébé. Qu’elle voulait, même. Un homme qui soit capable d’assumer, un père qui serait un vrai père. Elle espérait que Roy pourrait tenir la distance. Ce dernier ne manqua pas de relever sa petite remarque misandre d’ailleurs et elle haussa les épaules alors qu’elle remplissait son document d’information. « Deux naissance par voit basse » écrivit-elle de son écriture ronde.

- Hé, on n’est pas cousines pour rien, hein, souligna-t-elle. Mais t’inquiètes, je plaisante un peu pour le poids mort, c’est pas tant l’enfer que ça hein. Certains sont très contents. Pas mal sont contentes en fait, ajouta-t-elle après un instant de pensée. Ok, on veut pas d’eux dans la magie mais. Du coup, pas de responsabilités, pas de problèmes, ils sont tranquilles. Ils peuvent faire les études qu’ils veulent. Se barrer s’ils veulent. Ou pas, hein, mon frère est là, mes cousins sont là, sont contents.

Au final, être un homme à la Nouvelle-Orléans, c’était être tranquille. Pas magicien, pas valorisé mais tranquille. Quand Roy glissa que les filles c’était plus simple, elle lui lança un regard un peu rond.

- Plus simples ? T’as déjà vu une fille ? T’as déjà vu une Lavespère ? Tu connais pas ma cousine ? T’sais, grande, un peu bêcheuse, des pompes chères.

Parce que elle, elle était simple, c’était bien connu.

Roy retrouva dans le discours de Joséphine des choses qu’Isobel lui avait déjà dites par le passé. Il avait bien compris -puisqu’elle en était l’exemple même- que les femmes du coven n’avaient pas vraiment la liberté de faire des choix, que c’était leur prix à payer pour accéder à l’apprentissage de la magie. Il avait compris que certaines, comme Joséphine, s’en accommodaient très bien et que d’autres, comme Isobel, s’étaient senties étouffées au point de vouloir fuir. Cet aspect le préoccupait toujours un peu, quand il se projetait dans la future vie de l’enfant qu’il s’apprêtait à avoir avec Joséphine : si c’était une fille, quelles étaient ses chances de finir malheureuses comme Isobel ?

Il tut pour le moment ces inquiétudes face à la future mère, en répondant nonchalamment :

« Ouais donc on leur fout la paix mais ils ont pas de statut, quoi. » Il achevait d’écrire « entrepreneur » sur la case métier de sa fiche, quand un sourire moqueur se glissa sur ses lèvres et qu’il tourna brièvement la tête vers Joséphine. « Est-ce que c’est genre, la société patriarcale mais en miroir ? Est-ce que c’est les hommes qui sont préposés au ménage, à la cuisine et aux enfants, chez vous ? »

L’idée lui semblait assez ridicule, dans son esprit baigné de machisme. C’était d’ailleurs sans doute ce même esprit machiste qui le poussait à croire que c’était plus facile d’élever une fille. Quand il imaginait un bébé fille, il pensait immédiatement « princesse à son papa » et cette image lui plaisait un peu, il fallait le dire. Il haussa les épaules face à la réponse de Joséphine.

« Ca me fait pas peur. J’ai connu deux femmes Lavespère dans ma vie et les deux sont tombées sous mon charme » rappela t-il avec un sourire insolent. Il prit tout de même un bref temps de réflexion, pour préciser un peu plus son sentiment : « Je sais pas, j’ai l’impression que le lien père-fille, c’est plus simple. Et je connais mieux. Je suis le parrain de ma petite cousine, révéla t-il. Mes deux meilleurs amis ont des filles, aussi. »

- En gros, admit Joséphine en haussant les épaules. La question de Roy lui tira un instant de réflexion. Nan, pas vraiment. Pas complètement. Déjà les enfants, c’est à notre charge, le rôle de la mère est très important chez nous. Mais je pense que les mecs d’ici sont plus investis quand même, parce que nous sommes souvent au temple, donc ils font la cuisine et le ménage mais c’est pas non plus complètement leur charge. C’est mieux réparti en fait, parce qu’ils considèrent pas que c’est notre charge, tu vois ce que je veux dire ? Chacun fait quand il est là. Toutes mes cousines qui ont des fils leur apprennent ça en tout cas, qu’il faut mettre la main à la pâte sans qu’on te le dise, t’es plus un bébé, tu t’auto-gères et tu gères ta maison. Par contre ils ont tendance à plus travailler que nous en dehors parce que moins d’obligations dans le coven, donc souvent ils gagnent plus. Mais c’est nous qui gérons l’argent alors...

À vrai dire, tout cela lui semblait très normal. C’était aussi pour cela que les choses avaient des fois été compliquées quand elle sortait avec des hommes qui n’étaient pas de leur communauté. Rentrer tard et trouver son mec les pieds sur la table basse sans avoir rien fait ? Elle lui soufflait dans les bronches et il avait le culot d’avoir l’air surpris. Elle était sa mère, pour gérer ses caleçons sales ? Non. Hors de ma vue. Et si par hasard les prêtresses s’étaient trompées et qu’elle attendait un fils, elle comptait bien lui apprendre tout cela aussi. Peu importe ce que dirait son père à ce sujet d’ailleurs. Quand il mentionna que les femmes Lavespère étaient sous son charme, elle leva les yeux au ciel.

- Ouais, tu les as pas toutes rencontrées hein. Mais elle pouvait entendre ce qu’il disait. Bah tu passeras plus facilement pour le gentil parent, celui qui ne la force pas à faire ses devoirs de magie, par exemple. Car tes vœux seront exaucés, tu vas voir, c’est une fille. Et avec l’expérience que tu as, hop, ça va rouler tout seul.

Elle allait lui demander s’il était proche de ces enfants-là lorsque la secrétaire prononça son prénom. Joséphine se leva. La médecin venait d’arriver dans la salle d’attente, une femme, forcément. C’était l’une de ses exigences. Elle leur sourit et les invita à la suivre. Jo eut un regard un peu inquiet pour Roy, pas très à l’aise avec l’idée de l’examen qui arrivait. Arrivés dans le bureau, ils furent de nouveau invités à s’assoir sur deux chaises en plastique. La médecin récupéra les formulaires.

- On vient pour une échographie, c’est ça ?

Jo hocha la tête.

- Voilà. Et euh pour voir le bébé, aussi.

« Vous êtes donc mères et maîtresses du foyer à la fois, résuma Roy, sans lever les yeux de sa fiche. Ouais, ça a l’air un peu plus valorisant d’être une femme chez vous, quand même, hein. »

Même s’il comprenait bien que le prix à payer était de dédier une grande partie de sa vie au coven et à son bon fonctionnement. Quitte à choisir, Roy préférait que son futur enfant se sente à sa place dans un environnement qui la valorisait, même s’il appréhendait un peu cette partie dévotion au coven. Mais l’espace d’un hôpital public n’était pas vraiment adapté pour en parler, alors il n’en dit rien. Il s’apprêtait à demander à Joséphine ce qu’elle entendait par « gentil parent » mais ils furent interrompus par l’appel de la secrétaire qui les invitait à rejoindre la salle de consultation. Roy se leva, avec l’impression que son estomac se serrait d’appréhension et d’excitation à la fois.

C’était le moment. Il y était. Il allait voir son bébé.

Il se tint droit sur sa chaise face au médecin, dans l’immobilité de celui qui ne savait pas ce qu’il était sensé faire de ses deux mains dans une telle situation.

« Je suis le docteur Cortés, se présenta la jeune femme en leur tendant la main. Je vois sur votre fiche, madame, que vous êtes enceinte depuis déjà quatorze semaines. Est-ce que vous étiez suivie par un autre médecin ? »

Roy laissa Joséphine répondre et échanger les formalités de base avec la médecin qu’il scrutait presque du regard sans s’en rendre compte, un peu fasciné par ce qui était en train de se passer. C’était tout de même étonnant. Il était à l’autre bout du monde, dans le cabinet de consultation d’une gynécologue, en compagnie d’une femme qu’il avait côtoyée pendant une semaine, sur le point de rencontrer le bébé qu’il avait engendré. Pour lui qui s’était toujours laissé porter par les événements de sa vie, au jour le jour, sans vraiment penser au lendemain, il avait l’habitude des situations inattendues, voire aberrantes, mais il devait reconnaître que celle-ci était particulièrement étonnante.

« Tout va bien, monsieur ? l'interrogea le docteur Cortès, en tournant la tête vers lui.
-Hum ? Oui. Oui, oui.
-C’est votre premier bébé ? sembla t-elle deviner, avec l’ombre d’un sourire sur les lèvres.
-Euh, oui. Enfin, moi oui. Elle, non. 
-En effet, deux autres grossesses par voie basse » lut-elle sur le bout de papier, avant de se lever de son siège. « Eh bien, allons-y, vous devez avoir l’habitude, maintenant, madame Lavespère ! Je vous laisse prendre place sur le lit derrière vous ? Je vais vous demander de relever un peu votre haut, pour que je puisse appliquer la sonde sur votre ventre. »

Elle leur laissa le temps de s’installer, pendant qu’elle allait chercher ses outils sur une table plus loin. Roy se plaça sur le tabouret à côté du lit, qui servait sans doute systématiquement à accueillir le deuxième parent. Il vit Joséphine soulever son t-shirt et relever un ventre encore plus gros et plus rond que ne le laissait suggérer son vêtement, ce qui captiva son regard. Il retint de justesse un « Wow, c’est énorme » qui n’aurait peut-être pas fait plaisir à Joséphine, qui semblait déjà assez nerveuse par ailleurs. Il prit un ton bas un peu railleur pour plaisanter, en haussant les sourcils, soucieux de la détendre mais désireux de ne pas paraître trop concerné non plus :

« Je t’avais dit que c’était sur le ventre. »

- Je suis suivie par une doula, répondit Joséphine, sans trop s’attarder. Elle ne comptait pas commencer un suivi avec ce médecin, même si elle avait l’air gentil.

Elle répondit à quelques questions, ses mains machinalement posées sur son ventre bien rond. Le bébé bougeait bien, elle se sentait plutôt en forme. Oui, elle arrivait à se reposer, même avec ses filles aînées, qui étaient plus grandes maintenant. Quand le médecin se tourna vers Roy, ce dernier semblait un peu perturbé. Tout cela devait lui faire bizarre, songea Jo. Il n’avait pas eu l’intention d’être père, pas avec elle en tout cas, et voilà qu’ils étaient là à faire une échographie pour leur bébé. Il devait avoir l’air d’un bleu, car même le médecin perçut que c’était son premier bébé. Joséphine rit doucement sous cape. Amusement qui disparut bien vite lorsque le médecin lui suggéra d’aller se mettre sur la table d’examen derrière eux, soi-disant avec la confiance de l’habitude.

Sur le ventre, l’examen avait intérêt à être sur le ventre, ses ancêtres lui étaient témoins, l’examen serait sur le ventre ou ne serait pas. Heureusement, on répondit à sa prière et elle eut un soupir de soulagement avant d’aller s’installer, remontant son t-shirt. Son ventre était déjà plus gros qu’au troisième trimestre de sa première grossesse, ou du moins était-ce l’impression qu’elle en avait. Son corps reprenait ses marques et donnait toute la place du monde au bébé. Quelques anciennes vergetures sillonnaient sa peau, zébrures pâles laissées par ses filles. La petite plaisanterie de Roy lui fit gagner un regard amusé.

- Sssh, tais-toi.

Le médecin déposa un peu de gel froid sur son ventre avant d’y appliquer une sonde, sur laquelle Joséphine loucha. Une image sombre et floue apparut sur l’écran, captant immédiatement leur attention. Elle se demandait bien comment on pouvait y voir quelque chose, c’était bien un métier.

- Alors... souffla le médecin. Elle promenait sa sonde sur le ventre, avant de tourner un peu mieux l’écran vers eux. Voilà votre bébé. Elle appuya sur quelques touches, traçant une ligne sur l’écran. Elle devait prendre des mesures. On voit ici son bras, sa main... Hop, son pied, juste là.

D’accord, elle devait l’avouer, c’était un peu mieux que l’examen au pendule. Lors de ces derniers, elle n’avait jamais pu voir les petits doigts de son bébé. C’était un peu fascinant.

- Le deuxième pied... Dix petits orteils. Et ici, vous pouvez voir son nez. Elle désigna une petite forme en noir et blanc.
- Ça, s’exclama Joséphine avec suffisance, c’est le nez des Lavespère. Elle sera une vraie Lavespère toute crachée !
- Vous pensez que c’est une fille ? releva le médecin.

Les yeux de Joséphine s’écarquillèrent.

- Parce que ce n’est pas le cas ?!

Dans sa vie faite d’imprévues, voire de dangers, Roy avait déjà vécu plusieurs fois des situations improbables dont il se demandait après coup comment il avait pu se mettre dans un pétrin pareil. Mais il devait avouer que celle qu’il vivait présentement était particulièrement stupéfiante, et tout à fait différente de ce qu’il avait pu expérimenter par le passé. Se retrouver dans une salle d’examen, à l’autre bout du monde, assis à côté d’une femme qu’il connaissait peu, devant un écran sensé leur montrer la silhouette de leur bébé, n’était vraiment pas du tout une situation qu’il imaginait vivre un jour.

Signe qu’il prenait la mesure du sérieux et de l’importance de ce moment, Roy resta parfaitement silencieux, alors que le médecin décrivait les formes à l’écran. C’était un petit être vivant, qui avait déjà des petits doigts et des petits bras, alors qu’il devait faire à peine vingt centimètres en tout. Et lui, Roy Calder, il avait participé à fabriquer cette toute petite chose, qui semblait toute fragile, mais surtout incroyablement sereine et calme, derrière cette couche protectrice que formait le corps de Joséphine autour d’elle.

C’était tout à fait étonnant.

Un peu sonné, Roy ne réagit pas à l’intervention de Joséphine qui faisait déjà des remarques sur l’allure de leur bébé, mais redoubla d’attention quand vint le sujet sur lequel il était venu chercher une réponse. Une fille, un garçon ? Il ne prit conscience de la nervosité que créait cette question chez lui que lorsque le médecin finit par mettre fin à ses doutes :

« Vous avez une bonne intuition, madame, confirma t-elle, avec un léger sourire. C’est en effet une fille. »

Une fille. Ce mot résonna dans la tête de Roy, avec une douceur inattendue, une étrange sérénité. Il allait avoir une petite fille. Il ne se rendit même pas compte que ses lèvres s’étiraient lentement en un léger sourire incrédule, face à cet écran flou qui représentait son premier contact avec ce bébé qu’il avait choisi d’accepter dans sa vie. Il allait être le père de ce tout petit bébé et cette pensée éveillait chez lui autant de fierté que d’inquiétudes et de doutes.

« Est-ce qu’elle va bien ? » fut la première question qu’il posa, instinctivement, avec une certaine fébrilité.

Le docteur Cortès hocha lentement la tête, les yeux rivés sur l’écran dont elle semblait tirer des analyses qui échappaient totalement à Roy.

« Tout a l’air dans l’ordre. Elle se développe comme il faut. Vous voyez ce petit graphe ici ? » Des zigzag réguliers se dessinaient dans un coin de l’écran. « C’est son coeur qui bat » expliqua t-elle, sous le regard fasciné de Roy. « Elle commence à bouger, un peu.
-Tu la sens bouger, toi ? » interrogea t-il, à l’adresse de Joséphine.

Les traits du visage de Joséphine se détendirent immédiatement lorsque le médecin confirma ses prédictions : elle allait bien avoir une troisième petite fille. Elle se tourna vers Roy pour lui lancer un regard victorieux. Elle s’apprêtait même à ajouter un « Je te l’avais bien dit, tu vois que j’avais raison, vous les hommes de toute manière vous êtes toujours là à vouloir contrôler l’intérieur de nos utérus » mais, devant son sourire réjoui, elle s’abstint. Elle lui dirait plus tard. C’était son premier bébé et c’était important qu’il savoure ce moment. En réalité, Joséphine était également assez fascinée par tout ce que pouvait voir cette machine moldue. Le bébé allait bien et on voyait même son cœur qui battait. Elle crut même distinguer ses petites jambes qui gigotaient.

- Un peu ! Je sens comme des petites bulles, c’est le début. Mais si elle est comme ses sœurs, dans quelques semaines elle va décrocher des coups de pieds. Les deux autres, j’étais persuadée qu’elles deviendraient joueuses de soccer !

Ce qui n’était pas le cas, bien évidemment, elles préféraient le football.

- Vous pensez que c’est possible de faire une photo de l’écran ? J’aimerais bien montrer à ma famille. Et peut-être que tu veux en ramener en Angleterre ? lança-t-elle à Roy.

Peut-être que sa famille à lui serait également heureuse de voir leur bébé. Elle, en tout cas, elle allait faire le tour de tout le quartier pour exhiber ses petites photos. Son grand-père serait sûrement ravi de voir son futur arrière-petit-enfant.

- Oui, je vais vous imprimer des images à la fin. Je vais d’abord faire quelques mesures...
- Mes bébés étaient de gros bébés à chaque fois, prévint Joséphine. Mon aînée faisait quatre kilos deux à la naissance. Je suis parée à tout en bas, rit-elle, un peu grassement.

La remarque de Joséphine tira un sourire à Roy, qui commenta en reportant son regard sur l’écran animé :

« Tant que c’est pas de Quidditch, ça va.
-Le Qui-quoi ? répéta le médecin, interloquée.
-Euh, c’est un sport par chez moi, un sport gallois, pas très connu » répondit Roy, évasif, en se rendant compte qu’il avait oublié qu’ils étaient dans un hôpital moldu. Avant qu’elle ne puisse poser d’autres questions sur ce sport mystérieux, il renchérit : « Je veux bien avoir une photo de l’échographie, moi aussi. »

Il avait annoncé la nouvelle une semaine plus tôt à ses frères et soeurs, puis, par un malheureux concours de circonstances, à ses parents aussitôt. Il s’était confronté à des réactions qu’il avait plutôt attendues : la surprise, le choc, l’incompréhension. Le jugement aussi, un peu, car évidemment ce n’était pas un bébé prévu, avec une femme qui partageait sa vie : de la part de Roy Calder, on ne pouvait pas attendre autre chose qu’un bébé accident, avec une amante de passage et il ne pouvait pas vraiment les contredire sur ce point. Mais au fond, à part ce détail, à la grande surprise de Roy, on pouvait considérer qu’ils avaient plutôt bien réagi. Il sentait un certain soutien de leur part qu’il n’avait pas vraiment attendu et qui le déstabilisait un peu, pour le moment. Sa mère lui avait même envoyé des messages, pour savoir s’il avait besoin d’aide, ce qu’elle ne lui avait plus demandé depuis bien longtemps. A cette occasion, il lui avait expliqué qu’il se rendait bientôt aux Etats-Unis pour faire une échographie, et elle lui avait demandé de lui envoyer des nouvelles quand il l’aurait faite.

Cette photographie ferait donc plaisir au moins sa mère, songea t-il en reportant son regard sur l’écran. Peut-être qu’il l’enverrait à ses frères et soeurs aussi.

Tiré de ses pensées par le rire de Joséphine, il tourna la tête vers elle. Il n’avait aucune idée de ce que représentait quatre kilos deux dans l’échelle des poids de bébé à la naissance, mais vu le ton de Joséphine et son sourire goguenard, ce devait être beaucoup.

« Ça te fait pas peur ? » l’interrogea t-il.

Après deux bébés, c’était peut-être devenu une sorte d’opération de routine, pour elle. Ou alors, c’était comme la visite chez le dentiste, même après dix fois, on y allait à reculons. Pendant qu’ils parlaient, le docteur Cortès avait trafiqué sa mystérieuse machine pour leur tirer plusieurs impressions de l’échographie qu’elle leur tendit avec un sourire :

« Voici pour l’échographie, vous pouvez vous rhabiller, madame, tout est en ordre pour moi. Il n’y a pas d’anomalie à relever, les mesures du crâne et de l’abdomen de votre bébé sont tout à fait dans les normes. Tout est noté sur ce papier » expliqua t-elle en désignant une feuille remplie d’annotations qu’elle avait imprimé avec l’échographie. « C’est encore trop tôt pour faire un examen morphologique complet, il faudra revenir dans dix semaines si vous le souhaitez. Est-ce que vous avez des questions ? »

Roy se tourna vers Joséphine, car en tant qu’homme qui ne possédait pas d’utérus, il ne savait pas quel genre de question on pouvait poser sur un foetus en développement, à part de savoir s’il était en bonne santé.

Joséphine fit les gros yeux à Roy lorsqu’il eut le malheur de prononcer le mot « Quidditch » devant la médecin moldue. Heureusement, il se rattrapa bien et elle en profita pour enfoncer le clou.

- Ça ne vaut pas le football, évidemment, souligna-t-elle avec connivence.

Américain. Il y avait du Quidditch ici aussi mais ce n’était pas aussi populaire que leur football, version sorciers (ou même version moldue des fois.) Son frère Antoine était d’ailleurs un des grands supporters de l’équipe des Rougarous de Lafayette. Il avait plusieurs fois pris Alice et Iris avec lui pour les emmener voir des matches et, à tous les coups, il emmènerait ce bébé aussi. Elle reviendrait avec les joues colorées de rouge et un maillot bien trop grand pour elle, un gros rougarou floqué dessus.

L’échographie se poursuivit tranquillement, la médecin prenant des mesures et des petits clichés du bébé. C’était drôle de le voir bouger sur l’écran même si Joséphine était bien incapable d’identifier les parties de son corps. C’était vraiment un métier, dis donc, de voir quelque chose sur cet écran flou. Quand Roy l’interrogea sur sa peur de l’accouchement, elle ricana de nouveau, haussant les épaules. La première fois, évidemment, quand on lui avait annoncé un gros bébé, elle avait eu peur. Mais maintenant...

- Nan, c’est un peu comme une autoroute en bas, la voie est toute tracée, ricana-t-elle. Alice et sa grosse tête avaient servi de pelleteuse, songea-t-elle en rigolant dans sa tête de sa propre blague. En bonne ado, sa fille aurait fait la tête en entendant parler de cela.  

- C’est encore trop tôt pour faire un examen morphologique complet, il faudra revenir dans dix semaines si vous le souhaitez. Est-ce que vous avez des questions ?

Joséphine n’était pas certaine de revenir, même si la médecin était sympathique. Elle allait plutôt continuer son suivi auprès des doulas du coven et tout irait très bien. Elle avait surtout fait cette échographie pour faire plaisir à Roy, qui ne croyait pas dans leurs pratiques.

- On m’a prévu une naissance mi-octobre. Vous dites pareil ?

La médecin prit quelques secondes pour réfléchir.

- Oui, peut-être vers le vingt.

Joséphine hocha la tête : ses filles étaient toujours nées un petit peu en avance, de toute manière. Après quelques autres échanges, elle se rhabilla. Elle laissa Roy payer la médecin - hé, c’était lui qui avait voulu cet examen - avant de recaler son sac à main sur son épaule. Ils sortirent tranquillement du cabinet, leurs précieux clichés à la main.

Il faisait encore très chaud dehors et elle regretta de ne pas avoir pris d’ombrelle. Ils se dirigèrent vers le tramway pour rejoindre le Carré, la ligne Saint-Charles. À l’arrêt, il y avait une petite dizaine de touristes, appareils photos au cou, prêts à aller visiter le quartier français. Joséphine s’appuya contre un lampadaire, ses mains se posant sur son ventre arrondi.

- Alors ? lança-t-elle à Roy. Ça devient un peu concret, hein ?  

Ça l’était déjà pour elle, évidemment, mais Roy était loin d’ici et avait eu des doutes, n’était pas certain de s’investir dans la vie du bébé. Le fait qu’il soit là était un grand premier pas. C’était un peu ses débuts de papa. Quand le tramway arriva, Jo fouilla dans son portefeuille pour lui tendre un ticket. Ils trouvèrent une place facilement, dans le fond. Les vitres ouvertes laissaient passer un peu d’air alors qu’ils remontaient vers le Carré. Les immeubles modernes laissèrent place petit à petit aux traditionnelles façades colorées de son quartier. Ils s’arrêtèrent au terminus, Canal Carondelet. De là, elle avait une petite trotte de quinze minutes en temps normal, plutôt vingt ces derniers temps. Cela ne la dérangeait pas. Elle aimait bien marcher, elle croisait souvent du monde. Ils traversèrent Canal Street et commencèrent à remonter Royal. Ils discutèrent tranquillement pendant leur chemin, Joséphine ne pouvant pas s’empêcher de designer toutes les personnes qu’elle connaissait et les endroits où sa famille vivait.

- Et là c’est l’appartement de la femme du cousin de mon père, Martine, et là-bas, la petite maison rose, c’est celle de la belle-sœur du cousin du frère de la femme de mon frère. Elle est super sympa.

Ils finirent par arriver devant chez elle. Elle salua sa cousine au deuxième degré, Clara, qui vivait à l’étage du dessous et lui présenta Roy. Une fois les politesses échangées, elle monta les deux étages pour arriver à son appartement. Elle en poussa la porte, dévoilant son petit chez-elle.

- Bienvenue !

L’immobilier à la Nouvelle-Orléans était une chose particulière. Depuis le début des années 2000, le quartier avait énormément pris en valeur. De riches Louisianais s’y étaient établis et étaient attirés par les belles maisons coloniales et les grands appartements typiques du Carré. L’endroit était également très touristique depuis des années mais les locations saisonnières avaient commencé à se multiplier, ce qui avait fait exploser les prix des logements. De nombreux locaux avaient été chassés par cette gentrification. Leur famille avait eu de la chance. Ils étaient propriétaires de nombreux logements depuis le dix-neuvième siècle, quand le Carré était encore un endroit un peu malfamé. Au fil des années, ils avaient toujours refusé de les vendre, malgré les propositions délirantes qui étaient faites. Ils conservaient leurs logements pour continuer de vivre sur la terre de leurs ancêtres. Ils se partageaient les logements entre eux à des prix avantageux, au fil des naissances, pour aider les plus précaires. Ceux qui le pouvaient achetaient des biens, souvent à plusieurs générations, et tout cela rentrait dans leur grande bourse au patrimoine. Joséphine faisait partie d’une branche qui avait toujours eu un peu de chance. Quand elle était tombée enceinte d’Alice, son grand-père lui avait permis de loger dans le studio au dessus du Rousseau’s. Quand elle était tombée enceinte d’Iris, elle avait pu obtenir ce joli appartement pas mal placé, à l’angle de Decatur, pas très loin de la jetée et du Café du Monde.

Il n’était pas bien grand mais avait un splendide balcon qu’elle appréciait particulièrement. Elle finit pénétrer Roy dans un salon encombré, désignant deux portes.

- Donc là, c’est ma chambre, et là c’est la chambre d’Alice et d’Iris, elles la partagent.

La cuisine ouverte était remplie de bazar. De la vaisselle était empilée dangereusement dans l’évier, des boites de céréales ouvertes trônaient sur le comptoir. Il y avait également une pile de courrier et beaucoup de sacs de kraft, qu’elle récupérait pendant les courses. Sur la table, il y avait plusieurs livres, des ingrédients de potion, des magasines, des cahiers et quelques dessins d’Iris. Elle manqua de buter sur les chaussures d’Alice alors qu’elle entrait dans le salon et se laissait tomber sur le canapé rouge. Un soutien-gorge était abandonné sur un accoudoir.

- Assis-toi ! lança-t-elle à Roy.

Elle attrapa une pile de linge propre, qu’elle devait plier, qui trainait sur le canapé et la posa sur la table basse, déjà bien remplie.  

Après quelques dizaines de dollars versés et de minutes écoulées, Roy se retrouva à l’extérieur de l’hôpital, en compagnie de Joséphine, une pochette d’échographies sous le bras. C’était fait. Il avait eu son premier contact -à distance, certes- avec le bébé. Il avait vu de ses propres yeux le ventre rond de Joséphine, et les petits doigts minuscules d’un foetus à l’écran. Le foetus qu’allait grandir et devenir un petit enfant. Son enfant à lui, sa petite fille.

Cette pensée lui donnait encore le vertige.

Et pourtant, pour la première fois sans doute, c’était un vertige qui s’accompagnait aussi d’un sourire sur ses lèvres. A force de tourner et retourner l’idée dans son esprit, depuis le jour où il avait accepté d’accueillir ce futur bébé dans sa vie, des images mentales se multipliaient dans l’esprit de Roy. Des images qui lui semblaient encore étrangères, car il n’arrivait pas totalement à se projeter et se faire à l’idée que dans quelques mois, il allait être entièrement responsable d’un petit être dépendant de lui. Mais c’était des images qui cultivaient également un certain désir, chez lui, celui de faire la connaissance de sa progéniture, un désir timide qui lui était apparu plus clairement face à l’échographie tout à l’heure. Il se plaisait de plus en plus à s’imaginer avec un petit enfant dans les bras, cela le renvoyait à des moments de son lointain passé qu’il avait sincèrement appréciés : il avait côtoyé plusieurs enfants en bas âge, proches de lui, son petit frère Adrian d’abord, un peu plus tard sa cousine Carla, quelques années plus tard encore, les deux filles de Jayce. Des enfants qu’il avait, à un moment ou à un autre, pris sous aile et avec qui il avait pu se sentir complice. Tout récemment, il avait été nommé parrain de la petite Felicity, première fille de sa cousine Eden, dont il avait régulièrement des nouvelles et qu’il était toujours content de voir. Toutes ces références lui rappelaient qu’il était capable de donner de l’attention et de l’amour à un enfant, en dépit de la manière dont il menait sa vie.

Il allait avoir une fille. Les petites filles, il connaissait, c’était familier, c’était un peu rassurant, c’était adorable. Dans son monde -machiste, il fallait le dire-, il s’imaginait endosser le rôle de papa protecteur pour sa fille, et c’était moins intimidant et moins inquiétant que celui d’un papa modèle pour son fils. Il pouvait se projeter dans cette position, c’était quelque chose qui lui parlait.

Le commentaire de Joséphine, adossée près de l’arrêt du tram, le tira de ses nombreuses pensées.

« Ça devient très concret, même. »

Est-ce que ça lui faisait peur ? Oui. Mais il ne se sentait pas vraiment en capacité de le confier à Joséphine. Peut-être qu’elle pouvait le sentir chez lui, un peu, si, comme Isobel, elle savait lire les auras. On ne savait jamais à quoi s’attendre avec les sorcières vaudou, Roy l’avait très vite appris.

Heureusement, Joséphine était plutôt intéressée par le fait de lui raconter à peu près toute sa vie, et il suivit avec plus ou moins d'attention ses longues descriptions sur les quartiers qu’ils traversaient et toutes les personnes qui y vivaient. Roy n’en retiendrait sans doute pas la moitié mais il retint l’essentiel : elle avait une grande et vaste famille, qui semblait soudée. Ils se connaissaient tous, jusqu’au cousin au trente-sixième degré, semblait-il. Il aimait assez l’idée que leur futur bébé grandisse dans un environnement familial solide et présent, sur lequel elle pourrait compter. Joséphine, à l’inverse d’Isobel, semblait y être particulièrement épanouie et Roy espérait que ce serait le cas de leur future fille également.

Autre point positif : la Nouvelle-Orléans était une jolie ville. Roy y avait passé une semaine entière l’an passé, il s’y était senti bien, il faisait bon vivre dans cette ville ensoleillée et très animée. C’était le genre d’ambiance qui lui plaisait et qu’il redécouvrait en traversant les rues pleines de mondes, au nombreuses terrasses ouvertes et aux balcons bavards.

Le point moins positif par contre, c’était l’intérieur de l’appartement de Joséphine dont le désordre hérissa aussitôt la psychorigidité de Roy sur la propreté et le rangement. Pourtant, il était plutôt joli, cet appartement, avec son grand balcon et ses couleurs vives. Oui, il était plutôt joli, si on omettait le vestibule encombré de chaussures, les montagnes de vaisselle sale dans l’évier, les multiples objets qui jonchaient le sol et la surface des meubles et faisaient de l’avancée dans ces lieux un parcours d’équilibriste.

Avancer, Roy le faisait lentement, avec des pas prudents comme si les jouets délaissés au sol allaient exploser, en s’efforçant le mieux possible de masquer ses pensées et en se répétant intérieurement quelques mantras. Il n’allait quand même pas faire la gueule devant Joséphine, elle était gentille, elle l’invitait chez lui et elle avait l’air ravie de lui montrer son lieu de vie, ce n’était pas une bonne manière de démarrer cette relation de co-parentalité.

Oui mais pas moyen que leur fille vive là-dedans, en fait.

D’accord mais disons-le calmement.

« Eh bien c’est… mignon. »

Il détourna difficilement son regard des miettes de pain qui parsemaient la table basse et s’efforça plutôt de trouver un coin de canapé à peu près libre et propre. Allez, il fallait sourire, maintenant. Encore un effort, il y était presque. Voilà. Maintenant, vite, parler d’autre chose, le temps qu’il trouve comment lui suggérer de déménager et d’engager une femme de ménage.

« Tes filles sont à l’école, je suppose ? » Elle aimait bien parler d’Alice et d’Iris et pour le coup, Roy voulait bien en savoir un peu plus sur ces deux enfants qui allaient être les soeurs de leur fille. « Tu disais qu’elles étaient toutes les deux dans la même chambre, c’est ça ? Où est-ce que tu pensais installer le bébé ? »

Il n’avait pas aperçu de troisième chambre. Ça aussi, c’était un problème.

Joséphine remarqua l’air un peu contrit de Roy mais elle décida qu’il était juste un peu précieux. Un peu comme un dandy anglais. Elle avait hâte de voir la tête qu’il allait faire lorsqu’elle allait l’emmener dans le bayou, chez ses parents. Ils avaient insisté pour le rencontrer, bien qu’elle leur ait expliqué qu’ils n’avaient pas de relation amoureuse (elle n’avait pas non plus trop insisté sur les circonstances de leur rencontre et de la conception de ce bébé, elle avait juste précisé qu’ils avaient choisi de ne pas être en couple, comme s’ils avaient eu une profonde discussion à ce sujet.) Mais ses parents souhaitaient rencontrer le père de leur futur troisième petite-fille, ils avaient donc invité Roy à leur rendre visite. Ses parents vivaient dans le bayou Barataria, à un peu moins de quarante minutes du centre du Carré français. Ils avaient une grande maison sur pilotis, à quelques encablures de l’eau. Le sol était régulièrement spongieux, quand les eaux du bayou montaient un peu. La ferme était évidemment poussiéreuse, son père n’avait pas que des cerbères : il élevait aussi des diricos et quelques oiseaux-tonnerre. Le bayou était également rempli de pitiponks, qu’ils nourrissaient régulièrement. Ah et ils avaient des poules. Quand elle retournait à la ferme, elle emmenait toujours ses bottes, elle était curieuse de savoir comment les chaussures chères de Roy résisteraient à une petite promenade dans les marais.

- Tu veux boire un truc ? Elle se dirigea vers le réfrigérateur. J’ai de la limonade, de la citronnade et de la bière.

Achetée avant sa grossesse, bien évidemment, elle n’était pas irresponsable. Pendant qu’elle servait Roy, elle hocha la tête à sa question.

- Ouais, elles sont au temple, elles devraient finir les cours vers quinze heures trente. Après souvent Alice va au Chaudron avec ses amies et Iris au parc. Iris doit rentrer pour dix-sept heures mais Alice a seize ans donc elle est plutôt là vers dix huit ou dix-neuf heures.

Joséphine n’avait aucun scrupule à laisser ses filles faire leur vie dans le Carré. Elles étaient chez elles, elles étaient en sécurité. Personne dans le Carré ne leur cherchait des problèmes, ça c’était clair. Elle savait qu’Alice, à seize ans, était aussi parfaitement capable de se débrouiller en magie pour se débarrasser d’un touriste ou d’un païen qui lui chercherait des noises. Iris n’avait que huit ans, certes, mais Joséphine savait qu’il y avait toujours un Lavespère dans le coin. Au parc, il y aurait toujours quelqu’un pour garder un coup d’œil sur elle et ses copines. Elle-même avait grandi comme ça, avec les enfants du quartier, à traîner dans les rues, à vivre une vie relativement indépendante. Elle tendit sa boisson à Roy et s’installa sur un coin dégagé du canapé.

- Ouais, la pièce, là. Elle désigna du doigt l’encadrement. Elles ont un lit superposé, comme ça elles gardent de la place. Pour les premiers temps, je pensais garder le bébé avec moi dans ma chambre comme je vais lui donner le sein, puis pour pas réveiller les filles... Et après, quand elle va grandir, je pense que Alice ne sera plus à la maison donc elle pourra aller dans la chambre avec Iris.

De toute façon, elle n’avait que deux chambres et elle ne serait pas prioritaire pour obtenir un appartement auprès de sa famille, elle en avait déjà un.

Roy ne le disait pas en ces termes face à aux autres, mais avec lui-même il pouvait le reconnaître : il était pénible avec tout ce qui concernait la nourriture. Il se doutait que Joséphine devait se fournir chez les premiers prix du supermarché et il risquait de trouver ses boissons tout à fait dégueulasses, aussi se contenta t-il de répondre poliment :

« Non merci. » Mais comme il faisait tout de même chaud dans ce pays, il ajouta : « Juste un verre d’eau, je veux bien. »

Il prit place sur le canapé, en écoutant Joséphine parler de ses filles qui étaient à l’école, ou plutôt, au temple en l’occurrence. Roy n’était pas très familier des méthodes d’éducation vaudou, mais ce terme ne lui était pas étranger : il se souvenait de la visite guidée dans la ville que lui avait faite Isobel l’année passée, quand il était venu en vacances, le temple qui abritait les cérémonies et les cours de leur coven étaient un des premiers bâtiments qu’elle lui avait montrés. Il n’avait pas pu entrer à l’intérieur en revanche, car l’espace n’était pas réservé aux profanes. Roy préférait imaginer cet espace comme une espèce d’école catholique version magie, ce qui au fond, était presque comme Poudlard, l’obligation de l’uniforme en moins, mais la vétusté des lieux et des méthodes en commun.

En tout cas, Joséphine semblait assez attentive à donner des règles à ses filles, tout en leur laissant une certaine dose de liberté, ce qui était un bon point. A seize ans, Roy le savait, lui, il était bien moins modèle qu’Alice et rentrait plutôt au coeur de la nuit quand il sortait avec ses amis, ce qui faisait râler ses parents. Il hocha la tête, curieux de les rencontrer toutes les deux et mettre un visage et une attitude sur ces deux enfants qui allaient bientôt devenir les soeurs de sa fille. Il était sensé dîner avec Joséphine le soir-même, pour discuter tranquillement des détails de la garde, mais puisqu’il rencontrait ses parents le lendemain, ce serait certainement l’occasion de faire la connaissance d’Alice et Iris.

« Je me demandais… Elles ont réagi comment en apprenant que tu étais enceinte ? »

Il se souvenait vaguement de sa propre réaction à l’arrivée de ses différents frères et soeurs, quand il n’était encore qu’un enfant. Il n’avait pas vraiment bien accueilli celle de Jason, au départ, qui venait lui ôter son statut d’enfant unique et roi, et il avait mis quelques années à trouver quelques avantages à avoir un frère : en faire son compagnon de jeu, notamment, mais aussi le commander, ce que bébé Roy, petit leader en herbe, aimait déjà faire. L’arrivée plus tardive d’Irina et d’Adrian avait donc été beaucoup mieux accueillie, car il était déjà passé par là et qu'il était plus grand. Iris et Alice, elles, étaient trop grandes pour pouvoir faire de leur future soeur leur partenaire de jeu, mais peut-être qu’un autre rapport pourrait s’instaurer entre elles, un peu comme le lien qu’il avait avec Adrian.

En tout cas, elles seraient bien obligées de développer des relations, ne serait-ce qu’à cause de la promiscuité dans laquelle elles allaient se retrouver. L’appartement était petit, et visiblement, Joséphine ne songeait pas à déménager, mais plutôt à optimiser les espaces qu’elle avait déjà. Roy fronça légèrement les sourcils, dubitatif sur cette stratégie.

« Vous serez pas à l’étroit, comme ça ? » Alice n’avait que seize ans, elle n’allait sans doute pas partir de chez elle avant deux ans voire plus, d’ici là leur fille serait trop grande pour dormir avec sa mère. « C’est un appartement que tu loues, ici ? C’est cher les loyers par ici ? »

La question de Roy au sujet de ses filles laissa - fait étonnant - Joséphine silencieuse quelques secondes. Elle mentirait en disant que sa grossesse n’avait pas été une complète surprise, pour elle comme ses filles au final. Elle n’avait aucune intention d’avoir un troisième enfant ou du moins, pas dans ces conditions. Après que le père d’Iris l’ait quittée, elle avait répété à qui voulait l’entendre que le prochain bébé qu’elle aurait - si elle devait en avoir un - serait un projet avec son mari. Faites des plans, hein, avait-elle songé avec cynisme devant son test de grossesse positif. Elle en avait parlé avant tout avec Alice, qui était plus grande et pouvait comprendre : elle avait vu Iris arriver dans leurs vies. Son aînée avait réussi à avoir l’air à la fois surpris et en même temps blasé. Leur relation n’était pas toujours simple : elles alternaient moments de grande complicité et disputes parce qu’après tout, Alice était une ado qui pouvait être désagréable des fois. Joséphine ne supportait pas qu’elle lui dise qu’elle lui faisait honte. Tout cela parce qu’elle s’habillait trop court au goût de mademoiselle et parce qu’elle avait des fois des amours compliquées. Mais elle s’était fait à l’idée et dans le fond, Jo sentait bien qu’elle était plutôt contente : elle aimait bien les enfants et était largement assez grande pour comprendre que cela ne changerait pas sa relation avec sa mère.

Pour Iris, qui avait huit ans, les choses avaient été plutôt compliquées. Elle avait immédiatement boudé et dit qu’elle ne voulait pas que le bébé vienne dans leur chambre avec Alice. Il faut dire qu’elle était habituée à son statut de petite dernière, chez sa mère et chez son père, chez qui elle était fille unique. Cela n’avait pas été facile de lui faire comprendre que cela ne changeait pas, qu’elle restait sa petite fille. Elle pouvait bouder longtemps, à se demander de qui elle tenait ce mauvais caractère... Son père, sûrement. Quoi qu’il en soit, elle semblait se faire un peu plus à l’idée au fil des mois, parlait des fois de « quand le bébé sera là. » Elle n’était toujours pas très enthousiaste à l’idée de partager leur chambre mais Joséphine lui avait assuré que cela n’arriverait pas tout de suite.

- Ma grande est... grande. Elle est plutôt contente, je ne la sens pas trop perturbée. Tu sais, elle commence à faire un peu sa vie, à seize ans, nous sommes adultes dans le coven. Pour Iris, c’est plus compliqué, c’est ma petite dernière quoi... Elle joue un peu les bébés. Mais tu sais, je pense qu’elle sera contente de jouer la grande quand le bébé sera là, elle sera fière, je le sais. 

Même si Roy avait identifié sans le vouloir un des soucis qui risquait de se présenter : le manque de place dans leur appartement. Machinalement, Jo regarda autour d’elle, ses yeux s’arrêtant sur l’entrebâillement de la porte de ses filles. Elles avaient déjà un lit superposé pour gagner de la place au sol, pour que Iris puisse jouer et Alice travailler un peu au calme sur un bureau. Malgré cela, les disputes étaient régulières entre elles. Alice râlait de ne pas pouvoir être dans sa chambre passé vingt heures (moment où Jo envoyait sa cadette au lit), sauf si c’était pour dormir. Iris ne supportait pas que sa sœur déplace ses jouets ou touche à ses affaires. L’arrivée d’une petite tornade n’allait pas arranger cela.

- Bah ouais un peu mais pas trop le choix quoi. Je loue à un membre de ma famille, enfin des membres. C’est les parents de Denise, je t’ai déjà parlé de Denise ? Enfin bref, ses parents possèdent l’immeuble, c’est dans leur branche depuis longtemps. Et je le loue à un tarif préférentiel parce que l’immobilier c’est devenu démentiel depuis dix ou quinze ans ici. En fait, quand on s’est installés, mes ancêtres j’veux dire, c’était malfamé ici, c’était pas cher. On a tous acheté des choses, les Laveau aussi. Mais avec le temps, ça a commencé à intéresser des gens, les belles maisons coloniales tout ça, les riches se sont ramenés et puis les touristes. Maintenant c’est hyper côté, le moindre bien se vend super cher. On reçoit des offres délirantes pour racheter nos propriétés mais on tient, parce que sinon on ne pourra plus se loger, ou alors à peine un quart d’entre nous tu vois. Du coup, on se partage les biens, on tente d’acheter à plusieurs, on se met à cinq ou six des fois.  

Souvent entre générations, d’ailleurs, certaines branches étaient mieux loties que d’autres.

- Et ensuite on fait la popote pour savoir qui a quoi. Avant j’avais un studio, au dessus du bar de mon grand-père. Il a deux appartements au dessus mais ils ont quatre chambres et ils sont loués pour plus cher, il en a besoin car il a une petite retraite. Du coup moi je suis ici et y’a pas moyen que j’ai autre chose tu vois, c’est trop tendu, je suis pas prioritaire. Et j’ai pas genre un ou deux millions de dollars pour racheter un trois chambres.   

« Ça se comprend » commenta simplement Roy en hochant légèrement la tête, au sujet des réactions des deux jeunes filles de Joséphine. Il était assez logique que la grande réagisse mieux que la petite dernière, qui ne devait pas être ravie à l’idée de passer du statut de cadet à celui d’enfant du milieu. Personne n’aimait être au milieu. « Je suis curieux de les rencontrer. »

Il ne le disait pas seulement par politesse, il était plutôt sincère. L’arrivée de leur bébé se concrétisait vraiment, tous les signaux étaient au vert, comme le leur avait dit le médecin tout à l’heure. Joséphine était au milieu de son quatrième mois et se stabilisait dans une grossesse qui se passait bien. Tout semblait autoriser Roy à se projeter véritablement dans l’arrivée très prochaine d’un petit être qui allait dépendre de lui, du moins, en partie. Maintenant qu’il avait accepté ce fait, il essayait également d’accepter les responsabilités qui en découlaient, ce qui incluait le fait de s’assurer que sa future fille allait vivre dans des conditions décentes.

En l’occurrence, il comprit assez vite que sur ce point, Joséphine et lui n’avaient pas les mêmes attentes. C’était normal, étant donné la très grande différence entre leurs ressources, et la richesse de Roy était trop récente pour qu’il se permette d’y porter un jugement : il y a quelques années encore, quand il était au bas de l’échelle à enchaîner des boulots merdiques dans la Voie des Miracles, il n’aurait jamais pu offrir plus que ce Joséphine offrait à ses enfants, actuellement. Elle faisait sincèrement de son mieux, Roy pouvait le voir juste en l’écoutant parler. Elle faisait de son mieux et elle savait se débrouiller avec ce qu’elle avait. Par chance, elle faisait partie d’une famille solidaire, qui faisait en sorte de loger ses membres à peu près décemment. Roy n’avait aucun mal à deviner quel genre de vie aurait attendue la mère célibataire qu’était Joséphine, dans une ville telle que la Nouvelle-Orléans, s’il n’y avait pas eu sa famille pour l’aider financièrement. Il les avait vus de loin, les quartiers mal famés de la ville, en visitant les lieux l’année passée : ça ne payait pas plus de mine que les quartiers pauvres de Bristol ou de Londres, qui accueillaient les camés et les mendiants.

« Et j’ai pas genre un ou deux millions de dollars pour racheter un trois chambres » finit-elle par conclure, résignée.

Mais Roy, lui, les avait. Il les avait même largement : un des nombreux avantages à régner sur la pègre dans l’une des villes les plus importantes du marché noir britannique. L’organisation des Veilleurs brassait des milliards qui, une fois partagés, redistribués, réinvestis, faisait tout de même de Roy un homme multimillionnaire dont les millions faisaient des bébés tous les jours. A partir de là, un ou deux millions ne lui semblait pas une somme impossible à sortir pour garantir le confort de son vrai futur bébé. Il y trouva même le terrain sur lequel il pouvait s'impliquer et trouver une forme de légitimité de parent. Offrir un toit à son enfant, c'était ce que ferait un bon père, n'est ce pas ? Voilà quelque chose de la liste du bon papa qu'il pouvait cocher assez facilement, c'était dans ses cordes. Il était au fond terrifié à l'idée de devenir le pire des pères, alors il n'eut pas besoin de réfléchir bien longtemps pour prendre une décision.

« C’est ce que ça coûte un appartement avec trois chambres ici ? » demanda t-il, pour confirmation. Il ne tarda pas à proposer un marché à Joséphine : « Quand notre fille sera née -ce qui était de son côté sa seule condition- je pourrai regarder pour acheter un appartement plus grand dans le coin. Disons autour de cent mètres carrés, ça sera confortable pour vous quatre. J’y mettrai la somme qu’il faut, tu pourras t’y installer avec elle et tes deux autres filles. »

- Oh bah au dîner de ce soir, je les ai déjà prévenues ! Tu vas voir, elle sont chouettes.

Joséphine était tout à fait partante pour que Roy prenne sa place dans la vie de leur fille, qui incluait aussi Alice et Iris. C’était important qu’il connaisse l’environnement de leur bébé. Elle allait lui présenter ses filles, mais aussi ses parents, son frère, ses oncles et ses tantes. Il avait déjà vu le Chaudron avec Isobel quand il était venu l’été dernier, il le lui avait dit, mais elle comptait le ramener afin qu’il rencontre plus de monde et s’habitue à la vie au Carré. Elle voulait qu’il puisse venir ici quand il le souhaitait, sans avoir besoin de se présenter, en étant en terrain familier. Cela serait plus facile aussi pour lui de comprendre la future vie de leur fille en maîtrisant son environnement.

Pour le moment, elle était surtout occupée à présenter l’environnement immobilier de la Nouvelle-Orléans et son marché qui était devenu délirant. Un appartement - ne parlons même pas d’une maison - au cœur du Carré français valait désormais extrêmement cher, rares étaient les élus parmi les membres du coven qui pouvaient se le permettre. Ils devaient s’y mettre à plusieurs pour essayer d’investir et continuer de vivre sur les terres de leurs ancêtres. Les plus chanceux étaient ceux dont les ascendants directs avaient investi dans des immeubles, il y a un ou deux siècles. Ce n’était pas vraiment le cas de sa branche. Le plus fortuné de ce côté là était son grand-père maternel, André, qui possédait le Rousseau’s et ses murs. Cela incluait le bar, au rez-de-chaussée, un petit studio sous les combles et deux appartements familiaux au premier et deuxième étage. Il possédait également sa maison, à quelques encablures de Bourbon Street. Ses parents à elle n’avaient pas eu les moyens de se loger dans le Carré et vivaient dans le bayou, une grande ferme avec des hectares de terre. Elle hocha la tête quand Roy demanda si c’était le prix d’un appartement ici.

- Ouais, à peu près. Après je regarde pas tous les jours mais quand tu regardes les vitrines ds agences immobilières, si tu veux vraiment être dans le Carré français... J’ai déjà vu des trucs à huit cent ou neuf cent mille dollars, mais c’est rare, t’as toujours un peu de travaux. Si tu veux un bel appartement, avec un balcon notamment, c’est bien un million ou deux millions, je te parle même pas des maisons, j’en ai déjà vu à dix millions.

C’était consternant pour eux. Hors de portée pour elle. Mais visiblement pas pour Roy. La proposition qu’il lui fit la laissa muette, ce qui était assez rare pour être signalé. Lui acheter un appartement ? Pour qu’elle puisse y vivre avec ses enfants, leur enfant ?

- T’es sérieux ? Sérieux-sérieux ? Tu veux acheter un appartement ? Pour les filles et moi ? Tu m’offres un appartement ?

« Dis donc, vous avez des prix londoniens par ici ! »

C’était sa référence à lui en matière d’immobilier cher. Parce qu’il veillait soigneusement sur sa bourse, il aurait préféré que les prix du coin soient plus proches de ce qu’il connaissait à Bristol et qui étaient bien plus abordables mais il s’en fit rapidement une raison : Joséphine vivait à la Nouvelle-Orléans, elle ne comptait pas partir, c’était important pour elle de rester près de son coven. C’était une logique qu’il pouvait comprendre et à laquelle il pouvait parfaitement s’identifier : il ne s’imaginait pas non plus quitter Bristol, qui était sa ville d’adoption, où vivait son entourage proche et où il faisait toutes ses affaires. C’était une ville pleine de charmes qu’il n’avait pas envie de quitter non plus, et de la même manière, il pouvait voir en quoi la Nouvelle-Orléans était un lieu attachant avec ses bâtiments colorés et son atmosphère de fête. Il s’y était senti bien quand il y avait passé une semaine, l’année passée.

Il ne comptait donc pas se lancer dans des négociations avec Joséphine pour qu’elle vive ailleurs. L’effort financier serait plus important, mais il lui garantissait la paix dans leur ménage de co-parents et le confort de vie de leur future fille, qui grandirait au milieu de ses pairs, proche de son coven auquel elle appartenait de droit. Joséphine, elle, parut éberluée à sa proposition, qui devait lui sembler trop belle pour être vraie et Roy comprenait aisément pourquoi : passer de cet appartement minuscule à un beau bien trois fois plus grand, dans des beaux quartiers de la ville, avait de quoi faire tourner la tête. Il ne put s’empêcher de la taquiner, avec son sourire narquois :

« Je pensais que t’avais compris que t’as eu la chance de pondre un gosse à un mafieux multimillionnaire. » Avant de reprendre plus sérieusement : « L’argent n’est pas un souci pour moi, Jo. Je veux que notre fille soit bien, le mieux possible et ça inclut son entourage direct, donc toi et tes filles. Quand elle sera née, on ira regarder les biens qui t’intéressent, tu connais mieux le coin que moi. En attendant… On peut se mettre d’accord sur une somme que je peux te verser tous les mois d’ici l’accouchement » proposa t-il. « Pour que tu puisses acheter ce dont tu as besoin pour le bébé, payer des soins, bref, ce qu’il te faut. Je pensais à cinq cent dollars par mois. Puisque tu accouches en octobre, ça te fera trois mille dollars en tout. Et quand tu accoucheras, je peux te verser le double par mois. Et s’il y a des dépenses plus importantes à faire, on en discutera. Ça te paraît bien ? »

- Bah c’est normal, c’est la plus belle ville du monde ! répondit Joséphine avec une grande objectivité.

Elle le pensait : la Nouvelle-Orléans était une ville hors du temps, au carrefour de grandes civilisations, de plusieurs périodes de l’Histoire. De façon plus rationnelle, c’était également une ville très touristique, qui attirait beaucoup de voyageurs. L’immobilier pour les locations courtes était en plein essor. Quant aux personnalités les plus riches de la ville, elles préféraient vivre dans le quartier historique ou vers le Garden District, à quelques encablures, plutôt que dans les nouveaux quartiers sans charme. Tous ces éléments, conjugués à la petitesse du lieu (le Vieux Carré ne faisait que 171 hectares, sans possibilité de nouvelles constructions) avaient fait exploser les prix.

Néanmoins, cela n’empêchait visiblement pas Roy d’avoir les moyens de les loger. Il venait de proposer de lui offrir un appartement comme on invitait quelqu’un au restaurant. Joséphine savait qu’il était riche, riche-riche même mais elle était loin d’imaginer un tel geste à son égard. Elle était tellement interloquée qu’elle ne rebondit pas sur l’expression de « pondre un gosse », qui l’aurait fait hurler en temps normal. Avec les autres pères de ses filles, elle devait courir pour récupérer la pension alimentaire en temps et en heure (surtout avec le père d’Alice) mais Roy lui proposait un appartement. Hé beh. Elle aurait dû monter en gamme plus tôt. Débarrassée pour un instant de son bagou habituel, Joséphine se contenta de déclarer simplement :

- Merci beaucoup. C’est gentil, j’apprécie le geste.

Il est vrai que la vie serait plus agréable dans un bien plus grand. Toutes ses filles pourraient avoir leur chambre, surtout Alice qui grandissait, elles pourraient avoir un plus grand salon sans se marcher dessus. Peut-être même deux salles de bains. Joséphine rêvait d’une salle de bains à elle, où elle n’aurait pas à déplacer de bateau playmobil pour trouver son flacon de parfum. Elle se voyait déjà avoir un grand appartement à elle, pour inviter toute sa famille et montrer que elle aussi, elle pouvait avoir de jolies choses. En revanche, lorsque Roy proposa de lui donner de l’argent pendant sa grossesse, elle secoua la tête. Bon, ok, trois mille dollars, cela faisait un peu rêver, mais elle avait sa fierté quand même.

- J’en ai pas besoin. J’veux dire, je mange pas plus parce que je suis enceinte et je peux payer toutes mes factures toute seule. Je préfèrerai qu’on aille au magasin de puériculture ensemble et que tu vois ce que je veux acheter, comme ça tu choisiras des trucs aussi.

Cela lui semblait plus cohérent plutôt que de lui verser une pension pour un bébé pas encore né.

- Et pour la pension alimentaire... tu sais que 1000 dollars c’est beaucoup hein ? Crois-moi, ça ne consomme pas autant un bébé. Après, j’ai pas envie de te dire non parce que c’est vrai que ça serait plus facile pour les courses et les factures, hein. Pour les fringues, j’ai encore plein de cartons des filles chez mon grand-père et je vais en récupérer à droite à gauche. Après, tu les as, je les veux bien, ça sera plus facile au quotidien.

Elle n’avait pas non plus un salaire mirobolant. Elle bossait quatre jours par semaine dans un hôtel, en tant que réceptionniste polyvalente. Elle touchait également des aides de l’État en tant que mère célibataire, puis les deux pensions d’Alice et Iris (surtout celle d’Iris.) Son grand-père lui glissait un petit chèque de temps en temps. Elle s’en sortait, avec le loyer modéré, le potager commun du coven, ses parents qui lui faisaient quelques courses, mais c’était toujours un peu serré.