Pizzaversaire [Marlene]

James et Grady avaient une tradition pour leurs anniversaires : planter une bougie dans une énorme boule de mozzarella qui était elle-même posée sur une pizza maison. Ils avaient fini par communiquer cette tradition aux gens qui les entouraient et, l'année dernière, ils avaient fêté l'anniversaire de Marlene à la coloc avec une pizzaversaire (sur laquelle ils avaient mis des légumes, quand même, genre de la salade.) Ils avaient passé une vraiment bonne soirée, à rire, à déboucher une bouteille de mousseux parce que ce n'était pas trop cher et ils s'étaient promis de refaire ça l'année suivante. Sauf que... Bah James et Marlene avaient rompu et du coup, la promesse de pizzaversaire avait été abandonnée.

Le problème - enfin, le problème - était que Grady aimait bien tenir ses promesses comme le brave Poufsouffle qu'il était. En plus, il fallait dire (mais en secret, un peu, rapport aux ruptures et tout) qu'il aimait bien Marlene quand même. Pas forcément à Poudlard, même s'il n'avait rien contre elle car ils ne se parlaient pas (mais James ne pouvait pas la supporter alors...) mais à partir du moment où ils avaient commencé à se parler régulièrement, il l'avait trouvée plutôt sympa. Ils avaient presque vécu à trois pendant un temps, Marlene était tout le temps à la coloc et ils avaient fini par partager des discussions profondes autour de leur passe-temps préféré qui était regarder des émissions vétérinaires la nuit à la télévision. Ils ne pouvaient pas aller se coucher avant de savoir si les petits marcassins amenés à la clinique en toute urgence par un randonneur allaient survivre. James aimait bien se moquer d'eux avec ça mais Grady arguait que c'était sa conscience professionnelle de soigneur de licornes qui entrait en compte.

Alors il fallait avouer que, parfois, depuis la rupture, sa partenaire de programmes télévisés lui manquaient un peu mais cela aurait été bien trop étrange de l'inviter à vingt-trois heures trente pour regarder "Papatte d'Urgence", quoi. Son anniversaire pouvait servir de bonne excuse sans que ce soit trop gênant et en plus, la pizzaversaire avait été promise, alors... Quelques jours après le trente-et-un octobre, Marlene était donc revenue à la coloc (après lui avoir demandé huit fois si James travaillait bien ce soir-là, car elle ne voulait pas le croiser.) Ils avaient allumé la télé et une bougie (soufflée à la pub, pour ne rien perdre du programme et savoir si la stérilisation du petit chat s'était bien passée) et depuis, ils mangeaient (lui à la main, elle dans une assiette car elle faisait partie de ces gens étranges qui coupaient leur part de pizza avec un couteau. Il la jugeait très fort.)

- Je pense, dit Grady de son air le plus expert, que le chien a été attaqué par un renard, d'où l'état de sa patte. Le vétérinaire était face à un vrai mystère médical, sans comprendre ce qui était arrivé à Duchess le chihuahua du Shropshire. Y'en a plein à la campagne.  

Marlene avait hésité à annuler jusqu'à la dernière minute. Ce n'est pas qu'elle n'appréciait pas Grady mais... c'était un peu étrange quand même. La dernière fois qu'ils étaient vus en personne... C'était quand elle était repassée à l'appartement pour récupérer ses affaires, après sa rupture avec James. C'était Grady qui était là car ils ne voulaient pas se voir avec son ex et elle avait pleuré. Pas son moment le plus glorieux. Ils avaient un peu parlé par message après, pendant l'été, car il lui avait demandé des nouvelles (ce qui était gentil), puis un peu le mois dernier, quand il lui avait demandé comment se passait ses nouvelles études de Médicomagie et enfin, il lui avait souhaité son anniversaire et l'avait invitée à manger sa pizzaversaire, comme l'année dernière. C'est là que cela devenait un peu bizarre. Après tout, Grady et elle n'étaient pas vraiment amis de manière individuelle, même s'ils s'appréciaient bien, ils étaient surtout liés par James et comme elle n'avait plus de lien officiel avec lui et bien... Cela devenait bizarre de passer du temps seule avec son meilleur ami même si c'était pour regarder le programme qu'ils regardaient avant ensemble. Elle avait peur qu'ils n'aient rien à se dire en dehors de cela, car après tout, ils passaient surtout du temps avec James avant et ce dernier ne serait pas là ce soir (parce que là, cela serait définitivement mille fois trop gênant et en plus, cela lui rappellerait trop la vie d'avant leur rupture, ce qui lui pinçait toujours le coeur.)

Alors Marlene avait longuement hésité à annuler, sans se résoudre à le faire. Après tout, Grady était sympa, ils s'amusaient toujours devant Papatte d'Urgence et si cela devenait trop gênant, elle aurait juste à dire qu'elle était fatiguée et rentrer chez elle. C'était ce qu'elle s'était répété jusqu'à la porte. Mais jusque là, cela allait. Évidemment, il y avait eu quelques silences et blancs mais Grady était assez doué pour les meubler. Elle avait soufflé sa bougie assez vite pour ne pas s'appesantir trop sur le sujet (et c'était un peu bizarre sans son ex petit-copain mais bon...) et depuis, ils mangeaient leur pizza. Son assiette était un peu précaire sur ses genoux alors qu'elle coupait des petits morceaux, mais c'était bon. Le programme prenait une tournure dramatique face à ce chien attaqué mystérieusement en pleine journée et la théorie de Grady lui fit secouer la tête.

- Si c'était un renard, il serait mort, il est tout petit... En plus j'imagine pas un renard dans un jardin en journée. Moi je pense qu'il a dû se la coincer quelque part, dans un grillage ou je ne sais pas quoi, du barbelé peut-être ?

Grady se cala un peu mieux sur le canapé et appuya sa tête sur le dossier, ébouriffant un peu ses cheveux. La remarque de Marlene lui fit hausser les sourcils.

- Tu rigoles ? Il y en a partout des renards maintenant, tu n'as jamais vu les reportages sur Londres ? Ils sont dans les jardins et tout. Y'en a genre dix mille et ils mangent dans les poubelles.

Il avait lu un article sur cela dans le journal. Évidemment, il n'avait pas acheté le journal en question, il l'avait trouvé chez le dentiste. Il ne lisait pas tellement les journaux, en dehors des publications de la résistance mais c'était très très différent. Il lisait un peu les titres qui apparaissaient sur son Pear dans l'application News, des fois. Il écoutait la RITM le matin et se disait que si le monde allait exploser, il serait sûrement prévenu à un moment. En attendant, il tentait de profiter de sa vie au maximum et sa vie actuelle était égayée par le sauvetage de ce petit chihuahua. Alors que Marlene et lui observaient l'assistant vétérinaire le remettre dans sa cage soigneusement, un peu shooté par l'opération, Grady tourna la tête vers elle.

- Pourquoi t'as pas fait vétérimage ? C'est vachement mieux que Médicomagie, non ?

- Dix mille renards à Londres ? Marlene avait l'air mi-circonspect, mi-moqueur. Ça m'étonnerait, j'en ai jamais vu...

Enfin, elle avait déjà vu des renards évidemment, mais à la campagne. Les amis de son père (et son père un peu, même si elle détestait cela) pratiquaient la chasse et l'un d'entre eux avait déjà ramenée une pauvre bête, pour la faire empailler. Marlene aimait les animaux, enfin, ceux qui n'étaient pas dangereux et avait toujours rêvé d'avoir un chat. Son père avait toujours refusé. Même quand elle était partie à Poudlard et que la lettre stipulait qu'elle pouvait amener un animal de son choix, il avait dit non. Son argument, qui était plutôt juste en soi, était que l'été, la bestiole serait chez eux. Et Nicholas Barclay n'était pas le genre d'homme à vouloir un hibou chez lui ou un rat. Et même pas un chat. Elle aurait pu en prendre un dans son studio, mais elle avait peur que la pauvre bête s'ennuie toute la journée. Tout le monde n'avait pas un chat comme celui de Grady, Gradouble, qui dormait toute la journée. Elle promena ses yeux autour de la pièce pour apercevoir le vieux pépère mais il devait être échoué sur le lit de son maître, comme à son habitude. La question de son camarade de visionnage lui fit tourner la tête et elle fronça un peu les sourcils, presque vexée de son insinuation sur la Médicomagie.

- C'est trop bien la Médico ! C'était dur. Épuisant. Elle pleurait une fois par semaine sur ses révisions. Mais elle aimait bien sa promo et ils l'aimaient bien (fait à signaler), enfin, elle avait quelques copines et plein de connaissances. Et elle était très fière de mener ces études. Puis vétérimage, j'aurais pas pu, voir les animaux souffrir et puis mourir... Non, très peu pour moi.

Déjà qu'elle vivait très intensément Papatte d'Urgence... Elle pleurait devant quasiment à chaque fois, quand il y avait des retrouvailles entre les petits patients et leurs maîtres. Et quand un animal décédait... Pfiou. Elle se cachait derrière un coussin du pour dissimuler son chagrin.

- Ah parce que Mademoiselle a visité toute la ville de Londres, peut-être ? interrogea Grady d'un air un peu moqueur avant de mordre dans sa pizza avec tendresse (oui, parfaitement, avec tendresse, il aimait d'amour cette pizza. D'ailleurs il n'était pas célibataire. Il vivait une relation riche et enrichissante, parfaitement Madame, avec la nourriture.) J'ai lu ça dans le journal, ajouta-t-il avec gravité.

Ce qui voulait dire que c'était une information tout à fait sérieuse ! Du moins, quand cela parlait des renards, évidemment, car personne n'avait d'intérêt à mentir sur ces adorables petites bêtes carnivores qui filaient la rage. Il ne parlait évidemment pas des journaux sorciers, qui avaient une très légère tendance à, comment le dire gentiment, faire quelques euphémismes ? Se moquer du monde ? Inventer des plaques de verglas en Mai ? L'Ecosse c'était froid, il le savait, le nom McNeil venait bien de quelque part, mais quand même... Chassant de son esprit ces pensées négatives, Grady secoua la tête. Parce que oui, secouer la tête, ça enlevait les mauvaises pensées, c'était bien connu. C'était comme épousseter un tapis. C'était sa mère qui lui avait appris lorsqu'il avait six ans et qu'il faisait des cauchemars. Bon, aujourd'hui cela marchait moins bien puisqu'il avait la tête bien pleine (haha) mais il pouvait toujours essayer. La pub de leur programme télévisuel se déclencha au moment où Marlene défendait avec passion sa formation. Les arguments qu'elle aligna tirèrent un rire à Grady.

- Ah parce que voir les animaux mourir, c'est un problème mais les humains, y'a pas de soucis ? Ah bah nickel, ajouta-t-il en riant, rappelle-moi de ne pas avoir d'accident avec une licorne devant toi parce que je sais bien qui passera en priorité !

On se sentait en sécurité avec ces futurs Médicomages !

- De toute manière, vous, les Serpentard, vous êtes des psychopathes, tout le monde le sait ! ajouta-t-il d'un ton docte. C'est pas de votre faute, ça vient de votre fondateur. Il leva les deux mains comme pour faire une balance imaginaire et mit sa main gauche au dessus de sa tête. Salazar, il était comme ça : "Les serpents, ici" - il baissa sa main droite quelque pat entre le sol et l'assise du canapé, créant un grand écart - "Les nés-moldus, là !"

Alors que eux, ils étaient gentils, adorables et tout doux. C'était bien connu.

- Si tu l'as lu dans le journal alors... singea Marlene en levant les yeux au ciel.

Cela aurait pu rester une petite pique anodine, comme ça, un simple échange de banalités mais parler de vérité dans les journaux au milieu de ce salon, cela la ramenait plusieurs mois en arrière. James et elle s'étaient disputés à ce sujet au moment de leur rupture, cela avait même été le déclencheur. Elle le revoyait, là, assis au milieu de tonnes de papier à lui dire que les journaux mentaient et elle, à maintenir qu'il disait n'importe quoi, qu'il était parano à voir des complots partout. Penser à cela lui serra sincèrement le coeur et baissa les yeux sur sa pizza. Grady n'avait pas fait exprès d'évoquer ça, sûrement pas, cela aurait été cruel. Peut-être même qu'il ne savait pas. C'était elle qui était parano. Toute cette soirée la rendait nerveuse, être là dans le dos de James, chez lui, la rendait nerveuse. Éprise d'une volonté de se détendre un petit peu et toute inspirée par les moeurs de sa nouvelle promotion de première année de médecine, elle se redressa un peu.

- Tu aurais une bière pour moi ? Ou quelque chose ?

Grady lui en avait proposé en arrivant, il en avait même une devant lui, mais elle avait refusé au profit d'un jus d'orange. Elle devait se détendre un peu, être la nouvelle Marlene. Cool Marlene, on avait dit. Elle pouvait bien boire une bière et si cela chassait le noeud d'angoisse dans sa gorge, et bien c'était parfait. Pendant longtemps - quasiment tout Poudlard en fait - elle avait refusé de boire mais elle ne voulait pas se forger une mauvaise réputation auprès de sa nouvelle promo, donc...  

Alors que la pub retentissait un peu trop fort, Grady commença à se moquer d'elle. En représailles, elle attrapa un coussin gris pour lui donner un coup avec. Elle était amusée dans le fond mais secouait la tête avec désapprobation.

- Mais nooon, protesta-t-elle en riant un peu. C'est pas ce que je voulais dire ! C'est juste que les animaux y'a une portée affective, ça te touche pas pareil...

Elle arrivait plus facilement à garder son sang-froid face à un humain, de ce qu'elle en savait pour le moment, du moins. Les enfants, c'était toujours un peu compliqué mais elle apprendrait. Malheureusement, son point n'était pas assez clair pour Grady qui entreprit de démontrer une nouvelle fois que les Serpentard étaient des mauvaises personnes. Elle roula les yeux au plafond.

- D'abord je suis née-mordus. Et j'ai peur des serpents, je te rappelle. Et tu peux bien parler puisque, au final, c'est toi qui est soigneur d'animaux alors que tu aurais pu aussi soigner les humains ! Faire comme James, par exemple.

Grady préféra se draper dans sa dignité - ou plutôt reprendre une bouchée de sa délicieuse pizza - plutôt que de relever le petit ton narquois de Marlene. Il savait qu'il avait raison et du coup, le venin du crapaud n'atteignait pas la blanche... Il aurait bien aimé un oiseau un peu plus viril en fait. Le blanc... Pivert ? Mais c'était vert non, un pivert ? Du coup il n'était pas blanc comme un pivert ? Qu'est-ce qu'il y avait comme oiseaux blancs en dehors de la colombe ? Le pigeon... albinos ? Ouais, pas très flatteur non plus. Dommage qu'ils n'aient pas un livre sur le sujet avec James. Franchement, ça manquait de livres chez eux, ils devraient investir. Ils avaient quelques livres de cuisines offerts à leur crémaillères, bouquins qui servaient la plupart du temps à tenir le Pear de Grady lorsqu'il regardait des vidéos tout en faisant la vaisselle. Voire quand il regardait une vidéo de cuisine en tentant de se nourrir de manière équilibrée. Cuisinception. Il se leva d'ailleurs pour rejoindre la pièce lorsque Marlene lui demanda une bière, non sans s'étonner au passage.

- T'aimes pas trop ça pourtant... fit-il remarquer. Elle en prenait rarement à l'apéro avec eux, du temps où elle rentrait le soir avec James. Mais j'ai du vin !

Enfin, du vin... Une bouteille à cinq livres achetée à l'épicerie du coin de la rue et qui était remplie d'une de raisins écrasés et fermentés. Elle réussissait à la fois à être très sucrée au début et très âpre sur la fin. Un vrai exploit. James et lui n'avaient pas en boire plus d'un demi-verre chacun. Il se glissa jusqu'au frigo pour attraper la liqueur et deux verres, au cas où il se motiverait pour essayer de la finir. Il revint se vautrer sur le canapé, attrapant une nouvelle part de sa pizza.

- Et les humains n'ont pas de portée affective, donc ? fit-il remarquer avec un sourire en coin. Nickel. Je maintiens mon diagnostic de psychopathe !

Pour célébrer ça, il leur servit deux grands verres de vin.

- Je te préviens, c'est dégueu.

C'est juste qu'il n'allait pas gâcher, quand même, même si c'était de la piquette. Il prit une grande rasade qui le fit un peu grimacer avant de secouer la tête en direction de Marlene.

- Nan, faire comme James, j'aurais pas pu franchement. Il est plus courageux que moi, franchement. Puis j'aime pas le sang !

Marlene haussa les épaules lorsque Grady souligna qu'elle n'aimait pas trop la bière. C'est vrai, elle n'était pas fan mais elle connaissait très bien le frigo des garçons et savait que c'était la seule chose que son hôte pourrait lui dénicher, entre deux pistaches un peu flétries et un fond de bouteille de lait. Il fallait bien qu'elle s'habitue, de toute manière, c'était comme tout... Mais la proposition d'un verre de vin eut raison de sa résignation. Elle préférait souvent ce breuvage, surtout quand il était un peu sucré.

- Oh bah je veux bien, alors !

Elle finit les dernières gouttes de jus d'orange qui traînaient dans son verre alors que Grady farfouillait dans la cuisine. Il revint avec ce qui devait être un rosé, qu'il posa un peu bruyamment sur la petite table basse encombrée. Son pseudo diagnostic lui fit une nouvelle fois lever les yeux au ciel et elle croisa ses bras sur sa poitrine.

- Excuse-moi de trouver des chatons plus mignons que John-Mich, cinquante-cinq ans, qui vient nous voir parce qu'il a un torticolis !

Grady leur versa deux verres généreux de vin et elle leva la main comme pour le ralentir. Cela débordait presque. Elle souleva précautionneusement le gobelet pour ne pas en renverser, suspendant son mouvement lorsqu'il précisa que ce n'était pas bon.

- Ah, tu me sers des trucs mauvais ? Sympa !

Elle porta quand même l'alcool à ses lèvres. La première impression en bouche n'était pas désagréable... C'était la suite, le problème. Elle prit une deuxième gorgée pour rincer la première, puis une troisième pour se débarrasser du goût de la précédente.

- C'est pas bon, commenta-t-elle en soulevant la bouteille qui était encore bien pleine pour lire l'étiquette. En même temps ça coûte trois livres soixante-quinze... remarqua-t-elle à la vue d'une petite étiquette orange.

Elle reprit une gorgée pour dissiper le goût âpre dans sa bouche, s'appuyant contre le dossier du canapé. L'aveu de Grady sur le sang la fit rire doucement et elle tourna la tête vers lui avec un sourire en coin.

- T'es une petite nature.

- Meeeh, fit Grady quand Marlene l'accusa de lui servir quelque chose de mauvais. Faut finir !

Ils n'allaient pas jeter toute une bouteille quand même, il était bien plus écolo que ça. En plus, si on enchainait les verres, ça se buvait plutôt bien ! En guise de preuve, il se dépêcha de siroter le sien. Marlene fit mauvaise fortune bon coeur également et attaqua son breuvage, sans s'empêcher de faire une remarque sur le prix. Grady étendit les jambes sur la table basse, tout en répondant :

- Ah bah pardonnez-moi, Mrs Magpie, on a pas tous votre fortune !

S'il fallait avouer toute la vérité, James et lui avaient acheté cette bouteille pour partir en soirée. À la fin, leur hôte leur avait rendue. Le message avait été plutôt clair. La prochaine fois, il prendrait n'importe quelle bouteille avec une petite étiquette de médaille. C'était bien la médaille. On avait envie de faire confiance à une bouteille de vin qui avait reçu une petite médaille. Et puis si c'était vraiment infect, on pouvait jouer les étonnés et dire "Mais c'était la médaille de bronze de la foire de Hawkshead il y a quatre ans !" Appuyé contre le dossier du canapé, il tourna la tête vers Marlene lorsqu'elle lui envoya une petite pique. Il haussa les épaules, sans se vexer.

- Pas plus que toi.

Hé, il commençait à la connaître avec le temps. On ne la lui faisait pas à lui, il était quand même un fils d'Auror ! C'est-à-dire un fin observateur de la personnalité humaine ! Exemple tout à fait frappant : quand les gens avaient les sourcils froncés, souvent, ils étaient contrariés. Bam. Il observa Marlene se redresser pour se servir un autre verre alors que la publicité prenait fin et ricana.

- Hé, doucement Barclay : l'alcool, c'est pas lol.


L'alcool, ce n'était peut-être pas lol, mais descendre cette bouteille avait été plutôt drôle et étonnamment rapide. Grady s'était retrouvé tout penaud quand il avait tenté de se servir un verre et qu'une pauvre goutte solitaire avait glissé. Mais comment est-ce qu'il allait faire pour se rincer la bouche du goût de la piquette ? Deux solutions  s'étaient présentés à lui, et à Marlene, au passage, qui avait les joues un peu rouges de sa demi-bouteille. Soit le jus d'orange, qui était posé par terre à côté du canapé. Soit la bouteille de rhum, qui était rangée dans le placard sous l'évier. Franchement... Le rhum, c'était meilleur. Et en plus, en plus, en plus ! Ça se mélangeait nickel avec le jus d'orange. Voilà, pas besoin de choix ! Il était parti attraper la bouteille pour leur servir un peu trop généreusement, avant de mélanger avec un peu de jus d'orange. Voilà. C'était y'a... euh... trois verres. Ou deux ? Onze coupures pubs en tout cas. Papatte d'Urgence était fini depuis longtemps mais ils n'accordaient plus d'importance à la télé, qui diffusait un vieux bêtisier de Noël.

- Ce que je te dis, articulait-il en parlant un peu trop fort, secouant ses grandes mains. C'est que les Bavboules sont un art ! UN ART. Tout est la maîtrise de la boule. Tu maîtrises mal et paf ! Ça te gicle à la figure.

Il pointa un doigt presque accusateur sur Marlene comme si elle était responsable du problème.

- On devrait être plus pris au sérieux, nous les bavbouleurs !

Marlene avait un peu trop chaud. C'était évidemment à cause du salon surchauffé et pas en raison de la demi-bouteille de vin et des quelques verres de rhum qu'elle avait bus, non, non. Le problème, en fait, c'était que. Quand c'était elle qui versait. Il y avait plus de jus que de rhum. Mais quand Grady versait... Bah c'était pire. Enfin, c'était le contraire. Ils étaient un peu chargés. Et c'est pas que, que... Qu'elle ne tenait pas l'alcool. Mais. Il faisait quand même vachement chaud. En plus, elle avait la tête qui tournait un peu. Elle aurait dû rentrer chez elle sauf que. Elle ne savait plus pourquoi mais elle ne pouvait pas. Rentrer. Peut-être à cause du rhum. Ouais, c'était à cause du rhum, parce qu'il ne fallait pas transplaner. Même pas marrant. En plus, en fait, elle ne voulait pas rentrer parce que ici, elle était bien. En plus, elle s'amusait bien. Le rhum était vachement drôle. Grady était drôle aussi. Elle pouffait de rire à toutes ses blagues. Et il faisait plein de blagues. Plein.

Un peu affaissée dans le canapé, elle étouffa un bâillement. Elle était fatiguée. Parce qu'elle travaillait tout le temps. C'était usant. Elle se levait et elle travaillait, elle allait à l'hôpital et elle travaillait, elle rentrait et elle travaillait. Rien que de penser au travail la fatiguait. Elle se redressa pour se servir un nouveau verre de rhum, pour étouffer sa fatigue. Elle dû attendre quelques secondes, le temps que sa main se synchronise avec le verre. Wha, ce verre tremblait vachement. Elle en versa un peu à côté, sur le tapis, mais Grady ne remarqua rien. Elle dirait rien. C'était secret, voilà. Chut.

Elle se recroquevilla un peu quand la grande main de Grady passa devant son visage, énervé à cause de la discussion sur les Bavboules. Elle secoua la tête, pour marquer son mécontentement. Il avait beau parler très fort et bien. Elle n'était pas d'accord. Et s'il voulait qu'elle soit d'accord, elle allait avoir besoin de beaucoup de rhum. Au prix d'un effort incroyable, elle se redressa et tendit sa main pour la poser sur l'épaule de Grady. Dans son esprit, Marlene se pensait très solennelle. Dans la réalité, ses joues rougies et ses cheveux un peu démis nuisaient quelque peu à sa crédibilité.

- Grady.

Un long silence.

- C'est qu'un jeu de billes.  

Grady prit une gorgée de son verre de rhum pour se calmer les nerfs. Il devenait toujours un peu émotif quand cela touchait à son sport de coeur. Certains étaient des hooligans dans les stades, se passionnaient pour les exploits de Nabil Fakir et d'autres, comme lui, étaient des esprits plus délicats, plus artistiques, qui préféraient la subtilité et la précision d'un jeu de Bavboules bien calibré. Il était toujours prêt à défendre cet art, lui qui avait été président du club de Bavboules de Poufsouffle cinq années de suite (personne n'avait voulu prendre la relève.) Bon, certes, on lui filait quatre gobelets de bière et il pouvait tenir le même discours au sujet du Beerpong mais bon. C'étaient un peu les mêmes sports de toute manière. On pouvait finir éclaboussé pareil. Il ne savait même plus comment Marlene et lui étaient arrivés à parler de tout cela, c'était un peu flou dans sa mémoire. C'était perdu entre le troisième verre de rhum et le slogan publicitaire de l'assurance qui l'avait fait rire. Même s'il ne se souvenait déjà plus de ce que c'était. C'était avec une drôle de musique, là. Il tourna un regard un peu vide vers la télé, comme si la publicité allait se déclencher sur commande pour illuminer son esprit embrumé par quelques valeurs pas très lol.

Le contact de la main de Marlene sur son épaule le ramena à la réalité. Il tourna la tête vers elle et cligna plusieurs fois des yeux. Elle avait l'air très sérieuse. À cet instant, elle aurait pu annoncer n'importe quoi avec cet air-là, il l'aurait sûrement crue. Mais ce qu'elle déclara, lentement, fit tomber sa mâchoire.

- C'est pas qu'un jeu de billes ! protesta-t-il vivement.

N'importe quelle oreille un peu entraînée, comme celle de sa mère, aurait pu déceler un léger trémolo dans sa voix. L'alcool le rendait un peu soupe-au-lait. Vexé comme un pou, il s'affala dans le canapé et renvoya un regard un peu mauvais à Marlene.

- T'es vraiment pas sympa, déclara-t-il, un peu comme un enfant qu'on aurait offensé. Heureusement que t'es jolie, hein, ça rattrape !

Elle disait que les Bavboules, c'étaient des billes ! Scandaleux.

Marlene fit la moue lorsque Grady déclara, s'emportant un peu au passage, que ce n'était pas qu'un jeu de billes. Elle était capable d'en faire la démonstration si on lui demandait. En comptant sur ses doigts ce soir, pour pas se mélanger. D'abord, c'était un jeu. Avec des billes rondes. Donc un jeu avec des billes. Et il fallait que les joueurs tapent dans les boules des autres joueurs. C'était un jeu de billes. Très clairement. Mais elle n'eut pas le loisir de décliner ses arguments, même si elle avait déjà oublié le début de sa phrase, puisque Grady déclara qu'elle n'était pas sympa. Un peu au ralenti, le cerveau de Marlene percuta d'abord sur la première partie de la phrase, ce qui lui tira un "Hé." un peu outré. Elle donna mollement un coup dans le biceps de son camarade.

- Je suis sympa !

Elle essayait, vraiment. C'est juste que des fois, elle était timide ou bien ce n'était pas son réflexe premier. Mais cela la complexait, elle aurait bien voulu être ces filles avec des paillettes dans les cheveux qui étaient enthousiastes avec tout le monde et sympa spontanément. De manière globale, Marlene aurait bien aimé être une autre personne. Ou bien elle, en vachement mieux. Elle essayait. Mais c'est à cet instant que la seconde partie de la phrase de Grady trouva un sens dans son esprit. Hé. Un grand sourire s'épanouit sur ses lèvres alors qu'elle tournait la tête vers lui, toujours enfoncée dans le canapé.

- Tu me trouves jolie ?

- Non, persista Grady quand Marlene affirma qu'elle était sympa. Tu viens de me taper, déjà, et tu dis que les Bavboules sont un jeu de billes.

Taper était un bien grand mot. Il avait à peine senti sa main sur son bras mais la blessure de son ego était réelle. Il y avaient des gens qui se battaient pour la cause des Bavboules, peut-être même des gens qui étaient morts pour cette cause... Bon, peut-être pas la dernière mais quand même. Il se devait de lutter pour ses idéaux, songea-t-il avec dans le coeur l'empressement d'un grand révolutionnaire, et son idéal de ce soir prenait vie dans les Bavboules. Et dans l'idée de finir cette bouteille de rhum qui traînait depuis quelques temps à l'appart. Boire une grande lapée d'alcool l'aida à reprendre une contenance quand Marlene rebondit sur ce qu'il avait dit. Tout gêné, tout penaud, il haussa les épaules.

- Ça va...

Il n'était jamais à l'aise dans ce genre de conversations, déjà parce qu'il était Grady, en plus parce que c'était Marlene, genre Marlene, MARLENE, Marlene Barclay, Marlene-de-James (si, ça avait un sens) et aussi parce qu'il finissait toujours par dire des bêtises. Si ça se trouve, elle allait pleurer et il n'avait pas de yaourts à lui donner cette fois-ci. En plus, en plus, il trouvait la grande majorité des filles jolies, à peu près, elles avaient toujours un truc et bon, certes, Marlene avait plusieurs trucs genre euh des yeux et euh une... devanture ? appréciable mais voilà. Voilà.

- Je t'ai pas tapé.

Si, elle l'avait fait. Mais pas fort ! Parce qu'elle n'était pas très forte. Mais c'était une tape gentille. En fait, non, c'était une tape parce qu'il avait dit qu'elle n'était pas sympa donc c'était mérité. En fait, en fait, il l'avait tapée verbalement avec ses mots et donc c'était mérité. Ce raisonnement tenait à peu près la route dans son cerveau embrumé. Ça marchait bien. Heureusement, pour se rattraper et pour redevenir gentil, pour redevenir Grady, il avait dit qu'elle était jolie. Personne ne lui disait jamais qu'elle était jolie, sauf James, avant, mais c'était différent... Sinon les garçons ne lui disaient pas qu'elle était jolie, parce qu'elle ne l'était pas vraiment. Elle ne s'aimait pas. Elle voulait bien changer sa tête et sa personnalité, les deux. En tout cas, elle n'était pas jolie comme Flora, sa nouvelle amie de Médicomagie, ou bien Kessy, qui était d'ailleurs l'ex de Grady et de James, comme quoi, elle était jolie pour tout le monde, ou même Nora Weaver ou bien Chloé Gibbins ou bien toute une très longue liste de filles bien plus jolies qu'elle. Son père lui disait qu'elle était jolie. Mais ça comptait pas tellement. Mais malgré tout cela, Grady avait dit qu'elle était jolie et il l'avait même dit spontanément ! Marlene était toute ravie. Il la trouvait jolie. Et sûrement à peu près objectivement. Même son laconique "Ça va" ne gâchait pas son plaisir.

- Tu le penses vraiment ?   

Grady n'était pas très à l'aise dans cette conversation et cela se voyait aux plaques rouges qui parcouraient son cou. Il avait très chaud brusquement et même si les verres de rhum qu'il avait bu participaient grandement à cela, ils n'étaient pas les uniques responsables. Le problème étant qu'il n'arrivait pas à identifier précisément pourquoi il se sentait mal. Il avait l'esprit ralenti par l'alcool et comme il n'était pas une flèche d'habitude... Il puisa dans son courage pour se redresser et déposer son verre de rhum sur la table basse. Il allait peut-être se calmer un coup. Il se sentait très bien jusque là, il avait bien profité de Papatte d'Urgence et la présence de Marlene n'avaient rien de bizarre. Enfin, c'était pas trop bizarre. Ça l'était devenu. Quelque chose avait basculé d'un coup et c'était bizarre. Et ça le rendait bizarre. Parce que ça, au final, c'était souvent le sentiment qu'il avait quand il était avec une fille mais normalement, Marlene n'était pas une fille. Enfin si, c'était une fille mais pas une fille-fille. Pas une fille. Pas... Enfin, il se comprenait. C'était Marlene. C'était dur à comprendre. Pour lui. Parce que, avant, il n'y avait pas de problème, parce que Marlene n'était pas vraiment une fille et maintenant, il réalisait que c'était... une fille. Sur son canapé. Avec du rhum. Une fille. Et c'était là le problème : elle n'aurait pas dû être une fille, parce queee, parce que voilà. Mais c'était comme quand on remarquait brusquement quelque chose et que après, il était impossible de ne plus le voir. Grady venait de percuter que Marlene était une fille. Et c'était un peu fâcheux.

En fait, c'était super fâcheux, pour tout plein de raisons. Et d'ailleurs, en raison de ses raisons, sa raison lui disait de se lever de ce canapé et d'aller se coucher. Mais le problème, c'était qu'il n'entendait pas tellement sa raison, il entendait plutôt le rhum qui disait que naaa, pas de problème. Il s'entendit répondre, plus qu'il ne prononça :

- Ouais...

Parce qu'il n'allait pas mentir, ce n'était pas beau, de mentir. En plus s'il disait non, il allait la vexer et ce n'était pas gentil, surtout quand on ne le pensait pas. Parce qu'il la trouvait jolie Marlene mais avant c'était plutôt jolie de loin et là en fait, il réalisait qu'elle était jolie et à côté. Elle avait déjà été à côté mais là elle était à côté... Accessible. Enfin non. Non. Pas accessible. Méchant Grady. Pas accessible du tout parce que ce n'était pas de bonnes idées. Pas du tout.

Marlene avait chaud aux joues et cette fois-ci, ce n'était pas la faute de l'alcool. Elle avait le coeur qui avait accéléré d'un coup, elle l'entendait pulser dans sa poitrine. Quelque part dans son cerveau se pressaient des pensées entêtantes qui ne parvenaient pas à l'envahir. Elle était toute absorbée par l'impétueuse impériosité de cet instant. Elle s'était redressée en même temps que Grady, dans une imitation inconsciente. Quelque chose en elle était accroché à ces quelques mots laconiques et trouvait dans ces derniers un terrain à conquérir. C'était comme si elle avait besoin de vivre la sanctification de ce compliment pour qu'il se réalise vraiment. Elle voulait éprouver la portée des mots, soumettre le langage à l'épreuve du réel. Le battement empressé de son coeur la fit avancer, ses yeux cherchèrent la confrontation, sa main la consécration. Ses doigts fins se posèrent sur la main de Grady, abandonnée sur le canapé. Son murmure la devança.

- Vraiment ?  

Il aurait été faux de dire que tout cela n'avait été qu'une pulsion soudaine. Rien n'avait été prémédité pourtant, rien n'avait été envisagé mais les longilignes secondes qui s'offrirent à Grady à l'instant où Marlene effleura sa main suffirent à disqualifier toute indulgence. Il sut. Il sut ce qu'il faisait lorsque ses doigts se refermèrent sur les siens. Il conçut la portée de son action lorsque ses yeux accrochèrent les siens. Il perçut son erreur en approchant son visage du sien. Il embrassa sa faute. Il embrassa Marlene.

La bascule ne se fit qu'à cet instant précis. Quelque chose de précipité s'immisça dans ses gestes, un empressement mû par la culpabilité. Ses mains convoitèrent sa taille, son corps estompa le sien. Il éprouva les mains de Marlene quelque part dans sa nuque, quelque part dans son dos. Il sentit ses lèvres sous les siennes, les longueurs de ses cheveux sous ses doigts, il sentit son parfum et sa peau claire sous ses mains alertes. Il s'absorba dans cette étreinte, pour oublier celle du remords dans un coin de son esprit.    

La soirée était mauvaise. Il y avait des moments comme ça, même si tous les éléments étaient en faveur pour passer un bon moment, rien n'y faisait. L'alcool était mauvais, la musique était mauvaise, et James ne parvenait pas à se dérider. Il avait eu une très longue journée, n'avait pas eu une seconde pour dormir pendant sa garde et il avait à peine eu le temps de rentrer chez lui avant de repartir à une soirée à laquelle il avait promis presque trois fois qu'il viendrait. Mais rien n'y faisait : ni l'alcool qu'il avait ingurgité, ni les pas de danse qu'il avait esquissé au milieu du salon : James ne parvenait pas à s'amuser réellement et, à vrai dire, il s'ennuyait ferme. En même temps, il ne connaissait pas trop les gens qui étaient présents ce soir ; il avait été invité par un garçon qu'il avait rencontré à la salle de sport quelques semaines auparavant. Le garçon en question - Dylan - avait organisé une petite soirée chez lui pour son anniversaire et avait invité son nouvel ami, sûrement dans l'espoir de tisser des liens plus forts entre eux. Et, même si James n'avait rien contre Dylan, ou contre ses amis, il n'avait pas réussi à se mettre dans l'ambiance de la soirée, malgré une charmante conversation qu'il avait eu une avec une jolie jeune femme habillée de rouge.

James consulta furtivement sa montre. Les bougies avaient été soufflées, le gâteau avait été mangé, et les cadeaux offerts. Il était peut-être temps de s'éclipser discrètement... Ralenti par les verres d'alcool qu'il avait bu, James sortit son PearOne de sa poche et cliqua sur sa conversation avec Grady. "T'es révzillé??" écrivit-il en ratant quelques lettres. "Tu peux m'appelet ey dore que t'as oubloé tes clzs? Ou un trub du gznre." James grommela : son message ne voulait pas s'écrire correctement et ça l'agaçait prodigieusement. "Suis à yne spirée, j'vzux pqrtir"

Le jeune homme attendit le temps réglementaire avant de souffler parce que Grady ne répondait pas. Un temps réglementaire long. Au moins deux minutes ! C'était long deux minutes ! En deux minutes il pouvait se passer pleins de choses terrifiantes, par exemple, il pouvait se retrouver coincer dans une conversation à base de "Quelles chaussures sont les mieux pour aller courir ?" et, vraiment il ne voulait pas, ah ça non, parler de chaussures. Sinon eh bien, il leur dirait qu'il valait mieux courir pieds nus, de toute façon leurs ancêtres n'avaient pas de chaussures et ils s'en portaient très bien alors ça allait deux minutes la société de consommation qui les forçait à acheter des chaussures rembourrées pour aller courir et après il fallait en parler pour comparer parce que de toute façon, les hommes ne savaient faire que ça, comparer leurs trucs, et c'était pénible de vivre dans une société patriarcale, donc comme James était pour le féminisme, il ne comparerait pas ses chaussures avec les autres.

Mais pour l'instant, la société patriarcale vivait toujours et Grady ne répondait toujours pas. C'était pénible, mais peut-être qu'il dormait à poing fermé alors James préféra lui laisser le bénéfice du doute (après avoir envoyé : "si on commence à me parler de chaussures et que je peux pas partir, ce sera de ta faute, faux frère.). Mais, James avait eu la chance de faire du théâtre quand il était jeune, et il pouvait même dire qu'il avait un certain talent (il avait joué le rôle d'un arbre dans une pièce en CE2, et sa maman lui avait dit qu'il avait été le meilleur arbre, alors si sa maman le disait, il la croyait sur parole). Il prit donc l'air interloqué en regardant son téléphone, puis soupira profondément en secouant la tête, espérant attirer l'attention d'un des convives - pour cela, il dû s'y reprendre à deux fois : plus personne ne faisait attention à son prochain ici !

"Ca va pas ?" demanda Dylan en s'approchant de lui.

"C'est mon coloc..." répondit James en secouant son PearOne, comme s'il venait de recevoir un message de Grady - alors qu'il n'avait rien reçu mais ça, personne ne pouvait le savoir ! Quel stratagème ingénieux. "Il vient de rentrer mais il a pas ses clés... Enfin il est devant chez nous quoi."

"Ah merde..."

"Ouais..." Il allait forcément lui dire que, tant pis, il devait aller voler au secours de son colocataire, merci d'être passé, à une prochaine fois.

"Tu veux lui dire de passer ?"

Par Helga, l'ennemi avait plus d'un tour dans son sac ! James se retrouva fort dépourvu face à cette réponse : pourquoi personne ne répondait comme il fallait ? Comment pouvait-il sortir son meilleur jeu d'acteur si personne ne lui donnait correctement la réplique ? "Je ne sais pas si c'est la meilleure chose, il a l'air plutôt bourré... Enfin il a vomi sur notre palier, donc bon." rajouta-t-il en haussant les épaules avec fatalisme.

Désolé pas désolé Grady mais dans les moments de galère comme cela, il fallait vendre son frère au diable - enfin, au vomi dans ce cas - pour s'en sortir. Dylan eut en effet l'air tout de suite bien plus compréhensif, le remercia d'être venu et James pu s'échapper avec la sensation d'être un elfe à qui on venait d'offrir une chaussette. D'ailleurs, pourquoi on offrait des chaussettes aux elfes pour les libérer ? Les sorciers n'avaient de toute évidence aucune notion du "pot de départ" qu'on faisait chez les moldus pour rendre hommage à celui qui s'en allait. Les moldus savaient au moins faire les choses avec un peu plus de classe. Une chaussette. Non mais, quelle idée. Si James avait un elfe un jour, il lui offrirait une belle veste pour le remercier, au moins ! Ou alors juste une cravate, si les fins de mois étaient difficiles, mais pas une vieille chaussette trouée qui traînait sous le canapé !

Oh, tout à son débat intérieur sur les chaussettes, James avait oublié que la route était pleine de voitures et que les voitures ne l'aimaient pas beaucoup - elles klaxonnaient quand il marchait sur le goudron. Il grommela, parce que ça ne se faisait pas de klaxonner les gens, c'était peu sympathique, et James aimait les choses sympathiques, comme les Poufsouffle. Mais non, les voitures n'étaient pas sympathiques, elles klaxonnaient, et parfois elles klaxonnaient surtout les filles ce qui était vraiment nul et encore un coup du patriarcat.

Comme il ne pouvait pas transplaner - il avait soufflé dans sa baguette après avoir lança un éthylo-sort (il s'y était repris à trois fois, mais il avait réussi !) et le score était trop élevé - il appela le magicobus, qui arriva en quelques secondes devant lui. Le conducteur le regarda avec véhémence et lui tendit un sac en papier d'office. James faillit lui répondre que dans l'histoire, c'était Grady qui vomissait, mais il sentit qu'il n'avait pas trop intérêt à argumenter avec lui et se contenta de s'asseoir sagement et d'attendre d'être arrivé à destination...

Une fois dans sa rue James marcha rapidement vers son immeuble, en tentant de se convaincre qu'il n'était pas ivre - mais il était un peu ivre parce que ses pensées allaient plus vite que sa parole, mais en même temps plus lentement, et que ses gestes n'étaient pas très précis - en même temps, pourquoi les serrures étaient-elles aussi petites ? Pourquoi fallait-il faire preuve d'autant de précision pour faire entrer une clé dans une serrure ? C'était scandaleux tout de même ! Bon, d'accord, il était peut-être un peu ivre, mais au moins, il était chez lui, sain et sauf, alors il était ivre & responsable, ce qui était le principal. Il ouvrit doucement la porte pour ne pas réveiller ce faux-frère de Grady qui l'avait laissé tomber, et marcha sur la pointe des pieds dans l'entrée.

Mais en fait, réalisa-t-il en se redressant, il y avait de la lumière dans le salon ! Grady ne dormait pas ! Mais pourquoi ne lui avait-il pas répondu ? Peut-être avait-il vraiment besoin d'aide ! Il aurait pu mourir ! Enfin, non, mais il aurait pu dans un autre contexte, et Grady n'aurait même pas été au courant. Sur sa tombe, on aurait pu marquer : "Ci-git James Carter, mort car Grady n'a pas regardé son téléphone." Bien fait, il ne pourrait s'en prendre qu'à lui-même dans ce cas-là ! James comptait bien faire entendre à son meilleur ami ses quatre vérités en pénétrant dans le salon, lorsqu'il aperçut une scène qui lui tira un ricanement.

Grady n'avait pas répondu parce qu'il était avec une fille. Et en fait, il était même très occupé avec cette fille, donc James pouvait lui pardonner son manque de réactivité. En temps cas, il n'avait pas du tout l'air de regarder son téléphone, s'il en croyait sa position... Le jeune homme retint un éclat de rire et essaya de se glisser dans le salon sans bruit. Il ne put s'empêcher de jeter un coup d’œil à son meilleur ami. Il ne voyait pas la fille qui était avec lui, mais elle avait de jolis cheveux et les cheveux, c'était important. Elle avait une couleur de cheveux qui lui rappelait un peu celle de Marlene, d'ailleurs. Il se prit les pieds dans un sac et baissa les yeux. Elle avait aussi le même sac que Marlene. Le bruit qu'il avait fait en trébuchant avait fait relever les yeux aux deux tourtereaux.

C'était Marlene.

Et Grady.

Marlene avec Grady.

James se figea, son cerveau aussi. Il refusait de comprendre, de réaliser ce qu'il venait de se passer, sous ses yeux, là, sur son canapé, là, avec son meilleur ami.

"Vous..." bafouilla-t-il en les observant à tour de rôle, "Tu..." lança-t-il en regardant Grady.  

Quelque chose s'était figé dans l'esprit de Marlene. Elle s'était accrochée à cet instant suspendu, ses yeux agrippés dans ceux de Grady. Elle attendait quelque chose, un moment qu'elle n'était pas certaine de désirer. Elle l'avait animé pourtant, elle avait cristallisé cet éclat naissant en effleurant sa main. Mais le voulait-elle vraiment ? L'hésitation tançait son coeur. Dans le fond, ce n'était pas tant du désir que de la provocation. Elle expérimentait en marchant trop près du bord, elle jouait avec les limites pour savoir où cela la mènerait. Elle cherchait à se rassurer. Dans le regard brillant que Grady posait sur elle, dans le mouvement qu'il fit vers elle, elle trouva l'assurance de quelque chose. En étreignant sa taille de ses mains empressées, il étouffa les doutes pernicieux qui rongeaient son ego. Il faucha ses incertitudes pour quelques instants. Il fournit une réponse silencieuse à ses questions inquiètes.  

La bascule se fit à cet instant précis. Lorsque le corps de Grady recouvrit le sien, Marlene sentit son hésitation se tarir. Ce n'était pas ce qu'elle voulait. Les doigts urgents sur sa peau ne faisaient naître en elle aucun fourmillement familier, les lèvres qui embrassaient les siennes sonnaient plus comme une constatation qu'une véritable passion. Elle passa ses mains sur les épaules de Grady pour se redresser, mais ses coudes s'enfoncèrent dans le canapé mou. Une vague sensation d'angoisse l'étreignit familièrement. Pourtant, aucun mot ne sortait de sa bouche, son esprit était pâteux et les phrases s'entremêlaient dans son esprit. Ce fut un bruit sourd qui éclaira un peu sa léthargie.

Le bruit de James qui trébuchait en entrant dans la pièce.

Un froid brusque s'immisça et il n'était pas uniquement dû au fait que Grady s'était relevé brusquement, la libérant de son étreinte. Marlene fit de même, un peu maladroitement. Elle fixait James qui les contemplait d'un air un peu perdu. La honte l'envahit, ses joues s'embrasèrent mais elle ne retrouva pas pour autant son éloquence. Un vague hoquêtement coupable sortit de sa bouche, défaite.  

Grady avait sursauté comme quelqu'un pris en faute. Il s'était éloigné brusquement de Marlene, comme si le fait qu'il se tienne désormais à l'extrémité du canapé allait changer quelque chose à la situation. Pris sur le fait. Sa culpabilité se lisait sur son visage alors qu'il croisait le regard de James, il n'avait même pas la belle indolence de quelqu'un qui assumerait ses actes. Les plaques rouges recouvraient son cou. Il n'eut aucune explication qui lui venait, aucune justification, aucune excuse toute faite à sortir. Marlene ne disait rien. James non plus. Un long et pesant silence s'installa dans la pièce. Il se repassait les dernières minutes en boucle, comme si une interprétation positive allait sortir de tout cela, comme si une clé de lecture allait se présenter à lui. Tiens, voilà James, voilà pourquoi j'ai embrassé ton ex-copine en sachant parfaitement que ce n'était pas une bonne chose à faire. Sauf que rien ne venait. Même pas une médiocre tentative, une pauvre phrase bateau pour sauver un peu les meubles.

Rien ne venait parce que, dans le fond, Grady savait parfaitement qu'il n'y avait rien à dire. Rien de constructif, en tout cas. Il ne pouvait pas faire semblant de ne pas savoir. Il ne pouvait pas jouer les idiots sur ce coup, l'excuse du naïf Poufsouffle était trop facile. Celle de l'alcool l'était aussi. Alors évidemment, cela avait joué, cela avait débridé quelque chose en lui, mais ce n'était pas la vraie raison. La véritable explication de tout cela, c'est qu'il en avait eu envie. Il en avait eu envie, il avait voulu le faire alors il l'avait fait. Pas de bel enrobage à tout cela. Pas de belle argumentation de justification. Sur le coup, il en avait eu envie. Alors il avait dit tant pis au reste. Tant pis à son ami. Et cet instant-là, cet instant d'égoïsme qu'il avait vécu... Il le regrettait tellement, brusquement. Le simple regard de James annihilait tout ce qu'il aurait pu sortir de positif de cette expérience. Grady regretta en quelques secondes avec une force telle qu'il en eut vaguement la nausée.

Il se leva du canapé, s'éloignant un peu plus de Marlene, se rapprochant un peu plus de James.

- Écoute, mec, c'est pas... Ce qu'il croyait ? Si, pour le coup, ça l'était. On a pas mal bu, pardon, c'était une connerie.

Il eut un vague geste du bras pour désigner les deux cadavres de bouteilles près de la table basse, les verres empoissés de sucre et d'alcool, les quelques gouttes qui s'étaient égarées sur le bois du meuble.   

Le cerveau de James tournait très rapidement au ralenti ; à la fois sous l'effet de l'alcool et celui du choc occasionné par la vision de Marlene contre le corps de Grady, Marlene qui embrassait son meilleur ami. Il ne s'attarda pas longtemps sur la blessure béante que cette vision avait créé en lui, qui aurait pu lui souffler que peut-être, les sentiments qu'il avait pour son ex petite-amie n'étaient pas les plus sains, ou du moins, pas les plus détachés. James préféra ignorer cette pensée, parce que cette dimension émotionnelle était trop compliquée à gérer.

Face à Marlene et à Grady, pris en faute dans son salon, James n'avait pas envie de réfléchir à ce qu'il ressentait. Ça faisait mal, voilà. Ça faisait atrocement mal, même. De tous les garçons que Marlene pouvait fréquenter, il avait fallu que ce soit Grady. Et de toutes filles que Grady pouvait fréquenter, il avait fallu que ce soit Marlene. La situation était tellement aberrante que cela lui arracha un éclat de rire froid, sans joie, incrédule. Ce n'était pas possible. Pas alors que Grady était son meilleur ami, le frère qu'il n'avait jamais eu. Pas alors que, pas plus de deux semaines auparavant, Marlene et lui se retrouvaient, encore une fois, dans la pénombre de sa chambre.

"Une connerie ?" répéta-t-il à la suite de Grady, absolument pas convaincu par les excuses de son colocataire.

C'était facile, de mettre ça sur le compte de l'alcool ; mais toutes les bouteilles du monde n'expliquaient pas pourquoi Marlene était venue chez eux, ce soir, sans même qu'on ne le tienne au courant. C'était ce secret, d'ailleurs, qui le dérangeait particulièrement ; cette préméditation qui lui faisait croire que peut-être, la relation entre Grady et Marlene était tout sauf amicale. James ferma brièvement les yeux, passa une main lasse sur son visage. Tout s'emmêlait dans sa tête, les mots et les phrases tournaient sans qu'aucune ne franchisse la barrière formée par ses lèvres. Il était épuisé, sentait poindre des maux de tête et, surtout, il voulait s'arracher à ce cauchemar. Mais Marlene était là, devant lui, avec son expression honteuse sur le visage qui avait don de le mettre hors de lui ; il était trop tard pour avoir honte.

"Je ne comprends même pas que vous en soyez arrivés là." finit-il par lâcher en détournant le regarde la jeune femme. "Encore plus alors que..." rajouta-t-il à l'attention de son ex petite-amie. Il ne termina pas sa phrase. Il ne pouvait même pas regarder Grady. "Va-t-en d'ici. Dégage." lâcha-t-il d'un ton dur pour Marlene. Sa présence dans son salon, pourtant si familière, lui était insupportable. "Ou reste avec Grady et insonorisez votre chambre, j'en sais rien, j'en ai plus rien à foutre."

Enorme mensonge sur lequel il ne s'attarda pas, James tourna les talons et se dirigea vers sa chambre. Le silence était assourdissant et il eut l'impression que ses oreilles bourdonnait. Incapable de ne pas penser à ce qu'il se passait dans la pièce d'à côté, James laissa tomber ses vêtements sur le sol, passa un pyjama, et s'allongea sur son lit, yeux rivés sur le plafond.

Marlene ne fut pas aussi prompte que Grady à se redresser, le corps empoissé d'alcool. La tête lui tournait et son équilibre était aussi précaire que cette situation. Elle se releva, l'une de ses mains cherchant appui sur l'accoudoir du canapé. Elle se releva, pour tomber en plein dans le regard de James, qu'elle ne parvint pas à maintenir. Elle avait la tête qui bourdonnait et la honte qui lui dévorait les joues. C'était bien une connerie, une énorme connerie, comme le disait si bien Grady. Elle n'arrivait pas à retracer l'enchaînement qui l'avait poussée à cette bêtise, l'enchaînement logique. Elle se revoyait s'arrêter sur le compliment de Grady, parce que cela lui avait fait plaisir, parce que c'était un compliment et puis leur baiser, qui n'avait pas transporté son coeur comme la douceur du mot avait pu le faire. Puis le regard de James. Ça, c'était le pire. Ces souvenirs pourtant immédiats étaient teintés de flous. En revanche, elle avait une image très précise à son esprit : celle de elle, qui fanfaronnait face à James dans les couloirs de Poudlard, parce que elle, elle ne buvait jamais. Et que donc, embrasser des gens par erreur dans les soirées - ils parlaient ici tous es deux de Clara Guipure - cela ne lui arrivait jamais. Jamais.

Raté.

Et cette erreur lui donnait envie de s'enterrer sous terre. À cet instant, elle aurait aimé disparaître pour ne pas affronter cette situation. Ou mieux, bien mieux, ne pas être passée par cette situation dont elle regrettait absolument l'aboutissement. C'était insupportable de se tenir ainsi coupable dans le regard de James, tout simplement parce qu'elle n'avait rien à dire. Elle aurait bien aimé pourtant, prononcer quelques mots ou bien avoir l'air assuré de celle qui n'avait à rien se reprocher mais il n'en n'était rien. Pas de grands chevaux sur lesquels grimper cette fois. Chaque seconde qui s'écoulait dans le salon semblait pire que la précédente. L'air se chargeait d'aigreur à chaque respiration, devenait plus pesant à chaque mot qui était prononcé. L'éclat de phrase que James eut à son égard, les quelques mots écourtés qu'il lui souffla firent monter les larmes aux yeux de Marlene. Encore plus alors que, oui. Elle n'avait pas d'explications. Pas de justifications au fait qu'elle ait pu passer des bras de James, il y a quelques temps, à ce baiser avec Grady. Elle n'avait pas vraiment d'excuse outre que "C'est arrivé." C'était encore plus bête, vraiment plus bête, quand on savait qu'elle ne ressentait absolument rien pour Grady. Oh, elle l'aimait bien. Il était gentil, il la faisait rire mais ce n'était pas James. Il ne lui faisait rien. Mais il avait dit qu'elle était jolie... Et c'était stupide mais c'était son déclic à elle. Elle ne savait pas pourquoi. James lui avait déjà dit qu'elle était jolie. Il lui avait encore dit récemment, dans les quelques moments qu'ils avaient partagés. Mais il s'agissait de moments volés, dont elle ne savait que penser. Le lendemain, c'était comme si rien n'était arrivé. Elle n'était plus la petite-amie de James, il ne s'occupait plus d'elle comme cela, malgré ces quelques écarts. Il ne l'invitait plus juste à manger une pizza. Il s'intéressait à elle autrement. Pas comme elle l'aurait voulu.

L'injonction qu'il cracha à son égard la fit sursauter. Elle n'osait toujours pas le regarder. Elle resta figée, malgré son ordre, ses yeux humides fixés sur le sol. Ses oreilles bourdonnaient toujours un peu, le sol tanguait sous ses pieds. La dernière phrase de James n'était pas une insulte. Elle sonna pourtant comme telle dans son esprit. Elle entendit la voix de Grady s'élever pour tenter de le retenir mais rien n'y fit. La porte de sa chambre claqua. Grady jura. Marlene se crispa un peu plus.

Quelques secondes s'écoulèrent, peut-être une minute.

- Tu... Tu devrais y aller, je vais aller lui parler, j'vais... je vais le calmer un peu.

Marlene releva la tête vers Grady, qui avait lui aussi une petite mine.

- Je lui expliquerai, t'inquiète, ça va aller.

Il lui avait adressé l'ombre d'un sourire, qui n'avait pas l'air sincère. Son regard n'arrêtait pas de se tourner vers la porte de James comme si elle allait se rouvrir comme par miracle. Marlene baissa les yeux sur la table basse encombrée, de leur dîner et des fameuses bouteilles.

- Je... je vais t'aider à ranger, murmura-t-elle.

Grady secoua la tête.

- Je vais le faire, t'en fais pas. Tu veux que je t'appelle le Magicobus ? Tu transplanes pas, hein ?

Ce fut au tour de Marlene de secouer la tête. Elle fit quelques pas hésitants vers son sac à main, abandonné dans un coin du salon. James avait tapé dedans. Elle passa la bandoulière sur son épaule, dégagea ses cheveux. Sa baguette magique avait roulé un peu plus loin, elle se pencha pour l'attraper. Elle avait un peu la nausée. Grady avait attrapé quelques bouteilles dans ses mains, les sourcils froncés.

- J'y vais du coup...
- Ouais.

Ils échangèrent un regard, contemplant ensemble l'espace de quelques secondes l'infamie de la situation. Puis Marlene se détourna vers la porte d'entrée, qu'elle referma avec hésitation. Ses larmes descendirent sur ses joues en même temps qu'elle, les escaliers.



  

La porte s'était refermée sur Marlene, laissant Grady seul dans le salon, ses bouteilles de bière à la main. Il fixa le battant quelques secondes avant de se ressaisir. Il ne pouvait pas rester comme ça. Il ne pouvait pas laisser la situation avec James s'envenimer comme cela, ils ne pouvaient pas laisser les choses dans cet état. Il n'avait rien répondu à son explosion car il connaissait son meilleur ami et savait qu'il avait besoin de monter un peu pour redescendre, des fois. La présence de Marlene n'aidait pas non plus, au vu de la manière dont James l'avait virée... En soi, pas certain que la sienne aide mais il habitait ici, alors... Mais quelle connerie se répéta-t-il en apportant les bouteilles dans la cuisine. Quelle immense connerie. Et tout ça pourquoi ? Parce que Marlene lui avait plu quelques minutes ? Mais quel abruti. Quel cognard. Appuyé contre le comptoir de la cuisine, il envisagea très sérieusement de s'éclater le front contre le placard en face de ses yeux, comme un Elfe de Maison. Mais quel abruti. Il aurait fallu qu'il se retienne deux secondes, deux foutues secondes et il n'y aurait pas eu ce problème. Abruti. Abruti. Abruti.

Il attrapa sa baguette magique qui trainait près de l'évier pour ranger la cuisine puis le salon. James n'aimait pas le bazar et il ne voulait pas le contrarier encore plus. Les restes de pizza lévitèrent jusqu'à la poubelle - et pour que Grady jette de la pizza, c'était qu'il était dans un sale état - suivis par les cartons. Les assiettes se recouvrirent de mousse dans l'évier alors que l'éponge les frottait de manière un peu chaotique (il avait bu et n'avait jamais été le grand spécialiste des sortilèges ménagers.) Un coussin s'épousseta tout seul avant de se réinstaller sur le canapé et les miettes de la table basse disparurent dans un tourbillon. Grady essayait de se concentrer dans ses gestes pour éviter que les verres aillent s'écraser contre le mur : cela lui évitait aussi de penser à la fin possible de son amitié avec James. Non, ce n'était pas possible. Pas pour une connerie comme ça. Pas parce qu'il avait merdé comme ça, non. Il allait se répandre en excuses et James allait lui pardonner, non ? Ils n'allaient pas arrêter d'être amis pour une fille, non ? L'angoisse lui tordait le ventre. Très clairement, il envisageait de régurgiter sa pizza.

Une fois que le salon propre, il baissa sa baguette magique, les jambes un peu tremblantes. Très clairement, il avait la trouille. Il se pencha un avant pour appuyer ses mains sur ses cuisses, des fourmis d'angoisse lui dévorant les jambes. Allez. Il ne pouvait pas laisser cette situation devenir pire encore. Déjà il ne pouvait pas laisser croire à James que Marlene passait la nuit ici, dans sa chambre à lui, comme il l'avait sous-entendu, et ensuite il ne voulait pas terminer la soirée comme ça. Ils étaient amis, les meilleurs amis, il ne voulait pas que ça s'arrête sur cette dispute. Alors Grady rassembla tout son courage à deux mains, ravala sa nausée - décidément, trop d'alcool ce soir - et se dirigea comme une statue de Poudlard vers la porte de James. Il frappa, pas trop fort et s'appuya presque contre la porte.

- James ? James, mec, on peut discuter ?   

James voulait dormir. Il voulait s'endormir et pouvoir passer quelques heures sans que l'image de Marlene et Grady, collés l'un contre l'autre, ne lui revienne en mémoire. Mais, à chaque fois qu'il fermait les yeux, cette scène se rejouait sous ses paupières, si bien que le jeune homme fixait son plafonnier, obnubilé par la lumière qu'il diffusait. Il s'efforçait de ne pas prêter attention aux mouvements qui se passaient à l'extérieur de sa chambre ; à vrai dire, sa seule envie pour le moment était de vivre dans une bulle, sans son et sans image, dans laquelle il pourrait dormir douze heures d'affilées sans avoir à se préoccuper de rien.

Mais c'était trop en attendre, car, bien vite, les quelques coups frappés par son colocataire fit exploser sa petite bulle et le jeune homme se redressa sur un coude.

Jamais James n'avait été en colère contre Grady. Globalement, James était une personne qui ne se mettait jamais en colère, dont l'optimisme et la bienveillance étaient légendaires. Seules quelques personnes pouvaient se targuer de le faire sortir de ses gonds - Marlene, notamment, ainsi que son père. Mais Grady, jamais. Ils ne s'étaient pas disputés une seule fois depuis qu'ils se connaissaient. Même lorsque Grady avait laissé trainer un sandwich en décomposition sous le lit de James et que le dortoir avait été envahi par les fourmis, même lorsque James avait perdu le devoir de potions de Grady et qu'il s'en était aperçu une heure avant de devoir le rendre, même lorsque Grady était sorti avec Kessy, jamais. Ils avaient ri de la plupart des situations qui auraient pu les pousser à se brouiller, et, pour le reste, ils avaient simplement décidé d'un commun accord que cela ne méritait pas de sacrifier leur amitié.

Mais ce soir, c'était la goutte de trop, et peut-être la seule chose que pouvait faire Grady qui le mettait véritablement hors de lui ; et il ne préférait pas trop s'attarder sur le fait qu'il était autant en colère alors que, objectivement, Marlene et lui étaient séparés depuis plusieurs mois maintenant, parce que la soirée était déjà trop riche en émotion pour rajouter ce questionnement désagréable par-dessus.

Parti pour faire le mort et ne jamais répondre à son colocataire, James commença à se rallonger, lorsqu'une vérité le frappa presque aussitôt : c'était Grady, derrière cette porte. C'était son meilleur ami, qui voulait lui parler. Pas un ami comme il en avait beaucoup, son meilleur ami, son frère de coeur. Tiraillé entre l'envie de lui dire d'aller se faire voir, et celle de lui laisser une chance de s'expliquer, James resta en suspend quelques instants, avant de réaliser une chose tout à fait cruelle : il n'était pas tant énervé par Grady qu'il était en colère contre Marlene. Cela n'avait rien de logique, c'était simplement un fait qu'il constatait, et contre lequel il ne pouvait rien.

Le jeune homme se leva alors et se dirigea vers la porte. Il se passa une main lasse sur le visage, puis ouvrit la porte, se retrouvant face à Grady. Il retourna s'affaler à moitié dans son lit - d'accord pour parler, mais uniquement assis - avant de considérer longuement son meilleur ami.

"Pourquoi t'as invité Marlene à l'appart ? Vous vous voyez souvent ici ? Et pourquoi tu ne m'en as jamais parlé ?" demanda-t-il, sans pouvoir cacher son agacement. "Il s'est déjà passé quelque chose entre vous ?"

Grady s'attendait presque à ce que la porte ne s'ouvre pas. Il n'aurait pas été surpris, en tout cas : il savait à quel point James était furieux. Mais il finit par entendre le cliquetis du verrou et le battant s'entrouvrit. Ils échangèrent un bref regard mais son meilleur ami se détourna bien vite pour se rassoir sur son lit. Grady fit quelques pas dans la pièce, les bras ballants, se balançant sur ses jambes. Bon, bon. Il avait une chance de rattraper cela. Son meilleur ami était disposé à l'écouter, il le sentait. C'était donc le moment de rassembler ses sept neurones et de prendre son courage à deux mains afin de ne pas gâcher son amitié pour une connerie comme celle-ci. Plus jamais il n'approchait une bière de sa vie. Plutôt : plus jamais il n'approchait une ex de James de sa vie. Meilleure résolution. Trop de problèmes. Pas de filles, pas de problèmes. Il soutint le regard de James, penaud, avant que ce dernier ne pose la parole, avec plusieurs questions. Hors de question de se rater. Il n'avait que la vérité pour défense, il n'avait rien à dire pour se dédouaner. Il avait merdé, voilà tout. Il avait été déloyal. Lui qui se vantait pourtant de cultiver la plus Poufsouffle des vertus... Il souffla avant de se lancer dans le vide :

- Je l'ai invitée pour son anniversaire... Il se retint de préciser que c'était le trente-et-un octobre. James connaissait la date et il ne voulait pas que ça sonne en "Hé, je connais ton ex mieux que toi." On se voit jamais, en vrai on s'était pas vus depuis qu'elle est revenue chercher ses affaires avant l'été. On s'est déjà tagués sur des trucs sur Instamag, précisa-t-il dans un élan d'honnêteté. Mais des conneries, genre "Regarde ces chatons trop mignons" et "On a tous un ami qui aime trop les licornes", 'fin tu vois quoi."

Ce n'était pas le sujet, se raisonna-t-il. Il ne voulait pas partir dans des digressions comme il le faisait toujours, il ne voulait pas que James pense qu'il noyait le poisson. Il sentait déjà son agacement dans sa voix.

- Je te l'ai pas dit parce que... Il se frotta la nuque, gêné. Je sais pas, je pense que je trouvais ça bizarre. Enfin je voulais pas que tu crois que... Je sais pas.

Il baissa ses yeux sur ses chaussettes. Il avait un trou et cela laissait dépasser l'un des orteils.

- Je sais que toi et Marlene vous vous parlez plus depuis que vous avez rompu, sauf le truc à l'hôpital là et je sais pas, je pense que je trouvais ça gênant et je me voyais pas dire "Hé, moi j'aimais bien ton ex, c'était une pote alors on se voit."

Il avait bien précisé "pote." Pas de méprise.

- Et non, il s'est jamais rien passé. Jamais. Je te jure. Je te jure sur la corne de Betsy la licorne. Je te jure sur ma tête à moi ! Je sais pas ce qui est arrivé ce soir, on a regardé Papatte d'Urgence et puis on a descendu des bières et je sais pas, je l'ai trouvée jolie sur le coup et... Je sais pas James, franchement, je suis désolé mec, j'ai pas d'excuses.