Teresa avait l’habitude de prendre le Portoloin pour l’Angleterre. Ses trajets étaient bien rodés et se répétaient deux fois dans le mois. Son père venait la chercher à seize heures à la Nouvelle-Orléans le vendredi soir, quand il était vingt-deux heures à Londres. Il échangeait avec sa mère pendant quelques minutes, pour prendre les nouvelles et les éventuelles recommandations. Puis il la ramenait à la Nouvelle-Orléans sur le même créneau horaire, le dimanche. Un ballet qu’elle connaissait par coeur, qui nécessitait un certain sens de l’organisation, ce dont elle ne manquait pas : elle était toujours prête à l’heure, avec son sac d’affaires préparé la veille et elle gardait une liste dans un carnet pour ne rien oublier.

Mais ce trajet-ci fut différent des précédents. Les adieux furent bien plus longs. Même ses soeurs, Alice et Isis, étaient venues pour l’embrasser sur le quai. Teresa reçut des dizaines de recommandations, quelques avertissements, et surtout beaucoup de baisers et de câlins de la part de sa mère qu’elle sentait émue. Teresa l’avait serrée très fort dans ses bras une dernière fois, avec les larmes aux yeux.

Elle aussi, elle était triste, parce que c’était la première fois qu’elle partait aussi longtemps. Elle n’avait jamais vécu plus d’un mois loin de sa mère -le mois de vacances d’été qu’elle passait avec son père. Même si elle avait promis de revenir la voir pendant quelques week-ends et qu’elle était très excitée à l’idée de partir à Poudlard pour une année, cela lui faisait un peu bizarre, comme changement.

Ce n’était pas seulement sa famille, c’était aussi son temple qu’elle quittait pour un moment. Quand les prêtresses n’avaient pas voulu la dispenser d’assister à une cérémonie rituelle prévue ce matin, Teresa avait d’abord été frustrée. Cela l’obligeait à décaler son départ, donc à rater le Poudlard Express et arriver plus tard que les autres enfants. Puisqu’on ne lui laissait pas le choix, elle s’était rendue au temple et finalement, elle ne regrettait pas. Elle s’était investie dans ce moment, en songeant qu’elle n’allait plus pouvoir le faire avant longtemps.

Debout devant le Portoloin et plongée dans ses pensées, Teresa rivait ses yeux brillants sur ses chaussures quand Roy lui demanda en pressant son épaule :

« Ça va, cariña ? 
-Euh… Oui, ça va. »

Elle essuya discrètement ses joues, avant d’attraper la main de son père, au moment où l’horloge devant eux sonnait le départ.

Quand leurs pieds retrouvèrent le sol de la gare de Portoloin de Londres, ils mirent quelques secondes à se remettre des sensations du voyage. Teresa laissa son père traîner sa malle à peu près aussi grande qu’elle dans le couloir d’arrivée.

« Ça s’est bien passé ta cérémonie, ce matin ? l’interpela t-il sur le chemin.
-Oui, c’était bien » répondit t-elle évasivement, avant d’embrayer sur un autre sujet : « Alma est arrivée à l’école ? Je lui ai envoyé un message tout à l’heure mais elle m’a pas répondu.
-Hum… C’est parce qu’il y a eu des petits soucis avec le train. Tous les élèves sont arrivés en retard. »

Surprise, Teresa tourna la tête vers lui. Du retard ? Des soucis ? Tout à coup, elle comprenait mieux pourquoi son père semblait préoccupé en venant la chercher.

« Quoi, c’est vrai ? Quel genre de souci ?
-On t’expliquera tout à l’heure » répondit Roy, en désignant du menton Avalon qui les attendait dans le hall, à quelques mètres d’eux.

Vers midi, Roy avait reçu un appel de Jason Calder. « Il y a eu un problème avec le train » avait-il annoncé de but en blanc, avant d’ajouter précipitamment : « mais tout va bien. Tous les élèves vont bien. » Il les avait informé – quelques minutes avant le flash info massivement diffusé par Vargas – que le Poudlard Express avait déraillé alors qu’il traversait une forêt en Ecosse. On ne connaissait pas encore le contexte de cet accident, « mais tout va bien » avait-il répété en sentant les accents de la peur dans la voix de son frère et de sa belle-sœur. Le Ministère ne voulait pas révéler dans les médias l’emplacement exact de l’accident pour éviter que des parents affolés (comme eux) ne transplanent sur les lieux pour récupérer leur précieuse progéniture. Les agents du ministère étaient déjà sur place, avec des urgentistes détachés de Ste-Mangouste et des professeurs de Poudlard. Les élèves étaient pris en charge et rejoindraient le château dans des calèches affrétées par le département des Transports Magiques.

Mais il était important que tout le monde garde son calme.

Ce qui n’était pas la plus grande qualité de Roy ou d’Avalon. Ils avaient fait promettre à Jason de les tenir régulièrement informés de la situation mais n’avaient pas pu s’empêcher d’essayer d’appeler Alma à plusieurs reprises. A chaque fois, l’appel avait été envoyé directement sur la messagerie qu’elle avait enregistré quelques jours plus tôt. « Euh bonjour, c’est Alma Calder mais je ne peux pas répondre. Vous pouvez m’écrire ou me laisser un message, bisous ! » Roy avait également envoyé un patronus à James Carter, qui faisait le trajet en train avec les élèves, mais ils n’avaient pas eu de nouvelles de lui avant le milieu de l’après-midi. « Tu m’excuseras du temps de réponse, j’étais un peu occupé. » avait-il lancé en guise d’introduction, avant de leur donner l’information qu’ils attendaient réellement : « Mais Alma va bien, on commence à emmener les enfants au château, là. »

Les deux parents avaient été un peu soulagés par ces nouvelles mais ce départ chaotique ne les rassurait pas franchement pour cette première séparation avec Alma.

Installée sur un fauteuil de la gare de Portoloin de Londres, Avalon écrivait un message à sa fille en attendant le retour de Roy avec Teresa. « Coucou ma chérie. Papa et moi on a appris pour l’accident de train. James nous a dit que tu allais bien mais appelle-nous quand tu auras du réseau, d’accord ? On est à la gare pour récupérer Tessa et on la dépose à Poudlard après. »

Le message s’envoya mais il n’y eut aucun symbole pour indiquer qu’Alma l’avait bien reçu. Frustrée, Avalon verrouilla son téléphone après avoir vérifié qu’elle avait retiré le mode silencieux et reporta son attention sur le couloir des arrivées qui s’étendait face à elle.

Ce n’était pas la première fois qu’elle se retrouvait dans cette gare à guetter le retour de son mari et l’arrivée de sa belle-fille. Elle ne venait pas systématiquement mais elle essayait parfois de se libérer pour attendre Teresa à la gare avec Alma, qui réclamait toujours d’y aller pour retrouver sa sœur. Mais cette fois-ci, les choses étaient un peu différentes ; Teresa venait en Angleterre pour une année entière.

L’idée était venue d’Alma et de Teresa, l’année dernière. Un soir, elles étaient descendues dans le salon pour leur exposer une grande idée : et si Teresa faisait sa rentrée à Poudlard avec Alma ? Elles avaient établi ensemble une liste de bonnes raisons, destinées à convaincre leur père et la mère de Teresa. « C’est pour découvrir Poudlard ! » « C’est pour apprendre d’autres choses sur la magie ! » « C’est pour savoir dans quelle maison Tessa sera répartie ! » « C’est pour qu’on fasse une vraie année toutes les deux ! » Roy avait tempéré les ardeurs des deux petites en arguant que les choses étaient un peu plus compliquées, que Teresa allait déjà à l’école à la Nouvelle-Orléans. « On en reparle plus tard » avait-il promis face aux mines défaites de ses filles.

En allant se coucher, Roy et Avalon étaient longuement revenus sur cette proposition. Avalon avait senti son mari remué par cette idée, sincèrement tenté de chercher à lui donner une suite malgré les obstacles évidents auxquels il se confronterait dans cette entreprise. Il lui avait d’abord demandé son accord, conscient que cela changerait drastiquement les modalités de garde auxquelles ils étaient habitués. Avalon le lui avait donné sans mal ; Teresa faisait partie de sa famille et elle n’avait aucun mal à s’imaginer vivre avec elle pendant une année entière.

La vraie difficulté avait été de négocier avec Joséphine Lavespère et les prêtresses du coven. La première n’avait aucune envie de voir sa fille partir aussi loin pour une année entière et les secondes ne voyaient pas du tout l’intérêt à ce qu’elle étudie une magie ridicule qui consistait à secouer un bout de bois en récitant des formules en latin. Finalement, c’était Isobel qui avait trouvé le bon angle pour la négociation – quand Joséphine et Roy en étaient plutôt à échanger des arguments tout à fait contreproductifs – en arguant que Teresa, qui montrait de vrais talents pour la nécromancie, pourrait profiter de ce temps en Angleterre pour venir étudier auprès d’elle.

Cette longue négociation s’était donc soldée sur un accord qui avait été durement acquis. Avalon et Roy en avaient parlé aux enfants au début de l’été ; Alma avait été folle de joie. Les autres réactions avaient été plus modérées mais globalement joyeuses et enthousiastes.

Mais le plus heureux d’entre tous, celui qui avait bien du mal à dissimuler son impatience et son sourire était Roy. Avoir sa fille aussi proche de lui pendant toute une année était un vœu inespéré pour lui et le voir se concrétiser enfin avait quelque chose de touchant qu’Avalon savourait avec tendresse.

Elle effleurait cette pensée lorsqu’elle les aperçut au bout du couloir. Glissant son téléphone dans son sac, elle se leva pour les rejoindre.

« Salut louloute, fit-elle en enlaçant Teresa et en déposant un baiser sur le sommet de son crâne. T’as fait bon voyage ?
-Coucou Av’, répondit la petite en répondant à son étreinte. Mhh oui ça va. » affirma-t-elle, malgré ses joues un peu pâles qui ne trompaient personne. « Est-ce qu’on va à Poudlard tout de suite ?
-Pas maintenant. » Avalon échangea un bref regard avec son mari. « On va aller prendre un goûter d’abord, si ça te dit ? On pourrait aller à Pré-Au-Lard, c’est le village qui est juste à côté du château. »

Roy était inquiet et ça se voyait sur son visage. Il n’était pas du genre à croire aux mauvais présages mais pour autant, il n’aimait pas du tout l’idée que la première année d’Alma à l’école démarre par un accident. Pour ne rien arranger, à peu de choses près, Teresa aurait pu faire partie du même voyage et ça aurait été la pire manière pour elle de démarrer cette année scolaire exceptionnelle. Il imaginait déjà comme Joséphine aurait pu lui faire un scandale par Pears interposés, en clamant que c’était une mauvaise idée depuis le départ de toute manière et rien que l’image le faisait soupirer de contrariété.

Négocier avec elle la venue de Teresa pour un an à Poudlard avait été une affaire de longue haleine, de beaucoup de patience et de nombreux échanges tendus. Joséphine s’était d’abord opposée très franchement, ce jour où Roy l’avait prise à part pour discuter quelques minutes, en déposant Teresa un week-end. Elle avait même ridiculisé sa demande, ne voyant aucun intérêt à ce que leur fille aille apprendre « une magie de blancs » pour la citer, ce qui avait vexé Roy à plusieurs niveaux. D’abord, il n’était pas blanc, ensuite, leur magie n’avait rien de risible et enfin, il ne voyait pas pourquoi son héritage à lui devait avoir moins de place que celui des Lavespère dans la vie de Teresa.

C’était sur ce dernier point que les deux co-parents s’étaient écharpés à plusieurs reprises, dans des disputes où le ton était monté haut. Ce n’était pas la première fois que Roy gardait une amère sensation d’un échange où Joséphine lui faisait comprendre qu’il n’était « que » le père. Que sa place à lui comptait bien moins que sa place à elle. C’était en tout cas ce que lui renvoyait son attitude. Il avait bien failli s’étouffer d’indignation en l’entendant geindre sur le fait qu’elle n’allait pouvoir voir Teresa que les week-ends, si elle la laissait partir un an en Angleterre : oui, comme lui depuis toujours ? Joséphine avait fini par s’entêter sur des arguments d’autorité. « Teresa doit rester au coven, avec nous », « elle doit apprendre à maîtriser sa magie », « elle peut pas juste partir comme ça, il y a des règles ».

Teresa avait visiblement beaucoup de devoirs envers ce coven dont Roy ne savait pas grand-chose et Joséphine se gardait bien de lui donner de quelconques explications. Parce qu’il n’était rien d’autre qu’un homme profane qui n’avait rien à redire à quoi que ce soit qu’elles faisaient, elles, sorcières suprêmes et supérieures.

Il connaissait la rengaine par coeur, après onze années de co-parentalité avec elle.

Roy avait donc atteint un haut niveau de frustration et d’agacement comme il en avait rarement atteint avec Joséphine avec qui il essayait de garder les meilleurs rapports possible. C’était d’ailleurs leur premier point d’achoppement aussi conséquent, parce qu’ils étaient généralement d’accord. Et quand ils ne l’étaient pas, même s’ils avaient des personnalités explosives, ni l’un ni l’autre n’était de nature rancunière et ils se rappelaient toujours l’intérêt de Teresa, alors ils finissaient par trouver un compromis.

Cette fois-là avait été un long conflit qui aurait pu s’envenimer sérieusement si Isobel n’était pas intervenue. Fidèle à ses talents en communication, les bons arguments et les bons éléments de langage étaient venus de sa part. Elle avait même proposé ce que Roy n’aurait pas forcément osé -ou même pensé- lui demander : profiter d’un long séjour de Teresa en Angleterre pour la prendre sous sa tutelle, pour lui donner des cours particuliers. Puisqu'elle possédait elle-même ce don si rare de nécromancie et qu'elle le maniait parfaitement, elle était la mieux placée pour faire progresser Teresa.

Signe qu’il avait encore beaucoup de choses à apprendre sur la manière dont fonctionnait le coven Lavespère et sa politique, Roy n’avait pas imaginé à quel point cet argument débloquerait tout. Joséphine -qui ne portait pourtant pas Isobel dans son coeur- avait flanché pour la première fois et demandé un temps de réflexion. Quelques jours plus tard, en plein mois de mars, Roy recevait un appel de sa part, pour l’informer non pas seulement de sa décision à elle d’autoriser ce voyage, mais aussi de l’approbation de tout son coven qu’elle avait consulté.

Roy en avait été aussi soulagé que frustré ; visiblement rien d’autre que la performance en magie vaudou de Teresa ne semblait intéresser ces mystérieuses « grandes prêtresses » qui dirigeaient le coven. Qu’elle puisse s’épanouir dans un autre environnement, découvrir une autre part de son héritage ? Rien à faire. Passer plus de temps auprès de son père et de ses soeurs ? Encore moins. Mais développer ses dons naissants en nécromancie auprès d’Isobel, là par contre, elles étaient toutes intéressées au point de changer radicalement d’avis en quelques jours.

Roy devait l’avouer, il n’aimait pas trop ce que ce revirement lui laissait voir. Les Lavespère avaient clairement plus à coeur l’intérêt de leur coven plutôt que l’épanouissement des sorcières qui le composaient. Et il commençait à comprendre qu’elles attendaient de grandes choses de Teresa, qui développait un don visiblement très précieux. Une perspective qui ne l’enchantait pas beaucoup parce qu’il ne pouvait alors s’empêcher de se demander : et si Teresa voulait faire autre chose que servir son coven toute sa vie ? Quelle place serait laissée à ce désir ? Est-ce qu’elle serait obligée de s’enfuir comme Isobel l’avait fait ?

Sans réponse à ces questions et sentant que ce n’était pas le moment de les poser, Roy avait fini par se satisfaire de cette victoire durement arrachée et préparer la venue de sa fille aînée. Il avait fallu tout organiser très rapidement pour que l’inscription de Teresa soit effective pour la rentrée de septembre. La frustration avait alors fait place à l’effervescence des préparatifs et surtout, à une profonde joie, alors qu’il réalisait qu’il allait enfin pouvoir passer une année complète avec Teresa.

Pas tout à fait complète, puisqu’elle serait à l’internat à Poudlard, mais elle n’avait jamais été aussi proche de lui. Plus les années passaient et plus Roy mesurait à quel point c’était important pour lui de transmettre une part de lui à Teresa. Lui offrir la possibilité d’étudier à l’école de magie qui les formait et les marquait tous était une très belle manière de le faire.

Alors quand il voyait l’enthousiasme sincère et l’excitation que ce projet créait chez Teresa, Roy sentait son coeur se réchauffer. Il songeait que finalement, même si Joséphine ne lui laissait pas toujours la place qu’il aurait voulu prendre, il n’avait pas trop mal réussi à se la tailler dans le coeur de Teresa. Une belle et grande place pour lui et pour leur famille. Elle s’intéressait à leur culture et à leurs vies, de plein de manières différentes ; elle posait plein de questions, elle répétait quelques mots d’espagnol, elle apprenait des recettes auprès d’Elena, elle s’intéressait à leurs baguettes magiques. Et plus récemment, elle s’était mis à lire l’Histoire de Poudlard à chaque fois qu’elle venait à la maison, ce qui lui permit d’identifier aussitôt le nom de Pré-au-Lard :

« Oooh le village où les élèves peuvent faire des sorties le week-end ?
-C’est ça, confirma Roy. Enfin, c’est plus un hameau qu’un village… T’as assez bouquiné pour te souvenir des Trois Balais ?
-Oui… Assez pour me souvenir de Honeydukes aussi, ajouta t-elle avec un sourire en coin.
-Ah bah voyons ! s’amusa son père. Message reçu. »

Quelques minutes plus tard, ils atterrissaient tous les trois à l’entrée de la rue qui composait le hameau. Les lieux étaient relativement calmes en cette heure de l’après-midi, sans afflux d’élèves pour venir les troubler. Roy désigna à sa fille le célèbre pub sur sa droite.

« Voilà, les Trois Balais c’est juste là. »

Les yeux de Teresa se baladaient partout, avec curiosité, sautant de l’auberge avec son enseigne poussiéreuse, aux maisons suivantes, certaines tordues, toutes taillées dans la même pierre brute et surmontées de toits très pentus. Un paysage typiquement médiéval et anglais, qui poussa Teresa à commenter :

« Les bâtiments ont l’air vraiment vieux.
-Sûrement aussi vieux que Poudlard. Vous avez pas beaucoup de bâtiments comme ça aux Etats-Unis, hein ?
-Pas du tout, même, déclara Teresa.
-Tu veux faire un tour avant qu’on aille prendre un verre, ma belle ? » proposa Roy, en voyant qu’elle ne lâchait pas des yeux le fond de la rue.

Avec un sourire, Teresa hocha la tête.

Avalon ne revenait pas souvent à Pré-Au-Lard, ce minuscule hameau qu’elle avait essentiellement fréquenté lorsqu’elle était encore élève à Poudlard. Elle marqua donc un léger temps d’arrêt lorsqu’ils arrivèrent sur la place principale, retrouvant avec stupéfaction ces lieux qui n’avaient pas changé depuis toutes ces années. Il y avait bien quelques boutiques dont elle ne connaissait pas les enseignes, peut-être quelques maisons supplémentaires mais, sinon, tout était exactement comme dans ses souvenirs. Elle esquissa un sourire en observant les rues sinueuses et pavées, les maisons biscornues et les petites échoppes que Teresa ne lâchait pas des yeux. Elle dévorait l’endroit du regard avec une curiosité qui se devinait sans mal sur son visage et qui était assez touchante à voir. Roy sembla la percevoir car il lui proposa une petite promenade avant de retrouver le confort des Trois Balais, ce que Teresa accepta immédiatement.

Les trois se mirent donc en marche et s’engagèrent dans une rue qui montait jusqu’aux hauteurs du hameau. Teresa ralentissait souvent devant les bâtisses tordues, ce qui poussa Avalon à lui confier avec un sourire en coin :

« La première fois que je suis venue ici, j’ai eu l’impression d’être dans le décor d’un film.
-Mais oui ! s’exclama Teresa avec une expression émerveillée sur le visage. C’est fou ! » Elle tendit la main pour toucher la pierre brute d’un mur. « Toi non plus t’avais jamais vu ça, avant Poudlard ?
-Jamais, assura Avalon. Tu sais, j’ai grandi à Londres moi, c’était un peu différent d’ici. » Le quartier où elle avait vécu pendant des années avait davantage des airs de prison que de charmant petit village moyenâgeux. « Ça m’avait fait un sacré choc, d’entrer à Poudlard.
-J’ai hâte de voir comment c’est à l’intérieur… » souffla Teresa en avisant le grand château qui se détachait, au loin.

Avalon échangea un regard avec Roy alors qu’ils poursuivaient cette petite visite dans les rues de Pré-Au-Lard. Cette année loin des Etats-Unis n’avait pas été simple à négocier auprès de Joséphine et des Lavespère ; certains échanges entre Roy et la mère de Teresa avaient même été plutôt virulents. Obtenir ces quelques mois avec sa fille sur le sol anglais ravissait Roy, cela se voyait sur son visage. Ce n’était même pas tant pour passer plus de temps avec elle – elle serait malheureusement à Poudlard la plupart du temps – que pour lui transmettre une part de son héritage qu’elle n’aurait jamais obtenir autrement. C’était aussi permettre à Alma et Teresa de se construire des souvenirs d’un quotidien partagé, même si ce dernier ne devait durer que quelques mois.

« C’est là, Honeydukes ? demanda Teresa en s’arrêtant devant une grande vitrine colorée.
-Oui, approuva Avalon. Crois-moi, Tessa, les anglais ne sont vraiment pas très bons en gastronomie mais tout ce qu’ils font de bien se trouve dans ce magasin. »

Teresa pouffa et observa les sucreries avec curiosité.

« Est-ce qu’on peut entrer voir ?
-Entrer voir ou entrer cherche quelque chose à manger… ? » releva Avalon.

Teresa eut un petit rire.

« Les deux ? » demanda-t-elle finalement en levant les yeux vers eux.

Teresa semblait tout aussi fascinée que perplexe devant ces petites bâtisses en pierre qui semblaient résister à toute épreuve du temps, malgré leur forme toute tordue. Roy la laissa dévorer des yeux les alentours, soulagé au fond de lui de la voir prendre autant de plaisir à découvrir les lieux. Rien de ce dont elle avait l’habitude, ni Oxford, ni la Nouvelle-Orléans n’avait grand-chose à voir avec les petits hameaux moyenâgeux qui parsemaient les campagnes britanniques. Une part de lui appréhendait son expérience dans un internat, dans ce grand château isolé derrière eux qui avait toutes les qualités, mais aussi tous les défauts d’une architecture millénaire.

Et si Teresa ne s’y plaisait pas et regrettait d’être venue ?

Ce n’était pas très rationnel comme peur. C’était presque de l’ordre d’un réflexe, chez Roy, ce fond d’inquiétude permanent en lui de ne pas faire assez pour ses enfants, de ne pas être assez bon père, une inquiétude qui s’était apaisée avec les années sans jamais vraiment disparaître, en particulier avec Teresa.

Mais pour le moment, tout allait bien, se rappela t-il. Teresa était de nature très curieuse et elle avait plutôt le goût des choses simples -résultat de l’éducation de sa mère-  alors il n’y avait aucune raison qu’elle ne se plaise pas à Poudlard. Elle fit preuve de cette même curiosité en fouillant du regard toutes les devantures devant lesquelles ils passaient et en posant des questions. Roy ne fut pas difficile à convaincre quand elle demanda à entrer dans Honeydukes ; il avait plutôt un penchant naturel à gâter ses enfants, encore plus Teresa ou Alma qui n’abusaient pas de leurs privilèges.

« On te suit, cariña. »

La porte d’entrée tinta sur leur passage et ils pénétrèrent dans un monde de couleurs chatoyantes et de fumets sucrés. Il y avait des tonneaux de bonbons dans les allées, des boîtes de chocolats et de gâteaux entassés dans des boîtes sur des étagères qui couraient jusqu’au plafond. Avec un grand sourire, Teresa s’approcha d’un étal de plumes en sucre qu’elle désigna du doigt :

« Je peux prendre ça ?
-Tu peux prendre ce que tu veux. »

Une phrase qu’il n’aurait pas dite telle quelle à Pilar ou aux jumelles qui avaient un peu trop tendance à le prendre au mot dans ces moments-là. Il savait déjà que Teresa ne prendrait que deux ou trois articles soigneusement choisis et qu’elle les partagerait avec Alma. Elle se faufila dans les rayons pendant que Roy marchait dans les allées sans vraiment regarder les stands. Avalon, elle, jetait un oeil intéressé à des caramels dorés, ce que son mari remarqua.

« Me dis pas que tu veux en prendre aussi, je suis à peu près sûr que ton stock de bonbons est encore rempli. Et je parle de celui que tu caches aux enfants, hein » la taquina t-il en se penchant vers elle.

Sans grande surprise, Avalon prit un petit sachet avec toutes les justifications du monde - « c’est pas parce qu’on grandit qu’il faut arrêter de manger des choses bonnes », « non mais j’en donnerai aux enfants aussi ! » - et Teresa revint avec ses petites emplettes quelques minutes plus tard. Alors qu’ils prenaient le trajet vers les Trois Balais, Roy ne manqua pas le long regard qu’elle tourna vers les voies ferrées et le petit bâtiment de gare qu’ils voyaient plus loin, en hauteur. La première chose qu’elle demanda une fois qu’ils furent tous les trois installés autour d’une table, près d’un feu de cheminée, concerna ce sujet :

« Il nous reste combien de temps avant l’arrivée du train ? »

Roy échangea un bref regard avec Avalon et consulta machinalement son Pear posé sur la table, d’un coup d’oeil. Toujours pas de message. Il aurait aimé pouvoir donner des informations plus précises à Teresa mais il n’eut d’autre choix que de partager sa frustration avec elle :

« Le train ne viendra pas… Il y a eu un accident sur la route » révéla t-il avant de poser sa main sur le bras de Teresa qui semblait prise de court. « Alma va bien, Elio aussi, personne n’est blessé. Ils ont été récupérés par des agents des Transports Magiques, c’est Jason qui me l’a dit. Comme le train n’est plus en état d’avancer visiblement, ils ont organisé des départs en calèche. Donc ça va prendre plus de temps, je pense qu’ils arriveront dans la soirée… Tu manqueras pas la présentation du château et la Répartition, comme ça » conclut t-il avec un vague sourire de consolation.

Alors que Teresa s’éloignait dans les rayons, Avalon laissa traîner son regard sur quelques sachets transparents qui regorgeaient de bonbons colorés et de caramels dorés. La remarque de Roy lui tira un rire et elle lui jeta un regard en coin :

« L’idée du stock, hermoso, c’est de penser à le remplir souvent pour qu’il ne soit jamais vide. » Elle attrapa un sachet pour en observer le contenu de plus près. « Et douze années avec toi, ça m’a appris la prévoyance. »

Teresa revint quelques minutes plus tard avec quelques articles – deux plumes en sucre et un sachet de patacitrouilles qu’elle observait avec curiosité. Ils passèrent à la caisse avant de redescendre les rues du hameau jusqu’à arriver aux Trois Balais. L’endroit était relativement tranquille à cette heure de la journée et ils purent s’installer sans difficulté autour d’une table en bois près de la cheminée où crépitait un feu réconfortant. Sans surprise, Teresa s’empressa d’interroger son père sur l’arrivée du Poudlard Express. Avalon laissa à Roy le soin d’annoncer à sa fille les raisons de ce retard, sans manquer l’expression inquiète qui passa brièvement sur le visage de Teresa. L’explication sembla la rasséréner un peu mais elle demanda, ses sourcils froncés au-dessus de son regard :

« Mais… C’était quoi comme accident ?
-Le train a déraillé... » Devant son regard un peu impressionné, Avalon s’empressa d’ajouter : « On ne sait pas exactement ce qu’il s’est passé. Mais tous les enfants vont bien, ils ont été évacués du train et pris en charge par l’école et le ministère. »

Teresa hocha doucement la tête.

« Et Alma n’a rien ?
-Elle va bien, lui assura-t-elle. C’est James… Tu sais, un ami de ton papa, qui est professeur à Poudlard. Tu te souviens de lui ? » La fillette fit « oui » et Avalon continua : « Il était dans le train lui aussi et il nous a appelé pour nous dire qu’elle allait bien. Ils vont juste mettre un peu plus de temps à arriver. »

Quelques secondes passèrent, comme si Teresa prenait la mesure de toutes ces informations.

« D’accord… Bon, faudra pas le dire à maman pour le train, hein, ça va l’inquiéter. » glissa-t-elle à son père avec un petit sourire sur les lèvres. Elle ajouta même : « Même si moi, j’aurais bien aimé faire un voyage en calèche… »

Roy n’aimait pas quand la situation lui échappait, en particulier quand ça concernait ses enfants. Parfois, il y avait un peu de cette peur primaire qu’il avait ressenti après l’enlèvement d’Alma qui remontait et lui donnait envie de garder tous ses enfants dans une bulle où il pouvait s’assurer que rien ne pouvait leur arriver. C’était particulièrement présent avec Alma, justement. Le plus insupportable pour lui à cet instant était de n’avoir aucun moyen de vérifier par lui-même ce qui se passait. Il pouvait simplement attendre là, comme un con, qu’on lui ramène son bébé saine et sauve.

Qu’on ne s’y trompe pas, Roy avait sérieusement envisagé de soutirer à son frère l’emplacement du lieu où les élèves avaient été regroupés, pour y transplaner et aller voir Alma par lui-même. Ce n’était pas ses nombreux appels au calme et à la raison qui l’auraient empêché de le faire. Non, ce qui le retenait, c’était l’autre engagement qu’il avait envers son autre fille, Teresa, qu’il avait promis d’accompagner lui-même jusqu’à Poudlard. Ce moment précieux qu’il partageait avec elle méritait toute sa présence.

Alors il laissa Avalon rassurer Teresa sur le sujet de l’accident, ce qui parut fonctionner car la jeune fille se fendit d’une petite plaisanterie pour alléger l’atmosphère.

« Clairement, mieux vaut ne rien dire à ta mère » grimaça t-il. Il imaginait déjà Joséphine l’appeler pour exiger de ramener leur fille à la Nouvelle-Orléans. « Elle va s’inquiéter pour rien.
- Même si moi, j’aurais bien aimé faire un voyage en calèche…
- Si c’est que ça, princesse, on va t’en trouver une, de calèche. C’est pas grand-chose. »

À ces mots, Roy capta dans son champ de vision le regard lourd de sens d’Avalon -qui trouvait qu’il gâtait bien trop leurs enfants. Au même moment, un serveur passa pour prendre leurs commandes, ce qui mit fin à leur échange. Quand il repartit, Roy changea de sujet, en se rapprochant de sa fille par-dessus la table.

« Bon, comment tu la sens, cette rentrée ? Est-ce-que t’as des questions de dernière minute à nous poser ? »

Teresa observa un silence pensif. Elle leva les yeux vers la charpente en bois au-dessus d’elle et se mit à balancer ses jambes sous la table. C’était une petite fille vive et intelligente, Roy ne doutait pas qu’elle s’était déjà renseignée et avait déjà lu plein de choses sur le sujet. Mais il y avait des détails qu’on ne trouvait jamais dans les livres et la question qu’elle finit par poser s’en approchait :

« Qu’est-ce que vous avez aimé dans vos années à Poudlard, vous ? »

Il y avait beaucoup de gens qui adoraient se remémorer leurs années à l’école. Roy n’en faisait pas partie. Il n’avait jamais considéré qu’il s’agissait des meilleures années de sa vie. Il s’était souvent senti bridé entre les murs de ce château vieillissant, aux règles aussi poussiéreuses que les meubles. Poudlard avait changé depuis son époque, il y avait eu des travaux, des agrandissements, des aménagements, il y avait eu aussi de multiples changements de direction et de manière générale, la société avait si vite évolué que l’école n’avait guère eu le choix de s’adapter à son tour : de nouvelles matières, de nouvelles règles, une nouvelle souplesse. Pour toutes ces raisons, Roy ne doutait pas que ses enfants pouvaient s’épanouir dans ce lieu. Et au fond, même lui, avec son regard actuel et son recul d’adulte, il parvenait à déceler tout ce qu’il avait tiré de bon dans ces années lointaines derrière lui.

« Le côté internat, justement. Ça crée des liens forts avec les gens. C’est là-bas que j’ai rencontré ton parrain, on était à Gryffondor tous les deux, révéla t-il.
-Oooh vous êtes amis depuis si longtemps ? s’étonna la jeune fille.
-Eh ben… Jayce et moi on avait onze ans, donc ouais, ça fait trente-trois ans, maintenant ! »

Cette réponse parut troubler Teresa. Le sourire qu’elle avait sur les lèvres fut moins sincère quand elle haussa les épaules en disant :

« Je sais pas si je pourrai me faire des amis là-bas, vu que je vais devoir partir à la fin de l’année… »