Les grosses bêtises [Maeva et Lou]

Cela faisait deux semaines que Lou était repartie pour Poudlard et Maeva retrouvait avec un certain plaisir le silence de son appartement, qui avait vécu au rythme d'un rock finlandais douteux pendant l'été. Elle était revenue de Barcelone quelques jours plus tôt, où elle avait passé un weekend prolongé en compagnie d'Andrew Dubois, dans la villa où il résidait avec Pablo, son coéquipier et meilleur ami. Ce petit séjour à l'étranger lui avait fait le plus grand bien et elle était revenue sur le territoire anglais avec la peau légèrement hâlée et le cœur plus léger. Maeva, qui n'avait que trente ans, peinait parfois à porter la charge de l'éducation d'une adolescente. Elle essayait de faire au mieux mais elle avait perpétuellement l'impression d'échouer. Lou n'allait pas bien, c'était évident, et elle ne savait pas comment l'aider.

Dans ces circonstances, il était difficile de ne pas voir Poudlard comme une période de répit, où Maeva avait la certitude que Lou était sous la surveillance d'adultes - de vrais adultes - habitués à gérer des adolescents. Lou avait l'autorisation de revenir passer des weekends chez elle mais elle n'usait que rarement de ce droit, préférant vraisemblablement rester avec ses amis au château. Il lui arrivait parfois de revenir - en la prévenant évidemment toujours à la dernière minute. Ce weekend, Lou ne lui avait donné aucun signe de vie et Maeva avait donc supposé qu'elle n'avait finalement pas saisi sa proposition de revenir à Leopoldgrad pour travailler avec elle sur son projet d'apprentissage. Elle lui avait envoyé un message qui était resté sans réponse.

Maeva avait donc occupé son vendredi soir en sortant avec plusieurs amis dans un bar bien connu de Leopolgrad, où les cocktails étaient hors de prix mais l'ambiance suffisamment festive pour faire oublier ce fait. Elle était rentrée tard, à une heure où les commerçants du marché installaient déjà leurs étals, et s'était écroulée de fatigue sur son lit. Elle avait dormi jusqu'à midi et avait immergé de son sommeil avec difficulté. Le reste de la journée avait été dédié à des tâches relativement reposantes ou qui, du moins, ne l'obligeaient pas à sortir du confort de son appartement.

La nuit était tombée depuis quelques heures déjà lorsque son téléphone sonna. Installée devant un film qu'elle ne suivait qu'à moitié, Maeva se redressa vaguement pour voir l'écran de son Pear, qui affichait un numéro qu'elle ne connaissait pas. Elle hésita une brève seconde avant de répondre puis finit par tendre la main vers l'appareil technomagique.

« Allô ?
-Miss Virtanen ?
-Oui ?
-William Gibson, je suis agent de police à la PM. Je vous appelle au sujet de votre sœur, Lou Virtanen. »

Brusquement très réveillée, Maeva se redressa.

« Oui ?
-Nous sommes intervenus pour tapage nocturne dans une maison située dans une banlieue sud de Bristol. Une fête organisée par quelques étudiants de l'Académie des Arts Magiques, qui a dégénéré assez rapidement. Vous savez ce que c'est, l'alcool, la drogue... »

Maeva sentit son cœur rater un battement alors qu'elle attendait la suite du récit du policier.

« On a mis une amende aux organisateurs et on a embarqué quelques petits dealers qui traînaient à côté. Quand c'est le début de l'année, on laisse les jeunes repartir avec un avertissement... Mais on a dû emmener votre sœur avec nous, puisqu'elle est mineure.
-Oui... » répondit Maeva, qui avait un peu de mal à réaliser ce qu'on lui disait. « Bien sûr.
-Voilà, donc, il faut que vous veniez la chercher, on ne peut pas la laisser partir, sinon.
-J'arrive. Elle est au Ministère ?
-Oui, exactement. »

L'appel prit fin et Maeva se leva, le regard un peu hagard. Son cerveau ralenti par la fatigue mit un peu trop de temps à traiter les informations et ce ne fut que lorsqu'elle saisit les clés de son appartement qu'elle réalisa pleinement le contexte de cette sortie nocturne.

Sa sœur avait été arrêtée par la police et l'attendait probablement dans une cellule.

Les mots se mélangeaient dans l'esprit de Maeva. Alcool, drogue, tapage nocturne. Elle ressentit une bouffée d'inquiétude pour Lou, presque en même temps qu'une vive colère.

Si Lou avait été arrêtée, un samedi soir, en dehors de Poudlard, c'était qu'elle était sortie clandestinement du château. Pas clandestinement, songea Maeva ; en disant sûrement à des professeurs qu'elle allait passer le weekend chez elle.

Il ne lui fallut que quelques minutes pour rejoindre Londres et encore quelques minutes supplémentaires pour pénétrer dans le Ministère de la Magie. Elle se rendit à l'accueil pour récupérer un badge en échange de sa baguette magique et fut invitée à se diriger vers l'étage de la Justice Magique, où se trouvaient les locaux de la police et les cellules de garde-à-vue.

Lou était assise là, sur un banc, le visage défait. Son maquillage avait un peu coulé sous ses yeux. Dans cet état, elle paraissait à peine avoir quinze ans.

Les sourcils de Maeva se froncèrent légèrement, sous le coup des émotions qui s'agitaient en elle. Elle se dirigea vers les policiers qui se tenaient derrière un large comptoir.

« Bonjour, Maeva Virtanen, je viens chercher ma sœur.
-Votre sœur ?
-Lou. » Elle désigna l'adolescente du menton. « J'ai reçu un appel de votre part.
-La petite qu'on a ramené de Bristol. lui rappela son collègue.
-Ah ! Oui. » Il jaugea Maeva du regard. « Malheureusement on doit attendre ses parents, c'est le protocole. »

Fatiguée et agacée, Maeva peina à contenir la remarque acide qui lui brûla les lèvres. Cela se vit dans son regard et dans son intonation, lorsqu'elle répondit :

« Je suis sa tutrice légale, c'est pour ça que vous m'avez appelé. » Abruti songea-t-elle un peu trop fort.
«Ah, euh, oui. » Le policier n'avait pas l'air ravi de son attitude. Il se racla la gorge et rassembla des papiers devant lui. « Lou Virtanen, donc. Seize ans. Elle n'avait rien à faire là-bas, commenta-t-il. Vous saviez où elle était ? »[/color]

La question laissa Maeva brièvement silencieuse. Elle ne voulait pas faire croire au policier qu'elle avait accordé à Lou l'autorisation de se rendre dans une soirée où l'alcool coulait abondamment et où la drogue passait de mains en mains. En même temps, elle ne voulait pas non plus passer pour la sœur indigne qui n'était pas au courant des déplacements de sa cadette alors qu'elle en avait l'entière responsabilité.

Elle n'avait surtout pas envie qu'un policier un peu trop zélé fasse un signalement aux services sociaux et qu'on lui retire la garde de Lou.

Sa réponse fut donc en demi-teinte :

« Elle n'était pas censée se trouver là-bas, en tout cas. »

Le policier garda le silence puis finit par hocher la tête.

« Bon. Pour cette fois, on a décidé de rien retenir contre votre sœur. Mais la prochaine fois, on ne sera pas aussi compréhensifs. » prévint-il en haussant les sourcils.

Maeva fut obligée de signer quelques papiers administratifs, pendant qu'un agent se levait pour aller chercher la jeune fille, qui n'avait sans doute rien perdu de l'échange. Lorsqu'elle arriva à sa hauteur, elle soutint son regard.

Elle avait les yeux rouges, comme injectés de sang.

« On y va. » lui annonça-t-elle d'une voix sans appel. « On rentre à la maison. Je te ramènerai à Poudlard demain. »

Quelques conversations s'imposaient d'abord.

"J'vais connaître personne... Lou, étendue sur le dos, se retourna pour faire face à l'hologramme d'Ashley, projeté par son Pear qui était ouvert sur le lit.
- Y aura moi ! contra cette dernière. On sera pas nombreux tu verras, ajouta-t-elle, consciente que cet argument pourrait convaincre son amie solitaire. On fait une contre-soirée d'intégration, celle organisée par l'Académie a l'air nulle. Aller meuf, viens !
- J'peux dormir chez toi après ?
- Mais ouai t'inquiète, j'te montrerai le campus comme ça.
- Bon, OK.
- Trop cool ! J'te texte demain pour qu'on se retrouve. Salut meuf !"

L'hologramme virtuel d'Ashley disparut et le dortoir fut de nouveau plongé dans le silence. La plupart de ses camarades étaient en cours de métamorphose mais Lou n'avait pas continué cette option aux ASPIC et avait donc une matinée de libre avant son cours d'Astronomie en fin d'après-midi. Elle était censée profiter de ce temps libre pour commencer ses devoirs du week-end. Son manuel de sortilèges était d'ailleurs ouvert un peu plus loin sur le lit, et elle avait écrit le titre du devoir en haut d'un rouleau de parchemin, mais Ashley l'avait appelée avant qu'elle ait pu réellement commencer à travailler.

Ashley avait deux ans de plus que Lou. Elle l'avait rencontrée quand elle n'avait que 9 ans, à l'époque où elle avait commencé à trainer dans la salle des arts pour y faire du dessin. Ashley, alors élève en première année et très timide, s'y réfugiait pour pratiquer son piano. Elles étaient restées proches pendant leur scolarité mais Ahsley avait quitté Poudlard l'été dernier, pour intégrer l'Académie des Arts Magiques, section musique. Lou se réjouissait de la retrouver le temps d'une soirée, même si l'idée de devoir rencontrer tous ses nouveaux camarades ne l'enchantait pas vraiment. Si Ashley avait fini par surmonter sa timidité et devenir une jeune fille plutôt sociable, Lou s'était au contraire renfermée sur elle-même ces dernières années.

Avec un soupir, l'adolescente tendit le bras pour attraper son manuel de Sortilèges, qu'elle posa en équilibre sur ses jambes croisées. Elle avait intérêt à faire ses devoirs maintenants si elle ne voulait pas se retrouver à devoir tout boucler en urgence dimanche soir, comme c'était souvent le cas. Elle passa un peu plus d'une heure à rédiger quelques paragraphes sur les "effets indésirables du sortilège de Disparition". Elle n'était qu'à moitié satisfaite mais jugea que ce serait suffisant, et estima qu'elle pourrait rédiger la conclusion dimanche soir en rentrant de chez Ashley.

Le lendemain matin, Lou se présenta dans le bureau du Professeur Corrigan en même temps que les autres élèves qui rentraient chez eux pour le week-end. Elle patienta derrière deux élèves de troisième année particulièrement bavardes, qui se racontaient en détails leur programme de la journée, puis ce fut enfin son tour d'emprunter la cheminée de sa directrice de maison.

"Bonjour Lou, la salua cette dernière avec un sourire. Tu rentres chez Maeva ?
- Oui, je la rejoins au café en bas de chez elle, mentit l'adolescente avec aplomb. Elle m'invite pour le déjeuner.
- C'est super ça ! Passe lui le bonjour.
- J'y manquerai pas."

Même si sa directrice de maison n'avait jamais hésité à la coller en retenues quand elle la surprenait en train de fumer dans l'enceinte de l'école, Lou soupçonnait le Professeur Corrigan de se montrer parfois un peu trop clémente avec elle. Certainement parce qu'elle l'avait connue enfant et avait longtemps travaillé avec son père. Elle détestait qu'on la prenne en pitié à cause de son statut d'orpheline, mais elle devait admettre que c'était parfois bien pratique ! Sous l'oeil vigilant de son professeur, Lou attrapa donc une poignée de poudre de cheminette, et prononça distinctement l'adresse du café qui se trouvait juste en bas de l'immeuble de Maeva.

Une fois arrivée, elle s'installa à une table libre et consulta son Pear. Elle avait déjà envoyé deux messages à Ashley, restés sans réponse. Son amie devait encore dormir.  Lou, comme son père, n'était pas une grande dormeuse et se contentait facilement de quelques heures de sommeil. Elle se moquait toujours de Taron quand il dormait jusqu'au déjeuner, ce qu'il avait visiblement prévu de faire ce week-end puisqu'il avait même décliné son invitation à l'accompagner. Elle vida ses poches et constata qu'elle avait tout juste assez d'argent pour s'acheter un café et un paquet de cigarette ou un café et muffin, mais pas les trois. Elle opta pour le café et les cigarettes, et sortit sur la terrasse du café pour fumer.

Quelques heures plus tard, et sans rien avoir avalé d'autre que son café, Lou se trouvait finalement sur le campus de l'Académie des arts magiques, dans la chambre étudiante qu'Ashley partageait avec une jeune fille s'appelant Katlyn. Le minuscule studio était plein à craquer, rempli par une dizaine d'étudiants que les deux colocataires avaient invité pour une "before" avant de se rendre à la soirée.

"Ça c'est Eric, il est en musique avec moi, lui expliquait Ashley, un verre à la main, en lui désignant un grand étudiant à la peau matte. Son père est rédacteur à la Gazette, il est invité à plein d'évènements. Ça c'est Taylor, le copain de Katlyn, il est en deuxième année en design. Sa mère est chef du Bureau des Aurors. Ça c'est Jessica..."

Lou n'écoutait Ashley que d'une oreille tout en grignotant une poignée de chips et en sirotant une bière tiède un peu amère. Ils avaient laissé la porte de l'appartement ouverte, pour créer un courant d'air, et les étudiants se mettaient à siffler et taper dans leurs mains chaque fois qu'ils voyaient des camarades passer dans le couloir en tenue de soirée. Il s'agissait de ceux qui avaient choisi de se rendre au gala de bienvenue organisé par l'Académie plutôt qu'à la contre-soirée organisé chez un certain Harold et qui, selon les critères des amis d'Ashley, étaient donc beaucoup moins cool.

Lorsque tout le monde fut considéré comme suffisamment alcoolisé, ils se rendirent à pieds jusqu'à chez Harold, dont les parents avaient une maison sur la côte, pas très loin du campus. Avant même qu'ils n'arrivent à destination, Lou comprit qu'Ashley lui avait menti en affirmant qu'il n'y aurait pas beaucoup de monde. On entendait la musique et les éclats de voix depuis le bout de la rue, et il y avait au moins vingt personnes rien que sur la pelouse devant la maison. Lou soupira et se tourna vers Ashley pour lui reprocher de l'avoir manipulé, mais son amie s'était arrêtés quelques mètres plus tôt et embrassait à pleine bouche le dénommé Eric.

Agacée, Lou sortit une cigarette de son sac et promena son regard autour d'elle pour demander à quelqu'un de la lui allumer -elle finit par trouver un petit groupe d'étudiant qui s'était rassemblés en cercle sur la terrasse, et qui se faisaient passer un joint.

"Excusez moi... commença-t-elle en tendant sa cigarette.
- T'en veux ? lui répondit une jeune fille blonde en lui tendant le joint de mandragore.
- Euh, ouai, merci."

Lou évitait généralement de mélanger la mandragore et l'alcool, surtout quand elle n'avait presque rien mangé de la journée, mais cette soirée s'annonçait comme particulièrement merdique et elle jugea qu'elle aurait bien besoin d'un peu de soutient. Elle tira quelques taffes sur le joint avant de la faire passer à son voisin.

Elle resta sur la terrasse un moment, à écouter la conversation entre le petit groupe d'étudiants sans vraiment y participer. Ils avaient tous l'air très doués dans leur domaine, et elle se sentait complètement insignifiante à côté. Elle n'osa même pas parler de ses dessins et de ses projets de tatouage quand ils lui demandèrent ce qu'elle voulait faire après Poudlard, et affirma qu'elle ne savait pas encore.

"T'as le temps d'y réfléchir, lui assura la jeune fille blonde, qui semblait se penser très expérimentée du haut de ses dix-huit ans. Te met pas trop la pression, moi c'est qu'en dernière année que j'ai vraiment su que..."

Ils ne surent jamais quelle révélation avait frappé la jolie blonde au cours de sa septième année puisque la musique se coupa brusquement au moment où toutes les lumières de la maison s'allumaient. Le petit groupe dut tendre l'oreille pour entendre ce qui se disait à l'intérieur.

"Merde, c'est la PM ! gémit la blonde. J'suis sure que c'est les voisins qui ont appelé, ils sont relous..."

Il s'agissait effectivement de trois agents de la police magique, qui venaient de débarquer suite à un appel pour tapage nocturne et qui commençaient à contrôler l'identité de tous les invités. Ils semblaient laisser repartir la plupart des étudiants avec un simple avertissement, mais gardèrent avec eux les deux garçons qui avaient sur eux de grosses quantités de mandragore. La maison fut bientôt vide, et les trois policiers s'avancèrent sur la terrasse.

"Baguette, demanda l'un des agents - un homme blond aux cheveux très courts- en se présentant face à Lou.
- Je l'ai pas, répondit-elle mécaniquement.
- Votre sac, miss."

Lou hésita un instant avant de se résigner et de tendre son sac à l'agent, qui l'ouvrit et y découvrit aussitôt sa baguette, bien en évidence. Elle ne chercha même pas à inventer un mensonge ou à feindre la surprise et se contenta de baisser les yeux quand il lui jeta un regard blasé. L'homme posa la baguette de Lou sur son Pear Pro et une fiche d'identité s'afficha, avec toutes les informations la concernant.

"12 mars 2007... L'agent parut se concentrer intensément pour faire le calcul. Miss, vous allez rester avec nous. Vous êtes mineure, on ne peut pas vous laisser repartir. On va appeler vos parents pour qu'ils viennent vous chercher.
- Bon courage..."

Quelques minutes plus tard, Lou était assise sur un banc inconfortable dans le couloir qui faisait face au bureau dans lequel l'agent blond pianotait sur un Pear Pro à la recherche du numéro de ses parents. Elle vit clairement son visage se décomposer quand il comprit que les deux étaient décédé et lui adressa un sourire insolent quand il lui jeta un regard inquiet. Il quitta momentanément son bureau pour passer une tête dans le couloir.

"Oui, euh...bon. Vous vivez avec votre soeur c'est ça ?
- C'est ça..."

Elle aurait préféré qu'ils appellent Poudlard plutôt que sa soeur, mais elle n'était pas vraiment en position de négocier. L'homme reparti dans son bureau et elle l'entendit parler au téléphone avec Maeva, avant d'être appelé par une collègue dans un autre bureau. Lou soupira et bascula le tête en arrière contre le mur gris du couloir. Elle sentait arriver une migraine, qui ne risquait pas de s'arranger avec une nouvelle dispute avec sa soeur. Elle attendit l'arriver de Maeva en se rongeant nerveusement l'ongle du pouce.

Sa soeur fut accueille par un agent différent de celui qui avait interpelée Lou, et l'adolescente eut presque envie de rire quand il lui servit le même sketch à propos de leurs parents. Elle préférait de loin voir Maeva s'agacer contre ce policier que contre elle, même si elle savait que son tour viendrait.

Une fois les papiers signés, Lou se leva et suivit Maeva sans rien dire. Elle aurait certainement dû la remercier, et s'excuser, mais elle savait que ça n'effacerait rien et qu'elle se ferait incendier de toute manière, aussi décida-t-elle de garder le silence. Elle avait mal au crâne, elle était morte de faim, et elle était fatiguée d'avance par la dispute à laquelle elle n'allait pas échapper.

Lou affichait cet air morose qui renfrogna davantage Maeva. Elle aurait voulu déceler sur son visage une pointe de regret ou de culpabilité, mais sa sœur ne montrait qu'un profond ennui. Maeva serra les dents et salua l'agent de police d'un signe de la tête avant de tourner les talons pour rejoindre les ascenseurs. Lou ne disait rien ; Maeva, quant à elle, fulminait intérieurement. Sa colère était portée par une réelle inquiétude mais elle était trop agacée pour la laisser s'exprimer.

Elle ne savait plus quoi faire pour aider Lou. Elle avait l'impression d'avoir tout essayé, sans jamais réussir à briser la carapace que sa sœur avait érigée tout autour d'elle. Il y avait quelques moments, parfois, où les astres semblaient alignés et où elles parvenaient à partager des instants précieux mais, sinon, leur quotidien était fait d'incompréhensions et de disputes. Maeva était fatiguée, lasse de ces situations qui se répétaient encore et encore, lasse d'être celle qui réprimande et celle qui punit. Elle n'avait que trente ans, elle était à peine une adulte, elle ne savait pas comment s'occuper d'une adolescente.

Et encore moins d'une adolescente qui n'avait aucune envie qu'on s'occupe d'elle.

Le trajet jusqu'à Leopolgrad se fit en silence. Maeva pénétra la première dans son appartement et laissa à Lou le soin de refermer la porte derrière elle. Elle déposa son sac dans l'entrée puis se retourna pour faire face à sa sœur. Lou avait les yeux rouges - l'effet de la Mandragore, sans doute - et le teint grisâtre de ceux qui ont déjà un peu trop bu.

Une remarque acide brûla les lèvres de Maeva. Elle la retint de justesse. Ferma les yeux. Soupira.

« Tu sais quoi ? Va te coucher. » lança-t-elle finalement. « On parlera demain. »

***

La nuit n'avait pas été reposante pour Maeva, qui s'était tournée et retournée dans son lit, l'esprit préoccupé par des questions qui ne trouvaient pas de réponse. Elle s'était levée aux aurores  pour boire un café, le visage marqué par cette nuit courte. Démunie, elle avait même été consultée quelques sites spécialisés qui disaient tout et son contraire. Certains prônaient une éducation stricte, d'autres militaient pour un cadre plus souple qui guiderait naturellement l'enfant vers une certaine autonomie.

De quoi Lou avait-elle besoin ? songea-t-elle, les yeux perdus sur les volutes de fumée qui s'échappaient de son bol de café. De quoi aurait-elle eu besoin, au même âge ?

Maeva connaissait déjà la réponse ; à seize ans, elle aurait voulu qu'on la laisse tranquille. Elle se souvenait très bien de son attitude au même âge et de tous les comportements autodestructeurs qu'elle avait été capable d'adopter pour repousser les autres. Elle n'avait pris conscience que trop tard de l'effet douloureux de cette solitude.

Perdue dans ses pensées, Maeva ne leva les yeux que lorsque Lou fit son apparition dans la cuisine en traînant les pieds. Un silence pesant s'installa brièvement, que Maeva finit par rompre d'une question un peu brusque :

« Mais à quoi tu pensais, franchement ? »

Le trajet jusque chez Maeva se passa dans le silence et Lou fut soulagée quand sa sœur l’envoya se coucher. Elle n’aurait pas eu la force d’affronter une dispute maintenant. Elle savait que ce n’était que repousser l’échéance au lendemain matin et qu’elle n’échapperait pas à un sermon, mais au moins pourrait-elle profiter de quelques heures de sommeil avant. Lou abandonna sa veste, son sac et ses chaussures dans l’entrée, et se dirigea vers sa chambre où elle se débarrassa de son jean et se laissa tomber sur son lit sans prendre la peine de se changer ou de se démaquiller. Elle dormit d’un sommeil agité et peuplé de rêves au réalisme perturbant qui la réveillèrent régulièrement au cours de la nuit.

Elle se réveilla étonnement tôt, avec la gorge sèche et la bouche pâteuse. Après s'être retournée dans son lit pendant près d’une heure en essayant vainement se rendormir, elle se décida à se lever et traversa le couloir pour s’enfermer dans la salle de bain. Elle se brossa les dents et s’aspergea le visage d’eau froide, sans parvenir à éliminer toutes les traces de maquillage qui avaient coulé sous ses yeux. Le miroir lui renvoya un reflet peu flatteur. Elle avait du noir sur les joues, le teint grisâtre, la peau complètement déshydratée et les cheveux emmêlés.

Elle n’avait absolument aucune envie de se confronter à Maeva. Elle retourna directement dans sa chambre et fouilla dans son armoire à la recherche des quelques affaires qu’elle n’avait pas emmené à Poudlard. Elle finit par mettre la main sur un pantalon de jogging gris, qu’elle avait emprunté à sa sœur et ne lui avait jamais rendu, et l’enfila. Elle était tentée de rester enfermée ici le plus longtemps possible mais son ventre terriblement vide réclamait désespérément à manger. Elle n’avait rien avalé d’autres que quelques chips depuis son petit-déjeuner de la veille et commençait à se sentir un peu faible. Avec un soupir de résignation, elle quitta donc sa chambre et se traina jusqu’à la cuisine.

Evidemment, Maeva était déjà debout, et l’attaqua avant même de lui laisser le temps de s’asseoir. Lou se contenta de hausser les épaules. Que voulait-elle qu’elle lui dise ? Elle n’avait pensé à rien, parce qu’elle avait prévu que sa petite escapade passe inaperçu. Ce qui aurait été le cas si ces imbéciles d’étudiants avaient seulement baissé un peu la musique. Elle n’avait été interpellée que parce qu’elle était encore mineure, à cinq mois près la Police Magique l’aurait laissée rentrer chez elle sans même relever son identité ! Elle n’avait rien fait de grave, elle avait bu quelques bières et tiré trois taffes sur un joint de mandragore. Tout le monde faisait ça. Elle l’avait juste fait quelques mois trop tôt.

Elle aurait pu expliquer à sa sœur qu’elle pensait que ce serait une soirée en petit comité, qu’elle y était allée avec son amie Ashley, qu’elle avait fait attention à ne pas trop boire et qu’elle n’avait pas touché aux drogues dures qui circulaient. Elle aurait aussi pu s’excuser de l’avoir fait déplacer en pleine nuit, et la remercier d’être venue la chercher, mais elle ne dit rien.

Elle avait la certitude que, quoiqu’elle dise, cela ne lui éviterait pas la suite de cette engueulade, et attendit donc la suite des reproches sans prononcer un mot. Elle détestait que sa sœur lui fasse la morale. Elle détestait que Maeva se prenne pour sa mère. Elle aurait voulu qu’elles soient justes sœurs. Qu’elles fassent des bêtises ensemble, qu’elles se couvrent l’une et l’autre, comme le faisaient parfois les fratries de ses amis. Elle aurait voulu avoir une sœur à qui se plaindre de ses parents qui l’auraient disputée, à qui avouer qu’elle avait passé une mauvaise soirée, à qui confier qu’elle s’était sentie complètement abandonnée par son amie Ashley -qui avait quitté la soirée sans se soucier d’elle.

Depuis la mort de son père, il lui manquait terriblement. Mais sa sœur lui manquait aussi.

Maeva avait longtemps été enfant unique. L’arrivée de Lou, alors qu’elle avait déjà quatorze ans, n’avait pas été facile à vivre pour elle. Elle s’était retrouvée à cette délicate place de l’enfant issue d’un couple parental divorcé et qui ne se supportait plus, confrontée à la naissance d’un nouvel enfant, accueilli dans un foyer uni. Maeva avait nourri beaucoup de colère envers sa mère – puis envers son père, qui avait décidé de faire un deuxième enfant pile à la même période – et avait été pendant de longs mois dans le refus pur et simple de cette petite sœur qui venait perturber son équilibre familial déjà précaire.

Avec le temps, ce sentiment d’injustice s’était effacé et Maeva avait pris goût à ce nouveau rôle. Elle avait aimé être la grande sœur de Lou, celle qui pouvait lui lire des histoires, jouer avec elle et écouter ses secrets d’enfant. Elles avaient été proches, à cette époque, comme deux sœurs qui composaient l’essentiel de leur famille. Puis Peter était tombé malade et avait connu de longs mois d’agonie avant de mourir.

Et Maeva avait cessé d’être la sœur de Lou.

Elle n’avait pas réussi à trouver le bon équilibre, à être la sœur et la tutrice, l’oreille attentive et l’autorité. Elle avait l’impression d’échouer perpétuellement à être l’une ou l’autre ; Lou ne lui parlait pas et ne l’écoutait pas.

Maeva n’en tirait qu’une intense frustration et le goût amer de l’échec.

Ces deux sentiments majorèrent son agacement face au silence de sa sœur, qui lui répondit d’un simple mouvement des épaules. Maeva aurait préféré que Lou s’indigne, hausse le ton, crie, jure, plutôt que de la voir se retrancher à nouveau derrière les barrières si hautes qu’elle érigeait autour d’elle et qui ne faisait que creuser l’incompréhension entre elles.

« Pourquoi tu m’as pas dit que tu voulais rentrer ce weekend pour voir tes amis ? » reprit donc Maeva, agacée. « Pourquoi il fallait que tu sortes en douce de Poudlard ? »

Et qu’elle finisse au commissariat, songea-t-elle en fronçant les sourcils.

Ce n’était pas comme si Maeva, au même âge que Lou, n’avait pas fait exactement les mêmes bêtises – et, si elle était honnête, de plus grosses bêtises encore. Elle en avait regretté la plupart ; même les soirées les plus arrosées et les plus délurées ne lui avaient jamais permis de cacher son mal-être. Elle se souvenait encore des lendemains difficiles, de la lourdeur de son corps, du poids dans son cœur, de la nausée contre ses lèvres. Elle ne voulait pas de ça pour sa sœur.

Mais elle n’avait pas le recul suffisant pour l’exprimer, ni même les mots pour traduire ses pensées. Juste l’urgence de lui épargner quelque chose qui avait été source d’une grande souffrance pour elle.

« Ecoute, Lou… » soupira Maeva. « Je sais que les choses sont difficiles pour toi en ce moment et que tu voulais pas retourner à Poudlard. Je… J’ai été à ta place, tu sais, je sais ce que ça fait, tenta-t-elle maladroitement. Mais tu peux pas continuer comme ça, tu vas juste gâcher tout ce qu’il pourrait y avoir de bien pour toi. »

"Tu m'aurais pas laissée" répondit Lou avec lassitude quand sa soeur fit mine de se demander pourquoi elle ne lui avait pas demandé l'autorisation de sortir avec ses amis.

Maeva n'avait jamais beaucoup aimé Ashley. Lou commençait malgré elle à comprendre pourquoi -elle avait regardé son Pear ce matin et son amie ne lui avait même pas envoyé un message après l'avoir lâchement abandonnée hier. Maeva n'aimait pas beaucoup les amis de sa soeur en général. Heureusement pour elle, il y en avait peu. Parmi les rares élus, beaucoup étaient un peu plus âgés que Lou. Elle les avait rencontré à Poudlard, quand elle n'était pas encore scolarisée. A neuf ou dix ans, elle aimait passer ses après-midi dans la salle des quatre maisons ou dans la salle des arts, et il n'était pas rare que des filles de première ou deuxième année la prenne sous leur aile. Certaines de ses filles étaient restées des amies, et aujourd'hui elles avaient presque toutes quitté l'école.

"Et j'suis pas sortie en douce". Elle avait même dit "bonjour", "au revoir" et "merci" à son directeur de maison.

Lou savait que son insolence ne la mènerait à rien, mais c'était plus fort qu'elle. Elle en avait marre de ne recevoir que des reproches tout le temps, comme si tout ce qu'elle faisait était extrêmement grave et méritait qu'on se prenne la tête un dimanche matin autour de la table de la cuisine. Elle était allée à une soirée, avait bu des bières et tiré trois taffes sur un joint de mandragore. A priori rien de plus ni de moins que ce que tous les jeunes de son âge faisaient.

Elle soupira bruyamment et attrapa sa tête entre ses mains quand sa soeur enchaina en lui assurant qu'elle comprenait que les choses soient difficiles pour elle, qu'elle avait vécu la même chose au même âge et... Elle avait envie de hurler. Elle n'en pouvait plus de ce discours. Elle ne supportait pas cette espèce de fausse compassion qui visait simplement à lui faire avouer de soi-disant problèmes. Maeva ne comprenait pas. Elle ne comprenait rien ! C'était elle qui rendait les choses si difficiles. Tout ce que voulait Lou c'était qu'on la laisse tranquille, pas qu'on mette chacune de ses décisions sur le compte d'un mal-être quelconque ou qu'on cherche à la comprendre. Elle n'avait pas besoin d'être comprise, elle avait besoin d'être seule.

La dernière remarque de sa soeur lui fit lever les yeux au ciel. Evidement, le fameux "potentiel gâché", qui faisait partie de tout bon sermon. Mais Lou était lucide, elle savait qu'elle n'avait pas grand-chose à gâcher. Elle était une élève plus que moyenne, et cela n'allait pas en s'arrangeant. Elle avait de plus en plus de mal à se concentrer à cause de ses crises de migraine, et s'intéressait de moins en moins au programme scolaire. A une époque elle avait pensé qu'elle avait peut-être un peu de talent pour le dessin, mais il avait suffi de vingt minutes en compagnie des étudiants de l'Académie des Arts Magiques hier pour qu'elle se sente aussi talentueuse qu'un Scroutt à pétard. Alors elle avait beau chercher, elle ne voyait pas vraiment ce qu'elle aurait pu gâcher, à part les soirée de sa soeur.

Sa soeur qui, elle, malgré les épreuves de la vie, malgré les deuils, avait réussi. Elle n'avait pas gâché son potentiel, elle. Elle avait fait de bonnes études, avait un emploi stable, un bel appartement. Et puisqu'elle l'avait fait, elle semblait attendre la même chose de Lou. Et bien elle allait être déçue !

"C'est bon on a déjà une brillante orpheline qui a réussi, dans la famille."

En apparence, Maeva avait tout pour elle. Un métier prestigieux dans une agence de renom. Suffisamment d’argent pour ne pas souffrir du manque. Un bel appartement dont elle était propriétaire. Des amis avec qui sortir le vendredi soir.

Rien n’évoquait, chez elle, son incapacité à se confronter au vide, cette dépendance accrue à son travail, son impossibilité à dormir sereinement et ce ferme sentiment qu’elle n’était pas capable de répondre aux attentes qui pesaient sur elle.

Maeva avait échangé ses comportements destructeurs pour d’autres, peut-être plus fonctionnels mais pas moins douloureux. Elle accumulait les heures à l’agence autant pour remplir ses journées que parce qu’elle était incapable de se priver de ce qui lui apportait une dose de satisfaction vertigineuse. Son statut d’archimage ne lui donnait pas qu’un statut et un but ; il lui permettait de faire ses preuves, encore et encore, comme pour ancrer sa légitimité dans ce domaine. Alors Maeva disait oui à tout, à chaque nouveau projet, à chaque heure supplémentaire. Oui à cette charge de travail qui la débordait quotidiennement mais qui lui donnait l’impression de réussir quelque chose. Oui aux réunions, oui aux modifications. Et oui, aussi, aux méthodes plus ou moins discutables pour lui permettre de tenir la pression et la fatigue. Les litres de café avalés le ventre vide.

Et les médicaments excitants qu’elle prenait pour éviter de dormir.

De toute façon, cela faisait des années qu’elle ne dormait plus correctement. Trois ans, environ, depuis la mort de Peter. Elle multipliait les insomnies et les réveils nocturnes. Mais le pire, le pire, c’était lorsqu’elle se réveillait en pleine nuit, bloquée dans un état entre veille et sommeil, incapable de bouger, incapable de se rendormir, incapable de se réveiller.

Alors elle dormait peu, quelques heures par nuit tout au plus, juste de quoi tenir la journée en avalant quelques comprimés à midi et quelques autres le soir, pour lutter contre la fatigue et grapiller quelques heures supplémentaires qu’elle passait généralement à travailler.

Voilà comment Maeva avait réussi ; en remplissant son emploi du temps jusqu’à ne laisser aucune place au vide menaçant qu’elle sentait toujours en elle. Seule sa vie amoureuse demeurait déserte ; un choix dont Maeva n’avait qu’à peine conscience. Elle se disait trop occupée pour s’engager dans une relation amoureuse, trop prise par son travail et par son rôle de tutrice auprès de Lou. La vérité moins reluisante qu’elle n’osait pas regarder en face était qu’elle était terrifiée de répondre aux attentes des autres, trop hautes, trop grandes, trop lourdes. Elle se disait qu’elle ne saurait pas y répondre ; elle ne savait pas s’occuper du bonheur de quelqu’un d’autre.

Ni même franchement du sien.

Et Lou la renvoyait toujours à cet échec, à son incapacité à faire les choses correctement, à la comprendre, à prendre les bonnes décisions.

Evidemment, elle ne montrait rien de tout ça à sa sœur. Ni ça, ni sa crainte que son échec envers elle puisse avoir des conséquences dramatiques. Dans un coin de son esprit, Maeva n’oubliait pas que la garde de Lou pouvait très bien lui être retirée.

Ses pensées effleuraient cette idée lorsque la phrase acide de Lou la figea sur place. Maeva tressaillit légèrement et planta ses yeux dans ceux de sœur.

« Oh, c’est fin, ça, ironisa-t-elle. Alors quoi ? Ça te donne l’autorisation d’être embarquée par la PM, de mentir pour sortir de Poudlard et de fumer des joints dans les couloirs ? » demanda-t-elle en fronçant les sourcils. « Non mais c’est dingue, Lou. Je passe te récupérer au poste en pleine nuit et, je sais pas, t’as même pas l’idée de te montrer un peu désolée de t’être retrouvée là. Non, t’agis comme si tout était normal. Mais t’as seize ans, Lou. Seize ans. »

Maeva sentait bien qu’elle était dépassée par la situation, qu’elle ne savait pas comment gérer cette énième frasque. Elle avait l’impression d’avoir déjà tout essayé ; les paroles réconfortantes, l’empathie, les menaces, la compassion, les punitions.

« Et crois-moi, je vais pas te laisser te pourrir la vie toute seule comme ça. » Elle fronça les sourcils et les mots glissèrent sur la langue avant même qu’elle n’ait le temps de les penser : « Tu sais quoi ? C’est fini de zoner à Poudlard tous les weekends. Tu vas rentrer ici un weekend sur deux et on va te trouver une occupation utile. Me regarde pas comme ça, lui lança Maeva, au moins ça t’évitera de te faire coller par tes profs. »

Lou souffla bruyamment tandis que sa sœur lui martelait qu’elle avait seize ans, comme si boire des bières et fumer un peu de mandragore à cet âge-là avait quelque chose d’absurde. Tout le monde le faisait. Elle était simplement la seule imbécile à se faire prendre. Elle n’avait jamais de chance, de toute façon. Elle choisissait toujours la soirée où la PM allait débarquer, les professeurs ramassaient toujours les devoirs le jour où elle ne les avait pas faits, elle avait la poisse. Elle n’était pas butée au point de ne pas pouvoir admettre qu’elle le méritait un peu. Elle n’était pas une élève modèle, elle le savait. Elle enfreignait assez régulièrement le règlement, n’étudiait pas beaucoup, se montrait parfois insolente. Mais les autres le faisaient aussi ! Pourtant elle avait l’impression qu’ils se la coulaient douce, et qu’elle était la seule à se faire continuellement réprimander et punir.

"T’es sérieuse là ?"

Elle dévisagea Maeva avec des yeux ronds quand cette dernière annonça que, puisque que c’était comme ça, elle ne pourrait plus « zoner » à Poudlard et serait obligée de rentrer un week-end sur deux.

Premièrement, plus personne ne disait « zoner » depuis au moins cinquante ans. Et deuxièmement, l’avait-elle seulement écouté une fois au cours de l’été ? Elle avait passé deux mois entiers à lui demander de ne pas retourner à l’école, à lui dire qu’elle détestait Poudlard, qu’elle ne voulait plus y mettre les pieds, et sa sœur pensait qu’elle aimait « zoner » là-bas ? Que c’était la punir que de l’empêcher de retourner dans cet endroit maudit ? Lou était partagée entre l’envie de rire et celle de hurler. Jamais elle ne s’était sentie si peu entendue, si peu comprise. C’était comme si rien de ce qu’elle avait pu dire pendant les vacances n’avait été reçu par sa sœur, comme si elle avait parlé dans le vide.

"Mais j’voulais pas y retourner de toute façon ! s’emporta-t-elle. C’est toi qui voulais absolument que j’y aille ! Tu devrais être contente de t’être enfin débarrassée de moi ! Alors quoi, ça te manque de plus pouvoir me crier dessus finalement ?"

Leur cohabitation était difficile. Lou en avait marre, et elle se doutait bien que c’était pénible pour Maeva aussi. Quelle femme de trente ans avait envie de s’occuper de sa petite-sœur adolescente plutôt que de sortir boire des margaritas -ou quoi que ce soit que les vieux boivent- avec ses amis ? La présence de Lou lui gâchait la vie, elle le voyait bien. Elle l’entendait à ses soupirs de frustration, à sa voix lasse, à son ton découragé. Elle était un fardeau pour elle, une responsabilité qu’elle n’avait jamais demandée et qui lui était tombée dessus quand leur père était mort. Et c’était comme si elle faisait tout pour se compliquer encore la tâche, à être toujours sur son dos et à lui faire la morale, à vouloir lui trouver des "occupations". Lou n’avait pas besoin qu’on s’occupe d’elle comme d’une enfant ! Elle n’avait pas besoin que Maeva se prenne pour sa mère, elle ne demandait qu'à ce qu'on la laisse un peu tranquille !

Maeva n’avait pas exactement réfléchi à ses mots avant de les livrer à Lou dans un éclat de voix qui résonna dans la cuisine. Elle se sentait démunie face à l’attitude de sa sœur ; elle était incapable de l’atteindre, incapable de lui faire entendre raison, incapable de la protéger. Derrière sa colère, c’était surtout l’inquiétude qui prédominait mais Maeva ne savait pas comment l’exprimer. Alors elle resta silencieuse, dans cette atmosphère électrique que Lou ne tarda pas déchirer de mots acides et de phrases brusques, qui laissèrent Maeva stupéfaite.

Parfois, elle avait l’impression qu’elles communiquaient dans deux langages différents, toutes les deux. Elles utilisaient pourtant les mêmes mots mais ils ne devaient pas revêtir le même sens car le résultat était, lui aussi, toujours le même : elles ne se comprenaient pas. Devant les accusations de Lou, Maeva haussa les sourcils.

« Mais je t’ai toujours dit que tu pouvais rentrer ici quand tu voulais ! » rétorqua-t-elle en levant la voix à son tour. « Je voulais que tu retournes à l’école, c’est tout ! Je ne t’ai jamais imposé de rester au château tous les weekends. » A chaque rentrée, elle signait à Lou le papier qui stipulait qu’elle l’autorisait à sortir de Poudlard deux fois par mois. « Et tu crois quoi ? Que je suis contente d’aller te récupérer à la PM parce que je me dis que je vais enfin pouvoir passer mes nerfs sur toi ? Moi aussi, j’aimerais bien que les choses soient plus simples et qu’on ne soit pas en train de s’engueuler un dimanche matin ! »

Ce qu’elles faisaient pourtant souvent. Il y avait des périodes d’accalmies dans leur relation, des moments où elles se retrouvaient vraiment, comme les sœurs qu’elles avaient été l’une pour l’autre lorsque Peter était toujours en vie. Mais ces moments-là se faisaient de plus en plus rares, gâchés par toutes les tensions qui s’accumulaient entre elles. Maeva détestait être l’adulte qui disait non, qui disait stop, qui punissait. Elle avait perpétuellement l’impression de trop en faire ou de ne pas en faire assez. D’être trop là ou trop absente, jamais à la bonne place, jamais avec la bonne posture. Lou attendait d’elle la seule chose qu’elle ne pouvait décemment pas faire : l’ignorer. La laisser tranquille. Fermer les yeux sur son mal-être évident, ignorer tous les signes d’alerte, faire semblant de rien.

« On ira voir ton directeur de maison demain pour lui expliquer tout ça. » conclut finalement Maeva en se passant une main sur le visage. « Je m’arrangerai avec le boulot pour venir te récupérer devant les grilles du château le vendredi après tes cours. Et d’ici-là, ajouta-t-elle, tu peux réfléchir à quelque chose que tu veux faire quand t’es ici. »

Lou leva les yeux au ciel quand Maeva rétorqua qu'elle ne lui avait jamais interdit de revenir les week-end. Sa soeur avait effectivement signé le papier qui lui permettait de rentrer un week-end sur deux si elle le souhaitait, mais elle faisait aussi en sorte que Lou n'ait aucune envie de rentrer.

Elle se sentait mal à Poudlard, et elle ne supportait plus de rester enfermée dans cette école, mais elle ne se sentait pas vraiment mieux ici. Il ne se passait pas un week-end sans qu'une dispute éclate entre les deux soeurs, qui laissait à chaque fois la cadette frustrée et fatiguée. Il lui était parfois arrivée d'attendre avec impatience le dimanche soir, alors même qu'elle avait attendu le vendredi toute la semaine. Quand elle était à Poudlard, elle ne pensait qu'à en sortir mais chaque fois que les choses se passaient mal avec Maeva, elle voulait retourner à l'école. Au final, elle ne se sentait bien nul part.

"Bah ne m'engueule pas alors ! répondit-elle brusquement en élevant la voix pour crier plus fort que sa soeur, qui affirmait qu'elle n'avait pas envie qu'elles se disputent un dimanche matin. T'es pas obligée tu sais, t'es pas ma mère !"

Il ne tenait qu'à Maeva d'arrêter de jouer au parent avec elle et de redevenir sa soeur. Lou n'avait pas besoin qu'on se prenne pour sa mère. Elle n'avait pas besoin qu'on critique tous ses choix, qu'on la punisse, qu'on lui dise qu'elle gâchait sa vie. Elle n'était pas stupide, elle savait qu'elle ne faisait rien de bien. Elle savait qu'aucun avenir brillant ne l'attendait, qu'elle n'arriverait à rien si elle ne validait pas quelques ASPIC ou ne trouvait pas un projet professionnel sérieux. Elle savait qu'elle finirait pas avoir des ennuis, à force d'enfreindre le règlement ou la loi. Elle savait. Mais elle était assez grande pour prendre ses propres décisions et faire ses propres erreurs.

Ce n'était toutefois pas l'avis de sa soeur, apparement, puisque cette dernière avait l'intention de venir la récupérer directement à Poudlard, les prochains week-end, et lui demanda de réfléchir à "quelque chose qu'elle voulait faire" quand elle serait ici.

"Quelque chose que je veux faire ou quelque chose que tu veux que je fasse ?" maugréa-t-elle, le regard noir.

Elle avait le sentiment que c'était deux choses radicalement différentes. Lou, elle, aimerait pouvoir s'enfermer dans sa chambre, écouter de la musique, et essayer de se remettre au dessin même si tous ces étudiants de l'Académie des Arts Magiques étaient dix fois plus doués qu'elle. Maeva, de son côté, préférerait certainement qu'elle fasse ses devoirs, prenne des cours de soutient, ou autre chose de pénible et d'ennuyant.

Lou ne lui disait jamais rien. Dès que Maeva la questionnait ou se montrait soucieuse de son état, elle se renfermait sur elle-même et maugréait qu’elle voulait qu’on la laisse tranquille. Mais Maeva ne pouvait pas se résoudre à ignorer le malheur évident de sa sœur. La souffrance discrète de son attitude lui renvoyait un reflet désagréable parce qu’il la confrontait à des souvenirs de sa propre adolescence auxquels elle n’aimait pas beaucoup repenser. Elle avait été cette adolescente récalcitrante et insolente, qui avait testé toutes les limites jusqu’à les faire éclater. Elle avait été cette jeune fille prête à tout pour oublier la terrible angoisse dans son ventre. Elle avait connu la spirale du vide, celle qu’elle avait essayé de remplir en fumant, en buvant et en faisant le mur pour éveiller ce frisson d’adrénaline qui chassait l’inertie en elle.

Cette spirale du vide qu’elle essayait toujours de remplir aujourd’hui pour ne pas s’y confronter.

Elle savait comme il était facile de se laisser attirer par les tentacules du malheur et comme il était impossible d’en sortir seule. Alors elle restait là, à côté de Lou qui ne voulait pas d’elle, sans savoir comment lui apporter son aide. Elle avait essayé de lui laisser du temps, de l’espace. Elle avait essayé les mots réconfortants, les paroles encourageantes qui ne faisaient que l’agacer encore plus. Lou ne voulait pas saisir cette main qu’elle lui tendait alors Maeva avait forcé la prise ; elle ne pouvait pas regarder sa petite sœur se noyer. Et dans cinq ans ? se demandait-elle. Qu’allait faire Lou dans cinq ans, quand elle se réveillerait enfin de tout ce noir, sans la possibilité de s’épanouir dans une voie qu’elle aurait laissé filer des années plus tôt ?

Mais Lou n’entendait rien de cette inquiétude ; elle ne voyait en elle que l’adulte qui sévissait et qu’elle ne tarda pas à qualifier dans des mots de rejet. « T’es pas ma mère. »

« Mais je sais ! » s’exclama Maeva en retour. « Je sais. »

Elle n’était même pas certaine de vouloir être mère un jour. Lorsqu’elle voyait ses amies tomber enceinte et accueillir leur premier enfant, elle ressentait davantage une montée d’angoisse qu’une réelle envie de les imiter. Elle n’avait jamais voulu être la mère de personne et elle se retrouvait à adopter ce rôle auprès de Lou car, que pouvait-elle faire d’autre ? Leur mère était morte. Peter était mort. Elles n’avaient plus de grands-parents, pas d’oncle, pas de tante. Adolescente, Maeva avait trouvé en Peter la figure parentale qui lui manquait.

Elle était la seule qui restait à Lou. Sa tutrice légale, au moins jusqu’à sa majorité.

Mais elle ne prenait aucun plaisir à être coincée dans ce rôle que Lou ne voulait pas la voir prendre et qu’elle la forçait à prendre malgré tout, en accumulant les convocations chez le directeur et, maintenant, à la Police Magique. Alors elle savait qu’elle n’était pas sa mère, qu’elle essayait vaguement de l’être en s’y prenant mal et que Lou allait finir par la détester pour ça. Elle le savait.

Mais que pouvait-elle fait d’autre ?

« Je veux que tu… » commença Maeva, en s’apercevant au même moment qu’elle n’avait pas la réponse à cette question. Elle voulait que Lou fasse quelque chose, n’importe quoi, tant que cela la sortait de ce cercle vicieux dans lequel elle était enfermée. « J’en sais rien. » avoua-t-elle finalement. Son éclat retomba, laissant la cuisine plus silencieuse qu’elle ne l’avait été ces dernières minutes. « Je cherche juste un moyen de t’aider, ok ? Je vois bien que tu me prends pour la personne la plus chiante de ton entourage en ce moment mais c’est vrai, je veux juste t’aider. »

Et Lou allait probablement lui crier qu’elle n’avait pas besoin d’aide et s’enfermer dans sa chambre.

Maeva connaissait le scénario par cœur.

"Bah arrête", répliqua Lou d’un ton un peu brusque quand Maeva affirma qu’elle essayait juste de l’aider.

Au fond, elle se doutait bien que sa sœur n’agissait pas ainsi que pour l’énerver. Ce qui ne la rendait pas moins agaçante pour autant. Peut-être que Maeva cherchait réellement à l’aider. Mais Lou n’avait pas envie qu’on l’aide. Elle n’avait pas besoin qu’on l’aide. Et surtout, elle n’avait pas besoin qu’on cherche à justifier la moindre de ses actions par des problèmes. Tous les adultes autour d’elle, et Maeva en première place, voulaient absolument mettre ses soucis de comportement sur le compte d’un profond mal-être qu’ils seraient évidement les seuls à pouvoir résoudre, mais ils se trompaient. Ils ne pouvaient rien faire, personne ne pouvait rien y faire, tout simplement parce qu’il n’y avait rien à faire.

Elle n’avait pas de problème qui puissent être réglés par qui que ce soit, tout adulte soit-il. Elle n’avait même pas vraiment de problèmes, au fond. Elle n’était pas super heureuse, c’était vrai, mais elle n’avait aucune raison de l’être. Et ce n’était pas forcément grave. Tout le monde n’avait pas à être heureux en permanence. On n’était pas dans un roman de Mildred Magpie. La vie, des fois, c’était nulle, et tant pis. Elle avait juste envie qu’on la laisse mener sa vie nulle tranquillement. Elle réclamait le droit de ne pas aller bien tout le temps.

"J’ai pas besoin d’aide, reprit-elle avec lassitude. Elle avait l’impression d’avoir prononcé cette phrase des dizaines de fois, mais personne ne semblait vouloir l’entendre. Je…"

Elle voulut dire qu’elle allait très bien, comme d’habitude mais c’était encore moins vrai que les autres fois. Pour une fois, même selon ses propres critères, elle devait admettre qu’elle n’allait pas très bien. Elle était crevée, elle avait mal dormi, elle avait passé une soirée nulle, sa pote l’avait lâchement abandonnée, elle avait la gorge sèche d’avoir crié et elle mourrait de faim.

"J’ai juste grave faim."

Et sur ce dernier point, elle voulait bien accepter de l’aide. Elle n'était pas certaine qu'un petit-déjeuner résoudrait leurs problèmes, mais cela ne pouvait pas aggraver les choses.

Le ton était un peu retombé entre les deux sœurs mais le même scénario s’écrivait pourtant ; celui où Maeva justifiait ses interventions auprès de Lou par une volonté de l’aider, que sa sœur rejetait immédiatement. « J’ai pas besoin d’aide » disait-elle à chaque fois et, à chaque fois, Maeva ne parvenait pas à la croire. Parfois, elle se demandait si ses propres « ça va » avaient sonné aussi faux, au même âge, ou si elle avait été meilleure menteuse. Elle s’était en tout cas entourée de personnes qui – et elle le savait bien à l’époque – ne chercheraient pas à lui venir en aide. Cela avait été délicieux, de vivre comme si le reste du monde n’existait pas, tout comme le vide au creux de son estomac. C’était même facile ; il lui suffisait de fermer très fort les yeux et de s’abrutir avec tout le reste. Et, lorsque le vide était un peu trop fort, de le réprimer, de l’enfouir tout au fond d’elle-même, même s’il fallait qu’elle se fasse mal pour l’oublier. Puis, un jour, elle avait fait le pas de trop, celui qui avait révélé toute sa souffrance dont elle ne savait pas quoi faire et dont elle mourrait d’envie de se débarrasser. Maeva avait failli faire modifier sa mémoire.

Aujourd’hui encore, elle repensait à ce moment comme celui où tout avait basculé. Celui où, incapable de dire qu’elle allait bien, elle avait admis qu’elle avait besoin d’aide.

Elle n’avait toutefois pas le courage de se lancer dans une énième conversation qui, sans aucun doute, finirait elle aussi dans les cris. Lou semblait aussi fatiguée qu’elle et ce fut sans doute pour cette raison qu’elle changea brièvement de posture, laissant voir une ouverture qui n’était pas familière lors de leurs disputes. Maeva resta silencieuse un instant. Lou avait été arrêtée la nuit dernière et elle était quasiment certaine que, si leur mère s’était retrouvée face à elle, elle aurait haussé les sourcils et dit quelque chose comme « je me doute, ça ne nourrit pas beaucoup de tirer sur des joints en buvant des bières. »

Maeva retint un soupir. Elle n’avait plus du tout envie d’agir comme une adulte cohérente. Elle était sûre qu’elle enfreignait environ huit règles-clés éducatives mais, de toute évidence, ces manuels n’avaient pas été écrits pour les grandes sœurs qui récupéraient la garde des plus jeunes après le décès de leurs parents.

« Je peux faire des gaufres, si ça te dit. » proposa-t-elle alors.

Elle avait une recette délicieuse, qui permettait d’avoir des gaufres moelleuses et aérées. Quand Peter était malade et que Maeva prenait Lou chez elle pour le weekend, elle en faisait systématiquement le dimanche. Elles appelaient ça le « gaufranche » et en mangeaient des quantités astronomiques en regardant les dessins-animés.

Cette fois-ci, elle était à peu près certaine de ne pas se tromper.

Lou s’était plus ou moins préparée à ce que Maeva lui réponde qu’elle n’avait qu’à pas fumer de mandragore en soirée si elle ne voulait pas être rongée par la faim le lendemain matin mais, à sa grande surprise, sa sœur lui proposa de préparer des gaufres. L’adolescente resta abasourdie quelques secondes, comme pour laisser à Maeva le temps de changer d’avis, avant de répondre.

"Ouai carrément."

Lou était absolument incapable de cuisiner quoi que ce soit. Elle avait toujours vécu à Poudlard et n’avait jamais vu son père préparer un seul repas. La nourriture apparaissait simplement dans leurs assiettes, envoyée par les elfes de maison, même pendant les vacances scolaires. Et quand il lui était arrivé d’avoir un petit creux en pleine journée, elle avait toujours su se rendre dans les cuisines où les elfes se faisaient un plaisir de lui proposer des gâteaux et des fruits, si bien qu’elle n’avait jamais cuisiné de sa vie. Elle aurait certainement été incapable de se faire cuire un œuf.

Maeva, en revanche, se débrouillait plutôt bien, de l’avis de sa cadette. En tout cas, elle faisait de très bonnes gaufres. Elles avaient l’habitude d’en faire tous les dimanches, quand son père était malade et que Lou fuyait Poudlard pour se réfugier chez Maeva. Elle avait l’impression que cela faisait des années depuis leur dernier « gaufranche ». L’adolescente s’attendrit malgré elle en repensant à ces souvenirs. Ils la renvoyaient à une période difficile de sa vie où, pourtant, les choses étaient plus apaisées avec Maeva, qui n’était encore que sa grande sœur à l’époque.

Presque automatiquement, et comme si leurs dernières gaufres dataient de la veille, Lou reprit sa tâche habituelle, qui consistait à sortir les ingrédients et à les tendre à Maeva. Elle se leva pour ouvrir un placard de la cuisine dont elle sortit un paquet de farine, du sucre, et des œufs.

"T’as des pépites de chocolat ?"

Les gaufres natures de Maeva étaient très bonnes, mais celles avec des pépites de chocolat restaient les préférées de Lou.

La tension était retombée d’un seul coup, et l’atmosphère semblait déjà un peu plus détendue dans la cuisine. Lou savait que ce ne serait que temporaire. Il suffirait qu’elle fasse quelque chose de travers, ou que Maeva lui fasse une remarque sur son attitude, et la dispute reprendrait là où elles l’avaient laissée. Elle était à peu près certaine que dès demain, face à son directeur de maison (qu’elle plaignait presque, le pauvre), le ton monterait à nouveau entre les deux sœurs. Mais pour le moment, elle avait envie de profiter de cette pause, dont elle avait grandement besoin. Elle était même prête à fournir un minimum d’efforts pour que cet interlude dure au moins le temps de la matinée.

"Désolée, marmonna-t-elle en tendant la bouteille de lait à sa sœur. Pour hier soir."

Elle restait convaincue qu’elle n’avait rien fait de très grave, mais elle voulait bien admettre que de devoir venir la récupérer auprès de la PM n’était peut-être pas le programme rêvé de Maeva un samedi soir.

Maeva était à peu près certaine d’avoir déjà lu quelque part que le mot d’ordre avec les adolescents était la constance. La cohérence. Elle était donc aussi à peu près certaine que se lancer dans la confection de gaufres après une dispute qui n’était même pas résolue s’inscrivait à contre-courant de la sacro-sainte cohérence plébiscitée sur tous les forums qu’elle avait pu parcourir. Mais, brusquement, la tension retomba entre les deux sœurs et Maeva ne put s’empêcher de savourer ce moment de répit, cette parenthèse où elles prétendaient que le monde extérieur n’existait pas. Cela arrivait souvent de cette manière ; un conflit éclatait entre elles, montait jusqu’à atteindre les sommets puis, tout en haut de cette montagne, une brève éclaircie leur permettait de respirer.

Maeva n’avait aucun doute sur le fait que Lou et elle seraient probablement amenées à avoir cette conversation à nouveau dans quelques semaines, selon le même schéma qui formait une boucle et qu’elles parcouraient inlassablement. Mais, pour l’instant, elles pouvaient se glisser dans ce monde confortable où elles n’étaient que les deux sœurs qu’elles avaient profondément envie d’être l’une pour l’autre.

Instinctivement, les deux reprirent leurs rôles ; Maeva aux fourneaux et Lou à ses côtés, occupée à farfouiller dans les placards.

« Mhh, oui je crois, dans le placard de gauche. » indiqua-t-elle en cassant des œufs dans un grand saladier.

Les deux sœurs s’affairèrent quelques instants dans le silence, jusqu’à ce que Lou le brise d’une parole marmonnée. Maeva lui jeta un regard en coin, à la fois un peu surprise et un peu soulagée de la voir faire un pas vers elle de la sorte. Un peu déstabilisée, elle mit quelques secondes à répondre :

« Ouais... » finit-elle par lâcher en versant le lait au mélange. « T’inquiète. » Elle commença à remuer la pâte et esquissa un vague sourire : « Le policier était vraiment trop con, en plus. »

Et, pour une fois, elles pouvaient bien s’accorder toutes les deux sur ce même point.

Ce fut avec une montagne de gaufre aux pépites de chocolat que Lou et Maeva gagnèrent le salon. Elles s’installèrent sur le canapé et, comme un rituel qui n’avait jamais été interrompue, allumèrent la télévision pour déguster leur petit-déjeuner devant des dessins-animés. A l'époque, les programmes pour enfants en étaient encore à leurs premiers balbutiements. Ils étaient désormais beaucoup plus fournis mais Maeva restait nostalgique des premiers films qu'elles avaient visionné ensemble. Ce matin, elles tombèrent devant Lumos, un dessin-animé qui suivait la vie d'un petit garçon rejeté par sa famille à cause de la lumière produite par ses mains. Il y avait évidemment une suite de péripéties qui le guidaient, finalement, à allumer les étoiles pour éclairer les nuits sur terre.

Installées devant le film, les deux sœurs regardaient l’écran avec un plaisir similaire à celui qu’elles prenaient douze ans plus tôt. Bien vite, une scène familière se dessina et Maeva glissa un regard vers Lou. Sur une musique qui promettait une fin tragique, une énorme créature marine se rapprochait du héros, qui essayait tant bien que mal de rester sur son radeau.

« Avoue, t’as encore peur de la baleine aujourd'hui. »

"T'aurais dû le voir essayer d'appeler mes parents, grommela Lou avec un sourire moqueur quand Maeva se plaignit de l'agent de police qui l'avait reçue. Un grand moment."

Elle préférait de loin quand sa soeur et elle se liguaient contre une tierce personne plutôt que lorsqu'elles s'opposaient l'une à l'autre.

L’odeur des gaufres en train de cuire fit gargouiller l’estomac de Lou de façon particulièrement bruyante et elle se jeta sur la première fournée sans attendre qu’elle refroidisse. Elle se brûla un peu la langue mais soupira de contentement en mordant dans la première bouchée. Ce genre de petit-déjeuner, par exemple, faisaient partie des choses qui rendaient la vie un peu moins nulle, au moins le temps d’un dimanche matin. Sa première gaufre engloutie, l’adolescente attendit sagement que toutes les autres soient prêtes, et suivit Maeva dans le salon.

"Elles chon trop bonnes, articula-t-elle entre deux bouchées, installée sur le canapé à côté de sa sœur, les jambes croisées en tailleur. On n’est pas un peu trop vieilles pour ça ? poursuivit-elle avec un regard blasé en voyant Maeva lancer des dessins animés sur l’écran du salon. Son expression changea radicalement et s'éclaira d'un seul coup quand elle reconnut le personnage qui venait d'apparaitre. Oh, j’adore Lumos !"

Oubliant momentanément qu’elle avait seize ans et que ce n’était plus vraiment de son âge, Lou se laissa happer par ce dessin-animé, qui avait été un de ses préférés quand elle était enfant. Vers l’âge de six ou sept ans, elle l’avait visionné en boucle pendant des mois entiers, durant lesquels elle avait fredonné la chanson de fin « Eclairé, Délivré » à longueur de journée. Elle était certaine qu’elle la connaissait encore par cœur.

Lou jeta un regard noir à Maeva quand celle-ci se moqua d'elle en affirmant qu'elle devait encore être terrifiée par le monstre marin qui engloutissait Lumos.

"Elle est objectivement terrifiante ! riposta-t-elle. Regarde ses yeux là ! Elle pointa l’écran ou la baleine sombre était sur le point d’avaler le radeau du pauvre Lumos. Ça se voit elle est méchante. "

Heureusement, grâce à la lumière produite par ses mains, Lumos parvenait à percer l’obscurité qui régnait dans le ventre de la baleine, et parvenait même à s’échapper avec l’aide d’un pantin en bois rencontré dans le ventre du monstre.

Le film se termina sur la même chanson entêtante que dans son enfance, bien différente de la musique qu’écoutait Lou aujourd’hui, et elle s’étira avec un bâillement.

"J’ai trop mangé, soupira-t-elle en avisant l’assiette de gaufres, désormais vide. J’vais prendre une douche ! J’peux t’prendre des affaires ? Les miennes sont chez Ash'… "

Son visage, qui s’était détendu le temps de leur petit-déjeuner gargantuesque, s’assombrit de nouveau à la mention de son amie. En fait, elle n’était même plus certaine de pouvoir qualifier Ashley de la sorte

Le flegme habituel de Lou s’effaça brièvement lorsque son regard tomba sur les images de Lumos, qui avait longtemps été son dessin-animé préféré. « Je croyais que t’étais trop vieille pour ça ? » s’apprêtait à lancer Maeva avec un sourire en coin mais elle retint cette réplique au dernier moment ; il valait mieux ne pas trop nourrir le dragon.

Les deux sœurs déjeunèrent donc devant la télévision, entrecoupant le visionnage par quelques commentaires sur l’histoire qu’elles connaissaient pourtant par cœur. A un moment phare du film, Maeva ne résista pas à se moquer un peu de sa petite-sœur, qui avait toujours nourri une peur irrationnelle envers le monstre marin qui engloutissait Lumos. Petite, elle quittait la pièce dès que la baleine apparaissait à l’écran, ou se cachait sous une montagne de coussins. Maeva trouvait ça adorable et sortait sa baguette magique pour faire semblant de se battre contre le monstre. Lou tapait des mains pour l’encourager.

Une vague de nostalgie lui tira un léger sourire qui avait le goût de la douceur du passé et celui de l’amertume du présent.

Ce fut ce sentiment qui l’habita encore quelques minutes, jusqu’à ce que le dessin-animé ne se termine sur une musique dont elle connaissait encore toutes les paroles. Toutes les gaufres avaient été dévorées et Lou semblait de bien meilleure humeur. Elle-même se sentait un peu apaisée par cette trêve entre elles, même si elle savait qu’elle serait de courte durée.

« Euh, oui, tu peux. » répondit Maeva lorsque Lou s’enquit de savoir si elle pouvait prendre ses affaires. C’était presque surprenant que sa sœur lui demande en amont ; souvent, elle lui prenait ses vêtements sans rechercher son accord (pas tous ses vêtements, évidemment, car elle devait trouver qu’elle portait des vêtements de vieille).

La mention d’Ashley, la copine de Lou, lui fit relever la tête. Elle se doutait bien qu’elles étaient ensemble hier soir mais comme sa sœur n’avait décroché que trois mots au sujet de cette fameuse soirée, elle n’avait pas pu en avoir la confirmation. Ashley était plus âgée que Lou et Maeva ne l’aimait pas beaucoup ; elle avait l’impression qu’elle n’était pas une très bonne amie pour sa sœur ou, en tout cas, qu’elle n’avait pas forcément ses intérêts à cœur. Elle fit cependant le sage choix de se montrer curieuse plutôt qu’agacée en lui demandant :

« Ah, t’étais avec Ash’ du coup, hier ? Elle va comment ? »

Lou fut prise par surprise par la question de Maeva. Une part d'elle avait envie de lui raconter sa soirée de la veille. De lui expliquer que ce qui était censé être une contre-soirée d'intégration en petite comité avait rapidement dégénéré, de lui avouer qu'elle ne s'était pas vraiment amusé, que personne n'avait eu l'air de la trouver intéressante et que tous ces étudiants des arts magiques étaient dix fois plus talentueux qu'elle ne le serait jamais, mais elle n'osait pas. Cela faisait bizarre d'évoquer cette soirée avec Maeva alors qu'elle savait qu'elle n'approuvait pas le fait qu'elle y soit allée. Elle n'avait pas envie de lui confier des choses qui risqueraient de se retourner contre elle ensuite.

Sa question sur Ashley lui fit froncer légèrement les sourcils. Maeva n'aimait pas Ashley, et ne s'en était jamais cachée. Elle jugeait qu'elle avait une "mauvaise influence" sur Lou, ce qui ne manquait jamais d'agacer Lou, qui avait toujours pris la défense de son amie. Non, Ashley ne parlait pas que d'elle, c'était juste qu'elle avait beaucoup de choses à dire, non elle n'était pas égoïste, ni insolente, elle avait juste du caractère. Aujourd'hui néanmoins, Lou aurait eu du mal à prendre la défense de la jeune fille s'il avait fallu. Le comportement de son amie la veille lui restait un peu en travers de la gorge. Elle l'avait ignorée toute la soirée pour aller embrasser un illustre inconnu, et était rentrée chez elle avec les autres sans se soucier d'elle. Cela lui faisait terriblement mal de l'admettre, mais elle se demandait si Maeva n'avait pas eu en partie raison sur son compte.

Lou n'avait pas beaucoup d'amis. Elle ne s'entendait pas trop mal avec les Poufsouffle de sa promotion, mais elle n'était pas particulièrement proche d'eux. Il y avait Taron, bien sûr, son "bro", mais il avait beaucoup d'autres potes avec qui Lou n'aimait pas trop trainer - Gavin pour ne pas le nommer. Et puis il y avait ces quelques élèves un peu plus âgés avec qui elle s'était liée quand elle était encore enfant, et dont elle avait pensé qu'ils resteraient amis après leur départ de Poudlard. Ashley était la première à lui prouver qu'elle s'était bercée d'illusions.

"Ouai, avec ses potes de l'Académie des Arts Magiques, répondit-elle simplement. Et ça a l'air d'aller, je pense."

Elle n'avait pas eu suffisamment l'occasion d'échanger avec Ashley pour en savoir davantage sur la vie de la jeune femme, et n'était pas certaine de ce que Maeva voulait savoir. Surement si Ashley fumait toujours de la mandragore -et la réponse était oui- mais Lou préférait garder cette information pour elle.

Maeva avançait précautionneusement sur cette pente glissante qu’elle avait empruntée en interrogeant Lou sur Ashley. Elle l’avait fait l’air de rien, tout en sachant exactement où elle voulait en venir. Et, sans surprise, la réponse laconique de Lou lui donnait exactement les informations qu’elle pensait obtenir.

Elle ne pouvait pas prétendre qu’elle connaissait « bien » Ashley mais Maeva estimait qu’elle savait suffisamment de choses sur elle pour pouvoir la cerner. De ce qu’elle en percevait, Ashley était le genre de fille qui avait beaucoup de choses à dire et qui, surtout, aimait beaucoup être écoutée. L’entrée dans l’adolescence lui avait fait oublier sa timidité et elle était devenue une jeune fille très insolente et très intéressée par son petit nombril. Bref, pas exactement le genre d’amie qu’on souhaitait à sa petite sœur – qui, évidemment, prenait sa défense dès qu’elle en avait l’occasion.

Bon, après, Maeva était à peine plus âgée que Lou lorsqu’elle avait commencé à se lier d’amitié puis à coucher avec Virgil Forbes ce qui, en théorie, ne faisait pas d’elle la personne la mieux placée pour critiquer les fréquentations de Lou. Et ne parlons pas de Damon Drop.

De toute façon, Lou ne la laissait jamais rien dire de mal sur Ashley et, souvent, Maeva évitait de le faire – sauf lorsqu’elle avait surpris Ashley rouler un joint de Mandragore, chez elle, quand elle avait dix-sept ans et Lou quinze. Elle n’avait pas été très tendre, ce jour-là.

Ce fut cette fois avec plus de délicatesse que Maeva s’adressa à sa sœur :

« Tu penses ? Vous avez pas trop eu l’occasion de discuter ? » s’étonna-t-elle en ramenant ses genoux contre elle.

Voyant que la conversation semblait se poursuivre, Lou remit à plus tard son projet d’aller prendre une douche, et s’assit sur l’accoudoir du canapé, sur lequel était toujours installé Maeva.

"Pas trop nan, répondit-elle avec un haussement d’épaules, comme si cela n’avait aucune importance pour elle. Elle était avec un gars."

Elle préféra ne pas entrer dans les détails -à savoir que, la dernière fois qu’elle les avait aperçus, ils étaient lovés dans un des fauteuils du salon et qu’on ne savait plus vraiment où se trouvaient leurs mains. Elle était certaine que sa sœur désapprouvait ce type de comportement. Le sexe entrait certainement dans la même catégorie que la drogue et l’alcool, soit dans celle des choses qu’elle considérait trop dangereuses pour Lou.

Sur ce dernier point, au moins, l’adolescente ne lui avait jamais donné de raison de s’inquiéter. Lou n’avait jamais eu de petit-ami. Elle n’avait même jamais embrassé de garçon. Et elle n’était pas convaincue d’en avoir très envie. Pourtant elle voyait que tout le monde autour d’elle le faisait. Elle s’était demandé plusieurs fois au cours de l’année dernière si Adèle et Gavin n’avaient pas été victimes d’un sortilège de glue perpétuelle. L’expérience devait être agréable, sinon les gens ne le feraient pas si souvent, songeait-elle.

Parfois, elle se disait qu’elle aimerait bien essayer. Pour voir. Et un peu pour faire comme les autres, aussi. Elle n’aimait pas tellement l’idée d’être potentiellement la dernière élève de leur année à ne jamais avoir embrassé personne. Le problème, c’était qu’elle n’était pas certaine que beaucoup de personnes aient envie de l’embrasser.

Lou aimait bien être seule, ce qui n’encourageait pas vraiment les gens à se rapprocher d’elle. Et elle ne se trouvait pas très jolie, ce qui ne devait pas donner envie aux autres de l’embrasser. Elle avait fait beaucoup d'expériences capillaires, plus ou moins réussi, sans jamais être satisfaite de l’image que lui renvoyait le miroir. Alors elle continuait de teindre ses cheveux, de les couper, de noyer ses yeux sous un épais maquillage noir, de se cacher sous des t-shirts amples et des sweatshirts informes.

"Et après la PM est arrivée, conclut-elle, peu désireuse de s’étendre davantage sur le sujet d’Ashley et de son mec. Ils ont laissé tout le monde repartir."

Tout le monde sauf elle -mais ça Maeva le savait très bien- ainsi que la fille ivre morte et les deux étudiants qui avaient ramené de la mandragore -entre autres choses.

« Ah, ok. » répondit Maeva lorsque Lou lui expliqua que son amie avait été trop occupée avec un garçon pour prendre le temps d’échanger avec elle pendant la soirée, réprimant ce « je m’en doutais un peu » qui lui brûlait les lèvres.

Mais elle s’en doutait un peu quand même et, plus que d’en être agacée, elle se sentait surtout désolée pour Lou. Elle savait que sa sœur était un peu solitaire, sans savoir si cela lui pesait ou non, mais elle considérait Ashley comme son amie depuis plusieurs années et cela ne devait pas être très agréable d’être complètement ignorée à une soirée à laquelle elle ne connaissait personne d’autre qu’elle.

Cela allait même plus loin ; Ashley ne s’était même pas donnée la peine de rester avec elle lorsque la police était intervenue. Elle était partie avec ses amis, laissant Lou – une jeune fille mineure – se faire embarquer par les policiers. Super. Même Virgil et Damon ne l’auraient pas abandonné dans une telle situation (parce qu’ils étaient plutôt du genre à essayer de filer sous le nez des autorités mais bon, au moins, ils se serraient les coudes !) Cette fois-ci, Maeva ne put retenir une grimace, qu’elle explicita face au regard de Lou :

« C’est pas très cool de la part d’Ashley, quand même. » lâcha-t-elle en haussant les épaules. « Surtout que t’étais venue pour elle, j’imagine. »

Ashley avait insisté pour qu’elle vienne à la soirée, à laquelle Lou n’avait initialement pas envie de se rendre. Elle lui avait promis qu’il n’y aurait pas trop de monde et qu’elles pourraient passer du temps toutes les deux. Puis elle avait sauté sur la première occasion de l’abandonner pour aller rouler des pelles à un illustre inconnu. Elle avait disparu dès que la police était arrivée, sans se soucier de ce qui se passerait pour Lou. Et elle ne répondait plus à ses messages depuis. Non, ce n’était vraiment pas très cool de la part d’Ashley.

C’était ce que Lou ruminait depuis hier soir, mais elle trouva désagréable de se l’entendre dire par Maeva. Elle le prenait comme un reproche personnel. Comme si sa sœur soulignait qu’en plus de gâcher sa vie, elle n’était même pas capable de bien choisir ses amis. Lou en voulait à Ashley, de l’avoir abandonnée et de la faire passer pour une idiote. Elle savait aussi qu’elle ne lui en tiendrait pas vraiment rigueur. Elle lui enverrait quelques messages de reproches, Ashley s’excuserait et lui promettrait de se rattraper, et elle laisserait couler, parce qu’elle n’avait pas envie de perdre une de ses seules amies.

Et elle savait ce que Maeva penserait. Que Ashley n’était pas une bonne amie, que Lou devrait arrêter de traîner avec elle, qu’elle ne lui apportait que des problèmes, et elle lui en voulait de penser ça. Peut-être parce qu’une part d’elle avait compris que sa sœur avait en partie raison..

"Bah non, elle pouvait rien faire de toute façon, se défendit-elle. Ils m’auraient pas laissé repartir avec elle."

Elle se garda bien de préciser qu’Ashley n’était même pas restée assez longtemps pour savoir si cette option en était une.

"Tu l’as jamais aimée de toute façon", conclut-elle, comme si cela mettait un terme à la discussion.

Elle avait besoin de se convaincre que ce n’était pas le comportement d’Ashley qui était problématique, mais le jugement trop sévère que Maeva lui portait, et qu’elle l’aurait critiquée quoiqu’elle fasse ! Elle n’avait pas le courage de se fâcher contre son amie, mais c’était étonnement beaucoup plus facile d’en vouloir à Maeva.

Maeva, qui avançait sur une pente glissante, la dévala brusquement. Son commentaire sur Ashley lui fit perdre le peu de lien qu’elle avait réussi à créer avec sa sœur. Lou se renfrogna immédiatement, les bras croisés sur sa poitrine, les sourcils froncés. Maeva retint un soupir. Evidemment, Lou s’empressa de défendre son amie en arguant qu’elle n’aurait rien pu faire, comme si Ashley avait été obligée de la laisser tomber dans une soirée où elle ne connaissait personne et où, en plus, la police débarquait. Alors d’abord, elle n’aurait peut-être pas pu l’accompagner au poste mais, de ce que Lou lui avait dit sur Ashley, cette dernière n’avait pas manifesté un quelconque intérêt pour cette amie (cette amie mineure) sortie de Poudlard juste pour elle.

Maeva en était d’autant plus agacée qu’elle savait que Lou la considérait comme une amie proche, ce qui rendait le comportement d’Ashley encore plus décevant.

Mais bien sûr, sa sœur n’était pas capable d’avoir un discours nuancé sur son amie, même pour reconnaître qu’elle n’avait pas agi de la meilleure des manières. Elle l’accusa même de ne jamais avoir aimé Ashley, ce que Maeva se garda bien de contredire.

La colère s’éveillait à nouveau en elle, associée à un sentiment d’indignation qui échauffait son ventre. Parfois, Maeva se demandait si Lou se montrait aussi loyale quand elle parlait d’elle. Sa lucidité lui disait que ce n’était probablement pas le cas et qu’elle devait évoquer, avec ses amis, sa grande sœur méga chiante et hyper reloue. Parfois, elle essayait de se détacher de cette préoccupation en se rappelant que tous les adolescents détestaient ceux qui représentaient pour eux une figure d’autorité. Mais parfois, cela la faisait chier, elle aussi et elle aurait aimé que Lou puisse lui montrer un semblant de reconnaissance. Elle avait conscience d’échouer, tout le temps, de ne jamais rien faire correctement mais elle essayait. Elle essayait, elle allait récupérer Lou en garde-à-vue, elle lui faisait des gaufres, elle prévoyait des vacances, elle cherchait à la comprendre, à l’accompagner dans ses projets d’avenir et c’était difficile. C’était peut-être la chose la plus difficile qu’elle faisait et de n’avoir que de Lou un semblant d’indifférence en retour lui faisait parfois mal au cœur.

Alors il y avait ce sentiment, mêlé à de la contrariété, qui s’agitait en elle. Maeva prit une profonde inspiration et se leva.

« Va te doucher. » lança-t-elle à Lou en rassemblant les assiettes. « Je te dépose à Poudlard en début d’après-midi pour qu’on ait le temps de parler avec ton directeur de maison. »