Toni n’était pas dramatique. Il était simplement plein de fougue. En tout cas, c’était ainsi qu’il présentait les choses quand on lui faisait le reproche d’en faire trop -après s’être exclamé évidemment d’un air fortement outré. Il avait toujours de bonnes raisons de réagir comme il le faisait, par ailleurs, et ne manquait jamais de les lister les unes après les autres, avec force gestes de bras. Oui, il parlait avec les mains mais ce n’était pas dramatique non plus : c’était simplement culturel ! Les italiens parlaient avec les mains, c’était bien connu.

Ce fut donc empli de cette fougue et le bras tendu vers l’avant qu’il s’élança vers Avalon à la seconde où il reconnut sa silhouette près du comptoir des Folies Sorcières, en présence sans surprise de celui dont elle ne se séparait plus. Mais si Toni ignora Roy -ça va, ils s’étaient vus toute la journée déjà, c’était beaucoup- il abattit sa main du poids d’une patte d’ours sur l’épaule d’Avalon, pour attirer son attention et briser ce qui s’apparentait à un échange de mots doux et regards mièvres entre les deux amoureux qu’ils étaient.

« Ah mais ! Qué vois-je ici ? Celle qué jé pensais être ma soeur ! La déserteuse dé ma vie ! Mon amie, qui, il y a quelques mois encore, venait aux soirées, et qui maintenant préfère passer son temps en compagnie dé la petite bite dé Roy ! Chhhht, intima t-il à Roy en posant un doigt sur ses lèvres, comme pour l’empêcher de parler, car il voyait bien qu’il s’apprêtait à se défendre. C’est pas grave, l’important c’est cé que tou fais avec, en tout cas, c’est cé qué toutes les femmes essayent dé té faire croire. » Il se tourna vers Avalon, avec un air faussement intrigué. « Comment tou t’appelles, déjà, j’ai oublié ? »

Avalon n’était pas dramatique ; elle était simplement une femme intense. Ses réactions n’étaient jamais disproportionnées mais plutôt ajustées à l’ampleur de la situation. Ce n’était pas de sa faute si elle se refusait à l’attitude fade et neutre si commune aux anglais – c’était sûrement dû, pouvait-elle expliquer en haussant les épaules – à ses origines espagnoles.

Aussi, alors qu’elle était tranquillement en train de bavarder avec Roy avec une lueur charmeuse au fond des yeux, elle se retourna vivement en sentant une large main s’abattre sur son épaule. Elle se retrouva face à un Toni qui affichait une expression parfaitement outrée et qui ne tarda pas à lui expliciter avec sa traditionnelle fougue.

Avalon n’eut pas le temps de formaliser du commentaire de son meilleur ami sur l’anatomie de son partenaire car, déjà, sa dernière question la piquait trop fortement pour qu’elle s’attarde sur autre chose.

« Attends mais t’es sérieux toi ? » répondit-elle en fronçant les sourcils. « Non mais ça va pas de dire des choses comme ça hein. On passe dix ans ensemble, j’ai un tatouage de toi sur le bras et t’oses balancer un truc pareil ? Mais ça va pas bien. Essaie même pas de faire genre que tu me ghostes Tessio, je vais me fâcher. » Il y avait, malgré la véhémence de ses paroles, un éclat malicieux dans ses yeux. « Alleeeez fais pas genre que tu te souviens pas de moi alors que je suis l’une de tes personnes préférées sur terre. »

Quand Toni avait décidé de faire sa dramaqueen, aucun argument rationnel ne pouvait se mettre en travers de son chemin. Aussi tous les rappels pleins de bon sens d’Avalon glissèrent sur son torse velu -à peu près la hauteur à laquelle le visage de son amie se trouvait- sans atteindre ses oreilles. Il préféra protester avec beaucoup de conviction :

« Moi je te ghoste ? Moi ? » répéta t-il en plaquant sa main sur son pectoral saillant derrière sa chemise à motifs discutables. « C’est toi, ouais ! Vas-y, ça fait combien dé temps qu’on s’est pas vus en tête à tête toi et moi ? Au moins DEUX MOIS. 
-Mais tu es sérieux, toi, vous avez bu un verre la semaine dernière, fit remarquer Roy, sceptique, et de toute évidence peu ravi d’avoir été interrompu.  
-Bah oui, évidemment, tou prends sa défense, toi ! Mais qué fais-tu du bro code, Roy Calder ? Les bros avant les meufs ? » Il ignora la manière dont Roy levait ostensiblement les yeux au ciel pour enchaîner : « Av’, notre dernière cuite où on finit torchés à quatre heures du mat’ remonte à trop loin, jé té lé dis. Ça c’est parce que ça y est, vous êtes ensemble, à faire lé pétit couple marié là, bientôt les enfants, l’histoire au lit, le dodo…
-T’abuses tellement, je passe toujours mes soirées ici !
-…puis la retraite et la vieillesse et après vous allez tourner au jus de fruits dans les bars, non non non, ça né va pas sé passer comme ça, hé Ignacio, balance nous des verres corrects là ! »

Le problème d’Avalon était qu’elle était très sensible à la provocation. C’était plus fort qu’elle ; elle se sentait rapidement mise au défi et elle adorait autant les relever qu’elle détestait qu’on sous-entende qu’elle n’était pas capable de le faire. Toni savait parfaitement où appuyer pour la faire réagir au quart de tour et l’amener exactement là où il le voulait. Avalon s’y jeta avec un certain plaisir, en croisant les bras sur sa poitrine, l’air parfaitement outrée parce que sous-entendait son meilleur ami.

« Woooooooowwwww, mais détends-toi hein ! » rétorqua Avalon en levant la tête pour capter le regard de Toni. « Déjà, je suis la seule ici à ne pas avoir trente ans encore, donc redescends un peu. » rappela-t-elle. « Et peut-être que si on n’a pas fini arrachés à quatre du mat’ depuis longtemps c’est parce qu’à chaque fois tu finis par t’endormir sur moi et que moi, j’en ai marre de devoir te désaper et te foutre dans un lit. Au moins, » le provoqua-t-elle avec un grand sourire, « les enfants ont le bon sens d’être mignons quand il faut s’occuper d’eux. »

Avalon aussi savait exactement où appuyer pour faire réagir Toni dans la seconde ; ce n’était pas très compliqué, sur ce point en particulier, ils se ressemblaient beaucoup. Elle ne réprima pas un éclat de rire, et se tourna vers Ignacio qui s’était approché d’eux.

« Tequila ? » proposa-t-elle en interrogeant son meilleur ami, puis son compagnon du regard.