10 Juillet 2011

Moreen guettait.

Elle avait commencé son stage au sein des folies sorcières, et depuis une semaine, elle guettait.

Fergus n’avait naturellement pas été ravi. Il lui avait même fait la morale de longues minutes qui lui avaient paru des heures. Et gnagna, pas un endroit pour les gamines, et blablabla, les danses de cabaret gneugneuh, Moreen n’avait pas retenu le dixième de la teneur de son sermon tant elle s’était peu concentrée pendant son discours, trop occupée à réfléchir à toutes les possibilités qui s’offraient à elle pour les deux prochains mois, et qu’elle tenait absolument à exploiter au maximum.

Donc, elle avait réfléchi, et à présent, elle guettait.

Une semaine n’avait pas suffi pour mettre son plan à exécution. Elle n’avait elle-même pas conscience de la dimension obsessionnelle qu’avait pris son entreprise, mais elle avait commencé à dresser un calendrier mental, qui ne donnait pas grand-chose parce qu’encore terriblement flou et surtout, elle avait compris assez vite que la majorité des veilleurs avaient un emploi du temps relativement imprévisible.

Cette fois pourtant, elle espérait sincèrement ne pas s’être trompé. Après la répétition, elle était allée se glisser sur l’un des tabourets du bar, et avait demandé à Ignacio, avec un soupir, un cocktail sans alcool. Elle aimait bien le barman. Il était plutôt sexy, pour commencer, dosait vraiment bien les jus de fruits, et souriait parfois à ses blagues. Enfin, il lui servait de couverture parfaite. Son verre devant elle, la paille coincée entre les lèvres, elle pouvait scruter la salle et donner l’impression d’être occupée à quelque chose de relativement concret alors qu’en vérité…

Elle guettait.

Et ce qu'elle guettait, c'était l’arrivée de Toni.

Elle s’était promis de passer le plus de temps possible en sa compagnie, pour une fois qu’elle fréquentait son milieu et avait au moins une trentaine de bonnes raisons de profiter de sa présence. Parce que voilà, Ignacio était sympa, mais pas autant que Tonino, qui était de loin sa personne préférée au sein des folies et avec qui elle rêvait de partager les derniers potins, et apprendre de nouvelles techniques pour déboîter l’épaule d’un adversaire entreprenant.

Donc, elle guettait. Mais Toni n’arrivait pas. Et le temps commençait à lui sembler long et morose.

Avalon pénétra dans la salle principale des Folies Sorcières, les yeux posés sur l’écran de son Pear professionnel qu’elle tenait dans ses doigts. Elle était d’astreinte à la milice pour la soirée – et la nuit – et consultait ainsi les derniers rapports envoyés par les agents qui avaient pris la relève en fin d’après-midi. Rien d’urgent pour le moment et, surtout, rien qui ne nécessitait sa présence immédiate au bureau. Satisfaite, Avalon rangea son téléphone et se dirigea vers le grand bar du cabaret, derrière lequel Ignacio s’affairait déjà. Elle se laissa glisser sur un des hauts tabourets et patienta quelques instants jusqu’à ce que le barman s’approche d’elle.

« Je te sers quelque chose ? » demanda-t-il. « Un rhum-citron, peut-être ? » fit-il, pince-sans-rire.

Avalon leva les yeux au ciel, avant de secouer la tête avec un petit rire. « Je suis d’astreinte ce soir. » expliqua-t-elle. « Tu peux me faire quelque chose sans alcool ? » Parce qu’il y avait, curieusement, certains métiers où on ne pouvait pas boire dans l’exercice de ses fonctions.
Ignacio hocha la tête. « Un cocktail ou tu veux un café ? »
« Cocktail s’il-te-plait ! » Elle précisa : « Un truc sucré. » Ignacio haussa simplement les sourcils en guise de réponse. En effet, il s’agissait peut-être d’une demande récurrente qu’elle n’avait plus besoin de mentionner.

Elle récupéra un verre coloré quelques minutes plus tard, et remercia le barman avant de consulter une nouvelle fois son téléphone. Elle n’avait aucune nouvelle de ses agents – parce qu’ils étaient merveilleux, évidemment – et en profita pour basculer sur sa ligne personnelle et envoyer un message à Roy, qu’elle devait retrouver plus tard dans la soirée. En relevant la tête, Avalon balaya la salle principale du regard, et finit par apercevoir Moreen Avner, installée de l’autre côté du bar, les yeux perdus sur la foule qui commençait à affluer. Elle paraissait pensive ; ou plutôt, elle semblait attendre quelqu’un. Comme ce quelqu’un avait un nom qui n’était pas celui de son grand-frère – Avalon en mettait sa main à couper – elle ne résista pas à se diriger vers elle et à s’installer à ses côtés avec un large sourire.

« Ma Avner préférée ! » s’exclama-t-elle alors. « Je peux me joindre à toi ou je suis pas assez italienne pour ça ? » demanda-t-elle sans autre forme d’introduction.

Moreen hésitait à détourner le regard, de peur de manquer Toni. Elle était d’ailleurs si concentrée sur sa tâche de surveillance (qui impliquait de faire méticuleusement des bulles avec la paille de son cocktail,) qu’elle ne prit pas garde à l’arrivée d’Avalon qui s’était glissée au comptoir du bar et échangeait des amabilités avec Ignacio.

Moreen commençait à s’ennuyer d’attendre, mais chaque seconde qui lui donnait envie de partir faire autre chose lui rappelait quel genre de plaisir pourrait récompenser son entreprise si enfin Toni se présentait, et elle se redressait alors avec l’impression de faire preuve d’une grande volonté en ne cédant pas. Jusqu’à ce qu’Avalon, donc, qu’elle n’avait à ce stade toujours pas remarqué, se glisse contre, une introduction rieuse aux lèvres et un verre à la main.

Moreen sursauta et manqua se planter la paille dans le palais. Elle aspira de travers, et toussa bruyamment en guise de salut, avant de scruter la jeune femme d’un air suspicieux. Sa Avner préféré ?

- C’est pas Fergus, ton Avner préféré ? » Répondit-elle sans savoir si Avalon s’exerçait à l’ironie, ou si c’était réellement un compliment de sa part. Moreen avait trop l’habitude d’être moquée, gentiment ou non, pour prendre au sérieux une telle déclaration. Surtout de la part d’Avalon qui ne jurait que par son frère, pour une raison qui lui échappait sincèrement. À sa demande, elle fronça les sourcils. « Hein ? » Interrogea-t-elle en jetant autours d’elle des regards un peu paranoïaques. Le discours d’Avalon lui semblait de plus en plus obscure et Moreen commençait à craindre une blague à ses dépens. « J’ai rien contre les hispaniques, hein. Tu peux t’assoir où tu veux. » Et méfiante, elle ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil pour s’assurer que Toni n’était toujours pas là.

Moreen n’avait pas complètement tort ; c’était bien Fergus le Avner préféré d’Avalon. En même temps, impossible de le comparer avec ses frères et sœurs. Déjà, parce qu’il avait une figure presque paternelle pour la plupart d’entre eux et ensuite par leurs rapports étaient bien trop complexes et anciens pour qu’Avalon puisse lui accorder simplement le titre de « préféré. » En revanche, de la fratrie Avner, Moreen était bien sa préférée. Elle ressemblait beaucoup à Morgane, ce lui qui conférait, aux yeux d’Avalon, un statut un peu particulier dont elle-même n’avait pas vraiment conscience.

Elle haussa donc simplement les épaules à la question de Moreen. « Pas pareil, mais du coup tu peux rester ma Avner préférée. » se contenta-t-elle de répondre, sans se formaliser du regard suspicieux que lui jetait la jeune femme.

De toute façon, Moreen était bien trop occupée à observer frénétiquement les alentours et à faire semblant de ne pas comprendre la question qu’Avalon venait de lui poser. Pourtant, le sous-entendu était à peine voilé ; la seule personne aux origines italiennes qui était susceptible de rejoindre Moreen était Toni et Avalon ne voyait jamais scruter les alentours avec autant de ferveur que lorsqu’elle était susceptible de le croiser. Qu’on se le dise ; il n’y avait pas besoin d’avoir un diplôme en psychologie pour comprendre la teneur des regards énamourés que Moreen lançait à Toni depuis… Depuis tellement longtemps qu’Avalon n’en tenait plus le compte.

« Ah, c’est parce qu’on partage le même côté méditerranéen ? » releva-t-elle avec un sourire accroché aux lèvres. Elle finit par tourner la tête vers Moreen. « Je crois que Toni est pas aux Folies. » lança-t-elle, l’air de rien. « Si jamais ça répond à une de tes questions. »