Pochette surprise [Abel]

Il était vingt-heure trente lorsque Isobel poussa la porte de l’appartement. Les lumières étaient allumées, signe qu’Abel était bien rentré. Nerveusement, elle se débarrassa de sa veste et de ses escarpins. Sorbier avait trottiné jusqu’à elle et se frottait à ses jambes dénudées. Machinalement, elle lui fit une caresse sur la tête avant de remonter le couloir. Elle avait le pas pressé. Elle avait quitté le Ministère dès la fin de sa réunion, elle attendait de pouvoir rentrer depuis des heures. Toute la journée, elle avait eu la tête ailleurs. Toute la journée, elle avait eu l’estomac serré.

Elle aurait préféré ne pas impliquer Abel comme cela, si brusquement, dans la situation qui la tracassait. Elle avait conscience du choc qu’elle avait dû lui infliger en lui demandant par message d’aller lui acheter un test de grossesse. Elle avait tout de même été un peu interloquée devant son simple « Ok. » Elle n’avait rien dit, tout simplement parce qu’elle n’était pas disponible pour mener cette conversation et parce qu’elle ne voulait pas rendre la situation encore plus stressante. 

Le doute était né dans son esprit la semaine dernière. Ses règles avaient un peu de retard mais elle ne s’en était pas formalisée plus que cela, cela arrivait régulièrement. Les jours étaient passés, elle avait gardé cela dans un coin de son esprit. Elle avait guetté l’arrivée de son cycle, un peu plus inquiète au fur et à mesure. Elle n’en n’avait pas parlé à Abel, elle n’avait pas envie d’avoir cette conversation pour rien, surtout avec le débat qui les animait ces derniers mois. Puis avant-hier, elle avait eu quelques crampes et avait songé que cela allait mettre fin au suspens. Hier, rien n’était arrivé. Ce matin, non plus. Alors le doute s’était amplifié. Plus d’une semaine de retard, rien qui n’arrivait... Elle n’arrivait plus à détacher son esprit de ce doute. Est-ce qu’elle était enceinte ? Ils étaient précautionneux sur la contraception, elle tout particulièrement. Ils n’avaient pas encore pris de décision quant au fait d’avoir un jour des enfants ou non.

Elle avait voulu profiter de sa pause déjeuner pour aller acheter un test mais une urgence lui était tombée dessus : un Directeur de Département avait cité Cinquante Nuances de Green dans son discours sur une épidémie qui sévissait chez les Elfes de Maison. Par la suite, elle avait été en réunion toute la journée. Elle avait songé finir assez tôt pour pouvoir passer à la pharmacie elle-même, mais en voyant que cela prenait du retard, elle s’était résolue à écrire à Abel. Attendre le lendemain pour savoir lui paraissait soudainement insupportable. Elle ne s’imaginait pas passer une nuit de plus avec ce doute qui la saisissait.

Isobel pénétra dans le salon, apercevant Abel, installé sur le canapé. Sur la table basse trônaient différents exemplaires de menus pour le mariage, envoyés hier par leur wedding-planner. À côté, une pochette au logo de la pharmacie.

- Hey, lança-t-elle. Je suis là.  

Abel était rarement embarrassé dans sa vie de tous les jours. Mais il fallait dire qu’Abel avait rarement l’occasion d’acheter des tests de grossesse, aussi. Il était présentement occupé à éviter le regard de l’apothicaire qui lui avait tendu deux petites boites différentes, qu’il prenait soin de comparer avec attention pour être certain de faire le bon choix. Peut-être qu’il s’absorba un peu trop longtemps dans cette tâche, d’ailleurs, car la dame ne tarda pas à l’interpeler avec une certaine impatience :

« Ce sont les mêmes, monsieur, ce sont deux tests urinaires qu’il suffit de plonger dans la petite fiole de potion et si vous voyez la couleur changer, c’est que vous êtes enceinte. Enfin, vous… Pas vous, j’imagine. »

Puisqu’il n’y connaissait rien et que le moment de gêne avait assez duré, Abel choisit de prendre les deux boîtes : on n’était, après tout, jamais trop prudent. Avec deux tests différents, il n’y aurait pas de doute possible sur le résultat, au moins. La tête pleine de pensées, il prit le temps de marcher jusqu’au miroir d’eau de la place Merlin, qui était un passage magique vers le Chemin de Traverse. L’appartement londonien où il vivait avec Isobel n’était qu’à une quinzaine de minutes à pied et il préféra, comme d’habitude, marcher plutôt que transplaner. Cette balade lui permet d’aérer son esprit troublé par les messages qu’il avait reçus d’Isobel, une heure plus tôt. Il n’avait pas été très réactif par message : en même temps, qu’aurait-il pu dire ? Cette annonce lui avait fait l’effet d’une claque et il avait des tas de questions, mais il lui avait semblé plus sage de ne pas avoir cette conversation par Pear, à un moment où Isobel était en pleine réunion. Il pouvait bien patienter une heure.

Il poussa la porte de son appartement, en se disant qu’il n’y avait pas lieu de paniquer, tant qu’ils ne connaissaient pas le résultat du test, tous les deux. Il supposait qu’Isobel avait un doute assez grand pour faire ce test, mais il n’avait aucune idée des réelles chances qu’elle soit enceinte, alors qu’ils n’avaient pas arrêté leur contraception. Si le sujet d’un bébé était encore sur la table, ils n’avaient pas pris de décision encore et se focalisaient plutôt sur l’organisation de leur mariage qui arrivait à grands pas.

Il s’absorba d’ailleurs dans l’examen des menus proposés par leur wedding-planner, histoire de se changer les idées en attendant l’arrivée d’Isobel. Malheureusement, Abel était un homme difficile à distraire quand quelque chose l’obsédait et il passa plutôt les minutes suivantes à entrevoir sur les photos de plats gastronomiques les conséquences d’un bébé inattendu, plutôt que se projeter dans le repas de son futur mariage. En ce qui le concernait, il savait qu’il se sentait prêt à accueillir un enfant, prévu ou non, mais il n’était pas certain du tout qu’il en soit de même pour Isobel. La perspective de devoir gérer ensemble un accident si lourd de conséquences l’angoissait.

Il n’était pourtant pas de nature anxieuse mais il ne pouvait empêcher ses pensées de vagabonder vers les pires éventualités. Son regard troublé de toutes ces inquiétudes finit par croiser celui d’Isobel, qui venait de rentrer. Il se leva, en s’efforçant de ne pas trop montrer ses émotions contenues.

« Salut » répondit t-il, en posant brièvement ses lèvres sur les siennes. « Je t’ai acheté le test » annonça t-il aussitôt en désignant le sachet sur la table basse. « Enfin, j’en ai pris deux parce que… Au cas où » expliqua t-il évasivement sans oser avouer que lui et son perfectionnisme n’avaient pas su choisir. Son regard s’attarda sur Isobel, comme pour essayer de lire son état d’esprit. Etait-elle inquiète, elle aussi ? Anxieuse ? Fatiguée ? Enervée ? « Ça va ? » S’enquit-il.

Isobel perçut l’inquiétude d’Abel lorsqu’elle le vit se lever pour se rapprocher d’elle. Il déposa un baiser sur ses lèvres et elle lui adressa un bref sourire. La nervosité de son fiancé majorait son anxiété. Elle essayait de prendre sur elle pour que la situation reste sous contrôle et qu’ils ne commencent pas à s'inquiéter avant d’être certains de quoi que ce soit.

- Merci, souffla-t-elle. Au moins, on sera sûrs.

Avec deux tests, ils seraient fixés et pourraient commencer à réfléchir en conséquence. Quand il lui demanda si elle allait bien, elle eut un vague mouvement de tête, difficile à interpréter. Elle avait été stressée toute la journée mais elle avait tenté de focaliser son esprit sur le travail, afin de ne pas laisser cette situation prendre toute la place. Maintenant qu’elle était face à Abel, qu’elle sentait son anxiété, tout lui revenait. Elle en avait la tête qui tournait un peu.

- Je suis nerveuse, avoua-t-elle. J’en ai mal au ventre, ajouta-t-elle en posant ses mains sur les bras d’Abel. Je ne suis pas sûre d’être enceinte mais j’ai plus d’une semaine de retard, ça commence à faire beaucoup...

Il ne lui semblait pas avoir d’autres symptômes mais après tout, elle n’avait jamais été enceinte, alors qu’en savait-elle ?

- Je suis désolée de t’avoir appris ça un peu brusquement, mais je ne pouvais pas acheter le test moi-même et je ne voulais pas passer une soirée de plus sans savoir...

Pour détendre l’atmosphère, elle haussa les épaules et eut un ton plus léger, même si ses doigts s’étaient resserrés sur la chemise d’Abel.

- Il faut que je change d’idée de robe si je dois être énorme au mariage.

La nervosité qu’Isobel exprima fit écho à celle qui se logeait au creux de l’estomac d’Abel, depuis qu’il avait reçu son message. Ils étaient à un moment où leur vie pouvait basculer, il en était conscient. Il se sentait nerveux, mais aussi un peu fébrile. Il avait du mal à savoir ce qu’il attendait de ce test que sa fiancée lui avait demandé d’acheter. Il ignorait si une réponse négative allait générer chez lui du soulagement ou de la déception, ou les deux à la fois. Il était possible qu’une réponse positive crée chez lui autant d’inquiétude que de bonheur. Il voulait avoir des enfants, lui, il avait été clair sur ce désir auprès d’Isobel et par ailleurs, il croyait en l’existence du destin : si un bébé imprévu arrivait, il l’embrasserait comme un évènement de son destin, qu’ils n’auraient pas pu éviter tous les deux. Pour autant, il savait qu’Isobel n’était pas prête, pas certaine de vouloir fonder une famille un jour, alors cette donnée restait toujours très présente dans son esprit et l’empêchait de se projeter sereinement dans quoique ce soit.

Il n’avait pas à se projeter, se rappela t-il. Pas encore, en tout cas. Tant que le test n’était pas fait, rien ne servait de se mettre dans tous ses états pour rien. Mais même lui, Abel Laveau, avait du mal à calmer ses émotions et rester rationnel face à la question qu’ils vivaient.

« Ce n’est pas grave, tu as bien fait de me demander » assura t-il, en posant sa main sur la taille d’Isobel, alors qu’elle s’excusait.

Il aurait fini par sentir que quelque chose la tracassait et si elle lui avait expliqué, ils se seraient retrouvés tous les deux à stresser et devoir attendre le lendemain pour obtenir une réponse. Cela valait bien une petite gêne passagère face à l’apothicaire.

La tentative d’humour d’Isobel au sujet de sa robe de mariage le fit brièvement sourire. Il secoua légèrement la tête. Il n’avait pas songé à cela, au fait que puisqu’ils se mariaient dans quelques mois, si Isobel était enceinte actuellement, cela se verrait forcément au moment de la cérémonie. Il mordit légèrement sa lèvre, conscient que cette perspective ferait jaser les personnalités les plus catholiques de leur famille.

« Oh, je préfère ne pas trop penser à la tête que feront les gens de nos familles si tu es enceinte à notre mariage... » Ce n’était toutefois pas la chose à dire pour faire baisser l’anxiété d’Isobel. Il tenta de se rattraper : « Pardon, ça sert à rien de s’inquiéter tout de suite alors qu’on n’en sait rien. Tu es prête à faire le test ? »

Lui aussi, il était nerveux et en attente de réponse.

La main qu’Abel posa sur sa taille donna envie à Isobel de se blottir contre lui. Elle se sentait rassurée par sa présence, même si elle avait conscience que leur vie allait peut-être être bouleversée ce soir. Elle tenta de plaisanter pour alléger un peu l’atmosphère mais l’évocation de la réaction de leur famille la refroidit quelque peu. Effectivement, elle savait bien que si elle était enceinte le jour de son mariage, certain n’allaient pas se priver de faire des remarques. Son grand-père en serait plus que contrarié et elle n’osait même pas imaginer la tête de la mère d’Abel, qui allait saisir cette occasion pour la détester encore un peu plus. Son fiancé sembla se rendre compte de sa maladresse et s’excusa. Effectivement, il ne servait à rien de s’inquiéter sans savoir mais... C’était plus fort qu’elle.

- Oui, comme ça, on saura. C’est plus fiable le matin mais...

Elle ne se sentait pas d’attendre jusqu’au lendemain pour avoir le fin mot de l’histoire. Après tout, si c’était positif, ils auraient leur réponse. Elle serra doucement le bras d’Abel avant de se détacher de lui pour saisir le sachet de la pharmacie, sortant l’une des boites au hasard. Elle la fit tourner entre ses doigts, ses yeux passant rapidement sur les explications. Ce n’était pas la première fois qu’elle en faisait un, elle avait déjà eu des moments de panique auparavant. Cette fois-ci... Elle était peut-être un moins stressée. La présence d’Abel y était pour beaucoup. Elle savait qu’elle aurait dû se diriger vers la salle de bains mais quelque chose la retenait.  

- On fait quoi si c’est positif ?

 

« Tu peux en faire un ce soir et en refaire un demain matin, si tu veux » suggéra Abel.

Mieux valait être certain. Un silence dura dans cette atmosphère qui commençait à s’alourdir un peu, sous le poids de l’anxiété qui les saisissait tous les deux. Ce moment pouvait potentiellement bouleverser leur vie et ils en avaient conscience. Abel n’avait jamais ressenti autant d’appréhension à propos de quoi que ce soit.

Il sentit que pour Isobel non plus, ce n’était pas anodin du tout et qu’elle ne semblait pas vraiment pressée de réaliser ce test. Des questions la retenaient encore, dont une qu’elle posa frontalement à Abel. Il ne répondit pas immédiatement. Il n’avait pas vraiment réfléchi à cette question, car la réponse était déjà claire, de son côté. Il aurait été étonnant qu’il adopte une position différente de celle qu’il avait adoptée jusqu’à maintenant. Mais ce n’était pas une décision qu’il pouvait prendre seul, ils étaient deux dans cette éventuelle parentalité, si elle se présentait. Il fit quelques pas vers Isobel et retrouva son contact, comme pour lui rappeler ce fait et la rassurer, en caressant doucement son bras.

« Tu connais ma position. J’ai envie d’avoir un bébé avec toi, alors s’il est déjà là… Je serai pour qu’on le garde » répondit t-il simplement. Il chercha le regard de sa fiancée, pour poser à nouveau cette question qu’elle avait tant de mal à résoudre. « Mais seulement si tu le veux aussi. »

Isobel hocha la tête quand Abel suggéra de refaire un test le lendemain matin. Il avait été prévoyant d’en acheter deux : ils allaient pouvoir être certains de leur avenir. Elle avait l’estomac un peu noué alors qu’elle lui demandait ce qu’il ferait, si le test était positif, si elle était enceinte. Elle vit qu’il prenait son temps pour réfléchir et elle lui en fut reconnaissante. La présence d’Abel l’empêchait de céder à la panique, elle se sentait rassurée par son calme relatif. Elle savait qu’il serait avec elle, peu importe le résultat, qu’il la prendrait dans ses bras et aurait les bons mots pour elle. Il s’approcha justement, caressant doucement ses bras. Elle releva les yeux vers lui, hochant de nouveau la tête alors qu’il commençait à parler.

Elle savait bien évidemment qu’il voulait un bébé, ils discutaient de cela depuis des mois. Ils n’avaient pas encore pris de décision officielle. Pour autant, cela ne voulait pas dire que les choses ne bougeaient pas de son côté. L’idée de devenir mère semblait bien moins effrayante qu’auparavant, Abel avait proposé à ses inquiétudes les plus concrètes de nombreuses solutions. Il avait réussi à lui peindre un avenir plus doux, s’ils décidaient un jour de devenir parent. À ses craintes de ne plus avoir de temps, il lui avait assuré qu’ils avaient tout à fait les moyens d’être aidés, régulièrement. À ses craintes de voir leur couple s’éloigner, il avait assuré à de nombreuses reprises qu’il l’aimait plus que tout et que leur relation était également primordiale pour lui. Il promettait qu’ils prendraient du temps tous les deux, qu’ils continueraient de sortir et d’avoir des moments pour eux. Il lui disait qu’ils pourraient former une famille, choisir leurs propres règles, passer des moments agréables avec leur bébé. Elle était tentée par ces jolis tableaux quand son esprit s’égarait, des fois. Avoir un bébé tous les deux, jouer avec lui, le câliner. L’emmener en vacances, jouer sur la plage. Un bébé qui devenait un enfant avec lequel ils pouvaient voyager, à qui faire découvrir des choses. Lui apprendre la magie ou bien faire un gâteau. Elle aimait l’idée de vivre ces moments avec lui. Elle aimait bien l’idée d’avoir un bébé avec Abel, de le voir être papa. Évidemment, son esprit n’était pas complètement apaisé sur tout. Il lui restait la crainte de ne pas aimer ce petit être, de ne pas savoir comment bien agir avec lui, de le rendre malheureux. Mais elle commençait à avoir l’impression que la seule façon de résoudre cela, c’était... d’essayer. Elle resta silencieuse quelques secondes après la question implicite d’Abel.

- Si le bébé est là... souffla-t-elle. Il est là. Elle était parfaitement consciente qu’il existait d’autres options mais elle sentait qu’elle ne pourrait pas s’y résoudre. Elle n’avait pas été éduquée ainsi, bien au contraire. Elle était pour le droit à l’avortement mais elle sentait que pour elle, cela serait trop difficile à envisager. De plus, Abel voulait un bébé, elle le savait. Alors l’idée d’être enceinte et de ne pas poursuivre la grossesse... Elle craignait que ce soit extrêmement difficile pour lui. Et serait-elle capable d’assumer cet acte, vis-à-vis de sa conscience ? Elle n’en n’était pas certaine. Je me dis que... Si je suis enceinte, c’est peut-être que c’est le destin. Lui comme elle avaient été éduqués dans les croyances vaudous, avec les ancêtres qui guidaient leur destinée. C’est que ça doit arriver et que... que peut-être que quelqu’un croit là-haut que je ne serai pas une horrible mère.

Si elle était enceinte, c’était peut-être le dernier coup de pouce dont elle avait besoin pour prendre sa décision.

Le destin était une notion inscrite dans les croyances partagées par leurs familles. Depuis tout petit, Abel avait entendu de nombreuses fois ce concept être invoqué face aux épreuves. « C’est le destin » disaient avec résignation les grandes tantes du coven, quand une tragédie arrivait. Parfois, elles le rappelaient indirectement, par des tournures différentes. « Les ancêtres l’ont voulu ». « Dieu l’a décidé ». Tout petit, cette notion l’avait beaucoup interrogé. Plus grand, il l’avait acceptée et intégrée, et elle avait participé à faire de lui cet homme calme qu’il était en toutes circonstances. Croire au destin, c’était accepter que certaines choses n’étaient pas entre nos mains. C’était un réconfort dans les moments difficiles, comme le deuil d’un proche, par exemple. C’était une aide précieuse au lâcher prise, face aux imprévus de la vie.

Abel et Isobel étaient face à l’un de ces moments, où leur vie pouvait basculer et prendre un chemin qu’ils n’avaient pas prévu. Quand sa fiancée rappela cette croyance qui les avaient bâtis tous les deux, Abel sentit un léger changement s’opérer en lui. Ses épaules se détendirent un peu, il hocha doucement la tête, avec une relative tranquillité revenue dans le regard.

« Tu as raison » approuva t-il, avant d’ajouter dans une tentative d’alléger l’atmosphère : « Moi j’ai toujours dit que tu ferais une bonne mère alors si l’univers me donne raison, je suis content. »

Il était surtout plutôt soulagé d’entendre cette réponse de la part d’Isobel. Elle semblait accepter toutes les éventualités avec un certain calme. Abel voulut la raffermir davantage en déclarant, avant qu’elle ne s’éloigne avec le test :

« Quoiqu’il arrive, on va gérer ça ensemble. Tout ira bien » assura t-il en pressant une dernière fois sa main.

Le temps d’attente lui parut évidemment interminable et s’occuper les mains avec son Pear One n’empêcha aucunement les pensées d’Abel de vagabonder. Il ne savait plus trop ce qu’il voulait, maintenant. Les dernières paroles d’Isobel lui restaient en tête et le poussaient à mesurer le chemin qu’ils avaient parcouru depuis la première fois qu’ils avaient parlé de faire des enfants. Si à l’époque, elle avait eu une suspicion de grossesse, Abel était certain qu’elle aurait été envahie par la panique. Mais tout à l’heure, Isobel avait paru à l’inverse plutôt en maîtrise de la situation. N’était-ce pas un bon signe ?

La silhouette de sa fiancée réapparut dans le cadre de la porte précisément au moment où il se posait cette question. Abel posa aussitôt son Pear One à ses côtés, sur le canapé, pour reporter toute son attention sur Isobel, dont il avait du mal à décrypter l’expression.

« Alors ? »

Malgré un discours qui paraissait apaisé, Isobel sentait l’angoisse qui lui tordait l’estomac. Elle pensait ce qu’elle disait : si elle était enceinte, c’était peut-être le destin, le signe qu’elle attendait pour sauter le pas... Mais c’était tout de même un énorme pas, un énorme bouleversement dans leurs vies. Abel tenta une plaisanterie pour détendre l’atmosphère et elle eut un petit sourire.

- Et tu as toujours raison, n’est-ce pas ? souffla-t-elle.

C’était une plaisanterie récurrente entre eux. Pour le coup, elle voulait bien qu’il ait raison, que tout le monde se passe bien et qu’un jour, si elle était enceinte, elle devienne une bonne mère pour ce bébé qui n’avait rien demandé. Il serra sa main une dernière fois et elle s’efforça de lui sourire une nouvelle fois. Elle attrapa la pochette de la pharmacie et s’éloigna en direction de leur chambre et de leur salle de bains. Le cœur battant, elle sortit un des deux tests de grossesse et tourna la boite entre ses mains. Elle relut machinalement les consignes au dos même si ce n’était pas la première fois qu’elle en faisait un. Elle avait déjà eu quelques frayeurs dans sa vie... Elle déballa le petit bâtonnet et s’installa pour faire le test.

Il y avait deux minutes d’attente, qu’elle ne put pas passer à juste... attendre. Abel était resté dans le salon et elle se sentait brusquement bien seule devant ce test. Après s’être lavé les mains, elle retourna dans leur chambre pour accéder à leur dressing, se débarrassant de sa veste. Il y avait sur leur couvre-lit un petit enfoncement en forme de Sorbier et cette image la fit sourire. Elle souffla un coup, secoua ses mains et sentit une nouvelle vague d’angoisse la parcourir. Elle retourna dans la salle de bains, pour constater que le minuteur lancé sur son Pear n’était pas encore fini. Assise sur la baignoire, l’un de ses pieds battait la cadence nerveusement. Quelques secondes après, le Pear sonna.



Isobel était retournée dans le salon et elle vit Abel se retourner immédiatement vers elle. Elle sentait la nervosité qui se dégageait de lui. Elle ne le tortura pas plus longtemps : le résultat du test avait été plus que clair...

- C’est négatif.  

Elle haussa légèrement les épaules.

- Je ne suis pas enceinte.

Elle le rejoignit sur le canapé. Elle ne savait pas vraiment ce que cette nouvelle évoquait chez elle. En attrapant le test et en voyant qu’il était négatif, elle avait ressenti un soulagement. Elle n’était pas enceinte, leurs vies n’allaient pas être bouleversées. Mais, bien vite, elle avait senti ce soulagement s’évaporer pour laisser place à quelque chose de plus... étrange. Un peu de déception ?

Le temps du test parut interminable à Abel et mit à l’épreuve sa patience pourtant légendaire. Il se sentait dans un état de fébrilité rare chez lui, entre l’excitation et l’inquiétude. Il ne savait même pas vraiment ce qu’il attendait comme résultat. Un résultat positif créerait forcément de la joie mêlée d’anxiété chez lui, car même s’il désirait avoir un enfant, il préférait le faire dans un cadre prévu et stable. Quant à un résultat négatif, il était incapable de dire si cela susciterait du soulagement ou de la déception chez lui.

Le destin voulut lui faire découvrir assez rapidement la réponse à cette question. Quand Isobel se présenta dans l’encadrement de la porte du salon, il resta suspendu à ses paroles, dans un parfait silence. Elle n’était pas enceinte. Ce ne fut pas très difficile pour lui d’identifier le premier sentiment qui le saisit à cette annonce et qui ressemblait à un couvercle brutal sur une petite flamme d’espoir. Il était déçu.

Et chose peu coutume chez lui, il eut du mal à le masquer.

« Ok… »

Il ne bougea pas en voyant sa fiancée s’approcher et s’installer à côté de lui. Cette nouvelle venait de créer un petit choc chez lui. Elle n’était pas enceinte. Il n’allait pas devenir père tout de suite. Ce n’était pas le moment. Ce n’était pas la volonté de Dieu. Abel se mordit légèrement la lèvre inférieure, en tentant de remplacer son sentiment de déception par quelque chose de plus rationnel.

« Eh bien, au moins on s’évite le stress d’une grossesse imprévue. » Ce qui était objectivement rassurant. Il chercha le contact de la main d’Isobel et son regard, en l’interrogeant avec une certaine réserve : « Ça va ? »

Il ne fut pas difficile pour Isobel de comprendre qu’Abel était déçu. Elle le sentit dans son aura et le vit sur son visage, même s’il avait tenté de prendre sur lui. Elle s’était glissée près de lui silencieusement et glissa ses doigts contre les siens lorsqu’il lui saisit la main. Elle était désolée. Elle était vraiment désolée de lui faire de la peine. Beaucoup de sentiments se mélangeaient en elle. Elle était chagrinée de voir qu’elle faisait de la peine à son fiancé, un peu soulagée de ne pas avoir à gérer une grossesse surprise avec le mariage qui arrivait et en même temps, elle ressentait une certaine déception qu’elle peinait à expliquer. Abel fut tout de suite rationnel et elle hocha la tête lorsqu’il glissa qu’ils s’épargnaient le stress de composer avec une grossesse imprévue.

- Au moins je rentrerai dans ma robe... souffla-t-elle, mais le cœur n’y était pas. Quand il lui demanda si cela allait, elle haussa un peu les épaules. Je ne sais pas. Un instant de silence. Je me sens un peu bizarre.  

Elle resta silencieuse quelques secondes, les yeux baissés sur leur tapis, de nombreuses pensées défilant dans son esprit.

- Je crois que... Je crois que je suis un peu déçue. Je crois que j’aurai été un peu soulagée si j’avais été enceinte, au moins... c’était fait, tu vois ? La décision était prise ? Nous n’avions plus à tergiverser, on avait décidé pour nous. À la fois, cela aurait été vraiment terrifiant avec le mariage et terrifiant globalement mais... C’était décidé, on se lançait.

Ils en parlaient depuis des mois et n’avaient jamais réussi à prendre de décision. Ils avaient un peu peu évolué dans leurs potions mais n’avaient pas tranché. Si elle avait été enceinte, au moins, ils auraient été fixés.

- Et toi, tu es déçu ?

Abel laissa le temps à Isobel de trouver ses mots, songeant qu’elle devait être plutôt soulagée de ce résultat négatif. Ils avaient déjà parlé plusieurs fois de leurs envies, et si Isobel avait accepté d’examiner la question, elle ne lui avait jamais dit qu’elle était prête à avoir des enfants, ni même qu’elle en avait envie. Une grossesse imprévue avait toutes les chances de générer de l’anxiété, voire de la panique chez elle, alors éviter une telle situation la soulageait certainement. Il eut donc la surprise de découvrir qu’elle ressentait tout l’inverse, comme elle tenta de l’expliquer. Ses aveux créèrent chez Abel un silence réflexif, incrédule, alors qu’il dévisageait sa fiancée qui lui disait ni plus ni moins qu’elle aurait préféré être enceinte.

Il ne s’était pas attendu à une telle déclaration.

Il fut si sonné qu’il ne répondit pas tout de suite à la question qu’Isobel lui renvoyait, focalisé sur ce qu’elle avait dit juste avant. Il sentit, au fond de son coeur, renaître la petite lueur d’espoir que ce test venait d’éteindre et qui lui fit dire en plongeant son regard dans celui d’Isobel :

« Un peu, oui, avoua t-il. Mais, tu sais... La décision nous appartient toujours. » Il saisit sa main dans la sienne, le coeur battant, sans vraiment croire à cette nouvelle opportunité qui se créait dans le discours de sa fiancée. « Si tu es déçue de ne pas être enceinte, alors… On peut simplement décider de le faire, intentionnellement cette fois. »

Abel confirma qu’il était déçu par le résultat du test mais ne s’arrêta pas sur cet élément. Il attrapa avec douceur sa main dans la sienne, glissant que la décision leur appartenait toujours. Ce murmure accéléra son cœur alors que leurs regards se rencontraient. Elle se sentait effectivement un peu attristée par le résultat du test car cela aurait résolu toutes leurs tergiversations. Ils auraient pu dire que c’était le destin et l’accepter. Mais peut-être qu’ils n’étaient pas complètement revenus au point de départ : face à ce négatif, elle aurait pu avoir une toute autre réaction. Elle aurait pu être soulagée, rassurée. Elle aurait pu se dire qu’ils l’avaient échappé belle. Cela aurait pu confirmer toutes ses craintes et le fait qu’elle ne souhaitait pas porter d’enfant. Ce n’était pas ce qui était arrivé : elle était déçue. Elle aurait préféré qu’il soit positif. Elle aurait préféré être enceinte.

Ce constat avait quelque chose de terrifiant, comme si elle se trouvait au bord d’un précipice. Hé bien. La décision qui se présentait à eux était massive mais avait quelque chose de l’évidence. Ils en discutaient depuis des mois et des mois. Elle avait tout fait pour se familiariser à l’idée, pour arriver à se projeter dans ce potentiel futur. Elle avait véritablement tenté de construire un projet de maternité, de parentalité avec Abel. Ils avaient passé des soirées entières, couchés dans leur lit, à dessiner ce que pourrait être leur vie avec des enfants. Elle avait parlé avec Ann, l’épouse de Connor, elle avait échangé avec ses amies qui voulait des enfants, elle était même allée lire des forums sur le sujet. Elle avait commencé à imaginer à quoi pourrait ressembler son lien avec son bébé. Et aujourd’hui, elle était déçue de ne pas être enceinte. Alors quoi donc ? Ils n’allaient pas juste faire ce constat et s’arrêter là. Ils pouvaient juste continuer d’avancer et décider d’avoir un bébé. Elle laissa un silence planer quelques secondes.

- C’est vertigineux, non ? souffla-t-elle. Elle en avait presque la tête qui tournait. On pourrait. On peut.

Elle souffla un coup et raffermit sa main dans la sienne.

- Je crois que j’ai envie d’un bébé avec toi.

En recevant le message d’Isobel, quelques heures plus tôt, Abel avait songé que leur vie allait peut-être basculer ce soir. C’était le moment, celui de la bascule. Il décelait dans le regard d’Isobel un changement important, qui lui donnait beaucoup d’espoir, plus qu’il n’en avait jamais eu depuis qu’ils commençaient à parler de l’éventualité de fonder une famille ensemble. Abel ignorait quel élément exactement avait fini par pousser Isobel à changer de posture, sans doute n’y en avait-il pas un seul. C’était certainement ce long cheminement, de plusieurs mois, ponctué de multiples discussions, de recherches, de lectures, qui avait fini par les emmener là où ils étaient aujourd’hui : sur le point de se dire oui, à nouveau.

Ce mot semblait sur le bord des lèvres de sa fiancée. « On pourrait », commença t-elle par dire, avant de passer à une forme plus affirmative, qui tira un grand sourire à Abel, un de ces sourires qu’on voyait rarement chez lui.

« C’est vrai ? »

C’était presque trop beau pour être vrai et pourtant, Isobel confirma, une nouvelle fois. Alors Abel laissa complètement éclater les émotions qui le saisissaient soudainement et venaient balayer la déception qui l’avait pris tout à l’heure. Pris d’un élan de tendresse, il attira Isobel dans ses bras, démuni de mots pour dire ce qu’il ressentait. Il n’avait de toute manière jamais été très bon dans cet exercice, alors il se contenta, pendant quelques instants, de faire passer la reconnaissance et le bonheur qu’il ressentait, à travers leur étreinte. Quelques mots franchirent ses lèvres, simples mais sincères :

« Tu me rends heureux. »

Le grand sourire qui naquit sur les lèvres d’Abel ravit le cœur d’Isobel, qui se sentit envahie de bonheur. Elle avait l’impression que sa tête tournait encore un peu devant la décision qu’ils venaient de prendre. Abel la serra très fort contre lui et elle se blottit dans cette étreinte, fermant très fort les yeux. Elle pouvait sentir toute sa tendresse au travers de cette embrassade et elle tenta de lui communiquer tout son amour en retour. Sans qu’ils ne se séparent, il lui murmura qu’elle le rendait heureux et elle grava cette phrase dans sa mémoire.

- Je t’aime.

Il la rendait heureuse aussi, assez heureuse pour qu’elle parvienne à se projeter dans ce projet avec lui. Ils allaient avoir un bébé. Devenir une petite famille de trois. C’était une pensée vertigineuse mais dans le même temps, elle arrivait de plus en plus à les imaginer dans cette configuration. Elle voulait essayer. La déception ressentie devant son test négatif lui avait permis de faire cette dernière bascule qui les retenait. Elle se sentait un peu émue, réalisa-t-elle en se détachant légèrement d’Abel pour essuyer un peu ses yeux. Elle ne savait pas précisément à quoi étaient dues ces larmes. C’était un petit chamboulement, d’un coup.

- C’est intimidant, un peu, souffla-t-elle. On pourrait avoir un bébé au printemps prochain.

« Je t’aime aussi. »

Abel ne prononçait pas très souvent ces quelques paroles d’amour alors elles étaient d’autant plus porteuses d’un sens fort et sincère. A cet instant, il se sentait vraiment comme l’homme le plus heureux du monde, prêt à se marier et à fonder une famille avec la femme qu’il avait toujours aimée. Il n’y avait pas de mots suffisants pour décrire un tel sentiment de reconnaissance, d’accomplissement et de bonheur, alors il essaya de le faire passer à travers l’étreinte qu’il partageait avec Isobel. Il la sentit émue en se détachant d’elle et pour être honnête, il l’était un peu aussi. Il sentait l’excitation et l’angoisse l’envahir en même temps, comme après chaque décision importante de sa vie. Il allait faire un bébé avec Isobel. C’était à la fois merveilleux et effrayant.

« Au printemps prochain ? Ça c’est si on essaye dès maintenant. Ce qu’on peut faire, bien sûr, s’amusa t-il, même si son côté rationnel le poussa à ajouter : « Mais puisque ta contraception est encore active, ça ne risque pas de marcher tout de suite. » Il attira Isobel contre lui, pour déposer sur ses lèvres quelques tendres baisers. « Tant pis » glissa t-il malicieusement, avant de l’entraîner dans une étreinte plus passionnée, car en ce qui le concernait, ils avaient tout de même une heureuse décision à célébrer.