Bad Romance [Sasha]

15 mars 2011

Ivre aux abords du Ministère dans ce bar, néons tamisés censé donner quoi, un aspect lounge, et en face de moi il y a ce gars qui n’arrête pas de me payer des cocktails improbables, type couleurs ouaté orange fluo tranche de citron. Je commence à voir trouble, à avoir sommeil, vaguement, mais le corps et la tête surtout, la tête, beaucoup plus légère. Les sièges ne sont pas désagréables, des banquettes insérées dans des box très privés, très intime. Je dévisage ce garçon mais j’ai l’œil trouble, je suis incapable de me souvenir de son prénom. Thomas ? William ? Ludovic ? Il a une tête à s’appeler Andrew, pas André vraiment il a un teint d’anglais et un accent, même au travers du brouillard, qui mâche du scone à l’heure du thé. Et d’ailleurs, j’ai un peu oublié ce qu’il me veut, si ce n’est sa jambe collée à la mienne sous la table, et le sourire charmeur par-dessus.

Charmeur ? Ou peut-être pas ? Ou peut-être bienveillant ? Ou peut-être que peu m’importe, au fond, après tout ce n’est pas comme si quelque chose allait se passer, comme s’il allait m’embrasser dans la nuit d’une cafétéria vide, et puis de toutes façons, est-ce-que j’en aurais envie ? Je veux dire : c’est un homme. C’est strict, non, il porte la barbe. Vaguement ? Je n’ai pas la tête à ça en fait ce type est bien à ma table parce qu’il parle, et ça m’occupe, et parce qu’il paye, et ça m’occupe aussi, plutôt l’esprit. Ces derniers mois ça va vraiment salement de travers. Pas un petit travers stimulant plutôt un travers perpendiculaire vraiment dangereux, qui ne laisse pas tellement le temps de freiner. Un sacré mur en brique.

Je suis assez proche d’avoir la tête dedans. Même avant de boire, bien sûr, boire n’arrange rien. Je suis au courant, d’ailleurs je n’avais pas spécifiquement prévu d’être ivre, j’avais spécifiquement prévu pas grand-chose, de boire un verre, dans un endroit silencieux, seul. Pour penser. C’est comme se focaliser sur une douleur j’y pense et j’ai l’impression de régler le problème, la vérité c’est que j’ai trois fois plus mal ensuite – vraiment trois fois plus, j’ai calculé, sur une échelle de un à dix à combien… ce genre de chose- alors, Leonard est très vif dans mon esprit, très présent alors que je réponds je ne sais quoi à mon interlocuteur au regard charmant, au contact chaud. Je luis souris, je pense à Leonard, je lui souris, je pense à Joséphine, je lui souris, je pense…

- Tu ne m’écoute pas.
- Si.
- Qu’est-ce que je viens de dire ? » Je lui souris. Et merde.

Mais au fond, est-ce que ça m’importe, qu’il sente mon intérêt, je ne le force pas à payer pour moi, je ne lui ai rien demandé, je ne lui dois pas grand-chose, contrairement à Leonard, ou Joséphine, ou Danielle, ou… Je ris, très doucement, très, très doucement, en faisant tourner un peu le verre sur son pieds avec une voix dans ma tête qui me dit : Constantine, arrête de tripoter ce verre, tu vas le casser.

- D’accord, avouais-je, je n’écoutais pas.
- Tu as la tête ailleurs…
- C’est un truc de naissance.
- À quoi tu penses ? » Demande mon cavalier avec un sourire charmant, enfin je crois parce que ça tourne tranquillement autours de moi.
- A la mort, essentiellement. A la torture, aussi, beaucoup, tu sais. Le pouvoir que tu peux prendre par la force sur les autres ? Au destin, à la maladie…
- Hé ben heu…
- Quoi ? » Il a l’air décontenancé, ça me fait plaisir, un petit peu.
- Je ne m’attendais pas à une réponse aussi extatique.
- Je ne vois vraiment pas pourquoi, c’est passionnant, la mort. La dégradation physique. Vraiment, tant de choses qu’on ignore et qui…
- Et qu’est-ce que tu dirais, me coupe mon inconnu, d’avoir la tête ailleurs, littéralement ?
- Comme une décapitation ? » Cette fois il rigole en imaginant qu’ivre mort, je ne sois que premier degré.
- Non plutôt comme visiter un endroit avec de la musique, des lumières qui changent, des gens qui dansent…
- Ha oui, une boîte de nuit.
- J’appelle ça plus poétiquement un lieu de rencontre désinhibé, fait-il doctement. Je hausse les épaules.
- On se rencontre et je suis désinhibé pourtant c’est un bar à cocktail, sur la définition, je dirais : meh.
- Et sur le principe ? » J’hausse les épaules à nouveaux.

Lestement mon cavalier se lève. J’ignore s’il a eu l’intelligence de ne consommer qu’un verre sur deux, voire peut-être un verre tout court ? Après tout je n’ai pas porté attention à ce qu’il commandait pour lui, et l’alcool était déjà dans mon sang avant qu’il ne se glisse sur la banquette opposée avec son pieds flirteur et son sourire délectable. Je me lève pour le suivre, en prenant garde à me tenir à la table : je me connais, peu de stabilité plus moins de stabilité en général ça donne un Constantine étalé de tout son long, et quelle genre de dignité désire vivre une telle situation ? jamais la mienne, et pourtant. Bon, je renverse quand même le cocktail d’un geste d’une précision terrible, celui qui visait exactement à éviter le verre mais, mauvais calcul de trajectoire.
- Ha bah. Ça c’est fait. » J’entends un rire vague et ça m’énerve un peu parce que je ne sais pas s’il se fou de moi ou si ça lui plaît, dans les deux cas j’ai l’impression que je ne lui demande pas son avis, pourtant je ne cherche pas spécifiquement à le fuir, pas plus lorsqu’il m’emporte avec lui dehors, au travers des rues. On marche longtemps, il a passé un bras autours du mien, sa main touche ma main, je ne fais rien pour me dégager parce que ce n’est pas spécifiquement désagréable si on oublie que c’est un homme. On arrive devant la boîte. Là un enchaînement d’évènements se mettent en place que je ne comprends pas bien, et puis on entre, un peu avant tout le monde.

A l’intérieur c’est sombre et épileptique, avec un tas de bougies enchantées qui clignotent en faisceaux, se meuvent en forme, changent de couleur au rythme d’une musique qui dépassent tous les hurlements des stades de quidditch que j’ai eu l’occasion de côtoyer dans ma vie sauf qu’ici personne n’est sagement aligné dans des gradins mais bien les uns contre les autres et immédiatement j’ai envie de partir d’ici, mais mes jambes sont clouées au sol. Andrew qui ne s’appelle vraiment pas Andrew – Sidney ? Terrence ? – se glisse devant moi, je baisse la tête un peu surpris de le trouver si prêt, mais sa chaleur est assez agréable, ça étouffe le bruit, et je me sens moins con. Il a mon visage dans ses mains, passif je le regarde s’approcher en me demandant quel effet va avoir ses lèvres sur les miennes. C’est la première fois que j’embrasse un homme. Il a un goût d’alcool sucré.

- Je vais nous chercher à boire. » Je crois qu’il a été obligé de gueuler pour que je l’entende, je hoche la tête sans répondre, doublement ivre d’alcool et des six milles informations sensorielles que je reçois à la minute. Je cligne des yeux et marche machinalement vers un coin de la salle en cherchant mécaniquement à me soustraire au bruit, aux odeurs, au monde, enfin, sans réaliser encore que je pourrais simplement sortir. J’ai un instant d’immobilité, à papillonner sur la lumière.

Et puis enfin je commence à réaliser ma solitude.

Sasha était installée autour d'une petite table ronde dans un bar à cocktail sorcier situé à quelques rues du Ministère de la Magie. Elle avait pris soin de dissimuler son livre sur la légilimancie en remplaçant la couverture par celle d'un roman sans intérêt et le lisait avec attention en sirotant un jus de citrouille. Comme à chaque fois qu'elle devait retrouver Alessandro, elle s'était préparée avec soin en s'appliquant à paraitre un peu plus âgée qu'elle ne l'était réellement. Elle était légèrement maquillée, vêtue d'une élégante jupe bleu marine offerte par Isobel, et avait ramené ses cheveux en chignons lâche sur le haut de sa nuque. Une véritable femme d'affaire en miniature.

Une vibration de son Pear la tira de sa lecture et elle consulta la notification avec un froncement de sourcil. Le contenu du message lui arracha un soupir de lassitude. Alessandro pensait finir plus tard que prévu, et lui recommandait un peu sèchement de ne pas l'attendre et de rentrer chez elle. Il lui avait déjà fait le coup deux jours plus tôt et si les choses continuaient ainsi les vacances scolaires seraient terminées avant qu'elle ait eu le temps de prendre une seule leçon d'occlumancie. A moins qu'elle ne se trouve un autre professeur.

Elle avait du mal à savoir si le garde-du-corps était réellement retenu par le travail, ce qui était parfaitement possible, ou s'il cherchait à l'éviter. Il avait eu accès à ses souvenirs le plus intimes et les plus inavouables lors de leurs précédentes séances d'entrainement et s'il n'avait rien laissé paraitre sur le moment, elle avait le sentiment qu'il avait été surpris par le contenu de sa mémoire. Ce n'était pas tant les faits que les émotions qu'ils avaient éveillé en elle qui semblaient le déranger. Elle avait clairement vu son regard changer la dernière fois, après qu'ils se soient plongés dans le souvenir de cet après-midi à Pré-au-lard. Encore incapable de rejeter complètement les intrusions d'Alessandro dans son esprit, elle n'avait pas pu lui cacher la curiosité et le plaisir que la contemplation de cette scène de torture avait provoqué en elle. Des émotions qu'ils n'avaient visiblement pas partagé. Et depuis, étrangement, il était très pris par son travail.

Agacée et blessée par cet énième rejet, Sasha abandonna quelques noises sur la table et s'apprêtait à se lever pour quitter sa table quand la porte du bar s'ouvrit sur une personne particulièrement intéressante. Constantine Egalité venait de s'approcher du bar pour commander une boisson, et se dirigeait vers une table voisine de la sienne. L'adolescente baissa aussitôt les yeux vers son livre et laissa le Directeur des Mystères s'asseoir dos à elle avant de redresser la tête pour l'observer discrètement. Depuis sa visite à Skye quelques jours plus tôt elle se renseignait beaucoup sur les personne qui y étaient liées, pour étudier leurs profils. Elle avait commencé à rassembler un maximum d'informations sur Meredith Kane et sur Constantine Egalité, et avait notamment découvert que ce dernier était un occlumens et un legilimens réputé.

Finalement, elle pouvait peut-être rester encore un peu, songea-t-elle. Le Directeur de département attendait certainement quelqu'un et si elle s'imaginait bien qu'il ne tenait pas de réunions stratégique dans des bars à cocktails, elle espérait malgré tout pouvoir récupérer quelques informations sur Skye ou les Mystères. Un long moment s'écoula avant qu'un autre homme ne vienne effectivement s'installer en face d'Egalité, que ce dernier ne semblait toutefois pas connaitre. Sasha n'entendait pas distinctement leur conversation depuis l'endroit où elle se trouvait, mais ils n'avaient pas l'air de discuter de travail. Le pied de l'inconnu qui se frottait contre la jambe du Directeur des Mystère confirmait cette intuition. Tiens donc, voici une information sur Constantine Egalité qu'elle n'avait pas dans son dossier.

Sasha délaissa un peu sa lecture pour se concentrer sur les bribes de conversation qui lui parvenaient de la table voisine, de plus en plus fortes à mesure que le taux d'alcoolémie des deux hommes augmentait. Cela ne valait pas une leçon de légilimancie mais c'était tout-à-fait divertissant. Elle se redressa un peu, intéressée, quand il fut question de poursuivre la soirée dans une boite de nuit. Définitivement pas le genre d'endroit où elle aurait pensé croiser le directeur des Mystère, mais peut-être le meilleur endroit pour l'approcher... D'autant plus qu'il paraissait particulièrement alcoolisé, en témoignait le verre à cocktail qu'il venait de renverser.

Elle suivit les deux hommes de loin alors qu'ils se dirigeaient vers le club et se chercha un acolyte dans la file d'attente en arrivant à l'entrée de l'établissement. Elle jeta son dévolu sur un jeune comptable du Ministère d'une vingtaine d'années et se pendit à son bras en l'écoutant de plaindre de l'inefficacité de sa collègue -une certaine Josy. Le vigile à l'entrée semblait le connaitre puisqu'il le salua par son prénom avant de les laisser entrer tous les deux, présumant légitimement qu'ils étaient ensemble. Elle affirma qu'elle allait leur chercher des boissons et le planta là sans la moindre intention de revenir. Il lui fallut quelques minutes pour retrouver la trace de Constantine Egalité, qu'elle identifia finalement au milieu de la piste, en train d'embrasser l'homme de tout à l'heure. Elle sortit son Pear de sa poche et immortalisa l'instant sur un cliché rendu un peu flou par les lumières clignotantes mais sur lequel on reconnaissait sans trop de difficultés les deux hommes. Voila qui pourrait toujours servir.

L'homme inconnu s'éloigna alors, abandonnant le directeur des Mystère au milieu du club, à la merci de la musique aux basses profondes, des stroboscopes, et des sombres intentions de la Serpentard. Elle le suivit alors qu'il s'éloignait du centre de la piste d'une démarche mal assurée. Elle s'approcha en quelques enjambées et l'attrapa doucement par le poignet pour le guider jusqu'à une petite salle à demi-plongée dans la pénombre où quelques couples s'enlaçaient sur des banquettes en velours. Ici la lumière et la musique étaient moins fortes et on pouvait s'entendre sans se hurler dessus.

"Je me suis permise, s'excusa-t-elle en lui lâchant le poignet avec un sourire faussement désolée. J'ai eu l'impression que vous cherchiez un peu de calme, Mr. Egalité."

Elle avait parfaitement conscience de jouer avec le feu -elle s'adressait quand même à un directeur de département - mais il lui paraissait si vulnérable à cet instant qu'elle estimait qu'il aurait été dommage de ne pas profiter de l'occasion. C'était plus fort qu'elle, elle était attirée par le pouvoir comme un papillon par la lumière, et elle était bien décidée à profiter un peu de celui de Constantine Egalité.

"Vous devriez vous asseoir, suggéra-t-elle gentiment en le poussant vers une alcôve un peu à l'écart et en s'installant elle-même sur le canapé qui s'y trouvait. Votre ami risque de vous chercher..."

Ami dont elle espérait bien découvrir l'identité, histoire de compléter son dossier et éventuellement de se servir de cette information pour faire du chantage au Directeur des Mystères.

La musique est si forte infernale les basses tremblent ça résonnent juste dans les os, dans les reins, dans le foie, très désagréable. Les lumières, pareil, vives comme des éclats d’explosions brutales et aveuglantes, ça brûle la rétine comme une épingle chauffée à blanc qu’on s’enfoncerait dans l’iris, je déteste. Et en deux secondes le noir complet. Des formes qui bougent mollement sur ces sons assourdissants, tous mes sens sont en alerte et même brisés par l’alcool un trouble distinct s’achemine tranquillement dans ma poitrine, me fait respirer plus vite, haleter ma cage thoracique, mon regard balai d’un mouvement erratique l’espace bondé de tous ces corps qui se collent, se heurtent, se cherchent, se lient langoureusement entre eux dans des partages d’affects et de sueur, je recule. Le dos contre le mur, aveuglé, assourdit, le souffle court, je me demande un instant si je vais rester figé là à faire une crise de panique. La sortie, peut-être, serait bienvenue, ou simplement qu’ils éteignent ces lumières, cette musique, insupportable. Je ferme les yeux un instant. Diminuer le nombre d’informations. Focaliser son attention sur quelque chose de concret. Mais les choses tournent même derrière mes paupières closes. Qu’est ce qui m’a pris de venir ici ? Je sais très bien que je ne supporte pas ce genre d’endroit, je ne supporte pas ce genre d’endroits.

Inspirer, sept, apnée, quatre, expirer, huit.
Encore.
Inspirer, sept, apnée, quatre, expirer, huit.
Encore.
Inspirer, sept, apnée, quatre
C’est désorientant il faut que je retourne vers la sortie mais tellement de monde entre moi et l’extérieur, expirer, huit, inspirer, sept, et si je fais une crise, apnée quatre, et si je fais une crise de panique maintenant, mais qu’est ce qui m’a pris, expirer, apnée ? quatre ? je vais poser mes mains sur mes oreilles et m’accroupir, quelqu’un me prend par le poignet, je sursaute à moitié et me laisse conduire. La musique diminue d’intensité. Les odeurs de sueur, de cage, de renfermé, diminuent. La lumière s’apaise et se stabilise. L’alcool tourne toujours. Je respire. Mon souffle se tranquilise.

- Heu… » Je retrouve vaguement mes sens, il y a une fille qui lâche ma main et me regarde en m’appelant par mon nom. Je la connais ? Je l’ai oublié ? Mais qui est-ce ? « Merci… » Peut-importe pour le moment je lui suis simplement reconnaissant. Je cligne des yeux et me passe une main sur le visage. Pas loin, il y a des couples, d’accord, qui s’enlacent comme s’ils étaient dans leur salon. Bon, bon, je me suis bien laissé caresser par Danielle dans une cafétéria ministérielle, hein, c’est sans doute encore moins approprié. Je me laisse tomber sur le canapé. Quelle délicieuse idée. Délicieuse… « Hein ? Ha… » Je tourne la tête et voit pour la première fois celle qui m’a tiré par la main pour me mettre en sécurité (en sécurité ?) « Non, ce n’est pas vraiment mon ami. » Je la dévisage.

Elle est assez jolie, avec du rouge sur les lèvres, une jupe bleue comme ses yeux qui sont quand même un peu plus froids et un sourire très fin. Peau pâle, yeux vifs, cheveux châtains. Je fouille. Je cherche. J’invoque des images consécutives.

- On se connait ? finis-je par demander. Ce visage troublé par les ondulations paresseuses de la vague de mon dernier cocktail ne me dit pas grand-chose. Pourtant elle a l’air de me connaître, mais des tas de gens me connaissent sans que ce soit réciproque. Peut-être ? « Non, on ne se connait pas. » Dis-je encore sans en être totalement certain. « C’est gentil de m’avoir amené ici. En fait ce serait carrément adorable si je faisais le même trajet mais vers la sortie. » La vérité c’est que pour le moment, j’en suis incapable, repenser même un peu à l’ambiance de la boîte m’est insupportable. « Vous êtes… qui ? Au juste ? » Finis-je par demander en me tournant à nouveau vers la jeune femme qui n’a pas cessé, je crois, de me dévisager.

J’ai l’impression qu’elle attend quelque chose de moi mais quoi aucune idée.

"Vous aviez l'air plutôt proches..." répondit-elle simplement quand le directeur de département affirma que l'homme qui avait ses lèvres contre les siennes un instant plus tôt n'était pas son ami.

Elle observa attentivement Constantine Egalité et décida de le laisser tranquille avec ça, pour le moment. Il avait encore l'air complètement désorienté et ne prendrait certainement pas la mesure du risque que pouvait potentiellement représenter la photo prise par Sasha. Elle n'en obtiendrait rien maintenant. Il serait idiot de gâcher ce qui pouvait être un excellent moyen de pression en l'utilisant au mauvais moment.

Le cliché resta donc bien sagement dans le Pear de l'adolescente, qui était décidée à récolter le maximum d'informations sur son interlocuteur. Si possible des informations qu'elle pourrait utiliser contre lui quand il aurait retrouvé ses esprits. Elle avait besoin d'éléments suffisamment solide pour le faire chanter. Quelque chose lui disait que le directeur des Mystères ne serait peut-être pas aussi facile à manipuler qu'Alessandro, et ce alors même qu'il était plutôt en mauvaise posture pour le moment.  

Elle se fendit d'un sourire quand il la remercia de l'avoir amené ici. Il y avait fort à parier qu'il regretterait vite ces dernières paroles.

"Prenez quelques minutes pour vous remettre, conseilla-t-elle avec douceur. Elle tendit le bras et posa sa main au dessus de son genou. Elle guetta une quelconque réaction. Si Constantine Egalité était plus sensible au charme de son ami -qui n'était pas son ami- qu'à celui de Sasha, elle allait devoir trouver un nouvel angle d'attaque. Je vous escorterai jusqu'à la sortie."

Elle n'était pas opposée à l'idée de le ramener jusque chez lui si besoin, bien au contraire. Elle espérait toutefois qu'il ne comptait pas sur elle pour un transplanage d'escorte, parce qu'elle n'avait pas son permis. Elle pourrait toujours prétendre qu'elle avait bu un ou deux cocktails et n'était pas en état. Ils trouveraient bien un autre moyen.

"Pas encore, répondit-elle quand il affirma qu'ils ne se connaissaient pas. Il ne se doutait pas qu'elle le connaissait déjà bien plus qu'il ne l'aurait voulu. Je m'appelle Sasha."

Cela lui faisait presque étrange de se présenter de façon si honnête et si simple alors que toute cette situation faisait partie d'une mise en scène bien étudié. Un frisson d'excitation parcourut son dos à l'idée qu'elle était en train d'approcher le directeur des Mystères. Elle avait conscience de risquer gros, et de se frotter à bien plus fort qu'elle, mais elle comptait tirer de nombreux avantages de cette prise de risques, alors cela valait bien la peine. Portée par cette idée, l'adolescente décida de poursuivre sa quête d'informations.

"Vous n'aviez pas l'air de passer un très bon moment, commença-t-elle en se penchant un peu vers Constantine pour n'être entendue que de lui. Vous venez souvent ici ?"

La main de Sasha était toujours posée sur la cuisse de son interlocuteur, dont elle était désormais très proche, et si quiconque leur avait prêté un peu d'attention dans ce salon pas vraiment privé, il aurait pu se faire des idées. Heureusement pour lui et malheureusement pour elle, les quelques couples autours d'eux semblaient bien trop occupés à s'embrasser langoureusement pour remarquer les nouveaux arrivants, dont un membre du gouvernement. Cela avait au moins le mérite de donner le ton à cet espace intimiste, coupé du reste du club, qui pouvait donner des idées...

J’écoute évidemment avec beaucoup d’attention les conseils de cette jeune femme inconnue qui vient de m’éviter quelque chose de très désagréable. J’ai posé mes coudes sur mes genoux, et posé mes mains sur mes yeux pour en faire disparaître les éclats de lumière aigüe, les réhabituer à la pénombre et au calme bruissant sur fond de musique étouffée qui m’entoure. Je remarque une chaleur différente sur ma jambe qui n’est pas désagréable. Je soupire longuement, bascule en arrière avec un certain soulagement, le dos calé contre le dossier velouté du canapé, et retire mes mains lentement pour confronter mon regard aux ombres qui m’entourent. Il glisse sur le mur ornementé d’un peu de mauvais goût, aux porte bougies d’un kitsch terrible, aux enlacements vaporeux des formes indistinctes, et se pose sur la main fine, d’un blanc nacré, qui tranche sur le noir de mon jean. Puis sur les yeux de la jeune femme, pour revenir dans un clignement sur le mur, sur un point fixe, pour empêcher les choses de tourner trop fort – être assit aide –

- Salut, Sasha. Réponds-je avec un demi sourire. Je commence enfin à me sentir un peu mieux, l’excès de panique coule le long des reflux d’alcool qui donnent à mon discernement une paresse dans laquelle je m’engonce avec un plaisir certain." Et merci."

Je connais ma désinhibition, je sais qu’elle me donne un courage que je ne possède pas du tout au quotidien. Un courage qui me fait trouver agréable le contact d’une main inconnue sur ma cuisse quand elle devrait me plonger dans un malaise maladroit. Je me laisse faire en me demandant ce qu’elle trouve à un type comme moi à moitié déséquilibré par son taux d’alcoolémie, vulnérable comme l’imbécile exposé à un environnement pour lequel il n’est pas du tout adapté.

Un mauvais moment est un euphémisme, j’éclate de rire à sa question.

- Pourquoi, je donne l’impression d’être un habitué ? » Je rencontre son regard, gris, étonnement profond et glacial, beaucoup plus froid que son sourire chaud qui est, lui, très proche. « Non, non. Je viens une fois par an, le temps d’oublier que je déteste ce genre d’endroit, et d’y revenir pour me le rappeler. »

Au demeurant, je ne sais plus bien ce que je fais ici. Ma mémoire n’est pas des meilleurs encore moins lorsqu’elle est aux prises avec des substances qui la troublent, mais j’ai dans l’idée que ça n’a rien de dramatique de ne plus s’en souvenir. Elle au contraire à l’air exactement au fait des raisons de sa présence. Je souris encore, vaguement mutin, les yeux fatigués par le sommeil qu’influe cette brusque chute d’adrénaline.

- Toi par contre, tu m’as l’air de savoir parfaitement où tu es et pourquoi tu y es… Tu chasses, hein ? » dis-je, absolument sans tact, un peu fière pour une fois d’avoir compris ce qu’on attend de moi dans un contexte pareil, inexplicablement amusé de le comprendre.

Vraiment, plus les choses vont, plus je me persuaderai en me réveillant avec une terrible gueule de bois qu’il est d’urgence public que je cesse de boire.

"Drôle de rituel, commenta Sasha alors que son interlocuteur lui avouait ne venir ici que très rarement, le temps de se souvenir qu'il détestait ce genre d'endroits. Elle avait eu de la chance alors. Notez-le vous sur un post-it, ce serait plus simple, ajouta-t-elle avec un sourire amusé."

Elle ne savait pas exactement à quoi elle s'était attendu de la part du Directeur des Mystères, mais elle était plutôt surprise de ce qu'elle découvrait de sa personnalité. Il avait l'air d'être un drôle de personnage. Cela s'expliquait certainement pas son taux d'alcoolémie mais Constantine Egalité ne lui apparaissait pas comme quelqu'un à qui elle confierait d'importantes responsabilités. Pourtant elle avait la certitude qu'il avait un esprit brillant, quelque part sous la confusion et l'alcool. Il ne pouvait pas en être autrement. On ne devenait pas directeur de département par hasard, et Sasha s'était suffisamment renseigné à son sujet pour ne pas mettre son comportement actuel sur le compte d'un manque d'intelligence.

Il se montra d'ailleurs plutôt perspicace en devinant rapidement ses intentions. Des intentions qu'elle n'avait pas vraiment chercher à cacher, certes. L'adolescente nota avec amusement le choix du mot. De la chasse, c'était assez proche de la réalité, oui. Elle doutait cependant qu'il ait deviné ses véritables motivations qui, si elles demanderaient peut-être de passer par un rapprochement physique, concernaient plutôt ses capacités mentales. Elle avait besoin de quelqu'un pour poursuivre son apprentissage de la legilimancie, quelqu'un de doué et qui ne poserait pas de question. Quelqu'un sur qui elle aurait un moyen de pression.

Sasha songea rapidement à cette photo compromettante du Directeur des Mystères, précieusement enregistrée dans son téléphone. C'était un bon début mais ce n'était pas suffisant. Elle devait le pousser à multiplier les fautes. Elle avait besoin d'un dossier solide.

"Démasquée, répondit-elle avec un sourire mutin en se mordillant brièvement la lèvre inférieure, faussement embarassée. Mais je n'ai rien contre l'idée d'être chassée moi aussi. Elle déplaça doucement sa main sur la cuisse de Constantine, dans une caresse qui n'avait rien d'approprié, puis attrapa la main du Directeur pour venir la poser sur sa cuisse à elle, juste sous sa robe. Comme tu préfères."

Puisqu'il avait abandonné le vouvoiement elle pouvait se permettre de faire de même.Elle n'avait rien contre l'idée de donner un ton un peu plus intime à leur conversation. Elle accrocha son regard, guettant une réaction. Elle préférait être séduite que séduire, finalement, même si elle trouvait l'exercice très intéressant. Elle avait envie de se sentir désirée, valorisée par l'intérêt et l'attention que cet homme important pourrait lui accorder.

Elle avait peut-être envie de se sentir en danger, aussi, de savoir qu'elle faisait quelque chose d'interdit, de prendre des risques. Elle voulait retrouver ce mélange de peur et d'excitation qui s'était emparé d'elle face à Alessandro et à la certitude qu'il était bien plus fort qu'elle. Elle avait envie d'avoir peur, peut-être un peu envie aussi d'avoir mal, même si c'était une pensée qu'elle n'osait pas formuler. Les retrouverait-t-elle seulement, toutes ces sensations, maintenant qu'il n'y aurait plus le frisson de la nouveauté ? Seule la suite de la soirée lui permettrait de répondre à cette question.

Vraiment ma vie intime est, dernièrement, pleine de nouveauté. Je ne sais pas bien pourquoi, ce que je dégage, ce qui pousse ces coïncidences à se mêler les unes aux autres, mais je crois qu'une partie de moi appréciait sereinement le calme plat de cet endroit de ma vie. Le repos, sans manque, sans aléas. Un plaisir de découvrir encore et encore à quel point je m'en passe.

C'est vrai que ça ressemble à un jeu, qui pourrait être amusant, s'il ne comportait ni aspect social, ni contact physiques rapprochés. D'accord, les minauderie de ma cavalières m'ont entretenus le temps que de me trouver pour une fois perspicace. Mais sa main le long de ma cuisse et ma main sous sa robe, contre sa peau chaude et tendue, abordent un autre genre de questions, et je relève la tête pour croiser son regard.

Je la voie pour la première fois.

Elle a la peau pâle, les yeux clairs et brillants dans la pénombre alambiquée des velours. Les sourcils arqués, dessinés en courbes régulières, des cheveux longs savamment mis en forme pour encadrer un visage aux pommettes douces et tendres, rehaussées d'un rouge discret qui contraste avec la teinte passionnée de ses lèvres en demi-lune. Mon regard descend sur elle, sur ses courbes glorifiées par la coupe de ses vêtements, qui l'épousent comme une parure d'oiseau sauvage. Sa peau est tendre et chaude sous mes doigts, mon poignet qui retroussent la jupe et découvrent sa chair blanche et douce. Mes yeux balayent ces éléments, retournent sur ses yeux maquillés de far et son attente silencieuse.

Et puis rien. Aucun désir. Aucune envie. Comme souvent avec ces étrangers qui ne m'ont pas laissé le temps de poser sur eux des marques, elle ne m'évoque rien de plus qu'une silhouette uniforme, un peu éloignée de moi, et auquel mes sens ne réagissent pas. " Comme tu préfères, " dit-elle malicieuse, certaine du résultat qu'elle devrait obtenir de moi et qui pourtant lui échappe complétement. Je la dévisage comme si je découvrais qu'elle s'était assise-là sans me demander mon avis. Plus je la fixe, et plus je comprends qu'il y a autre chose.

D'un geste sans brusquerie pour essayer de ne pas la froisser, je retire ma main et recouvre sa jambe de la jupe qui la dénude. Je la scrute, les sourcils un peu froncés.

Il devient évident que sous le noir du crayon, sous la poudre de teint, sous le rouge de ses lèvres, il y a un visage d'une rondeur adolescente. Aucune naïveté dans ce regard acéré de bleu, cette demoiselle sait exactement ce qu'elle cherche mais peut-être pas tout à fait ce qu'elle fait. Ce corps que j'ai parcouru sans contact s'harmonise en cohérence avec ces traits dissimulés, et il devient évident que c'est un corps d'encore enfant qui se presse contre moi et que j'ai caressé des doigts, sur son invitation.

- Sasha, dis-je doucement. Je ne crois pas que tu sois majeur. Et moi, j'ai trente-sept ans.

Elle pourrait avoir vingt-ans grâce à son masque. Sans lui, je ne suis pas si sûr qu'elle en atteigne dix-huit.

Son coeur s'était mis à battre un peu plus vite alors qu'elle guettait la réaction du Directeur des Mystères avec une certaine excitation. Elle n'était pas une habituée à ce genre d'exercice, elle n'en était qu'à ses premiers pas dans ce monde de la séduction qu'elle découvrait à peine, mais elle aimait ça. Elle aimait se glisser dans la peau d'une autre personne, elle aimait s'inventer une vie, jouer les femmes fatales. Elle aimait se savoir désirée, cela lui donnait le sentiment d'avoir du pouvoir. Et elle aimait sentir le regard des hommes sur elle et réaliser qu'elle leur plaisait. Mais elle ne trouvait rien dans le regard de Constantine Egalité, qui la dévisageait en fronçant légèrement les sourcils, comme s'il essayait de se rappeler d'une précédente rencontre entre eux. Pas de désir, pas de chaleur, pas même la moindre hésitation.

Les sourcils de Sasha se froncèrent à leur tour quand la main de son interlocuteur quitta sa cuisse, non sans avoir pudiquement rabattu le pli de sa jupe sur sa peau dénudée. Frustrée, elle releva les yeux vers lui et le fixa d'un regard dur alors qu'il affirmait qu'il avait trente-sept ans -ce qu'elle savait parfaitement- et qu'il ne la croyait pas majeure. Elle accusa le coup en silence. Elle aurait très bien pu l'être. Son anniversaire n'était que dans neuf mois. Serait-elle différente, alors ? A quel était-elle censée changer pendant ces quelques mois ? Qu'est-ce que la majorité avait de si puissant que cela puisse la métamorphoser soudainement en une femme en âge d'être courtisée ? Ce n'était qu'un chiffre, cela ne voulait rien dire, cela ne la définissait pas. Il avait raison, elle n'avait pas encore dix-sept ans, mais elle était persuadée de pouvoir en donner l'illusion, et vexée d'avoir été si rapidement découverte.

Elle détestait être renvoyée si brusquement à sa condition de mineur, d'enfant. Elle ne supportait plus d'être infantilisée, d'être simplement réduite à son âge alors qu'elle savait valoir bien plus que ses seize ans. Elle avait toujours voulu grandir plus vite. Depuis aussi longtemps qu'elle pouvait s'en souvenir, elle avait voulu être adulte. Elle n'aimait pas l'enfance, elle n'y avait jamais trouvé cette insouciance et ce bonheur que les autres lui rattachaient. Elle rêvait de la vie d'adulte, d'être indépendante et enfin prise au sérieux. Elle arrivait en bout de course, enfin, pourtant plus elle se rapprochait de la ligne d'arrivée plus elle avait le sentiment que ce n'en était pas vraiment une et qu'il lui faudrait encore batailler longtemps pour ne plus être jugée seulement sur sa jeunesse.

Son égo meurtri lui commandait de se lever et d'abandonner ici Constantine Egalité et sa ridicule crise d'angoisse, mais elle se ravisa en se rappelant pourquoi elle avait besoin de lui.

"Je pourrais l'être, à quelques mois près..." répondit-elle simplement d'une voix un peu sèche qui trahissait sa contrariété.

Elle aurait pu mentir, prétendre qu'elle avait dix-huit ou dix-neuf ans, mais elle s'y refusait, estimant qu'elle n'aurait pas du en avoir besoin. Elle avait perdu et elle acceptait cette défaite, même si elle lui restait en travers de la gorge. La vérité aurait de toute façon été beaucoup trop facile à découvrir, elle n'avait même pas le droit de faire de magie en dehors de l'école.

"Mais ce n'est pas forcément un problème, poursuivit-elle avec plus de chaleur. Pas pour ce que j'ai en tête..."

Elle braqua son regard clair dans celui de son interlocuteur avec un sourire en coin, les yeux pétillants de malice. Elle savait très bien ce qu'il pouvait s'imaginer parce qu'elle avait tout fait pour qu'il interprète ses intentions de cette manière. Et elle serait probablement aller jusqu'au bout de sa manoeuvre de séduction si seulement il lui en avait laissé la chance, mais ce n'était pas vraiment ce qui l'intéressait chez Constantine Egalité ce soir. Elle n'aurait pas été contre acquérir un peu plus d'expérience dans ce domaine, pour lequel elle nourrissait de plus en plus de curiosité, mais ce n'était qu'un moyen d'arriver à ses fins. Elle allait simplement devoir s'y prendre autrement.

"Tu as des capacités qui m'intéressent..." lança-t-elle sans détour.

Hé bien, sans être terriblement subtil moi-même il m’est impossible de ne pas comprendre que je l’ai blessée. Lorsqu’elle rétorque, sa voix prend des accents de sécheresse alors que son corps se glace et que son air se fait coupant. Je ne sais que faire hormis lui sourire un peu, stupide idée probablement mais qui s’impose à moi aussi spontanément qu’un réflexe. Indécis, je dissimule mon malaise.

Elle ne semble pas comprendre ce que je suggère en relevant son statut. Peut-être parce qu’elle est, à mon image, doté d’un égoïsme qui la pousse à se considérer au centre de toutes préoccupation. En vérité si j’ai dit ça, c’était surtout dans l’idée de lui suggérer ce que j’encourrais si j’étais découvert plus avant dans l’exploration de sa… De sa personnalité. Moi, presque quadragénaire doté de quelques rides au coin des yeux.

Je n’ai peut-être pas envie non plus d’être responsable d’une mauvaise expérience. Je n’ai rien de l’amant idéal. Je suis facilement manipulateur. J’ai déjà fait du mal à une petite fille et mon palmarès suffit à mes cauchemars. Je n’ai pas la prétention de savoir mieux qu’elle la tentative qu’elle mène. Il y a quelque chose dans ses gestes qui semblent la trahir sur sa petite expérience. Mais moi, je ne fonctionne pas comme ça. On ne me séduit pas de cette manière. On ne m’achète pas avec le sexe. Je n’ai aucune des prédispositions qui permettent aux autres de juger les plaisirs du lit comme une monnaie d’échange équitable contre quoi que ce soit.

Et je ne comprends pas l’attrait qu’on peut avoir pour le corps de quelqu’un qui pourrait être sa fille.

- Mais ce n'est pas forcément un problème, pas pour ce que j’ai en tête. » Reprend-elle après un moment de silence venu s’écraser sur mon sourire.
- Ho. »

Son ton a changé. À nouveau elle l’a saupoudré de cette chaleur sulfureuse qui semble si bien lui convenir et qu’elle revêt comme elle couvrirai ses épaules d’un châle. Brièvement je jette un coup d’œil trouble à mon environnement, surpris encore de constater que personne n’a levé la tête, que personne ne nous dévisage comme je m’y attendais pourtant, persuadé du choc moral qu’inflige notre tableau discordant. Je rabats fermement mes mains sur mes jambes en me raclant la gorge « hurm. » Avec aussi peu d’aisance que l’aurait fait mon père surprit en train de loucher sur le derrière d’une de nos employées. Je n’ai aucun mot qui me vient, aucune répartie pour mettre un terme à ce petit jeu, à ce petit regard brillant qu’elle plante avec audace dans la clarté transparente de mes yeux, troublé par son aplomb. Je réalise aussi lentement que l’alcool et ma fierté me le permettent qu’une môme prend le dessus dans un domaine que je devrais maîtriser mieux qu’elle. De nous deux, c’est moi le collégien.

- Écoute, dis-je en adoptant le ton le plus docte dont je dispose – il est pas mal, après tout, je n’ai pas été plus de dix ans chercheur pour rien. Ça n'a rien n'à voir avec…
- Tu as des capacités qui m’intéressent, me coupe-t-elle brutalement. Évidemment, je me sens tout de suite encore plus stupide.

Je fronce les sourcils légèrement en la considérant comme si elle venait de m’insulter. D’accord. Elle a fait exprès d’adopter cette attitude pour me faire croire qu’elle avait encore une chance. Constantine, me dis-je avec un calme affecté, tu as un problème avec les femmes : tu ne sais pas leur dire non.

Bon.

J’expire lentement en cillant.

- Je vois. » Aussitôt, je ressens un mélange de soulagement et d’irritation. De soulagement parce que j’ai la conviction désormais que nous revenons en terrain connu, sur quelque chose que je maîtrise, un genre de chantage guidé par des intérêts qui n’ont rien n’à voir avec le plaisir de la jouissance ou des échanges de salives conduit dans des alcôves sales – n’en déplaise à nos voisins qui se font de plus en plus entreprenants. - Ce qui m’irrite, par contre, c’est de supposer que cette jeune fille, qui n’a rien d’une gamine délurée appâtée seulement par l’indécence d’une relation hors norme (à moins qu’elle n’ait désiré me faire payer quelque chose ?) puisse avoir sur moi des informations et des vues d’intérêts. Mon sourire change drastiquement : de la confusion incertaine, il se mue en un serpentement de couleuvre acide. « Finalement ton premier jeu était peut-être moins dangereux que celui-là, » dis-je en lui rendant son regard. « Qu’est-ce qui pourrait bien t’intéresser suffisamment, et quelle raison j’aurais de me mettre à ton service ? » C’est une môme, mais nous en étions aussi lorsque Camille est mort. Et jamais je n’ai sous-estimé le genre de détermination que je lis dans son regard, aussi clairement qu’elle doit voir dans le mien une détermination similaire.

Sasha se délectait avec satisfaction de l'embarras évident que ses derniers mots avaient provoqué chez son interlocuteur. Elle entretenait volontairement la confusion et faisait durer ce petit jeu comme pour tester ses propres capacités. Aurait-elle réussi à le faire céder et à s'attirer ses faveurs, si elle avait insisté un peu ? Rien n'était moins sûr, mais il lui faudrait renouveler l'expérience pour en avoir le cœur net. Pour le moment, elle avait décidé de mettre fin à son numéro et de révéler au Directeur des Mystères qu'elle n'en voulait pas à son corps mais à certaines de ses capacités.

Elle vit aussitôt son sourire changer, débarrassé de toute gêne et finalement tranquille, comme s'il était de retour en territoire conquis. Elle apprécie cette transformation. Elle n’aurait eu aucune réticence à devoir séduire Constantine Egalité pour arriver à ses fins, mais pour la première fois depuis le début de leur entrevue, il lui plaisait réellement. Elle décelait dans son regard une forme de détermination sans limite qu’elle trouvait bien plus attirante que la confusion qui y régnait auparavant. Le Directeur des Mystères ressemblait enfin à ce qu’il était : un homme de pouvoir. Et elle avait l'intention de le mettre à genoux.

"J'ai besoin d'apprendre la Légilimancie, et je pense que tu ferais un excellent professeur. Elle avait pour ambition de maîtriser le plus rapidement possible cet art complexe et avait estimé que le meilleur moyen d'y parvenir était d'apprendre auprès des meilleurs. Malheureusement pour lui, Constantine Egalité en faisait partie. Tu n’es pas obligé de dire oui, mais si tu dis non ceci, elle sortit son Pear de sa poche et le déverrouilla pour afficher la photo prise quelques minutes plus tôt, pourrait bien devenir viral."

Elle n’avait pas la moindre idée de ce que ce cliché pouvait bien représenter pour Constantine Egalité. Elle ne savait pas s’il était homosexuel, bisexuel, s’il n’embrassait que des hommes ou non, s’il faisait ça souvent. Était-ce un moment d’égarement qui pourrait l’embarrasser un peu ou le secret d’une vie ? Le cachait-il aux yeux du monde, se le cachait-il à lui-même ? Elle s’en fichait complètement. Cela n’avait aucune forme d’importance. Elle n’était certaine que d’une chose : le fait que le Directeur des Mystères aime embrasser des hommes dans des clubs n’était pas une information publique, du moins pour le moment. C’était donc une information précieuse.

"Ça pourrait donner des gros titres plutôt accrocheurs, ajouta-t-elle, jugeant que son interlocuteur n’était pas assez rapide à réagir. En plus j'ai entendu dire que le Directeur des Mystères aurait ensuite été vu dans une alcôve sombre avec une adolescente même pas majeure, vraiment quelle soirée de débauche…"

Un sourire amusé se dessina sur ses lèvres, comme s'ils étaient deux amis qui se taquinaient gentiment, comme si la réputation et peut-être la carrière d'un homme n'était pas en jeu.

Elle savait aussi bien que lui qu'il ne s'était absolument rien passé entre eux, et qu'il ne se serait probablement rien passé même si elle avait insisté encore, mais personne autour d'eux ne leur prêtait suffisamment d'attention pour pouvoir en témoigner. On pourrait simplement dire qu'ils s'étaient effectivement rendu dans ce coin sombre du club, tous les deux. Pour la suite, ce serait parole contre parole et Sasha se savait capable d'être très convaincante, mais elle espérait que la photo serait une monnaie d'échange suffisante et qu'elle n'aurait pas besoin d'en arriver là. Elle était consciente qu'elle risquerait de ternir sa propre réputation au passage et tenait à entretenir son image de jeune fille modèle, pour le moment.

Mon premier réflexe est d’éclater de rire, vraiment, apprendre la légilimencie ? Elle ne se laisse pas déstabiliser le moins du monde, elle fait même très bien semblant de n’avoir rien entendu et mon sourire perdure mais mon rire meurt sur mes lèvres. Quel genre de gosse est-elle, je commence à le comprendre, bon sang, quelle manière alambiquée de parvenir à ses fins, tenter de me séduire pour que je devienne son professeur ? Et quel est son but, tout au bout de la route ambigüe qu’elle me laisse entrevoir, que veut-elle ? À part le pouvoir. Ça me semble évident qu’elle possède une fascination terrible pour la domination : je l’ai lu dans ses yeux à l’instant où mon attitude à changé. Où elle a compris que j’allais enfin me mettre à lui résister sans timidité ni panique. D’accord. C’est ça qui l’excite vraiment, qui lui fait envie. Les jeux de dominations et de rapport de force. Et comme tout bon joueur, elle veut engager une partie avec quelqu’un qui soit capable de lui apporter quelques défis.

Je la comprends tellement.

Je me penche légèrement pour jeter un œil à la photo qu’elle me montre et qui me plonge dans une réflexion intense et immédiate. Aucun de mes traits ne se déforment sous le coup de la surprise. Je me contente de constater vaguement ce qu’elle veut que je voie, sans inquiétude notable. Pourtant elle soulève beaucoup de questions et semble en avoir conscience, même si elle ne peut pas être certaine de l’impact que je dissimule parfaitement à ses yeux. Ce baiser a déjà fondu dans ma mémoire, absorbé par l’alcool et le reste des évènements de la soirée et il me jette au visage un paradoxe inextricable. Je n’en ai même plus sur les lèvres la texture ni la saveur. Qu’est-ce que ça change, est-ce que cette image pourrait remettre quoi que ce soit en question, heurter mon rang, déstabiliser ma place ? Ça me paraît absurde tant je traite cet échange comme un non évènement et pourtant… Ça donne un sens étrange à quelque chose auquel je n’ai pas forcément envie de réfléchir et surtout auquel je n’ai pas envie qu’on réfléchisse à ma place.

Cependant, il y a encore un autre problème, et c’est la dignité de ma position. Il n’y a aucune petite menace qui pourrait se permettre de me faire céder à une requête aussi bizarre et malvenue que celle de cette gamine. Je ne sais pas ce qu’elle veut ni ce qu’elle cherche, mais il est certain que me faire instrumentaliser par elle serait certainement bien plus douloureux pour mon image que de laisser exposer cet espèce d’écart sans importance à la vue de tous. À la limite, ça pourrait faire scandale au sein de ma famille, et j’aimerais maîtriser cette information. Mais ça ne compense pas la valeur de ce qu’elle me demande, alors je secoue un peu la tête, et d’autant plus face à sa seconde menace, plus perfide encore.

Bien sûr. Alors, vraiment, son contact, ses œillades, c’était à ça que ça devait aboutir. Construire un dossier capable de servir de piédestal macabre à un chantage qui m’aurait réduit à l’état de prédateur et d’abuseur d’enfant. Je ris encore, mais cette fois de façon étouffée et d’un rire qui n’a rien d’autre que le froid pour compagnon. Quel cerveau tordu habite ce crâne d’adolescente, quelle âme perfide se cache derrière ces grands yeux qui accrochent tour à tour la lumière de l’innocence et de la dépravation ?

Elle me rappelle terriblement quelqu’un.

- Trésor, dis-je sur un ton doucereux enduit d’une ironie un peu méprisante. Qu’est-ce que tu comptes faire, exactement ? Jouer ta parole contre la mienne ? » Et là je déteste la vérité que je vais asséner mais elle ne me laisse pas le choix : « À ton avis, qui choisira de croire les plaintes d’une gamine plutôt que la vérité pragmatique d’un Directeur de département ? Tu es assez grande pour apprendre que la justice donne en priorité son soutien aux hommes qui compte."Je me suis penché vers elle pour fixer mon regard dans le sien, moqueur. "Et qu’est-ce que tu es, toi ? Une fille qui ne compte pas. » C’est un de ces moments où je me regarde, extérieur à moi-même, avec une sorte de dégoût pleins de plaisir. Je recule en haussant les épaules et conclu : « Personne ne te croira. Et il y aura milles façons de prouver que je t’ai rejeté. Tu sais combien il me serait facile de demander un examen de tes souvenirs ? »

Sasha fut un peu déçue par le manque de réaction de son interlocuteur alors qu’elle lui révélait la pièce maitresse de son plan, celle qui devait lui permettre de le faire chanter. Si la photographie éveilla en lui la moindre crainte, il n’en laissa rien paraitre. Elle scruta son visage avec attention, prête à se jeter sur le moindre signe de trouble, en vain. Soit l’éventualité que cette photo devienne publique ne le dérangeait pas, soit il dissimulait parfaitement ses émotions pour ne pas la laisser constater son avantage.

Son attitude avait complètement changé. Alors même que c’était le moment où il aurait du être sur la défensive, il semblait enfin être à l’aise et débarrassé de toute forme de panique. C’était terriblement frustrant, de le voir récupérer tout le pouvoir qu’elle avait tenté de s'octroyer, terriblement excitant aussi. Mais elle ne le laisserait pas gagner si facilement. Elle ne croyait qu’à moitié à son attitude désinvolte et à son assurance.

Elle haussa les sourcils quand il se permit de l’appeler « Trésor ». D’arrogant il devenait méprisant, et mauvais. Elle l’aimait bien comme ça. Elle encaissa ses mises en garde sans ciller, consciente de la part de vérité dans son discours. Il avait raison et il le savait. Il cherchait à lui faire peur, peut-être même à lui faire du mal. Il allait devoir frapper plus fort. Ses propos réveillaient en elle une volonté féroce et teintée de colère qu’elle accueillit avec plaisir. Elle avait appris à apprécier la réaction que ce sentiment d’injustice et de frustration provoquait en elle, ce besoin de surenchérir, de provoquer, de pousser son interlocuteur à aller encore plus loin. Elle commençait à deviner quelque chose de sombre, chez Constantine Egalité, quelque chose de presque malsain, et elle voulait le pousser aussi loin que possible dans cette direction.

"Mais je n’en ai rien à faire, de la justice, trésor. Elle aussi elle pouvait jouer à ça. Il n’était pas Monsieur le Directeur ici, et elle n’était pas une élève. Elle ne le laisserait pas la traiter comme autre chose que son égal. Je ne suis pas stupide, je n’ai pas les preuves pour te faire condamner. Je veux salir ton nom, ta réputation. Je veux que ce soit dans tous les torchons, que la rumeur soit sur toutes les lèvres. Je veux émouvoir la ménagère de cinquante ans et m’attirer la sympathie des journalistes féministes. Je veux semer le doute dans l’esprit de tes collègues, de tes amis, de ta famille. Et si tu penses que je ne suis pas capable de ça, clairement tu n’as pas compris à qui tu faisais face. Je ne suis pas le Directeur des Mystères, mais je suis une fille qui compte. " Et un jour elle compterait plus que lui.

Elle n’était pas membre du gouvernement et elle n’avait pas la moitié de son réseau et de ses appuis, elle en avait consciente. Egalité était important du fait de sa fonction, mais elle savait pouvoir faire pencher l’opinion publique en sa faveur. Le gouvernement n’avait pas que des adeptes, surtout en ce moment, et le Directeur des Mystères n’en était pas le membre le plus populaire. Il apparaissait peu en public, ne donnait presque jamais d’interviews, était jugé taciturne et encore plus secret que sa fonction ne l’exigeait. Elle au contraire, avait déjà fait la une des médias en tant que victime. Elle était persuadée de pouvoir s’attirer à nouveau le compassion et la sympathie du monde magique. Mildred Magpie serait certainement ravie de lui accorder une nouvelle interview et de faire de cette sombre histoire parfaitement mensongère un véritable scandale.

Elle n’avait toutefois aucune envie de mettre ce plan à exécution. Cela lui demanderait beaucoup trop de temps et d’énergie et elle savait qu’elle risquait d’y laisser des plumes. Ce n’était pas du tout dans ses intérêts, si elle prévoyait un stage ou un apprentissage à Skye, et ce n’était globalement pas très bon pour sa future image publique. Mais elle voulait croire que ce n’était pas dans les intérêts de son interlocuteurs non plus. Lui aussi devait avoir bien mieux à faire que de gérer un coming-out forcé et de répondre à des accusations d’agressions sexuelles. En tant qu’homme important, il avait plus à y perdre qu’elle.

"Maintenant, d’une personne intelligente à une autre, est-ce que ça vaut vraiment la peine de découvrir lequel de nous deux peut faire le plus de mal à l’autre ? Tout ça pour t’éviter quelques leçons de legilimancie qui devraient être un jeu d’enfant ?"

Si elle ne pouvait pas le séduire ni le menacer, alors il ne lui restait plus qu’à faire appel à sa raison, et à espérer que la petite contrepartie qu’elle lui demandait lui paraitrait raisonnable face aux risques encourus.

Elle n’est pas une gamine comme les autres.

En la dévisageant je n’aperçois dans ses yeux rien de plus qu’un feu farouche qui s’alimente au contact de mon sourire mauvais et de l’acidité de mes mots. Elle se saisit de mon mépris et l’avale comme une poignée de bonbons. Sur son visage à l’étrange mélange de vieille jeunesse se dessinent les satisfactions multiples que lui prodigue la rencontre de quelqu’un qui lui tient tête. Qui lui parle mal. Qui joue avec elle à qui sera le plus fort.

Je connais ça par cœur. Je pourrais voir l’adrénaline couler directement depuis ses veines au fond du bleu de ses iris, contracter ses lèvres poupines, et faire rosir la peau dorée de ses joues d’enfant. J’ignore si elle est née avec en elle ce petit démon qui se nourrit de ses plans tordus, si elle a vécu quelque chose qui a déclenché ce goût pour le désir insalubre du pouvoir, je ne sais pas si elle comptait sur ses doigts les péchés capitaux qu’elle a fait sien il y a longtemps ni si elle dissimule une partie d’elle pour ne pas montrer qu’elle joue un rôle. En tout cas, elle est drôlement sûre d’elle, suffisamment pour que j’en déduise qu’elle n’en n’est pas à son premier essai.

Qui a-t-elle déjà tiré dans ses filets, manipulé et peut-être dominé ? Quelle expérience lui a donné envie de recommencer à nouveau ?

- Mais je n’en ai rien à faire, de la justice, trésor. » Mon sourire s’est agité d’un tic nerveux une fraction de seconde. Disparut les jolis atours, la bouche en cœur et ses doigts sur ma cuisse. La belle Vénus à la peau blanche s’est instantanément métamorphosée en scorpion venimeux. Elle agite son dard les dents serrés et mime mon ton avec un savoir faire qui témoigne de son naturel.

Une fille qui compte. Je lui montre les dents. Toutes les particules de mon corps se sont tendus comme si je préparais à recevoir un coup qui n’arrive jamais. Elle n’a pas détourné le regard, n’a buté sur aucun mot. Elle le fera. Elle n’est pas sure d’en avoir le pouvoir, mais tout ce qu’elle a dit, elle se sentirait capable de le faire si elle en avait les armes et l’imaginer l’excite sans doute plus que toute sa petite parade d’amour précédente. J’ai un frisson. Un frisson et ce sentiment mitigé et familier. Tout ce qu’elle clame raisonne en moi avec une évidence tragique. Comme si c’était quelque chose que je devais vivre de toute façon, qui allait se produire, déclenché par elle, par moi, par n’importe qui. Ma déchéance me semble à ce point précis plus inévitable que jamais. Je sais qu’aucun aspect de ma volonté, même microscopique, ne va cesser de se battre pour l’empêcher. Mais il me semble évident que le scénario qu’elle me propose m’attire terriblement, comme un désir intrinsèque d’autodestruction salvateur. Salvateur pour quoi ? Je n’en ai aucune idée. Je me puni sans doute encore pour ce que j’ai fait.

J’ai une idée de la chance réelle qui pourrait la faire parvenir à son but, celui que son joli visage contrit et défardé rapporte de soutient à une cause qu’un homme aussi effacé publiquement ne peut pas se prévaloir d’avoir. Là, je comprends mieux ce qu’Isobel tentait d’inculquer toutes les fois où elle parlait de l’importance de l’image du gouvernement et ruminait d’épuisement résigné sur mes écarts en interview. On peut coller n’importe quoi sur le dos d’un type fantasque au passé trouble, à l’accent vague et qui passes ses journées enfermées dans une cave dont personne, même au ministère, ne sait rien. Et elle… Elle a l’air aussi certaine de recevoir des appuis qui m’échappent alors que subitement son visage se met à me dire quelque chose. Évidemment peut importe mes efforts, ma mémoire ne me dit rien de plus. Mais la presse féministe ? Ça ne peut pas être sa seule carte à jouer avec autant d’assurance.

Et quelques soient ses buts, je vois aussi parfaitement qu’elle tout ce qu’elle a à y perdre. Les mêmes choses que moi, en définitif. Celui qui n’aura pas perdu aura quand même sur lui la tâche indélébile de cette triste histoire crée pour presque rien. Quels sont ses buts ? Pourquoi désire-t-elle à ce prix apprendre la légilimencie et pourquoi auprès de gens comme moi ? Il y a beaucoup de questions qu’une petite intervention dans l’esprit inexpérimenté de cette jeune fille résoudrait vite. Mais pas maintenant. Je devine aisément que la moindre tentative contre elle mettrait ses plans à exécution.

Et d’une personne intelligente à une autre, elle a raison. Évidemment, laisser une gosse gagner à un jeu de pouvoir est plutôt désagréable en soi, mais ce qu’elle semble décidée à faire, et je ne doute pas une seule seconde que toute l’énergie qui émane d’elle passera alors dans ce qu’elle pourra échafauder pour me nuire, sera d’autant plus problématique et fatiguant à gérer.

- Tu te doutes qu’à la seconde où tu m’ouvriras ton esprit je saurais tout de tes intentions, alors. Peut-être que tu veux m’expliquer avant que je ne décide moi-même de ce que je veux savoir ce qui te pousse à te prostituer et menacer quelqu’un qui n’est pas à ta mesure… Ou quelques-uns. Tu n’as pas l’air à ton coup d’essai, n’est-ce pas ? Tout ça pour quelques leçons de légilimencie ? » Dis-je en reprenant ses mots d’un ton affable.

Un rictus mauvais souleva le coin de ses lèvres quand son interlocuteur reprit la parole pour la mettre en garde sur les conséquence d'une pénétration dans son esprit. Ce n'était pas un oui, mais ce n'était déjà plus un non. Sasha considérait que dès lors qu'ils en étaient à discuter des répercussions éventuelles, la partie était presque gagnée. L'idée qu'il puisse tout savoir d'elle et de ses intentions avait quelque chose d'effrayant et de terriblement attirant à la fois. Il lui arrivait de plus en plus souvent de vouloir faire tomber le masque, juste pour voir. De laisser s'exprimer certaines des pensées qu'elle taisait parce qu'elle les savait dérangeantes, anormales. Cette envie disparaissait toujours aussi vite qu'elle avait germé, balayée par la honte et par la peur. Celle d'être jugée, celle de ne plus savoir s'arrêter. Elle avait l'impression que de s'offrir entièrement à quelqu'un, sans mensonge et sans censure, pourrait lui être salvateur.

Evidement cela ne pouvait pas être n'importe qui. Cela devait être quelqu'un dont elle puisse s'assurer du silence, ou l'acheter. Elle ignorait si Constantine Egalité pouvait être cette personne, mais elle avait très envie de se laisser cette chance. Il était encore trop tôt pour lui livrer les secrets qu'elle cherchait à protéger en apprenant à verrouiller son esprit mais elle se décida toutefois à lui livrer une réponse aussi honnête que nébuleuse.

"J'ai des secrets à protéger..." répondit-elle sans se départir de son sourire en coin, comme s'il s'agissait de simples cachoteries adolescentes.

Elle avait compris qu'elle devait apprendre l'occlumancie le jour où Ahren avait résisté aux intrusions mentales d'Alessandro. Elle avait été affreusement frustrée de ne pas pouvoir arracher ses secrets au Serdaigle et terriblement envieuse de ce pouvoir. Et elle avait réalisé, en observant avec plaisir son camarade se tordre de douleur, que c'était une faculté dont elle ne pouvait pas se passer. Elle avait vu et vécu des choses qu'elle voulait protéger à tout prix. De façon assez étrange, elle voulait qu'on lui apprenne à protéger cette part d'elle-même mais savait très bien que pour cela il lui faudrait d'abord l'explorer. L'étude de la legilimancie était le prétexte raisonnable auquel elle se raccrochait pour justifier cette envie de partager ces parties de sa mémoire avec ceux qu'elle aurait choisis.

"Et peut-être des secrets à découvrir."  

Elle avait appris dès le début de ses recherches que l'occlumancie pouvait être un premier pas vers la légilimancie. L'art de pénétrer dans l'esprit des autres. Et plus intéressant encore, l'art d'y faire naitre de fausses idées. La manipulation et le mensonge poussés à leur extrême. Elle savait que le chemin serait long et difficile avant de maitriser tous les aspects de cet art complexe, mais elle était prête à travailler dur et elle semblait avoir des facilités naturel à contrôler son mental, et potentiellement celui des autres. En seulement quelques leçons avec Alessandro elle avait déjà réussi à rendre difficiles les tentatives d'intrusion de ce dernier, sans parvenir à les empêcher pour le moment. Elle sentait qu'elle n'était plus très loin de réussir à vider complètement son esprit pour le rendre inaccessible à toute intrusion extérieure.

Elle touchait enfin son objectif du bout des doigts mais ce n'était déjà plus une fin en soit, elle voulait en apprendre plus. Elle voulait pouvoir sélectionner ceux de ses souvenirs et de ses pensées qu'elle verrouillait et laisser les autres accessibles, afin de pouvoir mentir aux meilleurs legilimens sans se trahir. Et elle voulait apprendre à pénétrer l'esprit des autres pour débusquer leurs secrets les plus inavouable. Ce pouvoir la fascinait. Avoir la possibilité de cerner les gens et leurs intentions c'était l'assurance de ne plus jamais être trompée, de ne plus jamais se faire manipuler. De ne plus jamais se laisser avoir par les fausses promesses d'une Ana Sorden.

"J'ai déjà pris quelques leçons, reprit-elle d'un ton tranquille. Cela ne répondait qu'indirectement à la question de son interlocuteur mais elle le laissait imaginer comment elle avait convaincu son professeur précédent. Je ne suis pas complètement débutante, mais je ne suis plus très satisfaite de la qualité de l'enseignement. Ou plutôt de son professeur, qui semblait la fuir comme la dragoncelle. Mieux vaut apprendre des meilleurs."

Et mieux valait entrainer avec elle dans cette expérience un homme qui avait le pouvoir d'intervenir de façon positive sur son avenir professionnel, pour qu'il s'enfonce trop loin dans ce petit jeu et ne puisse plus lui refuser la moindre faveur.

Ses yeux insondables me fixent d’une acuité terrifiante, identique au reflet du tranchant d’une lame aiguisée. Elle est un mélange incongru entre une enfant maladroite dont l’incertitude des prétentions colore les joues d’un rose mièvre, et une femme acide malsaine et fourbe qui a déjà vécu milles vies et commis les pires actes. Elle me rappelle…

Un instant je m’imagine plonger dans ce regard plus que mes yeux, laisser aller mon esprit contre le sien, le forcer, l’ouvrir à moi pour y découvrir toutes les réponses, toutes les images qui tournent derrière ses yeux sans m’être livrés. Je pourrais le faire pour lui apprendre, pour l’humilier, pour lui montrer qu’elle joue avec plus fort qu’elle. Je pourrais sans doute briser sa mémoire en y bousculant l’équilibre qui m’a l’air déjà bien fragile et apprendre d’elle tout ce qu’elle me cache en ne me répondant pas. Ses mots son évasifs, presque moqueur. Elle s’imagine sans doute comme une reine qui à peine assise sur le trône comprend désormais qu’il lui suffit d’un mot pour faire ployer devant elle quiconque le méritera.

Quiconque posera les yeux sur elle.

Moi, en l’occurrence.

J’ai parfaitement dessoulé. J’ai en moi un sentiment de fatalisme marqué d’ironie parce que ces derniers temps, je rencontre beaucoup de situation comme celle-ci, surprenante et absurde. J’ai envie d’éclater de rire mais d’un rire sans saveur, froid et dur. Je suis fasciné par ce que la vie met sur ma route. Aujourd’hui c’est une gamine ambitieuse qu’on me coince sur les genoux après une soirée catastrophique. J’ai la rage. Sans doute un résidu d’irritation profonde contre ce que m’a annoncé Léonard à peine dix jours plus tôt et que j’étais venu cuver. Voilà le résultat.

Je ne suis pas dupe une seule seconde de son air qui essaie de me faire croire à des secrets d’adolescente. Je ne l’imagine pas compulser un journal intime dans lequel elle se plaindrait d’amourettes qui tournent mal. Peut-être y consigner la couleur des canards à qui elle a dernièrement coupé les pattes, à la limite. Mais quand elle dit secret je comprends bien secret, et je n’ai aucun mal à prendre au sérieux la profondeur de ce qu’elle ne dit pas. Il y a quelque-chose qui émane d’elle et qui est fondamentalement malsain. Mon intuition me met en garde. Elle se trompe rarement.

- J'ai déjà pris quelques leçons, dit-elle exactement comme si elle me parlait de son dernier cours de piano, je ne suis pas complètement débutante, mais je ne suis plus très satisfaite de la qualité de l'enseignement.
- Ha, zut.
- Mieux vaut apprendre des meilleurs.

Cette fois j’éclate de rire. Elle n’a pas idée de l’état de mon esprit, je n’y inviterai probablement pas mon chien. Mais elle n’a pas tort. L’occlumencie et la légilimencie font toujours partis de mes domaines de prédilection, des domaines dans lesquels j’excelle et dans lesquels je pourrais faire exceller quelqu’un qui montrerait les talents nécessaires à la maîtrise de ces arts délicats.

J’ai toujours aimé partager et je ne peux cacher que l’idée d’avoir quelqu’un à qui transmettre mes connaissances a toujours été un vague intérêt isolé dans un coin de ma tête. Pas quelque chose de primordial, plutôt un chuchotement indistinct assez vite chassé en général par le fait que j’ai bien assez à faire par moi-même. Je ne sais pas si c’est ce que je lis dans les yeux de cette môme et qui crée en moi un écho profondément dérangeant, mais l’idée de voir ce dont elle est capable m’attire autant qu’elle me dégoûte.

Soudain je recule comme pris d’un sursaut léger qui me fait ciller. Un instant, en regardant ses yeux, j’ai cru regarder dans un miroir.

Déstabilisé, je tente de dissimuler mon trouble :

- Et peut-on savoir, interroge-je d’un ton un tout petit peu trop précipité, qui était ce professeur qui n’a pas su combler tes attentes, et ce qu'il a déjà pu apprendre à son altesse ?

J’ai collé de force un nouveau sourire amer sur mes lèvres et tente d’ignorer le frisson désagréable qui court le long de mon échine.