« Je te suis. » lança Avalon en avançant devant elle l’intégralité de ses jetons, sans quitter le regard de Toni un seul instant.

C’était la dernière manche de leur partie de poker, qui les avait occupés une bonne partie de la soirée. Ils avaient commencé à six et n’étaient plus que tous les deux, l’un en face de l’autre, en se jaugeant du regard. Toni avait fait tapis sur ce dernier tour, et Avalon, qui se fiait à son instinct, l’avait suivi sans sourciller. Lorsqu’on lui demanda de montrer ses cartes, elle fit apparaître, face visible, un brelan de rois. L’expression de Toni changea, et ses sourcils se froncèrent. Avalon sut, avant qu’il ne jette ses cartes sur la table, qu’elle avait gagné. En effet, de toute évidence, son ami avait bluffé et s’était fait prendre à son propre jeu.

« Je savais ! » jubila Avalon en ramassant les jetons. « Je savais que tu bluffais. » Elle eut un petit rire impatient – vraiment, Avalon était rarement aussi gaie que lorsqu’elle gagnait à n’importe quel jeu, ou qu’elle remportait n’importe quel pari. « Je te connais trop bien. » Elle déposa un baiser sur sa joue, et attrapa la main de son ami pour l’aider à se redresser.

« Fais pas cette tête chouchou, c’est mon métier de savoir lire quand les gens me mentent après tout. » fit-elle avec un haussement d’épaule et un sourire narquois. « Allez viens, te laminer ça m’a mis de suffisamment bonne humeur pour te payer un verre. Un whisky ? »

Elle attendit que Toni confirme sa commande et partit vers le bar pour commander leurs deux boissons. Elle patienta quelques instants, accoudée au comptoir, et revint vers son ami, devant lequel elle déposa son verre. Elle trinqua avec lui, le visage lumineux, et s’enfonça dans un petit fauteuil.

« Ma soirée commence merveilleusement bien. » déclara-t-elle, avant d’esquisser un grand sourire vers son ami. « Parce que je suis avec toi, évidemment. » ajouta-t-elle avec malice.

S’il y avait bien un homme qui avait suffisamment de culot pour mettre son tapis au poker avec une pauvre main qui ne comportait qu’une paire de cinq, c’était Toni. Et s’il y avait une femme pour percevoir qu’il ne s’agissait que de poudre aux yeux chez lui, c’était Avalon. Sa victoire arracha un cri de frustration à l’italien, qui insulta environ toutes les mères des personnes présentes dans sa langue natale :

« Porca puttana troia ! Que l’on pouvait littéralement traduire par « nom d’une *bip* de *bip* ». Il se défendit du baiser qu’Avalon planta sur sa joue, en agitant ses bras et jurant de plus belle : « Rompicoglioni, jé vais faire comme avec Fergus et arrêter dé jouer contre toi, Av’. »

Fergus dépassait tout le monde dans cet art de lire chaque intention chez lui, parfois avant même qu’il n’en ait lui-même conscience, ce qui faisait que Toni était incapable de lui mentir. S’il faisait un piètre adversaire de Fergus, ils étaient en revanche imbattables quand ils jouaient un duo face à d’autres adversaires, un duo si redoutable qu’on leur reprochait souvent de tricher et Toni avait ainsi rapidement décidé qu’il ne jouerait plus contre lui mais avec lui. De toute manière, il était globalement assez mauvais quand il s’agissait de louvoyer, largement plus adepte des approches frontales.

« Ça va, oh, tou m’a pas laminé non plus, se défendit t-il, mauvais perdant qu’il était, et jé réclamé oune revanche après cé whisky ! »

Bon finalement, il jetait à la poubelle cette résolution qu’il venait de prendre à haute voix, dix secondes plus tôt. Drapé dans son immense dignité, il laissa Avalon chercher leurs deux boissons et attendit de se faire servir comme un prince -il n’allait pas l’accompagner en plus- assis sur le premier fauteuil qu’il trouva près de lui. Il affichait clairement une moue mécontente qu’elle revint, toute guillerette -vraiment il détestait perdre- jusqu’à ce qu’elle lui fournisse sans le savoir un parfait moyen de vengeance, sur lequel il sauta sans se faire prier une seconde. Ce fut au tour de Toni d’adopter un large sourire moqueur, son verre à la main.

« Vraiment ? Qu’est-ce qué ça serait si j’étais Roy… Son sourire s’agrandit un peu plus en voyant qu’il avait capté l’attention d’Avalon. Ça va, fais pas cette tête innocente, jé vous ai vus hier à la soirée, vous étiez inséparables. Et désolé dé té lé dire aussi brutalement mais quand tou avais lé dos tourné, il té matait clairement lé cul. Alors qu’est-ce qui se passe ? » l’interrogea t-il, avide de potins.

Avalon aimait particulièrement gagner contre Toni qui, comme elle, détestait perdre. Elle était donc d’humeur particulièrement joyeuse lorsqu’elle se laissa tomber dans un fauteuil face à lui, après avoir déposé leurs deux boissons sur la petite table basse circulaire. Dans la situation inverse, Toni ne se faisait pas prier pour en rajouter des tonnes, à chaque fois qu’il ressortait victorieux de l’un de leurs affrontements. C’était comme ça qu’ils fonctionnaient, depuis dix ans : ils criaient beaucoup, et s’aimaient encore plus fort. Parfois, ils oubliaient la raison première de leurs disputes, sous le regard épuisé de Fergus et celui, amusé, de Roy, qui comptait les points de leurs affrontements.

Peut-être était-ce parce qu’ils se ressemblaient autant qu’ils s’insupportaient mutuellement et qu’ils s’aimaient tendrement, songea Avalon avec un sourire en coin, encore occupée à fanfaronner face à son ami de toujours. Elle prit une gorgée de son whisky – tourbé, sans glaçon, comme d’habitude – avant de reporter son attention sur Toni.

« Hum ? » fit-elle lorsqu’il évoqua Roy. « Ah. » ajouta-t-elle, particulièrement peu loquace, lorsqu’il mentionna les regards qu’avait porté leur ami sur elle.

Elle avait quitté les Folies Sorcières à une heure particulièrement avancée de la nuit hier, quand les premiers oiseaux commençaient à chanter dans le ciel, et avait dormi toute la journée. Elle était simplement d’astreinte aujourd’hui, alors elle avait eu le loisir de dormir toute la journée, en gardant son Pear allumé à côté de son oreille pour être sûre de se réveiller à la moindre sonnerie. Puis, elle s’était douchée, et avait rejoint Toni aux Folies Sorcières pour partager un verre et quelques parties de poker avec lui.

« Quoi ? Rien. » répondit-elle en haussant les épaules lorsque son ami l’interrogea. « Il est juste bien meilleur danseur que toi… » souffla-t-elle avec un sourire moqueur. « Puis, j’ai passé autant de temps avec lui qu’avec toi hier, je te signale… Et seulement parce que tu m’as lâchement abandonné pour aller draguer une avocate. » rappela-t-elle. « Ça a bien fonctionné, entre vous ? » demanda-t-elle alors, un peu désireuse de changer de sujet.

Pour être honnête, au fond, Toni était assez surpris des scènes qu’il avait surprises la veille entre ses deux amis qui se connaissaient depuis des années. Roy était un invétéré dragueur, quant à Avalon, elle n’était pas en reste non plus sur ses conquêtes masculines, alors il avait toujours pensé que si quelque chose devait se passer entre les deux, cela aurait été fait depuis longtemps. Il n’avait jamais perçu d’ambiguïté dans leur relation qui avait toujours été amicale, lui semblait-il, et pourtant, quelque chose avait subtilement changé, il en était sûr. Très curieux, surtout sur ce qui ne le regardait pas, Toni tenait absolument à savoir ce qui se tramait et malheureusement pour Avalon, elle ne pouvait rien faire pour y échapper.

« Bien essayé, Av’ mais tou né m’auras pas avec une tentative dé détournément d’attention aussi cramée. Jé té raconterai tout ce qu’il y a à savoir sur cette meuf -et Toni étant Toni, il avait quelques détails croustillants à raconter- mais toi d’abord. T’as peut-être passé autant dé temps avec moi qué avec Roy mais moi tou mé regardais pas dé la même manière, insista t-il, avec un grand sourire sans pitié. Pas la peine d’essayer dé mentir, jé sais reconnaître la tension sexuelle là où y en a. Et franchement entre vous deux, hier… Who. Même moi j’avais chaud. »

Au fond, la situation le faisait beaucoup rire et cela se voyait sur son visage.

« Allez, raconte. T’es pas timide d’habitude, c’est pas parce qué c’est Roy qué tou peux pas m’en parler. Au contraire, pour une fois qué c’est pas un gros cognard chelou qui té tape dans l’oeil ! Oh, dis pas à Roy que jé l’ai presque complimenté » glissa t-il plus bas, soucieux de préserver sa réputation, avant d’enchaîner : « Alors, vous êtes rentrés ensemble ? » demanda t-il frontalement, avec un haussement de sourcils suggestif.

« Tu vois de la tension sexuelle partout, Toni. » fit remarquer Avalon avec un sourire narquois. « Et je ne regardais pas Roy d’une quelconque manière » ajouta-t-elle en levant les yeux au ciel.

A vrai dire, Avalon ne se sentait pas particulièrement à l’aise pour évoquer avec Toni la soirée qu’elle avait passé – majoritairement en compagnie de Roy, il avait raison sur ce point. Elle avait eu le temps, aujourd’hui, d’analyser la situation, et en était venue à une conclusion qu’elle n’avait pas forcément envie de partager, encore moins avec Toni, qui n’était pas spécialement connu pour sa discrétion. Il n’y avait qu’à voir le regard qu’il lui lançait, avide de ragots croustillants, pour s’en apercevoir.

« Attends. Ce ne sont pas toujours des gros cognards chelou, t’abuses. » Pas tant que ça, lui souffla une petite voix désagréable qu’elle ne daigna pas écouter, drapée dans sa dignité. « Et non, Roy ne m’a pas tapé dans l’œil. C’était juste sympa de ne pas passer l’intégralité de la soirée avec des cadres du ministère qui avaient le double de mon âge, au bas mot. » lança-t-elle d’un ton détaché.

Devinant que Toni n’allait pas lâcher l’affaire, Avalon répondit à sa dernière question :

« Non, on n’est pas rentrés ensemble. J’ai dû partir des Folies Sorcières à quatre heures du matin – d’ailleurs, je t’ai cherché pour te dire en-revoir mais tu étais introuvable – et je suis rentrée directement chez moi. » Elle esquissa un sourire. « Voilà, tu sais tout. » fit-elle en haussant les épaules avec l’air détaché. « Mon interrogatoire est terminé, on peut passer à autre chose ? »

Elle espérait bien que son meilleur ami allait la laisser tranquille, même si quelque chose lui disait que rien n’arrêterait Toni tant que sa curiosité ne serait pas satisfaite. Dommage pour lui, Avalon était au moins aussi têtue… Si ce n’était plus.

« Nan, chérie. J’en vois seulement là où y en a et vraiment dans votre cas, c’était flagrant. »

Le large sourire de Toni trahissait l’amusement et la curiosité que lui procurait cette situation, mais aussi, une pointe de bonne humeur. Il n’avait rien contre l’idée que ses deux amis se rapprochent, bien au contraire. Lui qui désespérait de voir Avalon traîner avec les pires abrutis, qui ne manquaient jamais une occasion de lui briser le coeur, il n’était pas mécontent de la voir s’approcher d’un mec fréquentable -selon les critères de Toni, bien sûr. Quant à Roy, il était évident que son rapport aux femmes avait changé cette dernière année. Il avait mystérieusement arrêté de courir après elles après une époque, avant de se remettre en selle quelques mois plus tôt, mais plus du tout de la même manière, plus du tout avec la même insouciance et légèreté qu'avant. Toni le soupçonnait de couver une grosse déception amoureuse mais il n’avait jamais réussi à en savoir plus à ce sujet. Toujours était-il que ses deux meilleurs amis semblaient se découvrir à un moment où ils avaient besoin d’affection tous les deux, alors, au-delà de l’hilarité que provoquait le fait de les voir se tourner autour, Toni en pensait du bien, derrière ses moqueries.

Mais Avalon étant Avalon, elle maîtrisait parfaitement l’art du déni et s’appliquait à démentir une à une chacune des observations qu’il avait faites, ce qui le fit aussitôt rebondir :

« Oh lala mais abousé comment tou mens et tou cherches des excuses ! Genre tou nies qué t’as passé la moitié dé la soirée dans ses bras ? » Bon il exagérait un peu sur le quantitatif mais l’idée était là. « Hé, c’est cool si vous vous plaisez, y a pas de souci, hein. »

Si, il y en avait, mais Toni ne voyait pas lesquels, car il n’était pas du tout quelqu'un qui allait à l’encontre ses élans et se posait des questions avant de foncer. Aussi, il ne voyait pas pourquoi Avalon n’admettait simplement pas ce qui lui paraissait évident et s’obstinait à nier en bloc. Il la regarda d’ailleurs avec beaucoup de suspicion quand elle assura qu’elle n’était pas rentrée avec Roy, cherchant à démêler le vrai du faux. Sur ce point-là, elle avait l’air sincère et maintenant qu’elle le disait, il se souvenait avoir vu Roy quitter le cabaret bien après quatre heures du matin.

« Mouais… Ton interrogatoire n’est pas dou tout fini, bella, répliqua t-il, tout à fait insupportable. Moi j’aimerais bien savoir cé que tou lui trouves dé si différent après toutes ces années. Il a toujours la même barbichette » ricana t-il.

Toni étant Toni, il ne la laissa pas esquiver ses questions, comme elle l’avait pourtant fait avec brio jusqu’à présent. Malgré ses réponses évasives, ou, qui, justement, lui prouvaient par A+B qu’elle n’était pas rentrée avec Roy hier soir, Toni revenait inlassablement à la charge, bien décidé à lui faire cracher le morceau. Mais, Avalon étant Avalon, elle ne céda pas pour autant, et fronça ses sourcils bruns, l’air agacée.

« J’ai pas passé la moitié de la soirée dans ses bras. » Elle leva ostensiblement les yeux au ciel. « J’ai dû danser deux fois avec lui, peut-être. » Trois fois, en réalité, et elle le savait pertinemment. « Tu dis n’importe quoi. »

Peut-être que si Avalon montait aussi vite au créneau sur une histoire aussi futile, c’était peut-être justement parce qu’il y avait quelque chose de plus derrière… Mais elle préféra ne pas s’attarder plus longtemps sur le sujet. Parce que, même si Toni considérait qu’il n’y avait aucun « souci » à ce que Roy et elle se plaisent mutuellement, elle, au contraire, avait eu plusieurs heures pour y réfléchir et les lister intérieurement. Le moment qu’ils avaient passé hier, tous les deux, avait été agréable – plus que cela, si elle était parfaitement honnête – mais, avec le recul, complètement sobre, et à la lumière du jour, Avalon n’était pas certaine qu’ils ne se soient pas engagés sur une pente particulièrement glissante… Qu’il valait peut-être mieux remonter dès à présent.

« Oh Toni, t’es chiant là. » le rabroua-t-elle après une énième pique parfaitement insupportable dont il avait le secret. « Je sais pas d’où ça vient ta fixette sur Roy et moi mais c’est bon, j’ai compris où tu voulais en venir, tu peux arrêter maintenant. » Elle le considéra d’un air noir. « Il s’est rien passé hier entre nous, c’est tout. » Elle ne démordrait pas de sa version des choses, et le regard qu’elle posa sur Toni lui signifiait qu’il avait tout intérêt à cesser ces petites allusions maintenant.

La tête de Roy était clairement ailleurs que là où elle était sensée être, à savoir concentrée sur les comptes qui concernaient la soirée de la veille. Les excellents chiffres qu’il voyait sous ses yeux auraient dû le réjouir en temps normal et le pousser à déboucher une bouteille de champagne pour la partager avec ses associés, mais l’esprit de Roy gambadait malgré lui toutes les deux minutes vers l’élément qui avait véritablement marqué sa soirée et qu’il retenait plus que les généreuses rentrées d’argent. Un souvenir lui revenait sans cesse en tête, l’image de lui, penché sur Avalon, appuyés tous les deux contre la balustrade. La milicienne était presque dans ses bras, leurs lèvres étaient presque unies, quand une voix les avait interrompus. Roy n’avait pas caché sa frustration face à l’employé qui était venu le chercher, insistant pour qu’il vienne régler une affaire urgente à l’intérieur. Et pourtant, maintenant que la magie de cette soirée s’était envolée, ses ardeurs retombées et qu’il avait retrouvé son quotidien, il se prenait à penser que c’était peut-être une bonne chose qu’ils aient été interrompus…

Roy n’avait pas vraiment de principe ou de règle qui lui dictait de ne pas coucher avec des amies, il l’avait déjà fait à plusieurs reprises et même entretenu une longue relation d’amants avec Isobel, par exemple. Pour autant, avec Avalon, c’était étrange, pour plusieurs raisons. La première était la nature même de sa relation avec elle, qui avait été dénuée de ce type de rapport pendant de longues années. Avalon n’était pas sa soeur de coeur, mais c’était celle de ses frères, il ressentait un certain inconfort à changer de regard sur une personne qui avait grandi et évolué avec lui, avec Toni, Fergus et les autres.

Une autre raison, et pas des moindres, était le timing qu’il trouvait désastreux et le faisait véritablement douter des raisons pour lesquelles il abordait soudain Avalon de cette façon. Il sortait tout juste d’une relation extrêmement prenante, d’une rupture terriblement difficile, dont il sentait encore les séquelles sur lui. Il savait que quand il fermait les yeux le soir, c’était toujours le visage de Juliana qu’il voyait et lui faisait éprouver un véritable gouffre dans son coeur. Alors, Avalon se faisait jolie pour une soirée et c’était un bon prétexte pour lui sauter dessus, soudainement ? Non, elle était son amie, elle méritait mieux que de se faire utiliser de la même manière qu’il utilisait en ce moment des femmes qu’il ne connaissait ni d’Eve ni d’Adam pour peupler son lit le soir et le faire se sentir un peu moins seul…

Or il ne voyait pas comment une nuit avec Avalon aurait pu se transformer en autre chose qu’un coup d’un soir, tant il était incapable de se projeter dans autre chose que ce type de relation creuse avec des femmes, actuellement. Il avait vraiment ressenti du désir pour elle la veille, en revanche il n’était pas sûr qu’il aurait aimé en gérer les retombées au petit matin. Les regards gênés, la sensation d’avoir fait une erreur, peut-être, de ne pas être à sa place, d’avoir fait prendre à leur amitié une direction qui n’allait nulle part… Non, il ne voulait pas de ça. Une fois que son désir était assouvi, le vide reprenait toujours ses droits dans le coeur de Roy et il ne voulait pas avoir à jeter Avalon tel un mouchoir usagé. Il avait été stupide et inconscient de se laisser aller avec elle, on ne l’y reprendrait plus, se promettait-il.

Il ancrait peu à peu cette résolution dans son coeur mais ne pensait pas avoir à l’éprouver aussi vite. Quand il devina la silhouette d’Avalon cachée par celle de Toni dont il approchait, il hésita un bref instant à rebrousser chemin. Mais il reprit sa marche, songeant que c’était stupide de fuir la jeune femme. Ils n’avaient rien fait, après tout. Voilà, ça serait son mantra, il ne s’était rien passé. En se le répétant, il finirait par y croire et dans quelques jours, tout rentrerait dans l’ordre établi.

En s’approchant, il capta des bribes de conversation qui le firent froncer les sourcils.

« …tu peux arrêter maintenant. Il s’est rien passé hier entre nous, c’est tout.
-Who, ça va oui, jé té trouve bien susceptible pour quelqu’un qui n’a rien à sé reprocher… »

Eh bien, super, ils parlaient visiblement de lui et elle. Il capta d’abord le regard d’Avalon, lut le profond agacement sur son visage et se décida à intervenir avant que l’italien ne continue dans sa lancée. Sans s’annoncer, Roy arriva derrière lui, en tapotant son épaule d’une main.

« Ça va Toni ? Je te dérange ? Non parce que j’ai du travail pour toi, quand t’auras fini d’utiliser tes pauses pour fourrer ton nez dans les affaires des autres. »

Quel gros lourd, parfois, songea t-il en s’asseyant sur un troisième fauteuil, entre Toni et Avalon. Il adorait Toni mais sa propension à être particulièrement insistant quand il voulait quelque chose le rendait tout aussi pénible. En l’occurrence, il attendait des ragots et Roy n’avait pas vraiment besoin de parler avec Avalon pour savoir qu’ils étaient d’accord sur ce point : Toni n’aurait rien de leur part.

« Alors c’est comme ça, hein, mainténant vous faites équipe contre moi ? » répliqua t-il en croisant les bras sur son torse.

Il semblait contrarié, mais avec une lueur de moquerie dans le regard qui exaspéra Roy. Parce qu’il savait qu’avec Toni, il valait mieux ne pas rentrer dans son jeu pour s’en débarrasser au plus vite, il répliqua en souriant à son tour, comme si ses petites provocations ne l’embêtaient pas du tout :

« Je sais pas pour Av’, mais en ce qui me concerne, je te rappelle juste que tu as du travail à faire. »

Avalon était profondément agacée et comme elle était particulièrement expressive, Toni eut tout le loisir de lire sur son visage ce que ses paroles lui inspiraient. De fait, il ne s’était rien passé entre Roy et elle hier soir, puisqu’ils avaient été interrompus par l’un de ses hommes, juste avant ce geste qu’ils auraient possiblement regretté le lendemain. Elle ne niait pas – enfin, sauf face à Toni – qu’elle avait ressenti quelque chose pour Roy hier soir, dans l’élan de cette soirée, après qu’ils aient partagé plusieurs danses qui avaient éveillé son désir. Lorsqu’elle l’avait suivi sur cette terrasse, elle savait pertinemment ce qu’il risquait d’arriver, sans en avoir pour autant intégré les conséquences. Avalon était ainsi : très impulsive et instinctive. Mais, lorsqu’elle avait quitté le cabaret, à une heure avancée de la nuit, son désir s’était envolé et l’avait laissé pleine de doutes sur ce qu’elle s’était sentie prête à faire un peu plus tôt.

L’idée, qui lui avait paru si séduisante sur le moment, était en réalité terriblement mauvaise, pour plusieurs raisons. D’abord, parce qu’elle évitait de coucher avec ses amis – règle qui lui avait évité un nombre incalculable de problèmes – et ensuite, parce qu’elle ne voyait absolument pas où pourrait la mener une telle aventure avec Roy. A des situations gênantes comme celle qu’elle était en train de vivre avec Toni, qui cherchait à connaître le moindre détail de cette histoire qui n’avait jamais commencé. Il fallait bien se rendre à l’évidence : ils étaient tous bien trop liés les uns aux autres pour que cela passe inaperçu… Or, Avalon n’avait pas envie de voir son amitié avec Roy changer, sur la simple impulsion d’un désir qui était arrivé aussi rapidement qu’il était reparti.

Elle en était à cette réflexion, prête à rabrouer une nouvelle fois Toni avec une remarque particulièrement grossière, lorsque son regard croisa justement le sujet de leur conversation. Elle devina, à son regard, qu’il avait compris les manœuvres de l’italien, aussi resta-t-elle silencieuse en comprenant qu’il allait intervenir. Elle eut un sourire moqueur à sa remarque et saisit son verre de whisky avant d’observer avec amusement son meilleur ami s’indigner d’un tel comportement.

« Et moi, je n’ai jamais eu besoin de qui que ce soit pour m’opposer à toi, chéri. » affirma Avalon avec un sourire angélique. « Va donc passer la frustration de ta défaite cuisante sur quelqu’un d’autre. »

Elle posa brièvement sur Roy un regard songeur, parce que son arrivée l’avait brusquement ramené à ces moments de complicité qu’ils avaient partagé tous les deux hier soir, mais elle repoussa bien rapidement ces pensées parasites, en reportant son attention sur Toni, qui affichait toujours cet air insupportable.

Roy se sentait hautement conscience de la présence d’Avalon à sa droite, même s’il ne la regardait pas, et pour avoir éprouvé cet instinct de nombreuses fois, il savait que c’était celui qui l’accompagnait quand il se trouvait à proximité d’une femme qui ne le laissait pas indifférent. Habituellement, c’était une sensation qu’il accueillait avec plaisir et qui faisait naître un délicieux flirt, mais cette fois, elle lui causait un certain dérangement. Il s’était promis de reprendre le regard parfaitement amical qu’il avait toujours posé sur Avalon et il ne doutait pas qu’il pouvait y arriver. Il suffisait de ne pas entretenir cette petite étincelle entre eux dans les prochains jours et nul doute qu’elle allait rapidement disparaître. Ils allaient tous les deux passer à autre chose, comme si rien ne s’était passé, car c’était la seule chose acceptable à faire.

Avalon ne manqua pas de renchérir à sa suite et rajouter une couche pour que Toni les laisse tranquilles, malheureusement, c’était à prévoir, l’italien ne se laissa pas démonter aussi vite :

« Défaite ? Quelle défaite ? Je sais qué j’ai raison. Vous pouvez dire cé qué vous voulez, jé sais cé qué j’ai vu hier. Vous étiez comme ça, tous les deux. »

Il fit se rencontrer le bout de ses deux index, les bougeant l’un contre l’autre, dans ce geste qu’on utilisait communément pour signifier un rapprochement entre deux personnes. Roy haussa un sourcil circonspect, sans perdre son ton moqueur, car plutôt mourir que d’admettre qu’il y avait de la vérité là-dedans.

« C’est les enfants qui parlent avec leurs mains, Toni. »

Roy décida bien assez vite de la stratégie qu’il allait adopter pour se débarrasser définitivement des moqueries de son ami. S’il se mettait à répondre et nier sur le sujet de ses provocations, Toni s’empresserait de s’engouffrer derrière chaque phrase pour les interroger de nouveau. En revanche, s’il se plaçait à son tour dans une posture offensive et provoquait Toni sur des sujets annexes… Il y avait toutes les chances pour que leur fougueux ami perde patience et s’en aille de lui-même. Il tourna brièvement son regard vers Avalon, en espérant qu’elle allait suivre le chemin de ses pensées et entrer dans son jeu. C’était la même Avalon qu’il avait toujours connue, se répéta t-il dans sa tête, pas la séduisante nouvelle chef de la Milice avec qui il avait dansé hier, mais cette jeune femme intrépide en jean et en baskets avec qui il aimait rire sans arrière-pensée. Et pourtant, quelque chose dans son sourire à elle le poussa à lui sourire à son tour et ancrer son regard dans le sien.

« Tu comprends quelque chose à ce qu’il dit, toi ? Moi j’entends juste des "meumeumeuh j’ai quatre ans et demi". »

Toni, fidèle à lui-même, ne se fit pas prier pour rebondir une nouvelle fois sur ses paroles, ce qui eut le don de lui faire lever - encore - les yeux au ciel. La présence de Roy à ses côtés donnait un côté un peu surréaliste à cette scène, puisque Toni évoquait justement une possible relation entre eux, sans démordre de la "tension sexuelle" qu'il avait cru percevoir - à juste titre, elle lui accordait ça - entre eux hier soir. Son geste puéril lui attira un regard parfaitement outré d'Avalon, bien que la remarque de Roy, sur un ton parfaitement calme, lui arracha un sourire.

Elle commençait à voir où Roy voulait en venir avec son offensive. Quoi de mieux pour détourner l'attention de Toni que de l'attaquer frontalement - domaine dans lequel ils excellaient tous les deux. Aussi, Avalon ne se fit pas prier pour prêter main forte à son ami dans son entreprise, et tourna la tête vers lui. Elle croisa son regard, et sentit une sensation doucement familière - pour l'avoir ressentie plusieurs fois hier - se répandre dans ses veines. Bon. Force était de constater que cette attirance naissante n'avait pas complétement disparue. C'était plutôt problématique, mais Avalon ne s'en formalisa pas particulièrement, persuadée comme elle l'était que cette petite étincelle ne tarderait pas à disparaitre - si elle maintenait cette distance entre eux, cela ne prendrait que quelques jours. Elle maintint cependant le contact visuel, ignorant volontairement Toni.

"Ce n'est pas toujours ce que tu entends toi ?" fit mine de s'étonner Avalon. "Je veux dire, bien sûr qu'il a quatre ans et demi, tu crois que Magpie s'est entraînée à pouponner comment avant d'avoir des jumeaux ?"

Un sourire étira ses lèvres, parce qu'elle aimait particulièrement faire enrager Toni (elle faisait cela depuis plus de dix ans maintenant avec toujours autant de plaisir). Son partenaire de moquerie n'avait évidemment rien à voir avec son sourire en coin et son regard malicieux.

Roy eut du mal à retenir le grand rire qu’il avait envie de laisser éclater à la réponse d’Avalon, qui ne perdait jamais son humour incisif. Son regard brilla de cette hilarité contenue et son sourire s’élargit seulement, car c’était important de garder une pointe de sérieux pour leur petite mise en scène.

« Tu as raison, c’est vrai qu’il n’y a pas de grande différence entre les jumeaux et Toni. Toujours en train de brailler ou d’être suspendu aux seins de Mildred.
-WOOOOOH, s’insurgea aussitôt l’italien de sa grosse voix indignée, pointant son doigt accusateur sur les deux amis, vous êtes grave sales, tous les deux, ça mé choque.
-Comme si quelque chose pouvait te choquer. C’est pas notre faute si t’as un faible pour les mères cinquantenaires, Toni.
-Ah ouais ? Tou dévrais faire gaffe à la tienne, alors. »

Cette vanne bien sentie poussa Roy à attraper le premier truc sur la table qui lui passait sous la main -un morceau de sucre toujours emballé près d’une tasse vide- et le balancer sans ménagement sur le nez de son associé.

« Laisse ma mère en-dehors de ça et va rejoindre Jayce dans la Voie, imbécile. Ça fait une heure qu’il essaye de te joindre et tu réponds pas. »

Ce qui était la raison pour laquelle il cherchait Toni avant de le trouver en compagnie d’Avalon, dans une conversation qui le concernait. L’italien était connu pour ne jamais répondre à son Pear -ou plutôt le faire uniquement quand il en avait envie- ce qui rendait fou même le patient Jayce Bowers. Avec un dernier échange de vulgarités, qui se résumait à Toni affichant un grand sourire moqueur et Roy lui répondant d’un doigt d’honneur, il quitta enfin la tablée pour aller répondre à l’appel du devoir. A ce moment-là, Roy s’aperçut qu’il était seul avec Avalon et il se rappela que la dernière fois que cela avait été le cas, il était à quelques centimètres seulement de l’embrasser. Ce souvenir planait entre eux deux, il le sentait, songea t-il en captant son regard. Mais ils avaient l’air tous les deux décidés à ne pas revenir dessus, alors il garda un sourire le plus naturel possible en enchaînant sur un registre d’humour qu’ils maniaient bien l’un comme l’autre :

« Vraiment Av’. Je sais pas comment tu fais pour le supporter autant. »

Avalon esquissa un léger sourire, en écho à celui de Roy, avant de tourner la tête vers un Toni plus qu’indigné.

« Tout le monde sait que tu es le plus sale d’entre-nous, Toni. » fit remarquer Avalon avec un regard narquois.

Mais son meilleur ami était trop occupé à provoquer Roy pour accorder du crédit à ses paroles pourtant pleines de bon sens. La jeune femme rit de bon cœur aux piques qui furent lancées par les deux hommes, jusqu’à ce que Roy ait gain de cause sur Toni et l’envoie réaliser elle ne savait quelles tâches sur la Voie des Miracles. L’italien les quitta à grand renfort de cris et d’expressions moqueuses, alors Avalon se joignit à Roy pour lui adresser un doigt d’honneur bien senti tandis qu’il quittait le cabaret à grandes enjambés.

Elle savoura quelques instants le silence qui suivit le départ de son ami – Merlin ce qu’il pouvait être bruyant en plus d’être insupportable – avant de tourner un regard amusé vers Roy, qui avait gardé sa place à côté d’elle. Evidemment, il y avait toujours une certaine gêne entre eux, qu’Avalon qualifiait bien volontiers de « normale » en raison des évènements de la soirée de la veille. Il ne s’agissait probablement que de simples restes de ce jeu de séduction auquel ils s’étaient livrés hier, et Avalon ne s’en formalisait pas outre mesure. Elle préféra revenir naturellement à la relation amicale qu’ils avaient toujours entretenue depuis ces dix dernières années, même si, au fond, elle sentait bien que quelque chose, dans leurs sourires et leurs regards, avait déjà changé.

« C’est beaucoup de résignation, et un apprentissage intensif de l’écoute sélective auprès de Fergus. » répondit Avalon.

Non, en vérité, elle parvenait à supporter Toni parce qu’elle était autant insupportable que lui et qu’ils étaient bien les seuls à pouvoir passer autant de temps avec l’autre sans mourir intérieurement comme le faisait souvent Fergus.

« Moi, je ne sais pas comment tu peux travailler avec lui. » nota Avalon avec un sourire en coin. « Ça reste un mystère que, malgré ma formation d’Auror, je ne pourrais jamais résoudre. » Elle exagérait parce qu’elle avait une confiance totale en son ami – malgré le fait qu’il était en effet quasiment impossible de le joindre si Toni en avait décidé autrement. « Enfin. » soupira-t-elle en terminant son verre de Whisky. « Il paraît que ça fait dix ans qu’on le traine avec nous, alors c’est bien qu’on doit lui trouver quelque chose. »  

« Vraiment ? rétorqua Roy, moqueur. A vous voir tous les deux, on jurerait que tu es plus faite du bois de Toni que celui de Fergus, pourtant… »

Un sujet sur lequel ils les taquinaient souvent, d’ailleurs. La scène de Fergus s’en allant en soupirant face à ces deux enfants adultes qui le fatiguaient était devenue un classique. En vérité, Fergus était inséparable de Toni et savait le gérer mieux que personne. Mais la forte personnalité de l’italien ajoutée à la fougue d’Avalon créait parfois un duo qui pouvait épuiser la patience de n’importe qui. Une chose était sûre, les relations dans la bande d’amis qu’ils formaient étaient changeantes, forgées par de longues années à s’éprouver mutuellement et apprendre à se connaître. Le commentaire que lui retourna Avalon au sujet de leur ami commun l’amusa et le laissa pensif à la fois.

« Parce que Toni au travail correspond bien à l’image qu’il dégage avec sa carrure. Il abat du travail comme un tank, rien ne l’arrête » explicita t-il, avec un sourire en coin. Combien de fois l’avait-il vu faire en deux heures ce que le commun des mortels aurait fait en deux jours ? Entre son carnet d’adresses infini, son culot monstre, sa détermination à toute épreuve et son ambition redoutable, Toni était un atout qu’on était très content d’avoir de son côté, Roy le reconnaissait bien volontiers, même si cela supposait de composer avec son caractère flamboyant, impulsif, peu docile. « Mais oui, j’admets que quand il a décidé de n’en faire qu’à sa tête, c’est un enfer à gérer. Et c’est pour ça aussi que Fergus est aussi précieux. »

Ils formaient une paire non seulement complémentaire mais qui s’auto énergisait également de cette complémentarité. Roy savait que si demain l’un des membres de ce duo devait disparaître, le délaissé, qu'il s’agisse de Fergus ou de Toni, perdrait considérablement en force dans son travail. Avalon les avait déjà vus à l’oeuvre pour le sentir, il ne doutait pas qu’elle allait le rejoindre ce point, malgré la petite pique qu’elle glissa au sujet de Toni mais qui aurait pu tout à fait s’appliquer à d’autres cas de figure. Comme par exemple, le leur à tous les deux. Cette pensée lui vint aussitôt en tête et un bref instant, ces paroles restèrent suspendues entre eux, comme leurs regards, avant que Roy ne réponde :

« Oh, ce n’est pas immuable l’avis qu’on peut avoir sur quelqu’un, même après dix ans… »

Il lui semblait qu’il en avait vu quelque chose la veille. Avalon aussi ? Il ne pouvait s’empêcher de se poser la question, sans la formuler à haute voix, parce qu'il avait convenu avec lui-même qu’il valait mieux ne pas revenir dessus avec elle. Et pourtant, ces sous-entendus, et la manière dont ils se regardaient toujours, était une manière de revenir sur leur moment… La différence était seulement que c’était fait de façon plus subtile, alors Roy pouvait se convaincre que c’était anodin.

« Des préjugés. » assura Avalon avec un sourire en coin qui trahissait sa véritable pensée. « Je pensais que ma patience était pourtant légendaire ? »

Quiconque connaissait un tant soit peu Avalon savait que sa patience était fortement limitée, qu’elle avait tendance à s’emporter rapidement et qu’elle pouvait être très rancunière – sauf lorsqu’elle se disputait avec ses proches – comme Toni, généralement – et qu’elle décolorait aussi rapidement qu’elle s’était énervée. Il n’y avait qu’au travail qu’elle avait appris à canaliser plus ou moins ces premières impulsions, parce qu’elle avait cœur à rester professionnelle, mais, dans sa sphère privée, sa fougue et sa mauvaise foi légendaire était connue de tous.

« Je vois ce que tu veux dire. » fit Avalon d’un ton pensif en songeant à son meilleur ami. « C’est vrai que quand il a quelque chose en tête, il n’y a rien ni personne pour le détourner de ça. » Un peu comme lorsqu’il abordait une femme, finalement.

Et c’était aussi ce qui faisait le charme de l’italien – et lui conférait un côté particulièrement insupportable dans le même temps. Cependant, malgré leurs disputes régulières sur les sujets les plus futiles de cet univers, Avalon n’aurait échangé son meilleur ami contre rien au monde, parce que ce lien qu’ils avaient, elle ne le retrouvait nulle part ailleurs. Cette amitié pure, jamais ternie par une quelconque attirance qui leur permettait de dormir ensemble dans la plus grande innocence, était précieuse à ses yeux parce qu’elle la savait immuable. Pas comme certains liens qu’elle entretenait depuis aussi longtemps et qui, du jour au lendemain, étaient teintés d’une toute nouvelle saveur.

Les paroles de Roy, qui firent écho à ses pensées, l’amena à porter sur lui un regard songeur, indéchiffrable, alors qu’elle constatait une nouvelle fois que cette attirance qu’elle avait ressentie pour lui hier soir n’avait pas tout à fait disparue. Un sourire finit par fleurir sur ses lèvres.

« Oh, oui, je suppose qu’on n’est jamais à l’abris de quelques surprises. »

Elle ne s’attarda pas très longtemps sur cette petite voix qui s’indignait de la voir se comporter ainsi après toutes les promesses qu’elle s’était faites un peu plus tôt dans la journée. Ce n’était rien, songea Avalon, un simple jeu un peu amusant, une manière pour eux de revenir sur le moment qu’ils avaient passé ensemble hier soir en toute innocence, sans que cela ne soit gênant ni pour l’un ni pour l’autre.

« C’est vrai que ça ne tient pas à grand-chose, parfois. » poursuivit-elle avec un haussement d’épaules un peu désinvolte. Une mission longuement préparée qui conduisait deux individus aux portes de la mort. Une partie de billard. Quelques danses partagées. Quelques sourires et quelques regards.

« Ce que tu prouves en disant ça c’est que c’est ta mauvaise foi qui est légendaire, Avalon. »

Roy arborait un sourire moqueur et content à la fois, car il aimait retrouver cette dynamique de piques avec elle. Naturellement joueurs tous les deux, ils avaient l’habitude de se vanner l’un l’autre quand ils en avaient l’occasion mais désormais, Roy avait l’impression que leur jeu habituel avait pris une nouvelle saveur. Il sentait, avec une certitude de l’ordre de l’instinct, qu’ils ne cherchaient plus seulement de l’amusement derrière leurs paroles mais qu’ils s’évaluaient mutuellement, avec curiosité et envie. Elle réagit à son sous-entendu en restant dans le même registre que lui, un fin sourire aux lèvres, sans ne mentionner aucun nom, mais avec quelque chose dans son expression qui indiquait qu’ils pensaient tous les deux à la même chose.

La respiration de Roy s’était subtilement approfondie tandis qu’il cherchait dans le regard d’Avalon jusqu’où pouvait aller ce petit jeu entre eux. Ils avaient été trop loin, la veille, il le pensait toujours. Cette discussion n’était pas totalement innocente et une voix dans sa tête lui soufflait qu’il valait mieux y couper court, pour éviter d’entretenir ce léger et perturbant changement qui s’était opéré entre eux. Une autre voix, elle, disait que ce n’était pas grand-chose, qu’ils n’étaient pas collés l’un à l’autre comme la veille, qu’ils parlaient seulement. Pas de contact, pas de problèmes. Il pouvait donc tout à fait tenter des interrogations à double sens, juste comme ça, pour voir :

« En effet… Tu aimes avoir ce genre de surprises ? »

Quelque chose avait changé, et leur conversation, à première vue totalement innocente, ne l’était plus vraiment. Avalon sentit son regard s’attarder plus longtemps que de raison sur Roy, alors qu’un sourire s’étirait sur ses lèvres. Ce n’était peut-être pas l’idée du siècle de poursuivre cette discussion dans laquelle ils percevaient un lourd double-sens, mais les deux choisirent volontairement d’ignorer cette voix raisonnable. Ils ne faisaient rien de mal, songea furtivement Avalon, qui était passée reine – non, impératrice – dans l’art de s’auto-convaincre. Ils ne pouvaient décemment pas oublier ce qu’il s’était passé entre eux hier soir et il aurait été délicat de le passer complètement sous silence, parce que cela aurait risqué de créer une gêne dans leur relation. L’évoquer de cette manière était un compromis idéal ; leurs propos restaient légers, et, même s’ils n’étaient pas complètement anodins, n’étaient pas vraiment explicites non plus. La distance physique qu’ils maintenaient volontairement entre eux acheva de convaincre Avalon, qui répondit à sa dernière question avec un sourire amusé.

« Ça fait dix ans que tu me connais, Roy. Tu sais que j’adore les surprises. »

Son ton était dégagé, presque désinvolte, comme si elle venait d’évoquer un sujet parfaitement banal. Par ailleurs, ses propos étaient véridiques ; Avalon adorait être surprise… Et adorait surprendre les autres. Comme sa remarque était chargée d’un lourd sous-entendu, Avalon l’assortit d’un regard narquois qui ne permettait pas vraiment de définir si elle était ironique ou non. Son PearPro vibra à ce moment-là, l’arrachant du regard de Roy. Elle le tapota de l’index pour faire apparaître la notification sur son interface, et fronça les sourcils.

« Merde, on a un souci au bureau. » expliqua-t-elle à Roy en se levant. Elle attacha sa cape d’hiver sur ses épaules. « J’y vais. » Elle hésita un instant sur la façon de conclure cette étrange conversation et se décida pour un très classique : « A plus tard ! » qu’elle lança par-dessus son épaule en s’éloignant.

Lorsqu’elle quitta le cabaret, la fraicheur de la soirée lui mordit les joues et elle se dirigea sans attendre vers l’une des sorties de la ville de Bristol pour pouvoir transplaner. A distance de Roy, loin de cette atmosphère si particulière des Folies Sorcières, la petite voix raisonnable devint de plus en plus forte et de plus en plus convaincante, si bien qu’Avalon consentit à l’écouter. D’accord, lui répondit-elle en disparaissant pour le Ministère, elle ferait plus attention, la prochaine fois.