Can I have this dance ? #Messy

Du bout de ses doigts manucurés, Kessy tourna la paille violette dans son verre pour remuer son cocktail. Elle s'abima un instant dans la contemplation de sa couleur surnaturelle - rose-orangée, avec des paillettes - et songea que c'était certainement ce qu'elle avait mis de plus malsain dans son organisme depuis quinze jours, c'est-à-dire depuis sa dernière soirée au K-Club. Plus la soirée avançait, et plus les choix que les trois filles faisaient sur la carte des boissons se faisaient audacieux. Il fallait dire que Kessy commençait à bien la connaître, cette carte, car elle était devenue une véritable habituée des lieux depuis le succès éclatant de la Masquerade.

Du plat de la paume, elle écarta une mèche folle qui s'était échappée de son messy bun pour se coller à son front, puis redressa ses cils maquillés sur ses deux acolytes. Regroupées en petit cercle, les trois copines s'accordaient une petite pause bien méritée au bar après avoir été coincées pendant près d'une demi-heure par un groupe de jeunes trentenaires d'une lourdeur inégalée.

"Bon les filles, il faut absolument qu'on aille danser parce que là, ce n'est plus possible ! Je n'arrête pas de prendre du poids en ce moment", se désola Iris en tirant sur son top noir en une tentative désespérée pour dissimuler ses courbes généreuses - courbes qui lui allaient à ravir mais qui la complexaient depuis aussi loin que Kessy s'en souvienne.

"Mais non ma chérie, tu es magnifique", répliqua aussitôt Mya en passant son long bras autour des épaules rondes d'Iris. Plutôt grande et athlétique, juchée sur des talons de douze centimètres qui accentuaient encore sa silhouette élancée, Mya était une très belle femme, peut-être la plus belle que Kessy connaisse, selon son opinion très objective. Avec ses grands yeux sombres et son air mystérieux, elle connaissait son petit succès en temps que top model, mais avec sa peau très noire, elle se faisait régulièrement voler la vedette par des concurrentes au teint laiteux. Hélas, les canons de beauté de l'Angleterre sorcière étaient encore très traditionnels, ce qui était d'ailleurs le dernier cheval de bataille de Kessy : elle se désolait du nombre de ses amies qui n'acceptaient pas leur corps...

"Mais oui, écoute un peu Mya, tu es très belle comme ça ! Mais ne t'en fais pas, si tu as envie de retrouver un peu la forme, je te concocte un programme et on se fait une bonne séance demain matin."

"Demain matin, on aura la gueule de bois", répliqua Iris en secouant la tête avec amusement, aussitôt soutenue par Mya. "Je sais que tu es toujours en forme pour torturer tes clients de bon matin, ça m'impressionne d'ailleurs, mais nous autres mortelles avons besoin de dormir..."

"Un petit jus vitaminé spécial Kessy et je te promets que tu seras d'attaque", répliqua la coach sportive avec un sourire éclatant, en arborant son ton le plus persuasif. En réalité, elle avait très envie d'attirer ses deux amies chez K&K au petit matin, justement parce qu'elle savait pertinemment que le réveil serait dur : mais il n'y avait pas de repos pour les braves et elle ne comptait pas déroger à sa routine sportive du dimanche matin.

"Tu ne me feras jamais avaler ton infâme concoction de cèleri et d'écorces de saule cogneur", répliqua son amie avec une grimace tellement éloquente qu'elle provoqua les rires des deux autres.

"Tu ne sais pas ce que tu rates !"

"Oh que si, justement... allez, on va danser ?", s'enquit Iris, avant de se frayer un chemin jusqu'au bar pour déposer son verre sur le comptoir. Kessy l'imita puis, suivie par Mya, se glissa dans la foule pour trouver un espace sur la piste de danse. Ce soir là, et comme toujours le samedi soir, le K-Club faisait salle comble. Malgré l'ouverture récente d'une nouvelle boîte concurrente, il restait la boîte la plus connue de Leopoldgrad et Kessy appréciait la clientèle cosmopolite qu'on y rencontrait : tous types de sorcières et de sorciers, et même parfois de créatures magiques, s'y retrouvaient pour faire la fête et s'amuser.

Les trois filles se trémoussèrent sur deux chansons du style électromagique, puis, l'heure avançant, le DJ lança une session rétro avec quelques vieux tubes, devenues rengaines, que tout le monde connaissait par cœur. Kessy joignait donc son joli brin de voix au chœur des "Can you dance like an hippogriff MAMAMA MAMAMA MAMAMA" lorsque la chanson s'étouffa dans sa gorge. Papillonnant des yeux, elle se hissa sur la pointe des pieds, et prit appui sur l'épaule de Mya pour se hisser au-dessus de la foule. Dans ces moments là, elle maudissait sa petite taille.

"Qu'est-ce qu'il y a ?", cria Mya pour recouvrir la musique.

Kessy ignora prodigieusement l'interrogation, et lâcha brusquement Mya lorsque son regard croisa celui de l'homme qu'elle observait. Aussitôt, elle se rabattit parmi la foule et sentit ses joues s'empourprer. Il ne l'avait pas vue, si ? L'avait-il vue ? Et alors, s'il l'avait vue, alors quoi ? Alors cela ne changeait rien. Elle était avec ses deux amies, elle s'amusait follement, et...

...et il observait directement dans sa direction. Kessy sentit son estomac faire un bond, et elle comprit que sa curiosité demandait à être satisfaite. Certainement échauffée par les verres d'alcool, beaucoup trop nombreux, qu'elle avait consommé, elle laissa son tempérament impulsif s'exprimer.

"Hmm, les filles ? Je vais aux toilettes, je reviens..."

"A demain", plaisanta Iris en référence à la fois où, alors qu'elle était réellement partie aux toilettes, Kessy n'était jamais revenue : après une demi-heure à attendre pour accéder aux dites commodités, elle s'était fait de nouveaux amis dans la queue et n'avait plus jamais retrouvé ses acolytes.

Se glissant dans la foule, elle se fraya innocemment un chemin sur la piste de danse, jusqu'à se heurter par mégarde à un torse familier. Avec un petit "oups", elle redressa le regard le long dudit torse jusqu'à rencontrer une paire d'yeux espiègles.

"Oh, bonsoir !", salua-t-elle d'un air légèrement surpris, comme si elle n'était pas venue précisément pour le voir - et comme si ce n'était pas évident. "Comment vas-tu, Melchior ? Tu passes une bonne soirée ?"

Curieusement, le tutoyer et l'appeler par son prénom lui était étrange, peut-être parce qu'il était un directeur de département et grand diplomate, sous les ordres de son père. Mais à deux heures du matin, au milieu d'une boîte bondée et d'une foule échevelée, avec de l'alcool dans les veines, il aurait été ridicule d'être trop formel. Et puis ils s'étaient déjà tutoyés, de la plus intime des façons...

La conversation commençait à l’ennuyer sérieusement, il y avait une heure qu’il écoutait Arthur expliquer comment s’épiler le torse sans douleur. Il allait bientôt leur expliquer comment utiliser du lubrifiant et Melchior ne put retenir de lever les yeux au ciel en poussant un soupir, gonflé. Il aimait beaucoup Arthur mais depuis qu’il était en couple avec Sergueï, il était devenu… rasoir. Quoique maintenant qu’il y réfléchissait, il l’avait peut-être toujours été, c’était vrai qu’avant, chaque fois qu’il le voyait, ce n’était pas pour parler. Ils avaient beaucoup d’autres choses bien plus intéressantes à faire et la plastique d’Arthur était particulièrement avantageuse. Contrairement à sa conversation et à son niveau intellectuel qui ne dépassait celui d’un Niffleur. Et encore. C’était méchant pour l’animal. Arizona sembla capter son ennui puisqu’elle lui lança un clin d’œil complice avant de prendre la parole de sa voix grave.

"J’ai envie d’aller danser mes Trésors. Je suis totalement heu-reuse de connaître la marque de ta cire Chouchou mais si je ne bouge pas, je vais m’endormir. Et on s’était promis une nuit de folie, hors de question de dormir à minuit."

Melchior esquissa un sourire et coula un regard de remerciement à la Drag-Queen qui se levait sur ses hauts talons. Il se demandait toujours comment elle faisait pour marcher sur de telles échasses. Il glissa un bras autour de sa taille alors que le petit groupe sortait bruyamment de l’appartement d’Arthur. L’alcool avait coulé à flot pendant la soirée et heureusement pour eux le K-club n’était qu’à quelques pas de l’immeuble. Ils entrèrent sans difficulté dans le night-club qui était déjà bondé de monde et Arizona jubila littéralement à son oreille.

"Je sens que la chasse va être bonne.", ses ongles s’enfoncèrent dans l’épaule de Melchior avant qu’elle ne se trémousse sur la piste de danse, l’abandonnant par la même occasion avec un mot d’adieu. "Tchao mon lapin."

Il secoua la tête hilare alors qu’il la voyait se déhancher sur la piste de danse. Un vrai phénomène qu’il ne regrettait absolument pas de connaître. Le pep’s et la générosité qu’elle déversait autour d’elle était juste incroyable. Souvent incomprise, elle ne se formalisait pas de l’étroitesse d’esprit et de l’incompréhension du plus grand monde, vivant sa vie comme elle l’entendait. Le directeur de département avait toujours été admiratif de sa force de caractère et de son abnégation. Et c’était aussi l’un de ses meilleurs coups, il ne pouvait le nier, mais ils partageaient également une amitié et surtout une amitié extraordinaire.

Il se dirigea vers le bar avec l’intention de s’enivrer encore un peu avant de se diriger sur la piste de danse. Il observa un long moment les danseurs, accordant quelques sourires et quelques clins d’œil aguicheurs avant de se diriger à son tour sur la piste de danse. La proximité des autres, la musique et ses pas de danses lui donnèrent bientôt très chaud, mais ne l’arrêtèrent pas pour autant. Ils repassaient de vieux tubes quand son regard en croisa un qui ne lui était pas inconnu. Un sourire s’étira sur ses lèvres avant de voir les deux yeux bruns s’enfoncer dans la foule. Il fronça les sourcils surpris. Est-ce qu’elle le… fuyait ? Il s’était attendu à une toute autre réaction de sa part pourtant.

Toutefois, il ne chercha pas à la retrouver, si elle ne souhaitait pas lui parler c’était son droit et il ne la forcerait pas à discuter si elle ne le voulait pas. Il continua donc de danser en rythme avec la musique quand elle se heurta soudainement contre son torse. Une lueur espiègle s’alluma dans son regard alors qu’un sourire amusé se dessinait sur ses lèvres. Ce "oups" ne lui paraissait absolument pas fortuit tout comme son  "bonsoir" faussement surpris. Il fit néanmoins semblant de rentrer dans son jeu avec un sourire charmeur.

"Bonsoir Kessy, quelle surprise", il feignit la surprise avant de répondre à ses questions avec entrain.  "Je vais bien et toi ? Ma soirée est excellente merci. J’espère que la tienne se passe bien également."

Il tourna le regard vers le groupe de filles qu’elle avait quitté un peu plus tôt avant de le poser à nouveau sur la jeune femme.

"J’ai cru que tu voulais m’éviter", lâcha-t-il néanmoins dans un sourire.  "Mais je constate qu’il n’en ait rien, j’avoue être rassuré."

Il lui avait semblé qu’ils avaient passé un bon moment ensemble et un bon début d’année 2011. Il aurait été attristé de constater qu’il s’était trompé.

Kessy sentit une agréable chaleur se répandre en elle lorsque Melchior répondit à sa salutation par un sourire empreint de séduction. Ce qu'il était sexy, par Holga ! Elle ne savait pas pourquoi exactement, peut-être était ce regard trop bleu, ces traits de visage quelque peu particuliers, ou le souvenir de son corps contre le sien mais elle se sentait particulièrement attirée par lui, un désir immédiat naissant en elle au souvenir de la nuit qu'ils avaient partagé. L'effluve de son odeur familière parvint à ses narines et elle huma discrètement, avant de répondre à sa légère accusation par un sourire énigmatique. Intérieurement, elle jubilait : c'était lui qui aurait pu avoir des raisons de l'éviter mais elle constatait qu'il n'en était rien. Peut-être n'était-il pas du genre à se laisser intimider par un ministre un peu trop paternaliste. C'était tant mieux, car elle se sentait d'humeur à jouer avec le feu, et à voir si elle pouvait se mesurer une fois de plus à cet homme, plus âgé, plus expérimenté et qui avait, Merlin, tellement de charme... qu'elle ne pouvait pas réellement résister. Cela aurait été criminel.

"Je ne savais pas si tu aurais envie de me revoir", répliqua-t-elle en haussant un sourcil impeccablement épilé, un sourire flottant sur ses lèvres. Ils n'avaient pas échangé depuis le nouvel an, ni l'un ni l'autre n'ayant cherché à garder contact, conscients que cette aventure n'était pas destinée à se prolonger. "Puisque notre rencontre de la dernière fois est devenue publique..."

Pour l'instant, ils étaient relativement protégés par l'obscurité relative et la promiscuité des corps sur le dance floor, mais il était probable que le hastag #Messy soit relancé sur Twitcher s'ils s'obstinaient à discuter plus que deux minutes. La jeune femme avait été surprise par la vitesse avec laquelle cette tendance avait prise, après le Nouvel An, un petit peu comme si elle avait intégré un monde people de strass et de paillettes sans en avoir eu réellement conscience : malgré sa grande popularité sur les réseaux et son statut récent d'influenceuse, Kessy était encore parfois étonnée de constater que sa vie - y compris sa vie sentimentale - pouvait intéresser de parfaits inconnus.

"...mais puisque je constate que tu ne me fuis pas, que dirais-tu d'une danse ?", s'enquit-elle en le défiant du regard, tandis que sa main se posait, légère comme une plume, sur le torse de Melchior, avant de glisser jusqu'à son épaule. Ce soir, elle avait envie d'être à l'instigation, de prendre l'initiative, car il y avait quelque chose d'exaltant dans le fait de prendre ce risque. Accepter des avances, c'était facile, mais prendre le risque, tenter de séduire, de conquérir, le corps - ou le coeur, mais ce n'était pas là l'objectif - d'un homme ? Voilà qui s'avérait nettement plus délicat, mais elle avait envie de croire en ses chances... Peut-être que leur dernière rencontre lui avait laissé une certaine impression à lui aussi.

Son autre main glissa dans son dos, et elle rapprocha son corps du sien pour glisser à son oreille, avec audace : "Tu m'as manqué, depuis la dernière fois."

Elle se recula quelque peu pour observer sa réaction, une expression mutine imprimée sur le visage. Comment réagirait un homme tel que Melchior Haik, directeur de département, face à une jeune femme entreprenante ? Elle était curieuse de le savoir...