Larmes foetales [Thelma & Jonah]

« Décès tragique du directeur Goldstein.
Danielle Coleman promue directrice de la Justice Magique. »

Depuis aussi longtemps qu'elle se souvienne, Thelma avait toujours rêvé devenir maman. Petite fille déjà, elle aimait bercer ses poupées et leur apporter toute une éducation : après leur avoir accordé une jolie toilette, elle leur faisait la classe pendant des heures, signes précoces de sa fibre éducatrice. Adolescente, elle passait son temps à imaginer sa famille future avec ses copines, et imaginait un foyer empli de vie, de chaleur et d'émulation : son mari serait beau, intelligent et surtout moderne, il mettrait la main à la pâte pour lui permettre de mener sa merveilleuse carrière.

Alors se trouver ici pour sa première magicographie avec son compagnon représentait un rêve qui devenait réalité, après la période de doute qui avait accompagné son entrée célibataire dans la trentaine. Il s'agissait certainement de l'un des projets de vie les plus partagés au monde, et pourtant il revêtait aujourd'hui un sens particulier. Il était particulièrement étrange d'être enceinte dans un tel contexte. Rien ne paraissait normal dans leurs vies ni dans la situation du pays et pourtant Thelma s'apprêtait à vivre l'expérience la plus authentique qui soit : donner la vie.

Elle se trouvait là, dans la salle d'attente du médicomage pour vivre un moment extraordinaire, et pourtant son regard était irrémédiablement attiré par le nom de Danielle Coleman, inscrit en gras sur le titre du journal que lisait Jonah. Elle s'agita doucement sur sa chaise de plastique, mal à l'aise, et tourna un regard reconnaissant vers son compagnon lorsqu'il prit sa main dans la sienne. Peut-être devinait-il, voire partageait-il son trouble : le temps semblait comme suspendu, depuis quelques mois, tandis qu'ils s'engluaient dans ce qui s'apparentait chaque jour d'avantage à une guerre civile, mais dans le même temps la vie suivait son cours de la plus simple et de la plus belle des manières. Lorsqu'elle avait appris sa grossesse, Thelma avait été la première à la défendre corps et âme face à Jonah, et pourtant désormais elle ne pouvait s'empêcher de douter. A vrai dire, après l'arrestation avortée de Linnet Sneals, elle s'était réellement posé la question de mettre un terme à cette grossesse, mais n'avait pu s'y résoudre.

Commettaient-ils une erreur terrible en amenant une nouvelle génération au monde ? Thelma aimait déjà de toutes les fibres de son âme ce petit être qui grandissait en elle, fruit de l'amour qu'elle partageait avec Jonah. Pourtant, chaque mauvaise nouvelle, chaque nouveau pion avancé par la dictature de Marchebank faisait naître un pincement d'angoisse dans sa poitrine. Elle ressentait ce besoin féroce, animal de protéger cet enfant qu'elle ne connaissait pas encore, et cette fibre maternelle puissante qui palpitait en elle l'effrayait intérieurement. La mauvaise nouvelle du jour ne faisait pas exception, car elle ne pouvait imaginer que de bonnes choses puissent ressortir de cette nomination. Danielle Coleman... un frisson d'antipathie parcourut sa moelle épinière et elle se força à détourner résolument le regard pour le poser sur Jonah. Aujourd'hui n'était pas une journée dédiée à la résistance, mais bel et bien à leur famille et elle refusait de la gâcher. Elle était désireuse de préserver la beauté de ce moment, dont elle se rappellerait longtemps.

Un sourire nerveux étira ses lèvres quand Jonah lui demanda comment elle se sentait.

"J'ai hâte de le rencontrer", avoua-t-elle, une étincelle de joie au fond du regard, tout en tentant de dissimuler sa nervosité. Et s'il n'allait pas bien, s'il avait un problème ? Et si cette fois où elle avait trébuché sur le verglas dans le parc de Poudlard, deux ou trois semaines plus tôt, avait abimé le foetus ? Et si elle était une mauvaise mère ? Une tempête d'angoisses plus ou moins rationnelles sommeillait en elle, mais elle se força à expirer tout doucement, tout en pressant la main de Jonah entre ses doigts. Elle qui était pourtant indépendante dans son fonctionnement tirait un immense réconfort de sa présence, tant elle avait envie de partager ce moment avec le futur père de son enfant.

L'envie était visiblement partagée, à en juger par sa proposition, qui provoqua une exclamation joyeuse chez Thelma : "Excellente idée ! La carte et la devanture m'ont toujours fait envie en passant devant. Et j'ai hâte d'entendre tes idées de prénom."

Elle ponctua cette dernière remarque par un sourire malicieux. Voilà une discussion qui s'annonçait prometteuse et riche en rebondissement. Jonah avait eu plusieurs fois l'occasion de réfléchir à des prénoms de garçon dans sa vie et il aurait certainement des idées en tête, sur lesquels elle n'hésiterait pas à user de son droit de véto maternel. Par exemple, autant elle aimait le prénom de Casey, autant Virgil, bon... chacun ses goûts, dirons-nous.

De son côté, elle escomptait bien mettre quelques prénoms irlandais sur la table afin de représenter les origines du bébé, et c'est en méditant cette idée qu'elle se leva pour suivre la gynécomage. Il s'agissait d'une femme d'âge indéfinissable, aux traits doux et dont les longs cheveux noirs étaient parsemés de gris. Elle inspirait naturellement confiance, et Thelma se sentit aussitôt rassurée par le ton de sa voix lorsqu'elle leur indiqua de s'installer.

"Thelma, vous avez 34 ans, et c'est votre premier enfant c'est bien cela ?", s'enquit la gynécomage avant d'enchaîner avec quelques questions, pour compléter son dossier et s'enquérir de leurs antécédents médicaux. "Je vois que vous êtes tous les deux enseignants à Poudlard, c'est bien ça ? C'est parfait, vous allez pouvoir bénéficier d'un suivi de proximité avec l'infirmière de l'école."

Thelma approuva d'un hochement de tête. La présence de Rachelle dans l'équipe la rassurait effectivement, même si elle n'avait pas encore annoncé sa grossesse à sa collègue, préférant attendre ce rendez-vous. Si tout se passait bien, alors Jonah et elle allaient pouvoir commencer à répandre la bonne nouvelle.

La gynécomage lui indiqua ensuite de s'allonger à côté d'une machine qui n'inspirait rien qui vaille à l'enseignante, mais elle s'exécuta sans protester, suivie par Jonah qui s'installa sur une chaise à côté d'elle. Thelma captura d'autorité sa main dans la sienne alors que la gynécomage procédait à l'examen. Elle étala un gel froid sur son ventre, qui n'avait pas encore gagné en rondeur, puis apposa une sonde sur sa peau blanche. Aussitôt, une lueur blanche émie par la sonde engloba sa peau, qui sembla l'absorber. Le regard attentif de Thelma ne quittait pas l'instrument de la gynécomage, tandis que le sortilège amassait tout un tas d'informations médicales sur le fœtus et la santé de la future maman. Tout en maintenant la sonde contre son ventre, la gynécomage trafiqua quelques boutons sur sa machine, dont l'écran s'alluma.

C'est alors que le bruit caractéristique d'un battement de cœur se fit entendre dans la pièce. Thelma retint sa respiration, et serra un peu plus fort la main de Jonah dans la sienne, émerveillée.

Thelma laissa échapper un petit rire nerveux lorsque la médicomage affirma que son bébé était bien réveillé. Emerveillée, elle observa les points colorés qui vinrent dessiner le contour d'un embryon luminescent. C'était lui, c'était leur enfant, et cette vision magique - dans tous les sens du terme - lui tira un sourire radieux. Elle serra doucement la main de Jonah dans la sienne et s'arracha difficilement à cette vision pour reporter son attention sur la médicomage qui s'apprêtait à leur délivrer des informations importantes.

Le charabia médical de la sorcière ne lui parlait pas beaucoup, pas plus que la série de données scientifiques qui s'affichaient. Tout ce qu'elle avait besoin de savoir, c'était que son bébé était en pleine forme, ainsi que la date de son terme. Heureusement, la médicomage mit rapidement fin à l'inquiétude des deux futurs parents, en dévoilant une information qui tira un rire émerveillé à la jeune maman. La voix chaleureuse de Jonah à ses côtés attira son attention et elle l'enveloppa d'un regard doux.

"Oui, il est en pleine forme", souffla-t-elle avec une indulgence attendrie face au soulagement visible de Jonah. Thelma avait le sentiment que son compagnon avait été encore plus inquiet qu'elle à cet égard. Au départ, cela l'avait étonné : n'avait-il pas déjà donné naissance à plusieurs bébés en parfaite santé ? Mais, s'ils n'en avaient pas réellement parlé, elle soupçonnait que ses inquiétudes pouvaient être nourries par sa lycanthropie. Pourtant, Thelma avait suffisamment étudié la lycanthropie à l'époque de sa carrière en Europe de l'Est pour savoir que cette maladie n'avait rien d'héréditaire... mais elle savait aussi à quel point elle pouvait être difficile à vivre, même encore aujourd'hui. Jonah ne souhaitait certainement à personne d'avoir à vivre avec un problème de santé, que ce soit de cette nature ou d'une autre.

"Un bébé de l'été", souffla-t-elle, irradiant de bonheur, avant de reporter son attention sur la forme de l'embryon que la médicomage leur décrivit. Son cœur battait à l'unisson avec celui de ce petit être qui vivait en elle, témoin de l'amour inconditionnel qu'elle portait à son compagnon. Elle l'aimait pour chaque partie de lui, y compris sa lycanthropie, avec ses qualités mais aussi défauts, ses aspérités, ses habitudes : tout ce qui faisait de Jonah ce qu'il était. A cet instant, la puissance des émotions qui la traversait l'emplissait d'une assurance sereine envers l'avenir. Forte de la conviction que cet enfant allait grandir dans un foyer solide, elle sentait la menace de la dictature devenir moins tangible, et les racines de la peur se faire moins solides en elle. Le début de cette grossesse avait peut-être été chaotique, mais elle ne regrettait rien.

La petite forme n'était pas très grande, quelques petits centimètres tout au plus, et ne ressemblait pas encore à un bébé, mais son imagination suffisait à faire le travail.

"Si vous le souhaitez, je suis une mesure de vous communiquer son sexe."

"Oui, dites-nous", accepta Thelma en se redressant légèrement, parcourue par un frisson d'impatience. Jonah et elle s'étaient mis d'accord sur ce point avant de venir.

Elle échangea un regard tendre et amusé avec son compagnon en se remémorant leurs discussions. Elle savait que Jonah était persuadé qu'elle donnerait la vie à un garçon. Il fallait reconnaître que l'histoire rendait cette perspective probable, et elle en serait très heureuse : un petit garçon qui ressemblerait à son papa... Elle l'aimait déjà. Oui, Thelma allait aimer son enfant de toute son âme, c'était certain, y compris si c'était un garçon mais tout au fond d'elle, elle savait qu'elle aurait adoré avoir...

"C'est une fille", révéla la médicomage en posant un regard bienveillant sur les petits garçons.

La bouche de Thelma s'arrondit sur une exclamation, et ses yeux noisettes s'arrondirent de surprise.

"On va avoir une petite fille, est-ce que tu le crois !", s'exclama-t-elle d'une voix légèrement plus aiguë que la normale, avant d'éclater d'un rire joyeux. Tournant la tête vers Jonah, elle guetta sa réaction, en savourant cette douce impression de chaleur qui se répandant en elle. La bulle de bonheur qui enflait en elle embua alors son regard, la prenant par surprise.

"Désolée, je ne sais pas ce qui m'arrive", rit-elle en secouant la tête. En réalité, elle le savait parfaitement : c'était comme un rêve qui se réalisait pour la jeune femme, un rêve qu'elle avait parfois pensé ne jamais voir se concrétiser : celui de fonder une famille. Elle ne le faisait peut-être pas dans le meilleur des contextes, mais avec le meilleur des hommes - à ses yeux très objectifs - et c'était bien suffisant.

Thelma saisit le tissu que lui tendait la médicomage et essuya sa peau pâle pour en ôter le gel, puis se redressa en réajustant son haut. C'est en flottant sur un nuage qu'elle acheva son examen. Elle dut mobiliser toute son énergie pour rester concentrée sur les paroles et les conseils de la médicomage, encore absorbée par le moment qu'ils venaient de vivre.

Lorsque Jonah s'extasia pour la neuvième fois en dix minutes, Thelma ne put retenir un éclat de rire. Il était beaucoup trop mignon. Quant à elle, elle se sentait secrètement soulagée par cette joie sincère qui émanait de son compagnon. Ses doutes semblaient bel et bien derrière lui, et c'était tout ce qu'elle avait besoin de savoir pour aborder sereinement la suite de cette grossesse.

"Je crois aussi", répondit-elle avec malice lorsqu'il affirma qu'il ne réalisait pas. Pourquoi quelque chose lui disait que leur fille allait être beaucoup trop gâtée ? Derrière les abords parfois sévères qu'elle lui connaissait, en particulier autour de Virgil, elle pouvait tout à fait l'imaginer en papa gâteau, sans doute parce qu'elle devinait l'amour inconditionnel qu'il portait à ses enfants. Elle se laissa attirer dans son étreinte avec plaisir et glissa ses bras autour de lui, tout en redressant le visage pour poser son front contre le sien. Plongeant son regard dans le sien, elle médita quelques instants son bonheur en le savourant pleinement.

Ils poursuivirent leur chemin dans la rue londonienne, indifférents à l'agitation qui les entouraient. Des cris d'enfants attirèrent néanmoins l'attention de Jonah, et Thelma suivit son regard pour observer le toboggan et ses occupants agités. Cette vision réchauffa son coeur à la pensée que cette vie là serait bientôt la sienne : emmener sa fille à la rencontre des autres enfants, la pousser sur la balançoire, la surveiller pendant qu'elle partirait à l'exploration de ce petit monde... Oui, elle pouvait tout à fait imaginer cette vie qui les attendait. Il restait beaucoup de détails à régler, bien sûr : où vivraient-ils, comment conjuguer leurs rôles à Poudlard avec la responsabilité d'un enfant en bas-âge ? Qui la remplacerait pendant son congé maternité ? Mais toutes ces questions ne l'inquiétaient pas trop : Jonah et elle trouveraient les réponses en temps voulu.

Pour l'instant, il avait déjà soulevé une question importante, celle des prénoms. Oh, des prénoms de fille, Thelma pouvait en citer des dizaines. Ce n'était pas faute d'avoir nommé ses poupées quand elle était petite ou d'avoir déjà réfléchi à des prénoms avec celles de ses amies qui étaient tombées enceintes. A vrai dire, elle aurait certainement pu tenir un brainstorming d'une demi-heure sur le sujet si Jonah n'avait pas fait une proposition, qui la laissa pensive quelques secondes.

"Grace", répéta-t-elle pour faire rouler le nom sur sa langue et tester sa sonorité. Son visage s'illumina, et elle répondit : "C'est très joli. J'aime beaucoup."

Grace, un prénom élégant, classique et simple mais aussi lumineux et positif. Jonah avait bon goût, songea-t-elle avec amusement. Thelma l'incita d'un signe de tête à reprendre leur route vers le restaurant, car son estomac commençait à crier famine, puis le taquina gentiment :

"Mais je suis étonnée, je m'attendais presque à ce que tu me proposes Kyara..."

Kyara était une élève de cinquième année de Serpentard, chez qui la crise d'adolescence s'avérait particulièrement violente. Ces jours-ci, elle se retrouvait dans le bureau de son directeur de maison un jour sur deux, essentiellement pour des faits d'insolence, harcèlement de ses petits camarades de classe, ou, plus récemment, pour un lancer de produits des frères Weasley sur l'apprenti professeur de métamorphoses - Jeremy avait dû faire semblant de ne pas apprécier la blague. Les frasques de Kyara et de sa petite bande égaillaient régulièrement les pauses café en salle des professeurs.

Sur ces entrefaites, ils parvinrent devant le restaurant français, d'apparence très élégante, et elle se félicita intérieurement d'avoir fait un effort vestimentaire pour l'occasion. Thelma suivit Jonah à l'intérieur et ils patientèrent quelques instants derrière des cordons avant qu'un serveur bien apprêté ne vienne les accueillir. Il les conduisit jusqu'à l'étage du restaurant, une grande pièce lumineuse avec une baie vitrée qui ouvrait sur une cour d'immeuble secrète, emplie d'une végétation luxuriante et de petits bancs. Thelma s'arrêta quelques instants devant la baie pour observer l'extérieur avec curiosité, puis vint s'installer en face de Jonah. Son sourire s'agrandit lorsque son regard tomba sur la carte que lui tendait le serveur.

"Hmm, j'ai hâte de goûter. Ça a l'air délicieux et j'ai une faim de sphinx", affirma-t-elle, bien qu'en réalité, elle ne comprenne pas tout ce qui était inscrit sur le menu. Redressant un regard curieux sur Jonah, elle l'interrogea : "Qu'est-ce qu'un coq au vin, à ton avis ?"

"Voudrez-vous un apéritif ?", s'enquit alors le serveur.

"Oh, eh bien... un jus de pomme, s'il vous plait", répondit-elle en souriant pour elle-même. Se passer d'alcool pendant quelques mois allait être difficile, mais cela en valait clairement la peine. Thelma constata que ses joues commençaient à la faire souffrir, à cause de ce sourire béat qui refusait de la quitter, mais tant pis ! Elle était bien trop occupée à savourer son bonheur pour s'en soucier.

Détachant son regard du menu, elle couva Jonah d'un regard tendre, alors que la nouvelle continuait de raisonner en elle.

"Grace... Grace Corrigan, ça sonne bien", affirma-t-elle avec espièglerie. Cela faisait néanmoins vraiment partie des questions qu'ils avaient à se poser, alors elle renchérit, un peu plus sérieusement : "Grace Forbes ? Forbes-Corrigan ? Corrigan-Forbes ?"

La jeune femme aimait beaucoup son propre nom de famille, et n'aurait pas été contre le léguer à sa fille : mais elle connaissait aussi le caractère assez traditionnel de son compagnon...

Le sourire de Thelma s'agrandit quand Jonah proposa, d'une façon inespérée, que leur fille porte leurs noms à tous les deux. Bien sûr, le fait qu'il ait choisi de positionner le sien en premier ne lui avait pas échappé, mais elle appréciait déjà énormément l'effort. Le fait qu'il ne soit pas fermé par principe à la question, alors même que son idée instinctive aurait très probablement été de nommer sa fille Forbes, la surprenait dans le bon sens. Jonah et elle avaient parfois des façons de voir les choses très différentes, mais elle avait l'impression que leur façon de communiquer s'arrangeait de jour en jour et qu'ils parvenaient plus facilement à trouver des positions de compromis. C'était un constat rassurant, qui la confortait dans l'idée qu'elle avait choisi le bon père pour son enfant. Un sentiment d'autant plus important que cette grossesse avait été impromptue !

"Je ne sais pas, en réalité", répondit-elle avec une mimique d'hésitation. Elle avait lancé la discussion sans même savoir ce qu'elle-même préférait. Si Thelma était une féministe convaincue, et avait applaudi l'évolution de la loi sur ce domaine, elle n'en venait pas moins d'un milieu très conservateur et savait qu'elle aurait à défendre toute autre décision que "Forbes" contre les critiques de sa mère et de ses tantes. Mais ce n'était pas ce point qui la dérangeait réellement, après tout, sa mère, Luaine, était déjà aux anges depuis qu'elle avait appris que sa cause perdue de fille allait - enfin, et contre toute-attente - la faire grand-mère. Hors mariage, certes, mais c'était déjà ça, et puis Luaine elle-même était une divorcée. Alors, fidèle à sa ligne de conduite des dernières années, Thelma ne comptait pas recevoir la moindre leçon de la part d'une femme qui avait jugé bon d'épouser Roger Butt.

Non, ce qui l'interrogeait était d'une toute autre nature...

"Forbes-Corrigan a l'avantage de représenter nos deux familles", explicita-t-elle en nouant ses doigts à ceux de Jonah, "mais j'ai aussi envie qu'elle porte le même nom que ses frères. Ce seront ses demi-frères, certes... mais justement, je n'ai pas envie qu'elle se sente trop à l'écart, alors si ça veut dire qu'elle doit porter un nom différent de moi, alors tant pis, ce n'est pas le plus important. Qu'est-ce que tu en penses, toi ?"

Son regard clair fouilla celui de son partenaire en quête de ses pensées. En creux derrière ses hésitations flottaient les craintes de la future maman : leur fille et elle parviendraient-elle à trouver une place dans cette famille établie de longue date ? Les garçons Forbes n'étaient pas tous aussi faciles de caractère, et elle ne pouvait s'empêcher de ressentir une appréhension à l'idée d'être rejetée par les fils de Jonah. Le fait qu'elle soit leur enseignante n'aidait probablement pas à contrer ce sentiment. Leur annoncer la nouvelle lui permettrait certainement d'y voir plus clair et d'avoir un premier aperçu de leur état d'esprit.

L'échange de regard fut interrompu par le retour du serveur, qui vint déposer un élégant verre de Chardonnay devant Jonah et un jus de pomme pour Thelma.

"Merci", le remercia Thelma avec un sourire, avant de s'emparer de son verre pour trinquer, une étincelle de joie aux fond des yeux : "A nous."

Et elle se hissa par-dessus la table pour voler un baiser rapide à Jonah, avant qu'il n'ait la bouche pleine d'escargots. Elle n'était pas sure d'avoir très envie de l'embrasser après - qui mangeait des escargots, vraiment ? Les escargots n'étaient jamais autre chose que des limaces un peu plus malignes que les autres qui avaient appris à transporter leur maison sur leur dos, et elle, Thelma, n'avait aucune idée de manger de la limace. Cela dit, c'était peut-être ce que signifiait "coq-au-vin", pour ce qu'elle en savait.

Son estomac de femme enceinte grogna justement, tandis que ses papilles étaient réveillées par les fumets délicieux qui leur provenaient des tables voisines. Après avoir jeté un regard curieux sur une assiette surmontée d'une cloche que portait une serveuse, elle reporta son attention sur son compagnon, curieuse d'entendre son avis sur l'affaire Forbes-Corrigan.

Thelma hocha la tête lorsque Jonah lui répondit qu'il souhaitait voir tous ses enfants porter le même nom de famille. Ils en arrivaient tous les deux à cette même conclusion : la petite Grace ne devait pas se sentir illégitime, elle devait pouvoir trouver sa place au sein de cette grande fratrie et cela ne serait probablement pas une chose aisée. Ils en avaient conscience tous les deux, cette grossesse imprévue arrivait tôt dans leur relation, à un stade où la jeune femme n'avait pas encore réellement intégré la vie des fils de son compagnon. Les choses allaient devoir évoluer, et elle ne savait pas encore exactement comment tout cela allait se mettre en place, ce qui l'inquiétait parfois. Heureusement, Jonah partageait son envie de voir naître une véritable famille de cette situation, une vraie famille de sept.

Un sourire traversa brièvement son visage à cette idée, qui fit naître en elle une pointe d'impatience mêlée d'appréhension. Thelma avait été une adulte célibataire et indépendante, un foyer d'une seule personne, pendant de nombreuses années. La perspective de se retrouver brusquement intégrée dans une famille aussi nombreuse la secouait, même si elle lui semblait séduisante. Dans son imaginaire, son compagnon idéal aurait eu son âge et n'aurait pas eu d'enfants à charge, il aurait fondé cette famille avec elle pour la première fois, aurait découvert toutes les étapes d'une grossesse et de la parentalité en même temps qu'elle. La réalité était toute autre, mais Thelma constatait avec un certain apaisement qu'elle n'aurait pas voulu voir les choses différemment, maintenant. Bien sûr, il allait lui falloir trouver sa place et cela ne serait pas toujours facile, mais pourrait-elle vouloir de quelqu'un d'autre que Jonah ? C'était aussi parce qu'il était déjà un père formidable, à ses yeux, qu'elle pouvait le voir comme le compagnon idéal avec lequel se lancer dans cette aventure. Elle aimait l'idée que son univers s'étende ainsi, elle aimait l'idée d'intégrer le sien et de former leur cocon, un cocon plus large que ce qu'elle avait imaginé, peut-être, mais qui n'en serait que plus vivant.

Silencieusement, elle conserva le silence et soutint son regard, pressentant l'importance de cette conversation. Ils étaient en train de dessiner les contours de leur futur et elle tenait à le laisser exprimer sa vision des choses, désireuse de savoir ce qu'il imaginait pour leur vie ensemble. Et elle aimait ce qu'elle entendait : Thelma aussi ressentait le besoin de passer plus de temps avec les fils de Jonah, notamment Virgil dont elle appréhendait les réactions - y compris, et peut-être surtout, l'indifférence. Rendue nerveuse par son évocation, elle se mit à battre du pied la mesure d'une chanson inexistante, tout en lissant sa serviette blanche du plat de la main, trouvant un certain réconfort dans la douceur du tissu brodé.  

La conclusion de Jonah lui tira un sourire, et elle s'apprêtait à souffler "moi aussi" lorsque ses lèvres se figèrent. Un mouvement de son compagnon venait de retenir son attention, et elle sentit son souffle se couper, tandis que son cœur faisait une violente embardée. Etait-il en train de faire ce qu'elle pensait ? Ses yeux s'arrondirent à la vue de la petite boîte en velours, tandis que ses dernières paroles résonnaient en boucle dans son esprit. J'aimerais que notre relation prenne un nouveau tournant.

C'était tellement prévisible, et pourtant elle n'avait rien vu venir.

Figée comme une poupée de porcelaine, assise en équilibre sur le rebord de sa chaise, Thelma retint son souffle et accrocha son regard à celui de Jonah, incapable de descendre les yeux sur la bague, pourtant d'une véritable finesse, qu'il avait choisi. Elle aurait dû s'en douter, elle aurait dû savoir, c'était tellement évident de sa part et pourtant elle s'était laissé surprendre, tant elle s'était concentrée sur cette grossesse qui venait bousculer leur vie, sa vie. Depuis cette grossesse qu'elle avait eu l'impression de lui imposer, Thelma s'était employée à se faire une toute petite place dans sa vie, doucement, sur la pointe des pieds, sans réaliser qu'il était en train de lui en ouvrir grand la porte.

Une seconde, deux secondes, trois secondes s'écoulèrent, sans que Thelma ne cille ni ne décroche son regard de celui de Jonah. L'espace d'un instant, au visage de son compagnon se superposa celui d'un autre, plus jeune, aux traits plus minces. Un regard olivâtre intransigeant, un pli impatient au coin de la bouche, quelques mèches noires rebelles qui tombaient sur un front d'albâtre. Tout d'un coup, elle n'était plus installée à la table d'un grand restaurant londonien, elle n'avait plus trente-cinq ans, non, elle était à St Pétersbourg le 3 mai 1998, tournoyant dans les bras de Julian, dansant avec toute la communauté des expatriés dans le quartier magique à la victoire de l'Ordre du Phénix sur Lord Voldemort. Thelma pouvait presque sentir la pression de ses bras sur sa taille, le contact avide de ses lèvres le long de son cou, son souffle contre son oreille, alors qu'il lui murmurait cette même question -non, pas une question, une exigence : épouse-moi, Thelma. Elle se rappelait son rire, sa réponse qui avait jailli de ses lèvres avec un tel naturel, comme l'eau s'écoule d'une fontaine, et qui avait lié leurs destins. Elle se souvenait leurs embrassades, leurs étreintes, leurs projets, leur quotidien, leurs disputes, leurs déchirures. Et puis la rupture, deux ans plus tard, ce jour où elle avait jeté son sac sur son épaule et était partie, avec la même impulsivité qui l'avait poussé à dire oui.

Et puis soudain, le souvenir s'éteignit, et il n'y avait plus que Jonah, face à elle, avec cette promesse sous forme d'une bague dans un écrin. Jonah, qui n'était pas Julian, qui lui était d'ailleurs opposé en tous points. Jonah, et sa chaleur, sa stabilité, sa tendresse discrète, sa vision plus conventionnelle de la vie, qui bousculaient parfois ses propres certitudes. Jonah et tous ces petits détails de sa personne qui la faisaient chavirer d'un amour plus profond, plus sincère et plus ancré, que celui qu'elle avait jamais pu porter à Julian, Jonah qui lui offrait tout ce dont une femme pouvait rêver, et plus encore. Une famille et toute une vie à ses côtés, une vraie famille dans laquelle leur fille et elle trouveraient leur place. La réponse était évidente, finalement, aussi évidente que la question, pourtant, à l'instant même où ses lèvres formulèrent une réponse, Thelma pouvait encore sentir l'adrénaline qui courait dans ses veines, et l'appréhension qui pulsait en elle.

"Oui", répondit-elle, mais le sourire qui étira ses lèvres à cet instant restait timide, prudent. Les mots se bousculaient dans son esprit, mais mourraient le long de sa gorge, seul son regard exprimait l'amour qui lui gonflait le cœur tout en l'emplissant de doutes. Ce n'était pas d'elle dont elle doutait, car elle n'avait finalement jamais douté, tout au long de cette relation, de vouloir entendre ces mots qu'il venait de prononcer - une demande qu'il lui était inconcevable de refuser. Son regard semblait fouiller le sien à la recherche de quelque chose d'essentiel, d'une confirmation qu'elle n'osait demander. Tu es sûr de le vouloir ?

Car cette demande était à son image, prévisible, conventionnelle, certes, ce n'était pas ce qui la gênait : elle était surtout appuyée sur des propos de raison face à une situation donnée. Accueillir leur enfant, agrandir sa famille, faire prendre un nouveau tournant à leur relation, oui... tout cela était très bien, très logique. Quoi de plus normal que d'épouser la femme qui s'apprêtait à faire naître votre enfant. Mais à aucun moment il ne lui avait parlé d'amour, et n'était-ce pas là la première, peut-être même l'unique, raison de se marier ?

Comme dans un rêve, Thelma tendit la main pour qu'il puisse faire glisser la bague le long de son annuaire, puis elle se leva pour contourner la table, se glisser sur ses genoux, enfouir son visage dans son cou. Elle inspira profondément pour laisser son odeur familière emplir ses poumons et apaiser les palpitements de son cœur.

"Je t'aime, Jonah", murmura-t-elle à son oreille, comme une confession ou une prière, avant de poser son front contre le sien. Oublieuse du contexte extérieur, qui n'avait alors plus aucune importance, elle ferma les paupières et noua ses doigts aux siens.

Thelma sentit son sourire s'agrandir quand Jonah répondit à sa déclaration, et elle se contenta de fermer les paupières pour profiter de ce moment qui resterait gravé dans sa mémoire. Elle se laissa simplement bercer par son bonheur et par la joie qui la gagnait progressivement, jusqu'à faire enfler son cœur en balayant ses réserves initiales. Jonah et elle allaient avoir un enfant, ils allaient se marier, c'était ce qu'elle avait toujours voulu et tant pis si le contexte n'était pas celui qu'elle aurait souhaité. Elle ancra ce moment profondément au fond d'elle, afin de pouvoir toujours, plus tard, se raccrocher à cette impression de bonheur inconditionnel qu'elle ressentait à cet instant.

Quand ils s'écartèrent finalement, la question que lui posa Jonah était tellement pragmatique qu'elle lui tira un rire incrédule. Elle se leva en libérant ses genoux et contourna la table pour reprendre sa place, se laissant ainsi le temps de rassembler ses pensées.

"Je ne sais pas, Jonah, tu me prends un peu par surprise", avoua-t-elle avec un sourire empreint de tendresse, tendant la main par-dessus la table pour attraper la sienne. "Je sais que j'aurais dû m'en douter, c'est tellement... toi. Mais, je ne sais pas pourquoi, je m'étais imaginé, dans ma tête, que le mariage viendrait plus tard. C'est ridicule, je sais, puisque l'on va avoir un enfant ensemble mais je me disais que nous avions déjà... pas mal de choses à gérer."

Et encore tellement de facettes de leur relation et de leur personnalité respective à découvrir. elle persistait de trouver cela tôt dans leur relation, mais là encore, pas plus que d'avoir un enfant ensemble, il est vrai. Il n'empêche qu'ils ne vivaient pas encore ensemble, bien que techniquement ils disposaient tous deux d'un hébergement à Poudlard, elle n'avait pas encore eu l'occasion de réellement trouver sa place auprès de ses fils, ni de le présenter correctement à sa propre famille...

"Mais rien ne pourrait me rendre plus heureuse que de t'épouser, alors pourquoi attendre", ajouta-t-elle, non seulement pour tempérer ses propos, mais parce qu'elle le pensait. L'amour qu'elle ressentait pour lui était inconditionnel et elle n'avait aucun doute quant à ses sentiments, c'était peut-être bien la meilleure des raisons de se marier.

Et puis... Pourquoi prendre le risque d'attendre alors que l'un d'eux pouvait se faire arrêter du jour au lendemain. Cela lui donnerait, qui plus est, des droits de paternité assurés sur leur enfant si jamais il venait à lui arriver malheur... oui, au vu du contexte, Jonah avait probablement raison d'être pragmatique.

"Donc, pour la date... je ne sais pas, comment est-ce que tu voyais les choses ?", s'enquit-elle, persuadée que Jonah avait déjà son avis sur la question - il avait généralement toujours une opinion sur ce genre de choses. Elle-même, du moment que la décision était prise, n'avait pas forcément d'avis très arrêté. Même si elle avait toujours imaginé un mariage de princesse - en cela, elle avait grandi avec des rêves très classique pour une petite fille - Thelma plaçait surtout la valeur de son mariage dans l'authenticité de l'union qu'il visait à célébrer. Elle voulait surtout épouser la bonne personne, et sur ce point, elle ne doutait pas. Un sourire espiègle illumina son visage alors qu'elle ajoutait : "Cela ne me dérange pas de me marier avec un gros ventre, en tout cas. Tant que je ne perds pas les eaux pendant la cérémonie..."