5 janvier 2011

Sa terrasse privative à l’étage des Folies Sorcières offrait à Roy un calme exquis et une formidable vue qui étaient un peu ses seules ressources pour ressentir un peu de paix. Ici, il n’y avait pas de client bruyant, de cris survoltés, de jurons violents qu’on pouvait entendre au détour d’une table de jeu, il n’y avait pas cette odeur particulière d’encens mêlée de parfum sucré et de transpiration caractéristique des couloirs de l’Aile Ouest, il n’y avait pas tous ces sourires hypocrites, ces conversations mondaines inintéressantes qui se chuchotaient près de la scène de spectacle. Il n’y avait que lui, son siège et son énième joint entre les doigts. Ses pensées suivaient les contours troubles des volutes de fumée bleue depuis peut être vingt minutes, une heure. Il ne saurait dire. Le froid hivernal, humidifié par l’air glacé de la mer, commençait à geler le bout de ses doigts. Juste quelques minutes de plus d’une calme contemplation qui le tenait loin de toute cette énergie que lui demandait la vie sociale.

Il y avait des moments comme celui-ci où Roy avait juste envie de se retrancher quelque part loin de tout et de tout le monde, où il pouvait oublier ses responsabilités, ses angoisses, ses appréhensions. Quand ce n’était pas la pression liée à ses affaires mafieuses qui venait lentement le torturer, c’était le chagrin qui venait cruellement reprendre ses droits et emprisonner son coeur entre ses griffes, ce qui était une sensation encore plus intolérable. Au moins, cette enquête pour débusquer ses ennemis masqués lui donnait un sujet sur lequel recentrer ses pensées et avait le mérité de détourner son attention de sa peine et de ce manque insurmontable qu’il ne voulait pas voir. Roy remplissait ce manque avec tout ce qu’il pouvait trouver : le frisson du business, des histoires insatisfaisantes d’un soir, des quantités déraisonnables de monalisa. Mais rien ne pouvait le débarrasser de cette affreuse sensation de vide. Il se sentait amputé d’une partie de lui-même, une partie qu’il ne pourrait jamais retrouver et qu’il était forcé d’abandonner derrière lui sans un regard en arrière.

Il ne pouvait s’ouvrir à personne sur ce deuil sentimental qu’il traversait et de toute manière, il n’en avait pas envie. Sa détresse s’était d’abord exprimée par de violents éclats de colère qui n’épargnaient personne. Il s’était calmé mais le fond de son regard n’était pas moins trouble. Plus souvent, il se laissait aller à une mélancolie qu’il accueillait comme une douce amie et qu’il détestait à la fois.

Un coup d’oeil à sa montre l’informa qu’il était temps de dire au revoir à cette amie pour aller en retrouver une autre, de chair et d’os, elle. Ils s’étaient donné rendez-vous près du comptoir du bar, au rez-de-chaussée, leur lieu habituel, là où ils aimaient tant rire et commenter chaque client ensemble. Un bref instant, Roy regretta de ne pas avoir choisi de lieu plus intimiste car il se rendit compte en pénétrant dans le casino qu’il n’avait vraiment pas envie de se sentir entouré d’autant de monde. Peut-être qu’il pourrait convaincre Isobel de bouger ailleurs, songea t-il en la cherchant du regard. Il la trouva assez facilement, puisqu’il pouvait de toute manière la repérer n’importe où, surtout quand elle était dix fois plus rayonnante que d’habitude. Un peu surpris de cet énorme sourire qu’elle lui fit quand leurs regards se croisèrent, il sentit sa joue très chaude contre la sienne refroidie par l’air de la terrasse, alors qu’elle le saluait d’une étreinte.

« Hey, t’as bonne mine, fit-il en déposant un baiser sur sa joue. Alors c’était bien ces vacances ? »

Isobel était revenue depuis deux jours au Royaume-Uni, après avoir passé les fêtes de fin d’année à l’étranger. Abel et elle s’étaient envolés pour la Laponie une semaine avant Noël, afin de passer un peu de temps en amoureux. Ils en avaient besoin après l’été et l’automne compliqués qu’ils avaient vécu. Ce séjour avait été merveilleux : ils avaient découvert les aurores boréales, avaient visité des fermes de rennes, le village du Père Noël, fait des tours de traîneaux et testé un nombre irraisonnable de saunas. Ils avaient vraiment pu renouer tous les deux et elle en était profondément heureuse. Leurs vacances d’été s’étaient changées en un beau premier Noël en amoureux. Ils étaient revenus aux États-Unis pour voir leurs familles respectives le vingt-cinq. Isobel avait retrouvé son grand-père, qu’elle n’avait pas vu depuis plus de six mois, et ce retour s’était mieux passé que le premier. Elle avait l’impression de retrouver des marques, lentement mais sûrement, auprès de sa famille. Ses rapports avec eux étaient plus détendus, sa présence au Chaudron attirait moins les regards. Les gens semblaient s’être accommodés de son retour, la vie reprenait son cours. Elle n’avait tout de même pas poussé le vice jusqu’à passer la semaine là-bas : elle ne voulait pas trop tirer sur la corde.

Abel et elle avaient choisi de passer le Nouvel An - et son anniversaire - à NY. Ils avaient revu leurs amis respectifs, comme un vrai couple cette fois-ci, cela avait été très officiel. Son amie Emily lui avait organisé un bel anniversaire à l’occasion du réveillon, une grande fête fastueuse dans un hôtel, une fête qu’elle avait adorée (et largement documentée sur son Instamag...) Elle avait adoré ce moment-là, à être le centre d’attention, il fallait bien le reconnaître, avec ses amis de fac et surtout, avec Abel à ses côtés. Elle avait été couverte de cadeaux, vraiment trop gâtée, et elle était revenue en Angleterre avec le coeur en liesse.

Ces derniers temps, elle avait l’impression que tout allait bien dans sa vie, c’en était presque effrayant. Elle vivait sur son petit nuage : tout allait merveilleusement bien avec Abel, ils se dirigeaient tranquillement vers leur premier anniversaire. Elle avait l’impression qu’avoir surmonté l’épreuve de son départ au Japon leur avait vraiment permis de débloquer des choses. Ils avaient accéléré les choses dans leur relation, avaient de beaux projets et tout allait pour le mieux. Tout se passait bien au travail, avec ses amis, même avec sa famille. Rien ne semblait venir la contrarier depuis ces fêtes de Noël et elle avait tendance à un peu trop sourire. Elle avait abandonné Abel après quelques baisers pour se rendre aux Folies Sorcières, son manteau pressé contre elle après avoir passé les check-point de Bristol. À la regarder, on aurait presque - presque - pu croire qu’elle avait le pas sautillant sur les pavés de la ville.

Elle était passée devant les vigiles avec un grand sourire, avait chaleureusement salué l’employée du vestiaire et s’était dirigée vers le bar, où elle avait rendez-vous avec Roy. Ignacio n’était pas à son poste, dommage. Elle aurait été ravie de papoter avec lui. Elle commanda un Spell on the beach, qu’elle commença à déguster, promenant des yeux curieux dans la salle. Elle finit par croiser le regard de son meilleur ami et un grand sourire illumina son visage.

- Roy !

Elle se leva pour l’accueillir et le serra un instant dans ses bras, sincèrement contente de le revoir. Il avait la peau froide, sentait un peu la fumée. Elle se recula, gardant ses mains sur ses épaules alors qu’il plantait un baiser sur sa joue. Elle lui sourit de nouveau. Il n’était pas le premier à lui dire qu’elle avait bonne mine, ces derniers temps. Mais elle haussa les épaules, comme si de rien n’était.

- C’était fantastique ! répondit-elle avec enthousiasme. La Laponie c’était tellement beau, tu connais ? Elle ne lui laissa pas le temps de répondre. On a vu les aurores boréales, c’était splendide, vraiment, et on dormait dans ce petit hôtel tellement cosy et romantique, je te montrerai des photos c’était si bien... Oh et puis, mon anniversaire à New-York, c’était vraiment génial, Emily avait mis le paquet, tu aurais dû voir la taille de mon gâteau - en réalité, il avait été dans ses stories instamag - c’était une fête vraiment géniale et j’ai eu des cadeaux merveilleux vraiment... Regarde ce que m’a offert Abel, lança-t-elle avec ravissement en se penchant légèrement vers lui, en désignant les lourdes boucles d’oreilles qu’elle portait. Elle eut un soupir. Vraiment, c’était parfait, je n’aurai pas pu rêver de meilleures vacances.

Elle prit une nouvelle gorgée de sa boisson, pour s’hydrater après avoir débité tout ce bonheur.

- Et toi ?

L’instamag d’Isobel donnait un aperçu des vacances merveilleuses qu’elle avait pu passer alors Roy n’aurait pas dû être si sonné de l’avalanche de bonheur qu’elle vomit sur lui en le voyant arriver, avec un sourire qu’il n’avait probablement jamais vu sur elle. Isobel souriait, souvent, de ce petit sourire en coin dont elle avait le secret, un sourire calme, confiant, provoquant qui seyait à son image de femme séductrice. Pas d’un sourire niais qui rayonnait jusque dans son regard, tandis qu’elle le prenait chaleureusement dans ses bras. Elle semblait être devenue Eden Rosebury et il exagérait à peine. Une part de lui était contente pour son amie qui s’épanouissait et l’autre -la plus dominante à cet instant, soyons honnêtes- se sentait vivement agressée de tout ce bonheur qu’elle manifestait et qui le renvoyait au fait que lui, il en était cruellement privé. Ce sentiment piquant et désagréable ne fit que prendre de l’ampleur en l’écoutant l’abreuver d’un récit autour de son chéri Abel qui l’avait emmenée dans le plus beau pays du monde, Abel qui avait choisi un hôtel romantique, Abel qui lui avait offert un cadeau merveilleux et hors de prix qu’elle portait déjà sur elle… Ses boucles d’oreille étaient aussi brillantes que le quotidien de Roy n’était terne, alors sa réaction ne fut pas exactement celle d’un homme qui partageait sa bonne humeur.

« Ah bah super, t’as l’air d’avoir passé de supers moments, c’est cool, déclara t-il sans la chaleur qu’il aurait dû mettre dans ce genre de commentaire s’il avait été un bon ami. Moi ça va, écoute, je serais incapable de te donner le nom de la meuf qui était dans mon lit le soir du nouvel an parce qu’elle était environ aussi fade que la dernière bonne action de Mildred mais sinon j’ai passé des fêtes formidables. »

Oh non, il sonnait déjà comme le pire égoïste jaloux et sarcastique de la Terre. Isobel revivait après cet été difficile qu’elle avait passé dans une relation à distance qui l’avait fait se sentir délaissée et morose et lui, il crachait sur ces bonnes nouvelles qu'elle lui annonçait, alors qu'il avait passé quelques soirées à essayer de la réconforter quelques mois plus tôt. Avec une pointe de culpabilité, il s’assit au comptoir à ses côtés en soupirant, avec un geste de la main vers le barman, puis servit ce qu’il faisait de mieux en termes d’excuses :

« Laisse tomber, j’ai passé une sale journée... » Un sale mois, en vérité, marqué par une profonde peine de coeur dont il ne se remettait toujours pas mais il ne précisa pas. Il posa, plus doucement, un paquet qu’il sortit de la poche de sa veste, à l’attention d’Isobel : « Tiens, bon anniversaire, Isy. »

Isobel ne savait pas trop à quoi elle s’attendait en racontant ses vacances à Roy mais très certainement pas à cela. Sa réaction glaciale, qu’il débita d’un ton morne avant de lui dire, en somme, qu’il avait passé de mauvaises fêtes, la refroidit directement. Elle haussa un sourcil, un peu vexée. Et bien, il fallait le dire si elle l’emmerdait, super. Ils ne s’étaient pas revus depuis quoi, un mois, mais visiblement ce n’était pas assez pour lui, vu comment elle était reçue. Ce n’était pas de sa faute à elle s’il s’était trouvé un mauvais coup le soir du Nouvel An ou s’il s’était pris la tête avec ses parents à Noël ou bien si ses plans de Mandragore étaient morts de froid, elle ne savait pas tellement ce qui pouvait le contrarier. Elle évitait la plupart du temps de trop lui parler de ce qui n’allait pas dans sa vie, elle était plutôt pudique sur le sujet, elle évitait de s’appesantir sur ses problèmes. Elle ne voulait pas être l’amie pénible, qui se plaignait tout le temps ou qui avait toujours un truc de travers. Visiblement, il ne fallait pas non plus trop parler de ce qui allait bien. Nickel.

Vexée, elle but une gorgée de cocktail pour ravaler son amertume et surtout, la réplique qui lui brûlait les lèvres. Elle prenait sur elle pour ne pas lui faire de remarque, pour rester gentille. Elle n’avait pas envie de se prendre la tête avec lui, elle n’avait pas envie de faire naître un problème alors que tout allait bien dans sa vie en ce moment. Son meilleur ami était soûlé quand elle parlait de sa vie et des choses agréables qu’elle avait pu faire ? Et bien elle s’en souviendrait, elle se contenterait de hausser les épaules, la prochaine fois. Il s’en fout de tes vacances, Isobel, très clairement, songea-t-elle. Alors elle s’en fichait qu’il s’en fiche. Complètement. Elle ne s’y arrêtait même pas. Cela ne lui faisait rien du tout. Même pas une toute petite pointe de chagrin de s’être fait recaler comme cela. Rien. Nada. Elle n’allait même pas s’arrêter dessus. Son ton fut néanmoins un peu froid lorsqu’elle déclara, avec un peu de mesquinerie quand même :

- Rien de nouveau sous le soleil, donc.

Isy s’était refermée, cela se vit dans la manière qu’elle eut de se rassoir, le buste tourné vers le bar et non plus vers Roy, lorsqu’il s’assit à côté d’elle. Il déclara qu’il avait passé une sale journée - ce qui devait sûrement vouloir dire, en Roy « Désolé je suis odieux » - et elle haussa les épaules. Bah super. Elle aurait dû ouvrir la bouche, s’inquiéter, lui demander ce qui était arrivé - ou bien lui proposer un bourbon, comme elle le faisait souvent (très bonne solution à beaucoup de problèmes), mais elle resta silencieuse. Elle était peut-être un peu plus vexée qu’elle ne voulait bien l’admettre. Il posa devant elle un paquet sorti de la poche de sa veste, lui souhaitant son anniversaire. Elle ne l’attrapa tout de suite.

- Merci. Je peux l’ouvrir devant toi ou bien tu as passé un mauvais Noël aussi et ça va t’emmerder ?

Oups, elle avait dit qu’elle ne dirait rien.