Héritages [Danielle & Leopold]

Cela faisait maintenant plus de vingt minutes que Leopold faisait les cent pas dans la salle privée des Folies Sorcières, dédiée à l'usage de son cercle rapproché. Installée dans un fauteuil et impassible comme une statue, il lui semblait que Danielle était beaucoup plus tranquille que lui face à la situation. Il pouvait presque sentir l'ironie de son regard qui le suivait alors qu'il usait la moquette pourpre par ses allez-et-venues incessantes. Dire que le ministre était tendu depuis quelques semaines était un euphémisme. Tout son entourage l'avait probablement remarqué, mais à ce stade personne ne s'en inquiétait réellement : Leopold subissait la pression de sa fonction, c'était inévitable. Tous avaient d'ailleurs remarqué la multitude de poils blancs qui ornaient désormais sa chevelure et sa barbe, et qui semblaient se démultiplier à chaque jour qui passait.

S'il survivait à ce mandat, Leopold deviendrait blanc comme neige - en apparence, tout du moins. Cela ne lui déplaisait pas : chaque nouveau poil blanc était une victoire sur le temps. Et en parlant de temps...

"Il en met, du temps", grogna-t-il à l'intention de la chef de la milice, avant de jeter un énième coup d’œil à la montre qui ornait son poignet. Son regard accrocha l'aiguille violette, qui restait désespérément fixée sur le symbole 3 argenté - celui qui signifiait "en mission". Leopold jura "par Salazar" entre ses dents, puis se dirigea vers la petite table basse sur laquelle il choisit une bouteille de Whisky Pur Feu. Après un regard interrogateur à l'intention de Danielle, il en servit deux verres généreux. La soirée était bien avancée, et il avait besoin de se calmer les nerfs.

Leopold tendit son verre à Danielle puis se laissa tomber dans le fauteuil de cuir qui lui était habituellement réservé. Aussitôt, une boule de poils apparut dans son champ de vision et sauta sur ses genoux avec souplesse.

"Ah ! Ça y est, tu as arrêté de me bouder, toi ?", s'enquit Leopold à l'intention de son chat, qu'il se mit à grattouiller derrière les oreilles. Machiavel ronronna en fermant les yeux de plaisir. Comme souvent lorsque Danielle était présente, l'animal préférait traîner dans ses jambes et délaissait son maître, ce qui aurait pu vexer Leopold s'il ne prenait pas aussi au sérieux les affections et les inimitiés de son chat. C'était à ses yeux la preuve que Danielle Coleman était digne de sa confiance, et c'était bien pour cela qu'elle était là aujourd'hui.

"Tu sais, je pense qu'après ce soir, il va falloir ralentir un peu le rythme sur les assassinats. Celui-ci était nécessaire, ô combien nécessaire...", souffla-t-il en levant les yeux au ciel. Le ministre savait pertinemment que son interlocutrice en serait aussi ravie que lui, d'ailleurs il n'avait pas été difficile de la convaincre de la nécessité de ce sacrifice. Et Danielle n'était pas femme à reculer devant les décisions difficiles. "...mais cela va commencer à se voir."

Cela se voyait déjà, en réalité, la résistance n'était pas dupe et certaines de leurs affreuses feuilles de chou commençaient à se répandre un peu trop facilement à son goût auprès de la population - tel cet affreux Cognard Déchaîné. D'un autre côté, il était difficile de se passer d'assassinats politiques - c'était le pendant d'un parti unique et d'une opposition réduite à portion congrue.

En réalité, le FREE se trouvait à la croisée des chemins. Soit le parti s'engageait résolument et implacablement dans la guerre qui l'opposait à la résistance, et cela allait fatalement se voir... soit ils continuaient de préserver des apparences pour tenter de conserver la majorité de la population dans leurs bonnes grâces. Cette stratégie avait payé jusqu'à présent, puisque la résistance se discréditait seule, mais les multiples fuites qui continuaient de se produire dans les cercles de confiance du ministre ne leur facilitaient pas la tâche. Cette position était fragile, il le savait, et Leopold peinait à savoir quelle stratégie adopter : certains jours, la résistance lui paraissait incroyablement vulnérable, réduite à une poignée d'extrémistes désorganisés, mais d'autres fois, une action coup de poing venait remettre en cause ses certitudes. Et il pouvait sentir la population bruisser, de mille mécontentements, car les libertés publiques étaient restreintes depuis de trop nombreux mois maintenant...

Son regard accrocha celui de Danielle, curieux d'entendre son avis. Qui mieux que la chef de la milice, dont l'action se situait au plus proche du terrain, pour avoir une idée précise de la stratégie à adopter ? Plus que jamais, Leopold comptait sur elle...

Danielle suivait des yeux Leopold faire les cent pas devant elle, tandis qu’elle sirotait distraitement un verre de vin des Elfes. Elle sentait, au fond d’elle-même, une légère pointe de nervosité, mais elle ne s’en préoccupait pas tant que ça ; elle avait confiance en la réussite de cette mission, planifiée avec suffisamment de soin pour qu’elle n’échoue pas. Leur cible, de toute façon, était loin d’être la plus difficile à atteindre, ni la plus apte à se défendre.

Malgré ce raisonnement purement logique, auquel le ministre de la magie aurait pu se raccrocher également, une intense nervosité transparaissait de son attitude. « Il sera bientôt là. » répondit-elle tranquillement, alors que Machiavel sautait sur ses genoux et s’allongeait contre elle.

Elle caressa distraitement la tête du chat d’une main, tandis qu’elle resservait Leopold de l’autre. Cet assassinat était indispensable, elle le savait, et comme c’était Leopold qui était venu la trouver avec cette idée, elle savait que lui aussi le considérait comme primordial. Ce n’était peut-être pas la chose la plus éthique à faire, elle pouvait le concevoir. Mais parfois l’utile, le rapide, le pratique, n’était pas éthique. Parfois, il fallait savoir mettre ses considérations personnelles de côté, au profit du collectif. Peut-être Danielle aurait pu s’inquiéter de son manque de sensibilité à l’idée d’ôter la vie d’un homme, mais elle avait toujours été ainsi. Elle n’était pas effrayée par mort – la sienne, ou celle des autres – et n’était pas particulièrement attristée à l’idée d’enlever la vie… Surtout à un homme de cet acabit.

Leopold n’avait pas mis bien longtemps à la convaincre de ce sacrifice, ô combien nécessaire pour le gouvernement. Quant à régler les détails de cet assassinat, cela avait été plus simple également ; à vrai dire, comme le notait justement le ministre, ils commençaient à être familier de la procédure…

Danielle hocha doucement la tête à sa remarque, et leva un regard songeur sur lui.

« L’avantage de celui-là, c’est que nous pouvons accuser le LEXIT d’en être l’origine. » fit-elle avec un léger sourire. « Mais tu as raison, cela commence à se voir. »

Et l’opinion publique -  qui avait toujours été de leur côté, encore plus depuis la Marchebank – commençait doucement mais sûrement à se diviser de façon de plus en plus équitable. C’était logique ; plus les années avançaient, plus les projets mis en place par le gouvernement prenaient de l’ampleur. Skye et les recherches menées là-bas, la position de la milice au sein du régime…

« C’est celui de Daisy Mason qui a été le plus difficile à encaisser. » nota toutefois Danielle. « Evidemment, Hellsoft ne nous a pas arrangé en se suicidant avant qu’on puisse l’emprisonner, mais elle était moins présente dans le monde magique depuis sa fuite. » L’ancienne directrice de Poudlard, au contraire, avait marqué les esprits de plusieurs générations d’élèves – élèves dont la tranche d’âge correspondait à celle de la partie la plus active de la résistance, sans trop de surprise.

« On arrive à un point de non-retour, Leopold. » lança Danielle en accrochant le regard du ministre. « Jusque ici, on a pu tenir en étant plus ou moins protégé par l’opinion publique. Nous n’avions rien à faire ; les sorciers prenaient d’eux-mêmes notre défense, et comprenaient sans mal les mesures que tu devais prendre. » La cheffe de la milice laissa passer quelques secondes de silence. « Mais avec l’augmentation des effectifs du LEXIT, les fuites d’informations depuis Skye, les soupçons sur la mort de Mason... Je crains que nous ne puissions pas nous contenter de montrer patte blanche encore longtemps pour contenter le monde magique. Mais » reprit-elle, « nous avons l’avantage d’être la puissance juridictionnelle, législative et exécutive. Même si une opposition plus franche du LEXIT est à craindre, nous serons toujours légitimes à nous opposer à eux, dans la mesure où leurs actions visent à mettre à mal le ministère – et donc la sécurité du pays. »

Leopold hocha doucement la tête à l'évocation de la mort de Daisy Mason. Jusqu'à présent, la thèse du suicide n'avait pas été remise en cause auprès du grand public, et les relations étaient excellentes avec le nouveau directeur Peter Virtanen. Cela leur avait permis de déployer une stratégie de lutte contre les réseaux contestataires qui s'étaient infiltrées dans l'école, et le ministre n'avait pas de regrets. Cela dit, Danielle avait raison sur un point : peut-être avaient-ils sous-estimé le capital sympathie de l'ancienne directrice et les inévitables questions qu'avait soulevé sa mort inattendue. Ce n'était probablement qu'une question de temps avant que le sujet ne ressurgisse dans les colonnes du Cognard Déchaîné.

Quant à Chloé Hellsoft... disons qu'il était particulièrement satisfait de la savoir six pieds sous terre, avec Juliana McNeil et Joel Hudson, et tant pis s'ils n'avaient pu se gargariser de cette arrestation.Trois leaders de la résistance en moins, contre un directeur de département : voilà un score qui devait commencer à peser sur le moral des terroristes... néanmoins, il y avait un visage qu'il aurait souhaité ajouter à la liste. Un visage encore juvénile, qui était l'innocence même, et qui pourtant hantait les cauchemars du ministre de la magie depuis le 11 janvier dernier. Celui d'une jeune femme aux cheveux blonds comme les blés, et qui représentait, avec son acolyte Irving Whitaker, le nouveau visage connu de la résistance... Avec une ferveur que son entourage avait mis sur le compte du deuil de Jacob Dalhiatus, Leopold avait lancé une grande opération de recherche des deux fugitifs, dont les visages avaient été placardés dans toutes les villes du pays, barrés du mot "Wanted". L'ennemi "W", comme il s'était mis à les appeler, était désormais aussi insaisissable que ne l'avait été Chloé Hellsoft pendant tout ce temps... et cela lui donnait une nouvelle raison de harceler Danielle avant même son café du matin.

C'était peut-être ridicule, de craindre ainsi deux jeunes aubergistes éleveurs de lapereaux, mais le trou béant dans la poitrine de Jacob n'avait rien de ridicule, lui. Et puis, était-ce réellement une coïncidence que de voir surgir cette nouvelle ennemie, pile au moment de la prophétie de Joséphine ? De toute façon, Leopold avait déjà dû recourir à de telles extrémités pour assurer sa survie qu'il était désormais prêt à tout mettre en œuvre pour débusquer ces nouveaux ennemis. Danielle avait raison sur ce point : ils avaient atteint un point de non-retour.

Souvent, Leopold avait plutôt freiné les velléités autoritaires de sa collaboratrice, conscient qu'il fallait conjuguer les exigences de la milice avec celles du sens politique. Mais il sentait que ce temps était désormais révolu. S'il voulait assurer la pérennité de son régime - avec, ou sans lui - alors il était temps de passer officiellement à la vitesse supérieure... et d'entrer en guerre civile.

"Tu as raison", concéda-t-il finalement, en passant une main songeuse sur sa barbe poivre et sel. Sans chercher à fuir le regard franc de sa collaboratrice, il ajouta : "Je suis d'accord, nous avons atteint le point de non-retour et il n'est plus question de montrer patte blanche. Nous allons devoir assumer nos mesures exceptionnelles, et faire entendre au peuple que nous sommes, de nouveau, en guerre..."

Il sirota son whisky pur feu et médita quelques instants cette affirmation. De père de la nation, ne devait-il pas désormais évoluer en véritable chef de guerre ? Il allait convoquer Isobel dès le lendemain pour évoquer l'opportunité d'une nouvelle intervention avec elle. Peut-être était-il temps que Leopold ne s'adresse, une fois de plus, aux britanniques. Après tout, ils avaient désormais la preuve de l'assassinat sauvage d'un homme d'Etat par deux membres de la résistance...

Trois coups frappés à la porte le tirèrent de ses réflexions. Les deux paires d'yeux se tournèrent vers l'homme qui venait d'entrer. Vêtu d'une cape sombre et anonyme, Alessandro tenait encore sa baguette dans sa main gantée. Il arborait cet air blasé, presque ennuyé, dont il était familier lorsqu'il estimait que sa mission avait été trop facile.

"C'est fait. Goldstein n'a rien eu le temps de voir venir."

Un sourire satisfait étira le visage fatigué de Leopold, qui remercia Alessandro d'un signe de tête, avant de reporter son attention sur Danielle :

"Hé bien, toutes mes félicitations, Mme la Directrice."

C’était une conversation qu’ils avaient déjà eu de nombreuses fois, et la position de Danielle n’avait jamais changé. Leopold savait qu’elle désirait une politique plus autoritaire, mais avait toujours veillé à la freiner ; sûrement, pensait-elle, parce qu’il ne vivait pas la même expérience que la milice. Il n’était pas sur le terrain, ne faisait pas face à ceux qui s’opposaient au régime. Il était, de surcroît, très difficile pour la milice de répondre à toutes les volontés du gouvernement ; de se montrer à la fois intransigeante, sévère, mais sans commettre le moindre acte répréhensible qui puisse leur attirer les foudres de l’opinion publique. C’était au moment de l’effondrement du dôme de Bristol que cela avait été particulièrement compliqué. Réprimer une manifestation pacifique, filmée par des dizaines de Pear et retransmise en direct sur Twitcher, en veillant donc à ne pas donner raison aux accusations qui avaient été inscrites sur les pancartes, tout en agissant d’une manière à ne pas présenter la milice comme ridicule et inutile… Danielle, ce jour-là, avait vu rouge. Elle avait fait part de ses pensées à Leopold, qui n’avait pas accédé à ses requêtes.

Contrairement à aujourd’hui. Danielle leva un sourcil, surprise de ce revirement de situation. Leopold avait d’avantage tendance à vouloir conserver l’opinion publique de son côté – ce qu’il avait fait avec brio jusqu’ici, elle lui concédait volontiers.

« Je ne m’attendais pas à cette réponse de ta part. » admit-elle avec franchise, en l’observant attentivement. « Qu’est-ce qui t’a amené à changer d’avis ? »

La découverte du corps de Jacob, ainsi que la fuite des deux meurtriers, peut-être, songea-t-elle. Mais ce n’était cependant pas la première fois que la milice se retrouvait en difficulté avec des suspects en cavale – ils avaient vécu une situation relativement similaire avec la fuite de Chloé Hellsoft, qui ne serait désormais plus un problème pour le gouvernement. Mais Danielle n’eut pas le temps de réfléchir plus longtemps à tout cela, car Alessandro venait de faire son apparition, son air nonchalant, comme s’il s’ennuyait largement, toujours affiché sur son visage.

Son annonce lui tira un sourire satisfait, alors qu’elle prenait une gorgée de whisky qu’elle savoura pleinement. Depuis qu’elle était à la tête de la milice, elle était en conflit avec Goldstein. Il n’avait jamais cessé de lui mettre des bâtons dans les roues, de réduire les financements de la milice, de refuser à ses agents la plus petite goutte de Polynectar qui aurait pu les mettre en sécurité. Il était misogyne, snob, absolument infect, et détestait par-dessus tout qu’on lui tienne tête. Evidemment, Danielle s’en faisait un plaisir, et n’avait jamais modéré ses paroles face à lui, qu’il soit son supérieur hiérarchique ne l’avait pas arrêté.

« Merci. » répondit-elle avec un sourire en coin à Leopold.

Elle était – enfin – promue directrice de la justice magique. Un poste qu’elle avait en ligne de mire depuis longtemps, mais pour lequel elle ne s’était pas précipitée, aimant profondément son rôle de cheffe de la milice. Cependant, Goldstein était un véritable frein pour le corps d’élite qu’elle avait formé, et elle savait que la milice se développerait bien plus facilement avec son soutien en tant que directrice de la justice magique. Elle fit tourner quelques secondes le liquide ambré dans son verre, avant d’observer le ministre.

« J’ai réfléchi à mon remplacement, pour prendre la tête de la milice. » Il y eut un léger silence, avant qu’elle n’ajoute : « Et il y a quelques modifications que j’aimerais faire. Avec ton accord, évidemment. »

Qu'est-ce qui avait conduit le ministre de la magie à changer de perspective ? Qu'est-ce qui l'avait rendu plus ouvert face aux ardeurs sécuritaires de sa chef de la milice ? Peu disposé à répondre à cette question, Leopold se contenta de l'éluder d'un sourire sibyllin. De fait, les évènements récents avaient largement bousculé le ministre qui ne voyait désormais plus de raison de retenir ses actes...

En témoignait l'assassinat politique de l'un de ses plus proches collaborateurs - sur le papier tout du moins. En réalité, c'était une sacré épine dans le pied qu'Alessandro venait de leur ôter, et il le remercia avant de le congédier d'un discret geste de main. Le garde-du-corps ne se fit pas prier, probablement ravi de se retrouver si proche de l'aile ouest en pleine soirée.

Leopold but une gorgée en l'honneur de Goldstein, et médita un instant cette impression de puissance inaltérable qui suivait toujours l'exécution d'un homme sur ses ordres. Qu'il était doux d'avoir droit de vie ou de mort sur ses semblables... la plupart du temps, tout du moins. Parfois cela pouvait s'avérer être un fardeau, mais pas aujourd'hui.

La voix de Danielle le tira de ses pensées et souleva aussitôt sa curiosité. Un léger sourire flotta sur ses lèvres alors qu'il considérait la sorcière qui lui faisait face. Danielle Coleman était réellement une femme étonnante. Pour son âge, très jeune en termes politiques, elle faisait preuve d'un sang-froid, d'un déterminisme et d'une ambition impressionnants, pour ne pas dire glaçants. Leopold était parfois frappé par les ressemblances qu'il voyait entre le jeune homme ambitieux qu'il avait été et son nouveau bras-droit. Comme lui, Danielle n'avait pas peur de rêver grand. Comme lui, elle n'hésitait pas à ouvrir le champ des possibles, sans trop s'encombrer de considérations morales... Aussi, il ne fut guère étonné d'apprendre qu'elle avait déjà bien réfléchi à l'avenir de la milice, qui restait d'ailleurs dans son champ de compétences.

"Ah oui, tu as réfléchi ?", sourit-il en joignant ses mains sous son menton, tout en l'observant avec attention. "Très bien, dis-moi tout ?"

Danielle avait mis toute sa force, toute sa volonté, dans la création de la milice. Cela avait été un projet ambitieux, compliqué à mettre en place et difficile à mener. Il y avait eu des hauts et des bas, des victoires et des échecs, mais, en faisant le bilan, aujourd’hui, Danielle était assez satisfaite de ce qu’elle avait réalisé.

Elle avait réussi à lier, dans une seule unité, des agents qui venaient de tous les services : membres de la PM, des Baguettes d’Elites, Aurors, Oubliators, légistes, maîtres-Fléreurs… Des corps de métiers, certains radicalement opposés, d’autres terriblement rivaux. Mais tous avaient fini par abandonner leur ancienne allégeance au profit du statut unique de milicien. Il s’était installé, au sein de la milice, une loyauté et une solidarité encore plus forte que dans les autres unités, à son sens. Les agents faisaient front, ensemble.

Danielle Coleman, quant à elle, avait été une cheffe plutôt intransigeante – elle n’était pas certaine qu’un seul de ses agents en démentirait. Que ce soit envers les autres, comme envers elle-même – les longues heures qu’elle passait enfermée dans son bureau, en pleine nuit, à s’abimer les yeux sur des rapports de mission en témoignaient. Mais elle était persuadée que c’était son intransigeance qui avait permis à la milice de grandir, de mûrir, d’apprendre de ses erreurs pour ne pas les reproduire.

Sa nouvelle position, en tant que directrice de la justice magique, lui permettrait de garder un œil sur cette unité, mais elle devait forcément passer les rênes. Evidemment, comme semblait le noter Leopold avec un sourire, elle avait déjà réfléchi à des potentiels candidats pour prendre sa suite. A vrai dire, elle avait même déjà envisagé une réorganisation du service.

« Tu n’es pas sans savoir que les missions de la milice sont assez nombreuses. » commença Danielle. « Il y a la surveillance physique, avec les patrouilles dans Bristol par exemple, mais on prend également en charge tout ce qui touche à la menace du territoire et du gouvernement ; notamment donc le terrorisme. Pour l’instant, la milice est une seule et unique unité, où tous les agents réalisent des missions de terrain, de surveillance, en fonction des enquêtes que je leur assigne. » Danielle observa Leopold avec un attention. « J’aimerais séparer la milice en deux unités. Une dédiée aux interventions, et une autre aux renseignements. La première concernerait les interventions sur le terrain, et sera en charge des arrestations par exemple. La seconde serait dédiée aux missions d’espionnage : missions sous couverture, surveillance technomagique… Les deux unités sont complémentaires, évidemment, mais avoir des agents dédiées à l’une et à l’autre permettrait je pense une efficacité plus optimale. » affirma-t-elle avant de boire une gorgée de sa boisson. « Le fait de pouvoir concentrer une partie de nos ressources sur l’espionnage nous permettrait d’anticiper les menaces sur le territoire ; et celles qui viennent de l’extérieur aussi – je pense à la France notamment. »

Qui était bien connue pour fournir aux terroristes anglais une protection de son gouvernement.

« J’ai déjà réfléchi à deux candidats à mettre à la tête de ces unités. Pour les interventions, je pense que Galahad Thorne est le choix idéal. Il est déjà à la tête des briseurs de sort, il a l’habitude du terrain, et c’est une personne de confiance. » témoigna Danielle. « Pour les renseignements, j’avais en tête ma lieutenante, Avalon Davies. Elle est un peu jeune, mais elle a su faire ses preuves à la milice, et elle est très à l’aise avec la technomagie. » Ce qui n’était pas le cas de tous les agents (coucou Angus). « Qu’est-ce que tu en penses ? »  

Leopold écouta Danielle lui exposer les différentes missions de la milice avec attention, approuvant son discours par des hochements de tête. En effet, la bannette de cette petite unité d'experts n'avait fait que se remplir au fil du temps depuis sa création. Face à ces nouvelles missions, les recrutements s'étaient fait plus nombreux et s'étaient professionnalisés, et l'organisation de ce nouveau corps s'était mise en place sur le tas, petit à petit, sans véritablement être pensée en amont : ainsi, des QG délocalisés sur le territoire étaient apparus, des planques et des réseaux de renseignement avaient poussé comme des champignons. Enfin, l'Académie avait été créée.

A l'instar des pleins pouvoirs dont Leopold jouissait, la milice était une mesure d'exception, destinée à répondre à une situation d'urgence temporaire. Pourtant, l'un comme l'autre étaient en voie de se pérenniser face à la persistance d'un danger, que le gouvernement prenait bien soin de présenter comme tel... Cette réorganisation, que Danielle était en train de lui présenter, s'imposait s'ils tenaient à inscrire la milice dans la durée. Elle officialiserait aussi cette existence aux yeux de l'ensemble de la population, commençant à répandre l'idée dans les esprits, selon laquelle l'urgence devenait permanente et l'exception était une nouvelle règle. Ce glissement, rapide et insidieux, Leopold le validait pleinement car elle ne faisait que conforter sa position et les mesures les plus radicales que le FREE pouvait être amené à porter. Nommer Danielle à la tête de la Justice Magique s'inscrivait d'ailleurs dans cette stratégie : il savait qu'elle saurait tirer partie de cette position de pouvoir pour tirer le gouvernement vers d'avantage d'audace, et serait plus légitime pour le faire en tant que directrice de département.

Légitimer Danielle et conforter sa position avait quelque chose de rassurant, car il ne savait pas - ou plutôt, il ne savait que trop bien - de quoi l'avenir serait fait...

Aussi, les propositions de la sorcière ne lui tirèrent pas de réaction particulière, si ce n'est un regard approbateur. A l'évocation de la France, il laissa échapper un grognement significatif mais n'intervint pas, désireux de ne pas interrompre sa collègue. Celle-ci avait visiblement déjà réfléchi à tout, et il comptait lui laisser les coudées franches pour organiser ce service, qu'elle connaissait mieux que personne, comme elle l'entendait. Bien sûr, car Leopold ne serait pas Leopold sinon, il entendait bien tout valider, mais il accordait à Danielle une confiance assez rare.

"Galahad Thorne et Avalon Davies... Pourquoi ces deux noms me sont-ils familiers ?", réfléchit-il à voix haute, en passant une main dans sa barbe inexistante. "Ah, ils ont participé au recrutement de l'Académie, non ? Pourquoi pas, si tu estimes qu'ils peuvent faire l'affaire. Je souhaite les rencontrer, bien entendu."

Tout chef de la milice devait avoir été passé sur le grill du ministre de la magie, qui tenait à voir de quel bois ils étaient faits. C'était la garantie d'un bon moment... pour lui, en tout cas. Au-delà de leur simple compétence, c'était leurs valeurs et leur loyauté qu'il tenait à juger. Diriger la milice sous l'égide du FREE impliquait une certaine adhésion au mouvement, une grande discrétion et un code moral compatible avec la fonction. Ce poste était aussi politique qu'il n'était pratique, mais il Danielle était la mieux placée pour jauger la valeur de ses hommes.

A sa réponse, Danielle avait probablement déjà compris qu'il ne comptait pas lui mettre de bâtons dans les roues. Véritable homme pressé à l'agenda de ministre, Leopold n'aimait pas tergiverser avant de prendre une décision, surtout lorsqu'elle lui paraissait de bon sens.

"Je vois que tu as déjà bien réfléchi à la chose", conclut-il d'un ton légèrement taquin, "je te reconnais bien là. Cela me paraît intéressant, dans l'idée. Il est évident que les RG du ministre ne parviennent plus à tout assurer, à la fois la surveillance extérieure et la lutte plus spécifique contre le Lexit, la plupart de nos agents double sont sur le terrain à l'étranger et cela ne laisse que la milice pour se concentrer sur le terrorisme... or en encourageant l'implantation de la technomagie et des Pear, nous avons aussi semé les graines pour du terrorisme numérique contre lequel nous allons avoir besoin de compétences spécifiques. Ton idée de scinder la milice en deux services me parait intéressante, et puis ce sera peut-être plus gérable pour tes successeurs... soyons réalistes, peut-être que ce sont des humains qui mangent le midi, eux."

Un petit clin d’œil ponctua sa remarque. Danielle et Leopold avaient pour point commun une capacité à oublier des repas, qui leur valait régulièrement des collègues de leurs collaborateurs. Oublier des repas et faire la fermeture du ministère à des heures indues, il va sans dire.

"L'idée me plait, mais il reste à établir un organigramme précis. Tu as déjà un projet à me présenter, ou est-ce que tu attendais de m'en parler ?"

« Oui, c’est tout à fait ça. » confirma Danielle avec un hochement de tête. « Ils ont participé au recrutement et à la formation de la première promotion. »

Comme plusieurs agents qu’elle détachait ponctuellement sur l’Académie pour venir renforcer les effectifs des formateurs permanents. Danielle était persuadée qu’on n’apprenait jamais aussi bien qu’après de ceux qui étaient actuellement sur le terrain, et, pour ces raisons, chérissait particulièrement la transmission de savoirs. Galahad avait mené plusieurs ateliers sur l’utilisation des runes ; quant à Avalon, elle avait donné plusieurs cours sur les filatures et les missions sous couverture.

« Evidemment. » approuva-t-elle avec un petit sourire en coin à la requête de Leopold. « J’organiserai un rendez-vous dans la journée. »

Elle sentait que Galahad comme Avalon seraient particulièrement surpris des raisons pour lesquelles elle comptait les convoquer à la première heure demain matin. Elle n’avait jamais évoqué avec eux la possibilité de passer les rênes de ce corps d’élite dont elle était à l’origine de la création. A vrai dire, cette nouvelle serait une surprise pour tout le monde et peut-être que certains ne se laisseraient pas convaincre immédiatement par son choix de succession. Mais Danielle était assez tranquille quant au fait que Thorne et Davies parviennent à rassembler les agents ; Galahad avait cette force tranquille à la fois liée à son expérience et à son attitude, quant à Avalon, son caractère affirmé et confiant et surtout ses qualités en tant que milicienne compensaient largement sa jeunesse.

« C’est une perte de temps considérable. » fit remarquer Danielle avec un sourire légèrement moqueur à la pique de Leopold sur sa tendance à sauter allégrement le repas du midi. « Mais oui, ce sera plus gérable. La quantité de travail sera quasiment divisée par deux et les tâches seront mieux réparties… Même pour les agents, ils auront des référents plus proches envers qui se tourner et ça devrait accélérer par la même occasion les procédures administratives. »

La nouvelle directrice de la justice magique échangea un regard entendu avec Leopold. Son prédécesseur, lui, était connu dans le ministère pour faire traîner en longueur les demandes des agents de la milice ce qui, Leopold le savait, avait eu don de la rendre folle. Elle ne comptait plus le nombre de fois où elle avait rédigé ses requêtes directement pour le ministre plutôt que de passer par Goldstein. Elle obtenait ainsi une réponse bien plus rapide, et Goldstein enrageait de la voir outrepasser l’organigramme si cher à son cœur.

« Hum, j’y ai déjà un peu réfléchi, mais pour l’instant je ne peux rien te présenter de définitif. Je compte laisser Davies et Thorne choisir leurs seconds et la nouvelle équipe des Renseignements doit également être recrutée. Evidemment, on peut déjà partir du principe que les services « de terrain » resteront aux Interventions : les briseurs de sorts, les baguettes d’élite, les maîtres-fléreurs… Mais parmi ces agents, plusieurs ont montré une véritable facilité avec la technomagie, et de réelles capacités dans les missions d’espionnage donc il est envisageable qu’ils fassent la demande d’être transférés aux Renseignements. » Elle avait déjà quelques noms en tête. « De toute façon, je pense qu’il sera plus judicieux d’organiser une réunion avec Davies et Thorne une fois que la restructuration de la milice sera plus ou moins lancée, histoire d’avoir les noms définitifs des agents dans les différents services. » commenta-t-elle avec un regard pensif.

Elle avala une dernière gorgée de Whisky – et termina son verre au passage – et fit tourner l’objet entre ses doigts.

« Et toi ? Quelles sont tes attentes pour le département de la justice magique ? » interrogea alors Danielle en l’observant attentivement.

Leopold écouta attentivement la réponse de Danielle, qui affirma vouloir laisser à ses futurs remplaçants le soin de constituer les équipes. Un hochement de tête approbateur ponctua ses propos. Impliquer les deux futurs chefs de la milice dans sa reconstruction était un bon moyen de s'assurer leur fidélité et leur adhésion au futur organigramme. De plus, Danielle allait devoir apprendre à déléguer rapidement si elle souhaitait se faire à son nouveau poste : le département de la justice magique recouvrait de nombreux services stratégiques du ministère, et la milice n'en constituait qu'une excroissance récente, quand bien même elle revêtait une importance capitale. Danielle allait rapidement réaliser que ses journées seraient largement occupés par les autres sujets de son champ de compétences, telles que la gestion des prisons - avec la question cruciale de la surpopulation d'Azkaban - la poursuite de mages noirs sans motifs liés au terrorisme ou encore la protection du secret magique.

"Entendu, tu peux monter une réunion dès que leurs candidatures seront approuvées", confirma Leopold en ajoutant, avec l'ombre d'un sourire : "Bon, il faudra que tu m'envoies quelques autres candidats, pour la forme."

Les mutations au ministère étaient régies par un ensemble de règles et de procédures complexes visant à en assurer la transparence. Heureusement, pour des postes à profils tels que ceux là, ils n'auraient pas de mal à justifier du choix de deux agents recommandés par Danielle. Enfin, la première étape constituerait déjà à annoncer le choix du remplaçant de Goldstein, lorsque son décès tragique par accident domestique aurait été annoncé... Leopold comptait mobiliser rapidement le service communication pour travailler sur un communiqué de presse avant que les médias, et surtout les réseaux sociaux, ne s'emparent du sujet.

Un feulement se fit entendre à ses pieds et, dans un bond souple, Machiavel se hissa sur ses genoux. Leopold l'accueillit par des caresses et prit quelques instants pour méditer la question de Danielle, tout en bénéficiant des endorphines sécrétés par l'animal ronronnant.

"Je pense qu'une réforme du système judiciaire s'impose", répondit-il finalement en redressant le regard sur Danielle. "Même si la mise en place du juge unique a permis d'accélérer certains procès, je pense que nous avons encore de la marge pour moderniser la procédure pénale, en particulier pour les actes de terrorisme. Et puis il y a la question des prisons. La surpopulation carcérale d'Azkaban devient préoccupante, et nous devons continuer de faire preuve de prudence et de discrétion avec Skye... Je ne sais pas où se situe la solution, faut-il mettre en place des libérations conditionnelles, un système de grâces ministérielles ? Envisager la construction d'une nouvelle prison, à Leopoldgrad, peut-être ? Je ne sais pas, mais l'état des cellules est déplorable et si un lanceur d'alertes apparaissait, ce serait mauvais pour notre image internationale. Bref, maintenant que nous avons renforcé les forces de l'ordre, j'attends du département qu'il se modernise sur le volet judiciaire. Mais je suis très ouvert quant à tes idées et suggestions."

C'était bien pour cela qu'il l'avait choisi, d'ailleurs, pour sa capacité d'initiative, au-delà même de sa grande efficacité et de sa force de travail qui confinait à l'inhumain. Danielle pouvait l'aider à transformer la société, c'était en tout cas son intuition. Il décelait en elle un potentiel, une imagination et un talent politique qui auraient été gâchés en la maintenant simplement à la tête de la milice.

"Et puis, maintenant que les réticences de Goldstein ne constitueront plus un obstacle, il faut amplifier le travail avec certains secteurs-clefs de la société. L'hôpital, les transports, Vargas, et surtout la population elle-même. Il faut qu'on s'appuie sur les gens, sur leurs peurs, leur haine, leurs espoirs... J'attends de toi que tu m'aides à accentuer l'adhésion populaire à nos actions, et leur implication au parti, en favorisant les dénonciations, par exemple."

Un sourire étira ses lèvres alors qu'il ajoutait, taquin : "Pas de quoi t'ennuyer, j'espère que tu es rassurée."