James riait à gorge déployée, un verre à la main, avec Toni, qui s'égosillait contre Amber, une femme qui avait repoussé ses avances un peu plus tôt dans la soirée. L'italien déplorait son choix "déplorable", presque désolé qu'elle passe à côté de son "corps d'apollon". Toni était comme ça ; bien trop confiant en son physique, entier, direct. Il était un compagnon de soirée agréable, bien qu'épuisant, et James avait pris plaisir à le retrouver dans le casino sulfureux de Bristol.

Voilà quelques mois déjà qu'il avait déserté les Folies Sorcières, lui qui y passait généralement plusieurs soirées dans le mois. Le projet qu'il avait en commun avec Grady l'occupait beaucoup ; ils passaient des soirées entières penchés sur des plans de financement, ou à regarder des annonces de locations. Il avait hâte que le "Hufflepub" ouvre enfin ses portes ; il avait presque l'impression que c'était déjà le cas, tant le projet lui paraissait réel, tangible.

Mais cela aurait été mentir que de dire que c'était son projet d'avenir qui le retenait de passer saluer ses chers amis et de boire un verre avec eux. La véritable raison s'appellait Marlene, avait un sourire merveilleux, et il était si heureux de la retrouver qu'ils avaient passé de nombreuses soirées ensemble ces derniers mois, profitant des vacances de noël pour apprécier la compagnie l'un de l'autre. Mais la vie avait repris son cours, Marlene faisait des études très prenantes, et James avait profité d'une de ses soirées de révision pour aller faire un tour aux Folies Sorcières, dans l'espoir de croiser certains de ses amis.

Une voix bien familière s'éleva d'ailleurs, recouvrant celle de Toni, qui en était à faire la liste de toutes les femmes qu'il avait réussi à satisfaire dans sa vie - elle était longue, admit-il, comme sa... ajouta-t-il avec un clin d'oeil qui ne laissait pas vraiment place à l'imagination.

"Salut Roy !" lança-t-il en levant son verre à la santé du nouvel arrivant. "Oui, j'ai été pas mal occupé ces derniers temps." expliqua-t-il en haussant les épaules.

Toni, qui avait attaqué Roy sans savoir où cette idée allait le mener, se retrouva contraint de quitter la table, non sans un soupir théâtral qu'il lâcha après avoir terminé son verre. James se retrouva face à face avec Roy, et étouffa un rire à sa remarque.

"Et crois-moi, il en a besoin. Il y en a une qui l'a repoussé tout à l'heure, il ne l'a toujours pas digéré." Il fit cogner le bord de son verre contre celui de Roy, sans croiser et dans les yeux, avant d'en avaler une gorgée. "Ca fait longtemps." constata-t-il. "Comment tu vas ?" demanda ensuite le jeune homme, sans pouvoir s'empêcher de noter les traits tirés de l'homme qu'il avait en face de lui.

Un bref coup d’oeil à la figure souriante de James assura Roy d’une chose : il allait bien, il allait mieux, du moins. Il se souvenait de lui, quelques mois plus tôt, à errer avec sa mine sombre et boire un peu plus que de raison au comptoir des Folies Sorcières. James avait traversé quelques périodes compliquées entre sa rupture et la perte de son amie qui avait provoqué son implication dans des mouvements résistants. Pour autant, malgré les combats politiques, la vie continuait quelque part et ce constat laissait toujours Roy songeur. La vie continuait, comme le démontrait James qui avait retrouvé son sourire.

La plaisanterie qu’il lança au sujet de Toni et de ses mésaventures sexuelles tira un vague sourire habitué à Roy qui prit la première gorgée de son verre, avec un haussement d’épaules résigné :

« Ce mec a un ego encore plus gros que le mien, et c’est pas peu dire. Je parie qu’il s’est empressé de redorer son blason en faisant la liste de toutes les meufs qu’il s’est tapé dernièrement ? »

Une façon comme une autre de soigner son ego blessé après un rejet et dont Toni usait souvent. Roy l’avait si souvent vu faire qu’il pouvait deviner mot pour mot le discours de son ami et il n’était pas si mécontent d’y avoir échappé. La compagnie de James lui était plus sympathique à cet instant, même s’il lui posa cette question qu’on lui posait trop souvent ces derniers temps et qui piquait toujours un peu Roy. Pourtant, son ton fut égal quand il livra la réponse qu’il donnait toujours :

« Ça va. »

Non, ça n’allait pas vraiment et tout le monde pouvait le deviner en l’observant un peu. James le connaissait assez bien maintenant pour en tirer la même conclusion, mais Roy choisit de ne pas trop le laisser rebondir sur le sujet, en prenant les devants de la conversation :

« Et toi alors ? T’as l’air aussi resplendissant qu’un mec fraîchement dépucelé, railla t-il avec un sourire en coin. Toujours en deuxième lune de miel avec ta copine ? »

"Très précisément." répondit James en riant lorsque le patron des Folies Sorcières lui demanda si Toni était en train de lui lister l'intégralité de ses conquêtes pour regonfler un peu son ego. "Je ne me fais pas trop de souci pour lui, cela dit, il va finir par tomber sur une jeune femme à qui il pourra prouver... Tout ce qu'il a besoin de prouver." fit-il avec un sourire en coin.

Il ne connaissait l'italien que depuis quelques temps - en comparaison avec Roy, qui semblait le connaître depuis toujours - mais il l'appréciait sincérement et trouvait son enthousiasme plutôt hilarant. C'était souvent Toni que James trouvait quand il venait aux Folies Sorcières... Ou plutôt c'était Toni qui repérait James et son mètre quatre-vingt-onze au milieu de la foule, et qui l'alpaguait pour trinquer avec lui. Il était toujours certain de trouver un compagnon de boisson en venant ici, et, quand ces derniers étaient occupés à vaquer à leurs occupations, James allait jouer quelques parties de poker, testant si sa "chance du débutant" s'était transformée en un véritable talent.

De temps en temps, il tombait sur Roy mais ce dernier, en sa qualité de patron, avait souvent moins de temps libre. Pour autant, il n'avait pas fallu longtemps à James pour remarquer que quelque chose n'allait pas. Que son regard était plus éteint que d'ordinaire, ses traits plus tirés, sa bonne humeur mo ins présente. Sa réponse sibylline en disait aussi long sur son état, mais James prit le partie de ne pas rebondir dessus.

"Ok." fit-il en tournant cependant vers Roy un regard songeur, alors que ce dernier changeait de sujet en le questionnant sur sa vie. Il eut un sourire mi-réjouit mi-embarrassé à la mention de Marlene, qu'il masqua en buvant une gorgée de son verre. "On peut dire ça, oui." répondit-il avec un sourire en coin. "Mais oui, tout se passe bien." Il hésita un instant, avant de lancer, l'air de rien : "Je vais changer de boulot, bientôt. J'ouvre un bar avec Grady."

« Oh si on part là-dessus, elle risque de prendre cher » répliqua Roy avec un sourire narquois.

Car la quantité de chose que Toni avait à prouver était environ aussi grande que la taille de son ego. Les deux étaient probablement corrélées, d’ailleurs. Mais la brève analyse psychologique de leur ami italien cessa là et la conversation se dirigea plutôt sur la vie de James qui semblait pleine de bonnes nouvelles ces derniers temps. Même s’il ne pouvait pas en dire autant de son côté, Roy était content pour lui. Il avait le droit à une deuxième chance avec cette jeune fille que Roy n’avait jamais rencontrée mais il n’en avait pas besoin pour sentir qu’elle était vraiment importante pour James. Cette situation faisait un écho à la fois nostalgique et désagréable à une situation similaire que Roy avait vécue l’an passé, lorsque Juliana avait accepté de redonner une chance à leur couple, après quelques temps d’atermoiements. Il se rappelait encore combien il s’était senti l’homme le plus heureux du monde à ce moment-là, en dépit de toute la complexité de leurs situations respectives. A cette époque, aucun obstacle ne lui paraissait insurmontable pour préserver leur couple.

Les choses avaient bien changé depuis, Roy ne se remettait toujours pas de cet atterrissage violent mais il s’efforça de ne pas le laisser paraître. Il noya cette bouffée de mélancolie dans une gorgée de son verre, déclarant à James :

« C’est bien. Gâche pas cette deuxième chance. »

James n’était pas comme lui, c’était un bon garçon, avec un bon fond, il méritait d’avoir sa petite vie heureuse avec la fille de son choix. Et visiblement il avait d’autres projets, dont Roy n’avait pas connaissance jusque là. La surprise se lut sur son visage et son exclamation, chassant le voile sombre qui s’y était brièvement déposé :

« Un bar ? Vraiment ? Vous vous reconvertissez tous les deux ? Eh bien… Félicitations, s’exclama t-il, incrédule et taquin à la fois. Vous faites ça tout seuls ? »

Il en serait plutôt étonné, ce n’était pas facile d’ouvrir son propre commerce, surtout quand on était aussi jeune que James et Grady, mais peut-être cachaient-ils des ressources insoupçonnées.

« Je ne compte pas la gâcher, crois-moi. » répondit James avec un léger sourire, tranquille et franc, absolument certain de ce qu’il avançait.

La relation qu’il entretenait avec Marlene était trop précieuse à ses yeux, trop importante. Il ne savait pas trop d’où lui venait cette certitude alors qu’ils étaient si jeunes, à peine sortis de l’école, encore aux balbutiements de leur vie d’adulte. Mais il savait. Il ne s’attardait jamais trop sur ce sujet, ni avec Grady, ni avec ses collègues, ni avec Roy, parce qu’il était pudique, et plutôt réservé sur ses sentiments les plus intimes, les plus profonds. Il avait besoin de les préserver, à un endroit où ils n’étaient pas atteignables, où ils ne pouvaient pas être salis. Lorsqu’il était célibataire, il était simple d’échanger avec ses amis sur cette jolie fille rousse qu’il avait rencontré la nuit dernière, sur les courbes de cette danseuse qu’il avait admiré aux Folies Sorcières ; évoquer Marlene, ce n’était pas la même chose, tant les sentiments qu’il ressentait étaient vertigineux.

Il leur faudrait faire des ajustements, des compromis, des concessions. Apprendre à rester neutres sur certains sujets, à les éviter. Marlene savait que James était engagé pour le LEXIT, mais il n’évoquait jamais le sujet avec elle. Quant à la jeune femme… Elle n’était pas spécialement proche du régime de Marchebank, se disait-il parfois pour se rassurer. Elle ne voyait seulement pas le mal qu’il parvenait à causer – comme la plupart des sorciers anglais, malheureusement. Un jour, James espérait que cela change. Le suivant, il souhaitait l’inverse ; il ne voulait pas la retrouver dans le même danger que celui qui avait coûté la vie à Samantha.

« Oui, vraiment. » répondit James avec un léger sourire, ravi de se changer les idées de telles pensées. « Prépare-toi à avoir une sérieuse concurrence… » plaisanta-t-il.

Le projet qu’il avait avec Grady – qu’ils peaufinaient depuis plusieurs mois – n’avait évidemment rien à voir avec le luxueux cabaret de Roy ; et, en réalité, le jeune homme n’était pas sûr de vouloir y trouver la même clientèle.

« Je plaisante. On va sûrement s’installer sur le Chemin de Traverse. » expliqua James. « On a repéré des locaux pas mal, et c’est une rue commerçante qui tourne bien. » En plus, un nouveau bar, dans une rue aux commerces installés depuis des années, cela attirerait forcément l’attention. « On veut créer un bar à l’ambiance plutôt chaleureuse, un peu dans le style de notre ancienne salle commune. Un endroit avec de grandes tablées, une bière brassée maison, des jeux de société, des bouquins… Typiquement Poufsouffle quoi. » s’amusa James. « D’où le nom du bar : le Hufflepub. »

Il leva son verre à l’attention de Roy. « Si jamais tu sais pas quoi faire de ta fortune, hésite pas à m’en filer un peu, hein. »

Roy connaissait désormais assez James pour avoir compris une chose : ils ressemblaient sur quelques points tous les deux. Par exemple, leur pudeur vis à vis de leurs sentiments. James n’était pas très prolixe sur son histoire avec cette ex qui était redevenu sa partenaire, mais c’était justement un indice de l’importance qu’il y accordait. Il ne se montrait bavard que sur des futilités. Ce qui comptait vraiment restait son jardin secret et sur ce point, Roy agissait exactement de la même façon. Il posa une main amicale sur l’épaule du jeune homme.

« Tant mieux. »

Sa vie commençait à retrouver un semblant d’ordre après de nombreux tumultes et c’était une bonne chose. Il avait visiblement même de l'énergie à investir dans de nouveaux projets pour lesquels Roy ne put masquer sa surprise. Aux dernières nouvelles, James était ambulancier à Sainte-Mangouste et voilà qu’il lui annonçait qu’il allait ouvrir un bar avec son ami. Sa petite rebuffade lui tira un sourire en coin, reconnaissant bien là son petit côté provocateur.

« Fais gaffe à pas péter plus haut que ton cul, James, ça pourrait te causer des ennuis. »

En vérité, il serait assez fier que James ait un jour une affaire qui tourne au point d’être capable de lui faire concurrence mais pour le moment, il en était à des milliers de kilomètres. Toutefois, Roy saluait toujours l’ambition, une valeur pas assez valorisée, selon lui. James semblait avoir de l’énergie à revendre, et d’ailleurs, il s’attaquait à un gros morceau. A nouveau surpris, il s’exclama :

« Le Chemin de Traverse, rien que ça ! Tu sais que la location là-bas coûte la peau du cul ? Notamment parce que c’était l’une des rues commerçantes les plus célèbres et les plus prisées du monde sorcier. Les mêmes commerçants y sont depuis des années, c’est rare qu’un local se libère et quand par hasard, ça se produit, c’est une guerre de rapaces pour l’obtenir. Va falloir que tu sois extrêmement bon sur le dossier que tu vas présenter à la banque pour avoir un prêt, coco. Je veux dire, outre le nom très mignon que vous avez choisi » ajouta t-il en souriant.

Le concept était plutôt sympathique et inédit sur le Chemin de Traverse, il n’y avait pas de bar qui mêlait à la fois restauration et jeux de société, et compte tenu de la population particulièrement jeune qui affluait dans l’allée, puisque c’était le lieu par excellence des courses scolaires, c’était une idée plutôt bien adaptée au public potentiel. Quant aux adultes, tabler sur une nostalgie liée à leur époque scolaire et leur évoquer Poudlard au détour de ce pub pouvait bien marcher aussi. Il en était là de ses pensées quand James l’alpagua plus directement, avec un culot qui surprit puis tira un franc rire à Roy.

« Ho ho, d’accord, je vois ce qui se passe, là… En fait, c’est moi ta banque, c’est ça ? »

En même temps, James avait raison. Si Roy avait été à sa place, proche d’un millionnaire, nul doute qu’il aurait essayé d’en tirer le plus d’argent possible. C’était beaucoup plus facile de convaincre un ami qu’une banque pour un prêt. S’il voulait démarrer son affaire rapidement, il se tournait vers la bonne personne. Roy reposa son verre, une lueur de défi dans le regard.

« Ok, raconte-moi, qu’est-ce que t’as ? C’est quoi ton business plan ? »

« C’est parce que je ne sais pas faire la différence entre ambition et vantardise. C’est pas un truc de Poufsouffle, ça. » plaisanta-t-il avec une moue amusée sur le visage.

Et il était vraiment que ce n’était pas l’ambition qui caractérisait James, du reste assez modeste de nature. Il faisait les choses plus par passion que parce qu’elles pouvaient lui rapporter gros ; d’ailleurs, il était bien conscient que quitter la stabilité de Ste-Mangouste pour ouvrir son propre établissement n’était pas forcément le choix de vie le plus sûr à faire – et on le lui avait suffisamment répété ainsi pour qu’il ne l’oublie pas. Mais James avait de l’énergie à revendre et une volonté de faire les choses bien, alors, en bon Poufsouffle persévérant, il ne reculait pas devant l’ampleur de la tâche.

« Oui, je sais. » répondit-il lorsque Roy le mit en garde contre le prix des locations sur le Chemin de Traverse. « Mais ils ont mis un plan en place là-bas, pour redynamiser la rue, favoriser l’installation des jeunes entrepreneurs… Tu vois le genre. Alors, bon, je vais quand même m’endetter sur dix ans, mais je garde mes deux reins. »

Il but une gorgée de sa boisson, et reprit :

« En fait on est en train de répondre à un appel à projet. Il y a des locaux disponibles sur le Chemin de Traverse, et les propriétaires choisissent sur dossier à qui ils veulent le louer. On est en concurrence avec une dizaine d’autres projets, je crois. » déclara le jeune homme. « C’est assez rude, on a beaucoup d’entretiens, mais si ça fonctionne, on sera déjà aidé pour nos prêts à la banque. » Ce qui n’était pas mal car si James et Grady avaient des idées à revendre ils avaient, en revanche, peu à investir dans leur projet.

Cette pensée le mena à sa prochaine question, lancée sur le ton de blague mais qui, au fond, n’en n’était pas une non plus. Il  n’était pas certain de la manœuvre mais comme Roy semblait rouler sur l’or (vraiment, parfois, il l’imaginait nager dans une piscine de galions), cela ne coûtait rien d’essayer.

« En même temps, tu dois être aussi riche que Gringott’s, et j’ose espérer que ta sympathie envers moi pourra faire baisser le taux d’intérêt… Les gobelins, eux, sont intraitables. »

Pourtant, James avait un capital sympathie plutôt élevé, comme Grady, mais qui visiblement ne fonctionnait pas sur les gobelins.

Le jeune homme soutint sans mal le regard de défi de Roy qui l’interrogeait un peu plus sur son projet.

« Déjà, on a défini que notre projet était suffisamment attractif pour générer des bénéfices importants. Que ce soit sur le Chemin de Traverse comme dans le monde magique anglais, il existe très peu de lieu convivial, de détente, des bars qui permettraient de lier nourriture, boisson de qualité et activités ludiques. Les jeunes sortent toujours aux mêmes endroits, dans les mêmes bars, donc on veut surfer sur l’attractivité de la nouveauté. On a identifié nos principaux concurrents, mais ils sont assez peu nombreux. On n’a pas la prétention à être les nouveaux « Folies Sorcières » fit James avec un sourire en coin « On vise une population plus jeune, la vingtaine majoritairement, la trentaine aussi. On a prévu d’organiser – surtout au début – plusieurs évènements pour faire connaître l’endroit, et mais on pourra continuer toute l’année, faire des soirées à thème en fonction des fêtes… Bon, j’ai un immense dossier avec une partie financière que je ne pourrais pas te citer de tête, mais on a calculé la rentabilité de l’entreprise en fixant les prix déjà, ainsi qu’en calculant les sorties d’argent, qui vont être particulièrement importantes au moment de l’installation. » Ce serait d’ailleurs le moment pour que l’un deux vende un poumon. Ils allaient tirer à la courte-paille pour choisir celui qui passerait sous le bistouri. « Je pourrais te montrer ça un autre jour, si tu veux. » Roy était quand même assez reconnu dans le milieu, ses conseils pouvaient s’avérer être précieux.

Il conclut, avec un sourire : « Ca en surprend beaucoup, mon père le premier, mais on a des ressources insoupçonnées, avec Grady. »

La persévérance des Poufsouffle, encore une fois.

« Je vois le genre, ouais. Ça ressemble bien à la politique Marchebank. »

Le Ministère prônait une économie plus libérale et vouait un culte au développement de jeunes entreprises dynamiques, pour lesquelles une ville entière avait été construite, dans l’espoir d’attirer des talents partout dans le monde. La politique économique du gouvernement portait ses fruits : la croissance avait le vent en poupe, même si cela faisait crier les réfractaires à la doctrine capitaliste, adeptes de politiques plus sociales et écologiques. Enfin, crier… Pas trop fort non plus, les discours d’opposition au Ministère, eux, n’avaient pas le vent en poupe du tout.

James semblait tirer son épingle du jeu de cette start-up nation que devenait l’Angleterre, puisqu’il n’avait pas manqué de sauter sur l’occasion d’un appel à projet pour se lancer.

« Je vois. C’est une bonne chose que ça passe, ça vous laisse une chance à toi et Grady. Tu sais qui sont les personnes du jury ? »

Avec son long carnet d’adresses, entre ses clients aux Folies Sorcières et les proches du Ministère, et considérant que le monde sorcier était petit, il y avait des chances que Roy connaisse au moins l’un d’entre eux. S’il pouvait donner un petit coup de pouce discret au dossier de James… Plus Serpentard que Poufsouffle comme approche, mais Roy avait tendance à penser qu’il ne fallait reculer devant rien pour réaliser ses objectifs dans la vie. James avait son petit côté manipulateur aussi, car il ne se priva pas de le prendre par les sentiments pour exposer sa demande, ce qui fit sourire Roy :

« Je comprends, James, je comprends. Ce n’est pas avec un gobelin que tu vas réussir à obtenir une promotion canapé. »

Quelqu’un a dit bromance ?

La conversation prit malgré cette petite plaisanterie des tournures sérieuses tandis que James se lançait dans un déroulé de son projet. Il semblait avoir bien balisé le terrain, en ciblant sa clientèle et ses concurrents potentiels et en réfléchissant à son modèle économique. Sa conclusion fit rire Roy qui leva son verre dans sa direction :

« En effet. Qui aurait cru que vous étiez de vrais petits entrepreneurs en herbe, vous deux ? Ecoute, t’as qu’à me montrer ce dossier la prochaine fois qu’on se voit et si ton affaire me paraît viable, on pourra discuter chiffres toi et moi. Hé, enlève ce sourire de ton visage, j’ai pas dit oui, encore. »

Mais il y avait des chances qu’il accepte de lui donner un coup de pouce et James le savait. Ce ne serait pas grand-chose dans son porte-monnaie et le mafieux était plutôt prompt à soutenir les âmes d’entrepreneurs plein d’ambition. Se rendant compte qu’il avait évoqué son père, Roy rebondit, curieux d’en savoir plus sur cette personne dont James ne parlait pas tellement :

« Qu’est-ce que ton père a dit sur votre projet ? »

« Les propriétaires. » répondit James. « C’est Mr. et Mrs. Hodgkin. Tu sais, le couple qui a fait fortune dans l’immobilier il y a une dizaine d’années, je crois. Ils possèdent notamment les locaux de l’Hippogriffe Cendré. » Ils possédaient également un local sur le Chemin de Traverse, ainsi que l’étage qui serait disponible à la location également. « Je crois que Mrs. Hodgkin nous aime bien. » fit-il en haussant les épaules.

C’était du moins l’impression qu’il avait eue quand il avait rencontré à plusieurs reprises les propriétaires, pour diverses questions relatives à leur dossier de candidature et à leur projet. En même temps, le duo qu’il formait avec Grady inspirait généralement la sympathie des autres.

La plaisanterie de Roy lui tira un sourire en coin et il haussa les sourcils d’un air suggestif :

« Alors qu’avec toi… »

Mais James préféra expliquer à son ami son projet en détail, et lui proposa même d’ailleurs de lui amener son dossier la prochaine fois qu’ils se rencontreraient, de façon à ce qu’il lui donne des conseils pour gérer au mieux cette nouvelle entreprise. Qui était plus à même de la conseiller que Roy, quand on voyait l’empire qu’il avait bâti autour de lui ? Le fait qu’il accepte de l’aider touchait beaucoup James, et il ne put s’empêcher de sourire.

« C’est plus qu’une question de temps. » rétorqua-t-il.

En réalité, James n’avait jamais réfléchi sérieusement au fait de demander à Roy d’investir dans son projet. Maintenant qu’il avait cette solution en face des yeux, elle lui semblait particulièrement cohérente, mais il ne voulait pas ternir son lien avec Roy avec des histoires d’argent. James avait bien plus à cœur ses relations affectives avec les autres que le sens de l’argent. Alors, il laissa de côté cette histoire d’investissement financier et préféra changer de sujet, abordant dans même vraiment le vouloir quelque chose qui le parasitait depuis plusieurs mois désormais.

Lorsque Roy rebondit dessus, James haussa les épaules, comme pour témoigner du manque d’enthousiasme dont son père avait fait preuve lorsqu’il lui avait annoncé qu’il comptait ouvrir un bar avec son meilleur ami. Ce changement de carrière, soudain, n’avait pas été bien vu par Henry Carter. Cela n’avait pas été une très grande surprise pour son fils, cependant. Les Carter étaient militaires de père en fils depuis des générations ; James était le seul homme de la famille à ne pas avoir embrassé une telle carrière, du fait de ses dons magiques. Lorsqu’il avait annoncé à ses parents qu’il comptait devenir ambulancier, ces derniers avaient été ravis. Ils comprenaient le métier de leur fils – alors qu’ils auraient pu devenir briseur de sorts ou dresseur de licornes, deux métiers parfaitement sorciers – et ils étaient fiers de la carrière qu’il avait embrassée.

« Que c’est une erreur. » résuma-t-il pour Roy. « Mon père est militaire. » précisa-t-il, il ne savait pas vraiment si Roy était au courant de cela, il était toujours plutôt discret sur sa famille. « Tous les hommes de famille le sont, en réalité. Je dois être un des premiers à échapper à la règle. » En même temps, James n’avait aucunement l’étoffe d’un militaire. Il avait été élevé par un père militaire, sur plusieurs bases, alors il avait intégré plusieurs automatisme – et il excellait au parcours du combattant – mais son caractère personnel, ce qui le définissait, lui, n’était absolument pas propice à cette carrière. « Alors ambulancier, ça lui plaisait bien, il comprenait, et puis c’était au service des autres, au service du pays… Un bar, en revanche… » Il haussa une nouvelle fois les épaules. « Il n’était pas ravi. » Il ajouta, après un temps de silence : « On ne peut pas dire que ce soit la personne la plus compréhensive au monde. » A vrai dire, il faisait preuve de la même exigence envers ses hommes qu’envers James et Eleanor.

« Je vois très bien, déclara t-il au sujet du couple Hodgkin, un grand nom dans le milieu immobilier magique. Mr Hodgkin vient de temps en temps placer quelques jetons dans nos machines à gallions alors, si tu veux que je lui touche un petit mot… » suggéra t-il, avec un léger clin d’oeil.

Rien de tel que le piston pour progresser dans la vie, telle était la devise de Roy qui avait failli finir à Serpentard et qui avait pu voir combien cette maxime se réalisait dans son propre parcours. Aurait-il été l’heureux gérant du cabaret-casino des Folies Sorcières s’il n’avait pas été en contact avec Mildred Magpie, l’unique propriétaire de ce lieu ? Certainement pas, on ne pouvait pas vraiment dire qu’elle avait lancé un appel à projet pour se trouver un associé. Elle avait simplement pensé à une connaissance de longue date en qui elle avait confiance… Ainsi se nouaient les alliances les plus durables.

Il était prêt à faire ce qui était en son pouvoir pour aider James à lancer son affaire, même à mettre la main au porte-monnaie s’il parvenait à le convaincre. Il n’était pas seul dans cette entreprise, puisqu’il se lançait avec son ami Grady, et c’était une bonne chose : à deux, ils étaient plus forts. En revanche, il ne bénéficiait pas du soutien de son père, comme il l’avoua sur un ton désinvolte. « C’est une erreur ». Roy avait lui-même entendu de nombreuses fois cette phrase de son propre père dans sa vie. « M’en parle pas » aurait-il pu répondre quand James qualifia son père d’une personne peu compréhensive. Peut-être était-ce une caractéristique de papa. Mais Roy était toujours plus prompt à écouter les autres parler plutôt que de parler de lui-même sur ce genre de sujet sérieux alors sa réponse fut autre :

« Je vois… Et alors ? Tu aimerais avoir son soutien pour avancer ? Ou tu t’en fous ? »

Roy ne pouvait s’empêcher de se demander si cette nonchalance apparente dans la manière dont James haussait les épaules était feinte ou non. De toute évidence, il avait décidé de progresser dans son projet malgré l’avis de son père, mais cela ne signifiait pas forcément que ça ne l’atteignait pas et… Ça aussi, Roy en savait quelque chose.

James ne parlait jamais beaucoup de sa famille, et encore moins de son père. Il savait que ses parents l'aimaient, évidemment, mais ils n'avaient pas les relations les plus apaisées avec eux. Sa père était un homme assez dur et exigeant, qui espérait beaucoup de ses enfants et qui n'hésitez pas à leur signifier sa déception. Quand Eleanor était tombée enceinte, à peine sortie de ses études, alors qu'elle n'était même pas mariée, Henry Carter n'avait pas cherché à masquer sa vive désapprobation. Lorsque Audrey était née il s'était adouci, mais ces longs mois de disputes avaient été particulièrement éprouvants pour leur famille. Sophie, sa femme, avait essayé de le raisonner, mais Henry était un homme borné, qui n'acceptait pas facilement le changement dans sa vie.

Accepter que son fils soit un sorcier avait été un processus fastidieux, surtout pour un homme aussi terre-à-terre qu'un militaire comme Henry. La magie n'existait que dans les contes pour enfants, et cette école dans laquelle on voulait envoyer son fils ne lui disait rien qui vaille. Il avait fallu plusieurs interventions de la sous-directrice de l'époque pour qu'il le laisse entamer - de mauvaise grâce - sa scolarité à Poudlard.

Il ne comprenait rien à ce monde, aux potions magiques qui fumaient et devenaient violettes, à la bave de crapaud qu'on pouvait acheter dans des magasins, à ces bouts de bois qu'on appelait "baguette magique", à ces balais qui permettaient de voler dans les airs... Il essayait de s'intéresser à la vie de son fils, lorsqu'il rentrait pour les vacances, mais il était rapidement perdu par ces détails qui, pour lui, étaient complètement farfelus.  

Alors, quand James lui avait annoncé qu'il allait devenir ambulancier, il s'était tout de suite senti en lien avec ce corps de métier. Il connaissait ça, les ambulanciers, il lui arrivait même de travailler parfois avec eux. C'était un métier utile, un métier ancré dans cette réalité qu'il chérissait tant, un métier où il pouvait comprendre plus ou moins les tenants et aboutissants. Cela lui avait plu, que son  unique fils dévoue sa vie aux services des autres, comme tous les hommes de la famille Carter le faisaient depuis des générations. Il avait été fier de ce grand jeune homme au sourire un peu trop large, aux idées parfois un peu idéalistes, qui semblait prendre un peu de plomb dans la cervelle au fur et à mesure des années... Et puis, il avait renoncé à cette stabilité pour ouvrir un bar.

"Oui, évidemment, je préférerais avoir son soutien." admit James en haussant les épaules une nouvelle fois. "Mais bon, il est absolument persuadé que je ruine ma vie et que je ferai mieux de faire un vrai métier plutôt que de me lancer dans ce qu'il considère être une belle connerie, alors..."

Il porta son verre à ses lèvres, les yeux perdus dans la foule.

"C'est comme ça." conclut-il, le ton un peu moins léger.

La réponse de James fit un drôle d’écho chez Roy qui voyait d’évidents parallèles entre sa situation et la sienne au même âge, des années plus tôt. Lui aussi, il était passé par cette période de rejet, de discussions houleuses avec son père qui ne comprenait pas du tout ses choix et les remettaient sans cesse en question. D’abord il avait été plutôt fier de le voir emprunter la voix de la médicomagie, bien qu’un peu inquiet quant à ses chances de réussite et il n’avait cessé de lui rabâcher qu’il allait devoir travailler dur pour réussir à obtenir son diplôme. Puis il avait été déçu de le voir abandonner et s’était résigné à le voir emprunter une voix moins prestigieuse d’apothicaire, mais qui restait tout à fait honorable. C’était l’époque où Roy était encore à peu près dans les bonnes grâces de son père, ce qu’il avait totalement perdu à l’instant où il avait décidé de laisser tomber ses études et faire plutôt des petits boulots de manutention qui lui permettaient de payer un loyer et d’avoir du temps libre pour faire ce qu’il voulait. Il n’avait jamais réussi à faire comprendre à son père que passer ses journées derrière des bouquins et un professeur qui parlait à longueur de journée ne l’épanouissait pas du tout. Il n’avait jamais réussi non plus à lui faire entendre que ce n’était pas par manque d’ambition qu’il renonçait à ce genre de voie. De l’ambition, Roy en avait, il en avait toujours eu, c’était un feu inextinguible qui brûlait à l’intérieur de lui et qui avait trouvé de quoi gagner en ampleur le jour où Jayce était venu le trouver pour qu’ils se lancent ensemble sur le marché noir de Bristol.

C’était un récit que Victor Calder n’avait jamais accepté et que Roy n’avait jamais beaucoup essayé de lui expliquer non plus. Il faisait ce qu’il voulait de sa vie, avait-il rapidement décrété et tant pis si cela heurtait ses vieux principes. C’était ce qu’il disait, tout en étouffant la voix du jeune garçon ébranlé d’avoir déçu son père. Mais sa fierté l’avait emporté et il avait préféré réduire les contacts avec lui plutôt que de devoir entendre toute sa vie qu’il n’était qu’un bon à rien qui gâchait sa vie.

Ces blessures que son père avait créées chez lui, Roy les avait profondément refoulées. Il n’y revenait pas, affichait un air relativement neutre quand il se rendait chez ses parents, acceptait de jouer ce jeu des sujets à éviter, sans prendre le temps de réfléchir à ce dont ils se privaient tous les deux et s’il voulait que cela change ou non. Il n’était pas un homme de regrets, les choses étaient ainsi et il faisait avec, c’était tout. Cela ne l’avait pas tué, et ce qui ne le tuait pas le rendait plus fort.

Parce qu’il en était sincèrement persuadé, il offrit ces quelques conseils à James, en donnant une tape sur son épaule :

« Le plus important c’est que tu restes fidèle à toi-même et que tu fasses tes choix pour toi. Pas pour les autres. C’est ta vie, pas celle de ton père. »

C’était la conclusion à laquelle il se raccrochait, après toutes ces années, celle qui lui avait permis d’avancer. Il leva son verre vers James, pour conduire cette discussion sur des sujets moins épineux, avec un léger sourire :

« Trinquons à ton futur bar, alors, et tant pis pour les rageux. »