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Le retour de l'enfant prodigue [OS]

Isobel Lavespère
Isobel LavespèreChargée de communication
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Profil Académie Waverly
Le retour de l'enfant prodigue [OS] Icon_minitimeLun 20 Juin 2016 - 23:23
« Mais il fallait bien s'égayer et se réjouir, parce que ton frère que voici était mort et qu'il est revenu à la vie, parce qu'il était perdu et qu'il est retrouvé.  »
Évangile selon saint Luc, chapitre 15.

Le nom de sa mère était encore marqué sur la petite étiquette de la sonnette, d'une encre délavée. Elle l'avait fixé quelques instants, sans pouvoir se décider à appuyer sur le bouton. Elle peinait à croire que seize ans après, elle était encore là. L'appartement où elle avait en partie grandi, passé toute son adolescence. La façade jaune au crépi abimé, les balcons en fer forgé, qui ne donnaient même pas sur son appartement à elle. Elle avait hésité à venir jusqu'ici mais elle ne pourrait pas éviter sa mère durant l'intégralité de son séjour, elle devait déjà savoir qu'elle était ici. Les rumeurs allaient vite à la Nouvelle-Orléans et celle du retour de la petite Isobel Lavespère avait dû être encore plus rapide que les autres. Elle n'avait pas croisé tout le monde, loin de là, elle n'était là que depuis quelques heures et n'avait pas mis un pied dans les maisons de ses tantes. Elle n'avait vu que son grand-père et cette rencontre lui avait mis du baume au cœur. Elle était restée quelques heures auprès de lui, avant de prendre des nouvelles de sa mère. Il lui avait dit qu'elle vivait toujours ici, qu'elle devrait y aller, qu'elle serait sûrement heureuse de la revoir. Il devait ignorer que c'était déjà fait depuis quelques mois. Mais Isy n'avait rien dit, s'était levée, était sortie dans la chaleur pesante de début de soirée, avait traversé les quelques centaines de mètres qui séparaient la maison de son grand-père de la rue Bourbon et avait rejoint l'immeuble de sa mère, rapidement. Elle n'avait pas envie d'être vue.

Pourtant, elle restée là et la foule se pressait de passer derrière son dos. Plus elle attendait, plus elle prenait le risque d'être reconnue mais elle n'arrivait pas à se décider. La porte s'ouvrit brusquement et elle sursauta légèrement, faisant face à une femme qu'elle ne connaissait pas et qui sortait de l'immeuble, une poussette derrière elle. Isobel se força à sourire, un peu nerveusement, lui tint la porte et finit par rentrer dans le hall, où la minuterie était encore enclenchée. Il avait été repeint, il était blanc, les carreaux des marches avaient été refaits. Lorsqu'elle vivait ici, un horrible papier-peint jaune des années soixante-dix ornait les murs et les marches étaient abîmées. Elle monta les escaliers lentement, la main sur le bois de la rampe. Elle était venue ici tant de fois... Lorsqu'elle sortait avec ses amis et qu'il se mettait à pleuvoir, ils se retrouvaient ici, sur les marches de l'escalier entre le premier étage et le rez-de-chaussée, ce qui faisait râler les voisins lorsqu'ils riaient trop fort et que leurs voix se répercutaient en écho. Premier étage. Deuxième étage. Troisième étage. Elle arriva sur le pallier vide et se dirigea vers la dernière porte, rouge un peu écaillée. Le cœur battant, elle s'en approcha, prenant quelques secondes avant de frapper. Elle ne savait pas vraiment quoi dire à sa mère, qui lui avait prédit ce retour. Elle ne savait même pas vraiment ce qu'elle faisait là.

Mais avant qu'elle n'ait pu y réfléchir plus longtemps, la porte s'ouvrit lentement dans un grincement, dévoilant le salon de l'appartement. Surprise, Isobel hésita quelques secondes avant de rentrer, distinguant la silhouette de sa mère au fond de la pièce, dans la cuisine. La vision de cette pièce la heurta de plein fouet, tant elle touchait à des souvenirs profonds. C'était une véritable madeleine de Proust de se trouver ici, entre ces quatre murs. La vieille armoire en bois épais contre le mur, la bibliothèque et ses livres abîmés. Le même canapé recouvert d'un plaid, les mêmes persiennes qui laissaient passer la lumière orangée du soir. Et la silhouette de sa mère, des volutes de fumée bleutée s'échappant de la cigarette qu'elle tenait entre les doigts, Isobel en eut un coup au cœur. Ce n'était pas comme dans ses souvenirs, c'étaient ses souvenirs. Elle aurait pu rentrer de l'école à quinze ans et trouver exactement le même spectacle. Et elle restait là, plantée au milieu du salon, le cœur en branle, les sentiments en cavale, incapable de faire un pas de plus. Ce fut la voix de sa mère qui la tira de sa léthargie, sans même que Sophie ne prenne le temps de se retourner. Sa voix rauque, abîmée par le tabac, tellement familière et tellement lointaine à la fois.

- Regardez qui voilà.

Isobel fit un pas et ouvrit la bouche pour répliquer quelque chose mais sentit que sa voix allait trembler si elle répondait à l'apostrophe de sa mère. Elle prit quelques secondes, pour avancer tranquillement, se donner le temps, jusqu'à poser le pied sur le carrelage de la cuisine, un peu plus d'aplomb.

- Avoue, lança-t-elle. Ça fait seize ans que tu t'entraînes pour réussir ce petit effet avec la porte au moment parfait.

Sophie releva le visage vers sa fille, un sourire en coin sur les lèvres.

- Sale gosse.

Isobel détailla le visage de sa mère, dont elle avait pourtant gravé chaque détails dans son esprit lors de leur dernière rencontre. Elles s'étaient quittées brusquement, la rencontre avait été difficile, Isy en gardait des stigmates. Mais elle était là, face à elle, comme elle l'avait prévu. Sophie l'avait fixée de la même manière mais fut la première à détourner le regard, désignant la cuisine d'un large mouvement du bras, emplissant un peu plus la pièce minuscule de tabac.

- Assieds-toi, fais comme chez toi, lança-t-elle cyniquement.  

Isobel ne répondit pas à la provocation, se contentant de tirer une vieille chaise en métal qui racla sur le sol dans un grincement sinistre. Elle s'assit, face à la fenêtre, aux cotés de sa mère et elles restèrent dans le silence un long moment. Seuls les clameurs de la rue qui s'animait en bas remontaient jusqu'à elle, ainsi que les expirations régulières de Sophie qui tirait sur sa cigarette. La mère et la fille fixaient la petite fenêtre qui donnait sur l'extérieur, toutes les deux plongées dans leurs pensées. Isy respirait doucement, cherchant à calmer l'angoisse qui l'envahissait au fur et à mesure que le jour déclinait. Les fêtards seraient de sortie, les sorcières aussi. La journée touchait à sa fin, les Lavespère rentraient au Carré et se réunissaient au temple. Le Chaudron, la cour qui était réservée aux êtres magiques de la Nouvelle-Orléans, se remplissait. On y dînait, on y passait la soirée, on y parlait. Son nom serait prononcé. Et à partir de là, il ne serait pas bien difficile de la trouver. Sa mère dû sentir son angoisse au travers de son aura puisqu'elle alluma une seconde cigarette et reprit la parole.

- Elles sont au courant ?
- Sûrement, répondit Isobel en soupirant, adoptant le français à la suite de sa mère.
- Qu'est-ce que tu vas faire ?

Elle haussa les épaules, détournant le regard. Sophie n'insista pas et se cala dans sa chaise, alors que la pièce plongeait peu à peu dans l'obscurité. C'était étrange d'être assise là aux côtés de sa mère. Ce n'était même pas comme si elle n'était jamais partie, puisqu'il y a seize ans, elles n'auraient jamais pu être dans la même pièce sans se hurler dessus. La rencontre qui avait eu lieu quelques mois plus tôt leur avait permis de décharger ce qu'elles avaient à dire et même si Isobel peinait à comprendre entièrement la démarche de sa mère, elle avait fini par comprendre - notamment grâce à Roy - qu'elle ne pensait pas à mal. Elle voulait la voir. Elle voulait de ses nouvelles. Elle s'était inquiétée, au moins un peu. Et des mois après, Isy avait réalisé sa prédiction. Elle était à la Nouvelle-Orléans, fixant de ses yeux sombres la persienne sale qui laissait passer les derniers rayons du jour. Elle sentit plus qu'elle ne vit sa mère attraper le verre devant elle pour en boire une longue gorgée. Elle ne sut pas combien de temps elles restèrent toutes les deux là, en silence, à attendre. Elle ne savait pas ce qu'elles attendaient. La nuit. La suite. Un mot. Une indication sur ce qu'elles devaient faire, sur ce que tout cela deviendrait. Si cela devenait quelque chose. Isy ferma les yeux.

- T'es chez toi, ici, déclara soudain la voix rauque de Sophie.

Isobel secoua la tête, sans rouvrir les yeux. Elle avait été chez elle, dans une autre vie. Cela avait été sa maison. Pas cet appartement en particulier mais la Nouvelle-Orléans, le Carré qui se déployait autour d'eux, cette famille qu'elle sentait approcher.

- Si, répéta sa mère. C'est pas un choix. Ca dépend pas de toi, d'moi, ou d'elles. C'est chez toi. C'est pour ça que ça les emmerde autant, tu vois. C'est parce que t'es chez toi et elles le savent. Elles pourront jamais renier ça. Toi non plus, d'ailleurs.
- Je ne l'ai pas renié.

Sophie eut un rire et secoua légèrement la main qui tenait la cigarette, faisant tomber un peu de cendre sur le linoléum. Isobel la regarda s'éteindre lentement, laissant une trace noire sur le sol.

- T'as déjà vu une sorcière vaudou fonctionnaire à Londres ? Tu m'fais rire.
- Vaut mieux ça que de pas l'être à la Nouvelle-Orléans.

Sophie secoua la tête et tira une longue bouffée.

- Pas la peine de mordre. J'suis pas contre toi, tu sais. Au contraire, ça me fait rire.

Haussant un sourcil, Isobel se redressa sur sa chaise. L'obscurité était presque entièrement là, plongeant la petite cuisine dans la pénombre.

- Ca te fait rire ? Ce qui pourrait m'arriver te fait rire ? T'es sérieuse ? T'en as rien à foutre en fait ?

Elle sentait la colère, propulsée par la peur, battre dans ses veines, envahir ses pensées, la moindre parcelle de sa peau. Elle n'aurait jamais dû venir ici, songea-t-elle. Elle pouvait encore partir, qu'Abel aille au Diable, qu'ils y aillent tous. C'était une erreur. Elle se leva brusquement et sentit la poigne étonnamment forte de sa mère se refermer sur sa main au même moment. Sans un mot, Sophie écrasa sa cigarette dans un verre avant de tirer sur la main d'Isobel pour qu'elle se rassoit.

- Non. Ce qui me fait rire, c'est d'imaginer leurs têtes à tous.

Sa mère n'avait pas lâché sa main et le contact lui faisait étrange. Sophie la fixait avec une telle intensité qu'Isobel finit par détourner les yeux, abandonnant la bataille.

- Y'a rien de drôle, maman.

Un silence s'établit de nouveau, sans que leurs mains ne se séparent. Isy crut l'espace d'un instant que sa mère allait parler mais cette dernière se ravisa. Sophie n'avait pourtant jamais pris de pincettes pour exprimer ce qu'elle pensait, même face à sa fille. Surtout face à elle. Aujourd'hui, elle se taisait. Elle ne savait même pas pourquoi ce qui la retenait. Sûrement l'impression éphémère qui baignait la pièce. Qu'un rien pouvait briser ce fil ténu qui venait de s'établir et pour une fois, Sophie n'avait pas envie de le briser. Alors elle se contenta de tenir la main de sa fille alors que la nuit tombait enfin sur la ville. Elle sentait les ouragans de son aura, l'angoisse qui lui étreignait la poitrine, la peur qui pulsait sous sa peau. Elle arrivait à sentir tout ça en tenant sa main dans la sienne et elle la regardait, détaillait tout son visage. Elle n'avait jamais été très maternelle, elle n'avait jamais vraiment su quoi faire face à un enfant. Elle n'avait jamais vraiment su aimer correctement.

- Y'a rien de drôle, finit par répéter lentement Sophie. Mais ça ira.
- T'es devenue voyante ?
- J'essaie de faire les choses bien, alors arrête de critiquer, bon sang, pesta Sophie.

La remarque tira un infime sourire à Isobel qui retira sa main, s'enfonçant un peu plus dans sa chaise. Les prêtresses allaient venir, elle le savait très bien. Elle était sur leur territoire. Ses yeux se posèrent sur le plafond abîmé, soupirant. Elle entendit le gaz s'échapper du briquet alors que sa mère allumait une nouvelle cigarette et que les lueurs bleutées s'échappaient de nouveau dans la pièce, se bousculant devant les yeux d'Isy.

- Comment tu te sens ?

En temps normal, elle aurait pu être cinglante. Elle aurait pu répliquer que Sophie n'en n'avait jamais eu à faire. Qu'est-ce que cela pouvait bien lui faire, après tout ? Mais elle était là. Sa mère était là et elle demandait. Elle demandait, elle restait. Elle était là. C'était bien plus que ce qu'Isy n'avait eu en seize ans. Et ce soir, elle n'avait pas la force de se battre contre une personne supplémentaire. Elle n'en n'avait même pas envie. Elle ne voulait pas rejeter sa mère parce qu'elle était là. Et que malgré tout, c'est ce qu'elle avait voulu pendant longtemps. Isy avait l'impression d'être de nouveau une enfant, dans la cuisine de sa mère. Une enfant qui avait besoin d'elle, juste un instant, un battement de cœur, juste le temps de sentir sa main dans la sienne.

- Mal ?
- On s'y fait, répondit Sophie. Le côté paria de la famille a ses avantages, tu sais. De base, t'as pas à chercher de cadeaux à Noël. De l'autre, tu peux dire tout ce que tu penses, les autres sont déjà persuadés que t'es irrécupérable. Puis t'as pas à te taper le baby-sitting des gosses des autres quand ils pensent que t'es irresponsable.
- T'es irresponsable.
- P'tet bien, acquiesça sa mère en agitant sa cigarette. Mais j'suis une irresponsable tranquille.

Isy ne sut pas pourquoi elle rit légèrement à cette phrase. Elle ne sentait même pas mieux après cela, mais il y avait quelque chose d'étrangement réconfortant à être assise ici. Elle n'aurait pas cru quiconque aurait essayé de lui annoncer mais elle aurait voulu que ce moment là dure, pour ne pas affronter la suite. La nuit était désormais entièrement tombée sur la Nouvelle-Orléans et les clameurs des fêtards du Carré Français montaient jusqu'à la fenêtre. Les boites de nuit ouvraient les portes, les touristes se débridaient, les gens envahissaient les rues dans des cris de joie. Et quelque part, à quelques pas d'ici, le Chaudron accueillait les populations magiques. Sorcières, loup-garous, vampires, toutes les créatures du coin venaient finir leurs journées. Isobel était persuadée que son nom avait déjà été prononcé. Peu importe que la moitié des personnes ne la connaissent pas ou plus : ceux qui se souvenaient feraient vite le lien. Ce n'était qu'une question de minutes avant qu'on ne la trouve. Les prêtresses ne toléraient pas qu'on soit sur leur territoire de manière impudique, il fallait être accepté. Elle avait beau porter le nom des Lavespère, elle était persuadée que sa fuite lui avait retiré tout droit d'être ici jusqu'à nouvel ordre.

- Qu'est-ce qui va se passer ?

Sa mère la scruta un moment avant de hausser les épaules. Elle finit par se lever pour allumer la lumière de la cuisine. L'ampoule vacilla quelques instants avant d'illuminer la pièce morne et vieillotte. Sophie resta debout, appuyée dans l'encadrement de la porte, son regard se portant sur les enseignes lumineuses qu'on distinguait depuis la rue.

- Elles vont te juger. C'est leur spécialité.
- Il faut que je te dise. Si je suis revenue, c'est parce que...
- Je sais pourquoi, la coupa-t-elle de sa voix rauque. Tu seras pas la première. Tu verrais un peu Isadora...
- Elle me déteste ?
- Elle déteste le monde entier, ça f'ra pas grande différence.

Sa tante Isadora était la sœur ainée de sa mère, la grande prêtresse de leur coven. Isobel avait toujours eu l'intime conviction qu'elle s'était doutée de sa fuite avant même qu'elle ne parte.

- Mais t'as un avantage, tu sais, grommela Sophie en secouant ses nombreux bracelets.

La phrase tira un rire jaune à Isobel, qui croisa ses bras sur sa poitrine.

- Ah ouais ? Eclaire-moi, parce que je vois pas trop, tu vois.

Sans se formaliser de la réaction de sa fille, Sophie la fixa avec intensité.

- Tu sais pourquoi Isadora avait du mal avec toi ?
- J'étais insupportable ?
- J'te l'accorde. Mais en plus de ça, elle avait du mal parce qu'elle savait qu'un jour, tu te mettrais dans ses roues.
- C'est une prêtresse. Même si je le voulais, je doute que je puisse lui envoyer une pichenette. Surtout pas dans l'état actuel.

Ce fut au tour de Sophie de ricaner.

- Sûrement. Mais tu vois, ce qui est drôle avec tout ça, c'est que Isadora vieillit. Ce qui m'a toujours fait rire dans ces histoires de prêtresses, c'est la manière dont ça se goupille. Un jour, t'es là, jeune, puissante, l'avenir de la famille. Et quelques années après, t'es la vieille toupie que les prétendantes ont hâte de voir crever.

Elle tira une bouffée de cigarette.

- Et si t'veux mon avis, tout ça - elle agita la main pour la désigner - c'est tout ce que va voir Isadora en toi.

Isobel resta un instant silencieuse, assimilant les mots de sa mère. Quand elle était enfant, on disait toujours qu'elle rentrerait au conseil mais étant partie à seize ans, elle doutait que cela arrive un jour : elle ne voulait même pas. Elle voulait juste reprendre le contrôle de sa vie et sa vie n'incluait pas de place dans le coven.

- Même si tu as raison, finit-elle par reprendre, je ne vois pas en quoi c'est un avantage. Plutôt une raison supplémentaire de me laisser me débrouiller avec mes problèmes.
- Pour Isadora, oui. Mais il y en a six autres qui commencent à en avoir assez de cette vieille mégère. Tu vois, Isy, ton problème c'est aussi ton avantage : la magie.

Elle s'apprêtait à répondre quand des coups se firent entendre à la porte. Son cœur manqua un battement et elle se leva, repoussant sa chaise dans un raclement sonore. Avant même que la mère et la fille n'aient pu faire un geste, la porte s'ouvrit pour laisser place à quatre sorcières qu'Isobel ne connaissait pas, plus jeunes qu'elle, et en tête de ces dernières, sa cousine Denise, qu'elle n'avait pas vu depuis des années. Elle aurait bien dit qu'elle était ravie de la revoir mais les deux jeunes femmes n'avaient jamais été en bons termes, bien au contraire. Et c'était forcément elle, vêtue d'un médaillon de prêtresse, qui se tenait face à elle. Merveilleux. Isobel contrôla son aura pour que personne ne perçoive son angoisse tandis qu'elle maintenait le regard du petit groupe en face d'elle.

- Pas de gêne, surtout, pesta Sophie, les portes, c'est pas pour les chiens.

Denise l'ignora entièrement alors qu'elle jaugeait ostensiblement Isy.

- Le retour de l'enfant prodigue, lança-t-elle finalement, moqueuse. Ça fait longtemps, tu t'étais perdue ?
- Je voulais être certaine d'avoir un beau comité d'accueil, que veux-tu.

L'expression de sa cousine se teinta de mépris mais elle ne répliqua pas à la provocation.

- Tu viens avec nous.
- C'est si gentiment demandé...

Elle manqua d'ajouter quelque chose sur le fait qu'elles soient venues à cinq la chercher - elle faisait si peur que ça, sérieusement ? - mais se dit qu'aggraver son cas n'était peut-être pas la plus brillante des idées, même pour le plaisir de provoquer Denise, puisque les bonnes habitudes ne se perdaient pas. Isobel jeta un regard à sa mère avant de suivre Denise. Les cinq femmes descendirent l'escalier en silence. Elle avait l'impression que son cœur battait si fort que tout le monde pouvait l'entendre. Malgré l'appréhension, elle ne pouvait pas s'empêcher de ressentir un peu de curiosité. Elle connaissait Denise depuis toujours, elle n'était presque pas surprise qu'elle soit devenue prêtresse. Elle avait toujours été douée et dotée d'un fort caractère. Les autres jeunes filles qui l'encadraient, en revanche, ne portaient pas le médaillon qui allait avec la charge. Elles étaient plus jeunes que Isobel, elles devaient avoir dans la vingtaine. Elles n'étaient que des enfants lorsqu'elle était partie : même avec de la volonté, elle n'aurait pas pu les reconnaître.

Elles atteignirent la rue bruyante et la lourde porte de l'immeuble se referma derrière elles. Sans un mot, Denise les entraîna vers le temple même si elles connaissaient toutes le chemin par cœur. Les fêtards et les touristes se pressaient autour d'elles mais elles ne faisaient même pas tâche dans la foule. Elle avait toujours admiré la capacité de sa famille à se fondre dans la masse, comme si rien ne les séparaient des habitants normaux de cette ville. Qui aurait pu soupçonner en elles cinq sorcières en route vers leur temple ? Il aurait été si facile de s'enfuir, songea Isobel. Il y avait du monde dans les rues, elle savait transplaner, elle aurait pu être loin en une fraction de secondes. Mais à quoi bon, maintenant que sa famille savait qu'elle était encore vivante ? Il leur suffirait de lire l'esprit d'Abel, de gré ou de force, pour la retrouver facilement. Qu'il soit le fils d'Adeline Laveau ne le protégerait pas si sa famille le voulait réellement. Les cinq Lavespère quittèrent la rue Bourbon pour s'engager dans les ruelles des côtés, plus sombres, plus vides. Elle connaissait les lieux sur le bout des doigts. A marcher ainsi dans la ville, elle avait l'impression encore une fois de revenir des années en arrière. Après quelques minutes de marche supplémentaires, elles arrivèrent enfin devant le temple.

C'était une grande maison d'un jaune ocre dont les fenêtres des étages étaient illuminées, comme on en voyait beaucoup dans la ville. Au premier abord, rien n'aurait pu la distinguer de toutes les autres, elle aurait pu être une simple bâtisse Louisianaise. Elle faisait l'angle de la rue Dauphine et ses marches de pierre menaient à une porte rouge au judas orné d'un discret vévé. Tout se faisait dans ce lieu, c'était le cœur du coven, de la famille. Les deux salles de classe des enfants se trouvaient au rez-de-chaussée, le jardin où poussait de nombreuses plantes magiques. On y retrouvait les salles de prière, les pièces secrètes des prêtresses, toutes leurs connaissances, tous leurs secrets. A une époque, elle aimait ce lieu. Elle y suivait ses cours, sa grand-mère était la grande prêtresse, elle aimait l'ambiance du temple. Maintenant, il lui donnait juste des frissons. Denise ouvrit la porte, laissant apparaître le couloir illuminé de bougies. Isobel monta les marches, sachant très bien ce qui l'attendait derrière. Et lorsque le lourd battant se referma dans un léger grincement, elle sut qu'elle ne pouvait plus faire marche arrière.

Elle retournait là où elle avait commencé.


« I never knew you were the someone waiting for me »