Pédagogie de pomme de terre [Toni / Sofya / Fergus / Carla / Kevin]

Coudes sur une table du Niffleur Écarlate, une Gobière entre les mains, Carla écoutait Kevin, un autre membre jeune membre des Veilleurs raconter ses dernières aventures à Cosmos. Les jeunes recrues restaient souvent ensemble et si son camarade Belge - à se demander comment il avait atterri en Angleterre lui - n'était pas sa compagnie préférée, elle avait dû s'en contenter ce soir à défaut de croiser d'autres copains.

- Et là, lançait-il de son accent à couper au couteau, j'lui dis "Non mais m'gars, t'as pas toutes les frites dans l'même barquette !"

Haussant les sourcils devant l'expression, Carla s'apprêtait à répliquer lorsqu'une ombre se manifesta sur leur table, derrière Kevin. Lever les yeux sur Toni lui coupa toute envie de continuer la conversation et elle décrocha un coup de pied sous la table à son camarade pour qu'il se taise, lui qui continuait à baragouiner sur ses derniers clients. Le coup de Carla lui fit relever la tête à lui aussi et il se tut enfin, réalisant qu'il était écouté.

- Hééé, b'joour Toni ! T'roules ?

Ce n'est pas vraiment comme ça qu'elle aurait salué leur supérieur hiérarchique, qui ne manquait jamais une occasion de leur hurler dessus, mais Kevin n'avait jamais été une lumière...

Il y avait des soirs où Toni était particulièrement de bonne humeur. Dans ces moments-là, soit il allait boire comme un trou avec Sofya, soit il allait boire comme un trou avec Fergus. Ce soir, ils étaient sensés se retrouver tous les trois, mais en poussant la porte de leur repère préféré, bras dessus bras dessous avec Sofya à qui il racontait une énième blague vaseuse, ils se rendirent rapidement compte que leur troisième mousquetaire n’était pas encore arrivé. Il ne fallut pas trois secondes à Toni, une fois assis à une table, pour se trouver un objet de distraction. Menton sous la main, il se pencha vers Sofya pour chuchoter d’un air de conspirateur :

« Hé, viens on fait oune scène. Son regard accrocha deux jeunes Veilleurs attablés derrière eux. Mini-Roy en vue. Viens jouer les tyrans avec moi, tou vas voir, c’est drôle. »

Avec désormais une grande expertise en la matière, Toni se forgea son expression dure de lieutenant pas content, et s’approcha de la table des deux jeunots, dont l’un -qui n’était pas une lumière- l’apostropha comme s’ils avaient élevé les hypogriffes ensemble. Un tic à la mâchoire criant de vérité, Toni répliqua en posant un sombre regard sur le belge :

« C’est sur vos têtes qué jé vais rouler, bande dé moules pas cuites, c’est pas l’heure dé faire bronzette sur votre rocher ! Ses poings vinrent frapper la table histoire de donner un peu de relief à la chose, il s’appuya dessus pour se pencher vers les deux jeunes recrues, et son ton se fit plus orageux. D’abord tou m’appelles pas par mon prénom comme si j’étais ton pote, Lafrite ou je sais pas c’est quoi ton nom dé famille dé bouffeur de patates. Rosebury ! C’est quoi ces ventes de ce mois, tou crois qué t’as le temps dé té la couler douce, alors que tou mé rapportes autant d’argent qué mon huissier ? Jé vois les stocks partir et les Gallions pas révenir, tou as décidé de replanter la mandragore au lieu dé la vendre ou comment ça sé passe ? »

Ce qu'il y avait de bien avec Toni, c'était que les soirées ne se ressemblaient jamais. Il y avait celles où il était de mauvais poils, généralement à cause des boss, et où elle s'efforçait de lui redonner le sourire. Il y avait celles où ils buvaient tranquillement avec l'un ou l'autre des Veilleurs, jusqu'au petit jour, celles où ils trouvaient toutes les bêtises du monde à faire, et... Celles où ils trouvaient quelqu'un à embêter. Ces dernières, que Sofya reproduisaient également avec Isy - à se demander pourquoi elle avait peu d'amis - étaient sans doutes les plus amusantes. Aussi, elle suivit son meilleur ami avec joie en direction des petites recrues, tranquillement attablées dans le repère des Veilleurs comme si elles ne craignaient pas le bizutage... Cruelle erreur !

Adoptant une expression de dédain pour accompagner l'air dur de Toni, Sofya le suivit jusqu'à la table de Kevin et Carla et croisa les bras sur sa poitrine. Quand Toni leur fit son petit numéro, elle eut bien du mal à retenir le frémissement qui menaçait à la commissure de ses lèvres. C'était vraiment trop drôle, par Kochtcheï ! Toni pouvait faire preuve de tellement d'imagination lorsqu'il partait dans ses délires, et c'était pour cela que Sofya l'adorait. Retenant tant bien que mal son hilarité intérieure, songeant que la moitié du potentiel comique de Toni venait sans doute de son accent prononcé et des expressions imagées qu'il utilisait : voilà qui ferait d'intéressants traits pour un personnage de sa future pièce...

Sofya serra ostensiblement l'épaule de Toni, faisant mine de l'inciter au calme, et s'avança légèrement pour vriller son regard sur Carla. Baissant sa voix d'un octave, elle murmura d'un ton sérieux :

"Ecoutez, je crois que vous n'avez pas bien compris dans quoi vous vous êtes engagés, tous les deux. Vous n'avez pas le droit à l'échec, sinon certains vous le ferons payer - et croyez-moi, Toni sera le moindre de vos problèmes... Vous n'êtes pas au Club Magic Med ici, vous êtes là pour travailler et vous saigner jusqu'à ce que l'argent rentre, c'est compris ? Quoi, ça ne vous fait pas peur ? Vous croyez que vous pouvez simplement vous faire un peu de fric, et repartir quand ça vous chante ? Vous n'avez pas choisi le bon gang, alors... Chez les Veilleurs, on ne rigole pas."

Non, jamais. Ils étaient toujours très sérieux. Tournant sa tête vers Kevin, qui semblait vraiment manquer de plomb dans la cervelle, elle prit son air le plus sinistre et conclut :

"Ici, on ne se contente pas de vendre de la monalisa. Ici on coupe des langues et on plante des cadavres. Vous seriez bien avisés de vous en souvenir."

Carla empêcha sa Gobière de basculer lorsque Toni frappa avec force leur table. Sa soirée tranquille venait d'en prendre un coup par la même occasion, surtout lorsque Sofya Belinski apparu derrière lui. Elle vit très nettement Kevin ouvrir la bouche pour rappeler son nom de famille à leurs supérieurs mais elle lui écrasa le pied de toutes ses forces pour qu'il se taise. Dans ces moments-là, il n'y avait pas grand-chose à faire si ce n'est laisser passer l'orage. Ce n'était pourtant pas dans ses habitudes d'encaisser sans rien dire mais si Carla avait un fort caractère, elle avait aussi un minimum de réflexion et avait vite compris qu'elle ne gagnerait pas à ce petit jeu là. Une fois qu'elle aurait pris un peu de place et surtout de reconnaissance au sein des Veilleurs, à ce moment là, elle pourrait commencer à l'ouvrir un peu. Ce n'était qu'une question de patience et si une famille nombreuse lui avait appris quelque chose, c'était de savoir atteindre son tour pour être dans la lumière. Ça et.. Laisser quelqu'un d'autre encaisser pour ses bêtises. Pas qu'elle ait fait quelque chose de mal, pour une fois, mais si Kevin pouvait concentrer les foudres de Toni, ça ne serait pas de refus.

Pour autant, si elle avait compris qu'il ne servait à rien de s'énerver quand on lui tombait dessus, ce n'était pas pour autant qu'elle comptait subir des injustices. Le reproche que lui fit Toni sur ses ventes du mois lui fit froncer les sourcils. Certes, elles étaient plus basses que le reste de l'année mais ce n'était pas pour autant qu'elle ne fichait rien, au contraire : elle cherchait comment la remonter, le mois n'était pas fini. Elle comptait beaucoup sur le 31 Juillet et les célébrations de l'anniversaire du Survivant, une grosse fête étudiante était organisée à Swansea par plusieurs écoles et elle avait d'ores et déjà prévu d'y être.

- C'est l'été, se justifia-t-elle, les étudiants ne font plus la fête toutes les semaines, ils sont chez leurs parents.

Et ils étaient sa principale clientèle. C'était assez facile : beaucoup étaient ses anciens camarades de classe et surtout, elle pouvait entrer sans problèmes dans toutes les fêtes du fait de son jeune âge. Les gens lui faisaient confiance et revenaient vers elle, tout s'était très bien passé en Juin, à la fin des examens de fin d'année mais forcément en Juillet... C'était moins facile, tout cela reprendrait très bien en septembre mais en attendant, elle ne pouvait pas vraiment changer le calendrier scolaire. Mais elle n'eut pas le temps d'argumenter plus que Sofya prenait la parole à son tour, accentuant les propos de Toni. Hé, mais elle travaillait ! Bon, Kevin, c'était Kevin, il n'était pas très net... Mais elle, elle bossait, elle bossait dur, encore plus dur que toutes les autres recrues justement parce qu'elle ne voulait pas qu'on puisse lui faire ce reproche en plus de celui d'être une femme ! Elle avait été présente partout cet été, à essayer de se refaire des réseaux, allant jusqu'à se rapprocher es tuteurs d'accueils de Lycaon qui organisaient les intégrations des étudiants étrangers, ce qui était plutôt risqué, mais, heureusement pour elle, ne devrait pas tarder à porter ses fruits.

Soit ils avaient passé une très mauvaise journée, soit ils avaient envie de se défouler mais dans tous les cas, Kevin et elle en prenaient pour leur grade. La seule chose qui ne prenait pas avec elle, c'était les menaces de mort et de torture, pour une raison très précise : Roy. Elle ne le rappelait jamais, ne s'en servait jamais comme argument et ne comptait pas le faire parce qu'elle savait que cela serait plus que mal vu, mais la présence de son cousin lui assurait déjà de rester en vie, ce qui n'était pas trop mal. A côté de cela, subir les hurlements de Toni, c'était plutôt supportable bien que très fatiguant à force. Elle s'apprêtait une nouvelle fois à prendre la parole quand Kevin ouvrit la bouche, ce qui lui donna envie de se frapper la tête contre la table. Mais comment ce garçon pouvait-il rester en vie ?

- Hééé, j'm'en souviens ! lança-t-il en tapant sa bouteille de Gobière sur la table. C'pas la peine d'le prendre comme ça, wo !

Elle lui décrocha un coup de pied sonore - le bruit de sa chaussure qui allait s'éclater contre son tibia et le cri de douleur qu'il laissa échapper - avant de relever les yeux vers Toni et Sofya.

- On s'en souvient, déclara-t-elle d'un ton calme comme s'ils n'avaient pas été en train de se faire hurler dessus quelques secondes auparavant. C'est pour ça qu'on a fait à nous deux les ventes de plusieurs autres recrues, rappela-t-elle simplement. Elle n'écoutait pas aux portes mais elle avait entendu quelques Veilleurs le dire l'autre jour, dans un coin des Folies. Mais c'est bien entendu, chef, on fera encore mieux la prochaine fois, pas d'inquiétudes dessus.

Et on disait qu'elle était impulsive comme une Gryffondor ? Haha.

Le moins que l’on pouvait reconnaître à la mini-Roy, c’était qu’elle savait garder son calme. Toni ne savait si son petit numéro avec Sofya lui avait fait peur, mais elle n’en laissait rien paraître. Elle savait rester prudente aussi, quand l’autre belge s’enflammait sans réfléchir. Coulant son regard noir vers lui, avant de le reporter sur Carla qui avait le bon goût de ne pas se défendre mais de le rassurer. Bon, il aurait préféré qu’elle se défende, cela lui aurait permis de crier davantage. Cela dit, elle avait laissé échapper quelque chose sur lequel il pouvait rebondir, dans toute sa mauvaise foi

« Tou es en train dé dire qué les autres recrues font pas leur travail ? Qué j’ai les ai mal choisis ? Mal formés ? Ou tou cherches juste à tirer la couverture sur vous deux ? Il se redressa, ouvrant largement ses bras pour apostropher tous les Veilleurs du bras. Hé régardez ! Ces deux-là sont tellement forts qu’ils font lé boulot dé cinq gars à la fois ! Oune crévette toute mignonne, dit-il en montrant Carla, et son copain qui aurait mieux fait dé finir vendeur dé frites, vous y croyez, vous ? »

Les hommes rirent bruyamment, frappèrent du poing sur la table et acclamèrent l’italien, certains sans même avoir tout entendu : c’était juste pour faire du chahutage, tâche à laquelle ils ne rechignaient jamais. C’était le cycle de la vie, la loi de la jungle comme dans toute mafia, toutes les jeunes recrues devaient passer par ce rite de bizutage, où les anciens se faisaient une joie de leur marcher dessus, jusqu’à avoir fait leurs preuves, ou encore mieux, réalisé un petit exploit notable : un fait d’armes, ou même une simple victoire sur un jeu à boire suffisait. Toni se tourna de nouveau vers les deux vingtenaires, prêt à surenchérir, avant que la voix de son meilleur ami et sa main posée sur son épaule ne l’interrompent :

« C’est vrai, tu devrais faire du ménage dans tes rangs, Toni, parce qu’il y a effectivement des glandeurs. Et ce ne sont pas ces deux-là. »

Fergus était surgi de nulle part, comme d’habitude, avec son aura de tranquillité, comme celui qui avait suivi la scène depuis le début et attendait le bon moment pour intervenir, de son sourire en coin.

« Regarde-les, ils ont la tête des gars qui ont bossé toute la journée, pas ceux qui se sont laissé dorer la baguette en attendant que ça passe. »

Au moment où Toni ne le regardait plus, il fit un discret signe de tête aux deux jeunes, comme pour les encourager à se défendre.

Ne pas lever les yeux au ciel, ne pas lever les yeux au ciel, ne pas lever les yeux au ciel. Carla avait beau prendre sur elle autant qu'elle le pouvait, elle avait quand même un caractère vif de Gryffondor et au bout d'un moment - plutôt rapide - elle voyait sa patience s'amenuiser. Mais comme elle ne pouvait pas crier sur son stupide supérieur... Elle ne pouvait pas non plus partir parce qu'elle savait que cela serait repris contre elle. Donc peu importe : elle n'avait qu'à serrer les dents et attendre que ça passe. Elle avait bien compris qu'il n'avait rien contre eux - elle, du moins - mais juste envie de passer ses nerfs. Elle serra les dents lorsqu'il apostropha le reste de la salle, soutenant le regard des abrutis autour. Elle détestait particulièrement qu'on la traite de crevette et il lui semblait reconnaître la patte de Roy dans ce genre de surnoms. Alors que bon, sérieux, elle n'était pas la seule à être petite dans cette famille et cela ne l'avait jamais empêchée de rien, bien au contraire. Elle avait le regard flamboyant de colère, les mains serrées sur sa Gobière mais Carla ravala sa morgue, bon mal bon gré. Ce ne fut pas le cas de Kevin, qui était à deux doigts de se lever.

- Ouais bé mes frites, j'les aurais bien v'dues ! Comme la came ! répliqua-t-il avec colère.

Ce fut la seule intervention d'un autre membre des Veilleurs qui l'empêcha de continuer - et donc sûrement de finir la tête la première dans la port de Bristol - Fergus prenant leur défense. Carla l'avait toujours préféré à Toni qui passait son temps à hurler sur les jeunes recrues... A croire qu'il avait quelque chose à compenser, songea-t-elle avec mesquinerie en prenant une brève gorgée de sa Gobière, comme pour noyer son insolence. Belinski, elle, suivait le parti de Toni alors c'était du pareil au même. Elle fut reconnaissante à Fergus de ses mots et lui envoya une ébauche de sourire, dans le dos de Toni. Parce que oui, Carla avait travaillé. Elle travaillait dur, elle voulait que ses efforts payent. Quant à Kevin, il semblait miraculeusement efficace, c'était à se demander pourquoi. Sûrement sa dégaine qui devait attirer tous les toxicos du coin. C'était injuste qu'ils soient traités comme -a et surtout, plus que l'injustice, Carla n'aimait pas qu'on remette en cause son mérite. Faire le boulot de cinq gars à la fois... Il suffisait de vendre deux fois plus. Et avec la rentrée scolaire qui approchait c'était jouable en septembre. En Août... Elle avait entendu parler de quelques soirées qui rassembleraient plein de monde sur les plages... C'était risqué mais après tout, si Toni se basait sur les chiffres de Juillet - son mois le plus mort - c'était faisable. Elle prit quelques secondes de réflexion, évalua Kevin du regard, et finit par relever ses yeux verts vers Sofya et Toni.

- On peut vendre deux fois plus d'ici fin septembre.

Elle sentit le regard de Kevin sur elle mais poursuivit.

- Deux fois plus que...

Elle chercha dans la foule avant de repérer la table qu'elle voulait : ces trois recrues, clairement pas les plus efficaces.

- Les gars là-bas. Après tout, comme tu l'as dis, tu ne formes pas des glandeurs et les types que tu formes sont bien. Donc pas de soucis pour ceux-là, non ?

Et de prononcer ça sur un ton complètement neutre, parfaitement travaillé. Et au pire, si c'était trop insolent... Elle verrait bien. Au pire, elle ne risquait presque pas sa vie.