Les gens qui disaient avoir déjà vu en oeuvre la colère de Roy ne s’imaginaient pas en vérité jusqu’où elle pouvait aller. Roy lui-même ne le savait pas. Il le découvrait en même temps que les autres, quand les évènements lui faisaient perdre le contrôle qu’il avait habituellement. Il semblait qu’il avait franchi un nouveau cap, ce jour-là. Car Roy ne s’était jamais laissé envahi d’une colère telle que ses pulsions meurtrières n’étaient plus des idées jetées en l’air, mais des envies réelles. Des faits, même, qu’il allait s’empresser de réaliser.

Où trouver June Byrd ? Il ne lui laisserait cette fois-ci aucun échappatoire. Un avertissement ? Ils avaient dépassé cette étape depuis longtemps. Son dernier coup, avec Kal, avait été son avertissement à lui. June y avait répliqué par une attaque qu’il ne laisserait pas passer. Puisqu’elle avait fait ce choix, elle allait en payer les conséquences, c’était aussi simple que cela. Rien n’avait paru aussi clair à Roy que l’idée qu’il devait la mettre hors d’état de nuire, et ce, immédiatement. Il n’y avait pas une once d’hésitation dans le regard de cet homme, lorsqu’il quitta Sainte Mangouste pour revenir à Bristol. Dans la chambre d’hôpital de sa soeur, il avait été le frère meurtri, le frère coupable, qui n’avait pas assez de mots pour exprimer ses excuses, qui promettait simplement de tout arranger. En sortant, loin des yeux de sa famille pour le voir changer d’attitude, Roy sombra de nouveau dans la part de lui-même qu’il rejetait le plus, car il la craignait, quelque part. Le mafieux impitoyable, prêt à commettre les pires exactions pour une cause qu’il estimait légitime. Un morceau de lui-même dans lequel il se sentait de plus en plus souvent aller ces derniers temps, sans rien pouvoir faire contre…

Mais l’heure n’était plus aux états d’âme. June n’en méritait aucun de sa part. Il avait réfléchi, il n’y avait que trois endroits où il pouvait la trouver. Il n’avait pas le temps -pas la patience, surtout- de se rendre à chacun d’eux, il envoya donc des Veilleurs se charger de faire le tour de son bar et de son appartement, en leur donnant pour indication de ne pas hésiter à saccager ce qui les gênait sur leur passage ou faire parler des personnes qui leur paraîtrait savoir des choses, tandis que lui prenait le chemin de la Voie des Miracles. La Voie qui était son domaine, désormais. Si June avait fait la bêtise d’y retourner, elle n’aurait pas de moyen de s’en échapper, entre les Veilleurs et les autres trafiquants qui étaient à leur botte, l’antre des malfrats était infestée d’hommes à sa solde, il n’aurait qu’à transmettre quelques ordres pour la faire tomber dans un traquenard. Roy espérait très fort qu’elle y soit, au fond. Il savait qu’elle s’y rendait de temps à autres, malgré qu’il l’ait avertie sur le fait qu’elle n’y était pas la bienvenue. Puisqu’elle s’amusait à le défier, elle payerait pour cela aussi, aujourd’hui.

Alors qu’il débouchait dans la célèbre rue, couverte de son ciel artificiel d’un noir d’encre, les pas de Roy se dirigèrent avec automatisme vers le bar du Niffleur Ecarlate, d’où il entendait une clameur inhabituelle monter. Lorsqu’il poussa la lourde porte, les voix les plus fortes diminuèrent d’un ton, mais l’agitation se fit plus grande. Plusieurs hommes vinrent à son encontre, l’un d’eux prit la parole le premier, l’oeil agité par l’excitation de cette petite traque imprévue :

« On l’a trouvée près du Cerbère, chef, qu’est-ce qu’on fait ? »

Elle était donc vraiment dans la Voie… Bon sang, mais quel culot. Roy avait presque envie d’en rire nerveusement. Après ce qu’elle avait fait, elle ne cherchait même pas à se cacher, bien au contraire. Elle se montrait à découvert, dans son territoire à lui. Si ce n’était pas de la provocation, il ne savait plus ce que ce mot signifiait.

« Elle est en train de conclure une affaire apparemment, y a rien à signaler. Ted, Marcus et Glenn sont restés là-bas pour surveiller, au cas où elle déciderait de sortir.
- On fait quoi, on la bute maintenant ? »

A cette phrase, Roy fronça aussitôt les sourcils, et sa voix devint cassante :

« Personne ne lui fera rien du tout. » Il se mit à promener son regard sur les Veilleurs, en appuyant chacun de ses mots, afin d’être sûr qu’aucun ne songe même à le contester. « C’est entre elle et moi. Le premier qui m’ôte le plaisir de la vider de son sang subira le même sort, c’est clair ? »

Un court silence accueillit cette menace, durant lequel certains parurent jauger la fureur de leur chef, qui leur semblait en quelque sorte plus inquiétante quand elle était silencieuse que lorsqu’il la laissait exploser.

« Alors… Qu’est-ce qu’on peut faire ?
- Veillez juste à ce qu’elle ne sorte pas. Ni de ce bar, ni de la Voie si elle tente de s’enfuir. Si des hommes à elle l’accompagnent, tuez-les. Son existence doit s’arrêter ce soir, alors vous n’avez pas intérêt à la laisser filer. Ou c’est vous qui paierez à sa place. »

Si ces dures paroles, qu’il n’avait jamais prononcées, avaient surtout pour objectif de galvaniser ses troupes -ce qui ne rata pas- Roy ne jouait même pas la comédie, et c’était le plus inquiétant. Il ressentait une véritable haine destructrice à l’encontre de la mercenaire, une haine qui lui semblait impossible d’apaiser sans lui donner ce qu’elle réclamait : la vengeance. Cette femme avait piétiné son honneur, cinq ans plus tôt, en l’abandonnant après avoir joué de ses sentiments, et volé une partie de son commerce. Elle était revenue lui faire un véritable affront en revenant cet été, en toute innocence, se pavaner sous son nez sans l’ombre d’une excuse, en osant même l’insulter et le défier de surpasser ses trafics. Elle avait lancé des menaces contre des personnes qui lui étaient chères. Elle en avait mise une à exécution, la nuit dernière. De toutes les personnes qu’elle aurait pu choisir d’attaquer, June avait incroyablement mal fait son choix. Elle n’aurait jamais, jamais dû s’en prendre à Irina. Le traumatisme qu’elle venait de faire subir à sa soeur si chère, il le lui ferait payer mille fois. Il le lui ferait payer jusqu’à ce qu’elle tombe à genoux et lui implore son pardon, et là seulement, il verrait s’il souhaitait faire preuve de clémence, mais pour le moment, il n’en était pas question.

C’était tout ce qu’il ressassait en marchant d’un pas décidé vers le Cerbère, deux hommes sur ses talons. Il s’agissait de l’un des quelques lieux neutres de la Voie, dans lequel les Veilleurs n’avaient pas établi l’un de leurs quartiers généraux. Il n’y avait pas que des personnes qui leur étaient sympathisantes à l’intérieur, mais Roy s’en moquait bien. Il n’aurait qu’à faire un signe pour que l’un de ses hommes le débarrasse des éventuels gêneurs qui pourraient se mettre en travers de sa route.

Tel un aigle, le regard de Roy attrapa aussitôt sa proie, assise à l’une des tables du bar, en compagnie d’un autre homme. Ses yeux remontèrent plus haut, l’espace de quelques secondes, dans un ordre silencieux, vers Ted, Marcus et Glenn, attablés au fond du bar. Ils comprirent aussitôt et se levèrent, pour se diriger vers les portes de sorties du lieu. Roy, quant à lui, s’avança d’un pas tranquille vers la table de June et de son associé. Au moment où ils remarquèrent enfin sa présence, l’expression du chef de mafia ne s’ébranla pas. Il ne regarda même pas June, n’écouta même pas ce qu’elle pouvait dire en le voyant arriver. Il préféra se tourner vers l’homme qui l’accompagnait, que Roy reconnut assez vite comme Rufus Drake, un trafiquant plus ou moins connu de Londres, qui traînait de plus en plus dans la Voie, ces temps-ci.

« Oh, Calder ! Tu viens te joindre à nous ? » l’alpagua t-il.

Roy ne chercha même pas à lui faire ravaler ce sourire narquois plutôt impertinent qu’il arborait face à lui. Il n’avait pas de temps à perdre avec sa personne. D’un ton impavide, il se contenta de lui désigner June d’un bref geste.

« Je te l’emprunte quelques minutes, Drake. Si t’as des hommes à toi dans ce bar, je te conseille de les faire sortir. Toi aussi, d’ailleurs, bouge de là. Je te le répèterai pas deux fois, c’est vraiment dans ton intérêt. »

Piqué par le ton du mafieux, Drake eut malheureusement la mauvaise idée de vouloir protester :

« Et qu’est-ce-que… »

Sa phrase commençait à peine que Roy fit aussitôt un geste pour l’interrompre. Il saisit d’un mouvement rageur son verre d’alcool, qu’il fit mine de vouloir lui envoyer à la figure… mais ce fut sur June que le contenu du verre fut balancé, car Roy fit volte face à la dernière seconde. Profitant de cette petite diversion qu’il venait de créer, Roy empoigna la jeune femme à la nuque, pour faire frapper son visage contre le bois de la table. C’était la première femme qu’il brutalisait physiquement. C’était la première personne qu’il projetait de tuer de ses mains nues, et pour cela, il ne souhaitait pas de témoins. Les quelques clients du bar se levèrent tous d’un même sursaut, certains par curiosité, d’autres en dégainant leur baguette, ce à quoi les cinq Veilleurs présents dans le bar répondirent aussitôt en sortant les leurs, pour dissuader toute riposte.

« Sortez tous d’ici. Tous ! » rugit Roy, avant de se tourner vers le barman crasseux. « Toi. Ferme ton bar, que personne d’autre ne rentre. Si tu préviens qui que ce soit, c’est tes tripes que tes clients boufferont à leur déjeuner demain, t’as compris ? »

Sa main plaquant toujours fermement June contre la table, il attendit que les derniers gêneurs aient quitté les lieux, pour relever sa victime en la tirant en arrière par les cheveux d’une main, et en bloquant ses bras derrière son dos de l’autre pour l’empêcher de bouger. Les traits déformés par la fureur, il fit en sorte d’avoir le visage de la mercenaire en face du sien, pour mieux lui cracher à la figure :

« T’as voulu jouer aux plus malignes, hein ?! Salope. Je te jure que tu vas le regretter. »

Et il lui fit de nouveau rencontrer la surface de la table, encore plus fort que la première fois, avec une violence qui aurait choqué n’importe qui connaissant un peu le trafiquant… Mais Roy était littéralement, et dans tous les sens du terme, complètement hors de lui.

Roy rencontra le sol sous l’informulé de la mercenaire, qui parvint à se dégager en profitant d’une brève faille. Mû par la rage, il la laissa à peine finir son discours. Son pied frappa la cheville de June pour lui faire perdre l’équilibre, et tel un fauve enragé, il se jeta de nouveau sur elle, cette fois-ci en immobilisant fermement contre le parquet le poignet de la main qui tenait sa baguette. De son autre main libre, il fit ce qu’il ne s’était jamais imaginé capable de faire envers une femme. Il serra le poing et la frappa durement au visage sans aucune pitié, comme si June venait de se dévêtir de tout ce qui aurait pu le retenir autrefois. Sa jolie gueule d’ange ? Il allait la fracasser. Ce n’était pas une femme. C’était une folle furieuse, dangereuse, et psychopathe à voir comme elle souriait alors qu’elle se faisait frapper, et à l’entendre parler de cris d’agonie comme s’il s’agissait d’une douce musique à ses oreilles. Un coup. Deux coups. En hurlant des morceaux de phrase entre chacun.

« Ne t’avise… plus jamais… de parler… des cris de ma soeur ! »

Trois coups. Ce qu’elle disait le dérangeait profondément, et pas seulement parce qu’elle parlait avec une insupportable assurance, comme s’il n’avait rien d’une menace pour elle, même dans un tel état de haine où il pouvait la réduire en bouillie s’il ne se contrôlait pas. Mais elle n’avait pas l’air d’avoir conscience du fait que dans l’état actuel des choses, il était capable de lui faire plus mal que jamais. Que c’était ce qu’il comptait faire. Non, elle avait l’air de trouver tout cela… amusant. C’était un constat qui lui donnait le vertige. Qui était June Byrd ? Comment avait-il pu méconnaître cette femme à ce point ? Comment avait-il pu éprouver de l’affection pour une telle sociopathe, sans jamais se douter de quelle noirceur elle couvait ? Comment en était-il arrivé là ? Qu’avait t-elle fait de lui pour qu’il soit cet homme qui était sur le point de la tuer ? Il sentait ces questions lui tourner la tête, et surtout, augmenter dangereusement sa fureur, déjà à un niveau jamais vu.

« C’est trop facile ? C’est équitable ? Te fous pas de moi, je joue pas avec toi, sale garce. T’as été trop loin et tu vas le payer, t’entends ?! »

Sur ces mots, il cessa de la frapper, pour laisser sa main saisir la gorge de la jeune femme, en serrant avec force. Il abaissa sa deuxième main, pour aider la première, lorsqu’il sentit que June avait lâché sa baguette, étourdie par l’asphyxie qui commençait à s’emparer d’elle. Bientôt, elle manquerait trop d’air pour rétorquer ses paroles venimeuses. Et cela ferait le plus doux bien aux oreilles de Roy…

Un coup de genou contre son estomac déséquilibra assez le trafiquant pour June lui échappe de nouveau, et qu’il se trouve projeté au plancher. Le temps de retrouver ses esprits, la mercenaire pointait sa baguette sur lui, en proférant des menaces de mort. A cet instant, sa seule satisfaction était de voir qu’elle ne souriait plus, mais qu’au contraire, la rage s’était emparée d’elle. Enfin, elle semblait avoir compris qu’elle n’avait pas affaire à quelqu’un avec qui elle pouvait jouer impunément. Elle s’était suffisamment moquée de lui, la patience de Roy en était rendue au point mort. Les petites joutes verbales, les menaces doucereuses, les sourires narquois, tout cela, c’était fini. Roy n’avait jamais voulu faire souffrir quelqu’un autant que June à cet instant. Elle méritait qu’il la torture autant qu’elle avait torturé sa soeur.

Il constata avec une certaine frustration que June avait pris ses distances, pour qu’il ne l’attaque plus de ses mains nues. D’un réflexe, il dégaina sa baguette mais ne fut pas assez rapide. L’Impardonnable le frappa sans prévenir, avant qu’il n’ait le temps de lancer un bouclier. Après tout, qu’était-ce que ce sortilège pour June Byrd, si ce n’était une attaque aussi routinière et banale qu’un Stupéfix ? Roy n’avait subi le Doloris qu’une seule fois dans sa vie, et il devait l’avouer : il avait oublié son effet destructeur. Alors que le maléfice le clouait au sol, il ne pouvait s’empêcher de penser avec une infinie détresse à Irina, à sa place, à peine vingt quatre heures plus tôt. Quand June était venue lui faire subir la même chose. Avait-elle senti elle aussi les os lui brûler ? Avait-elle senti sa chair bouillir, ses muscles se déchirer ? Combien de fois avait-elle dû subir ce supplice à sa place ? A cause de lui ?

Les effets prirent brusquement fin, laissant Roy dans un état second qui ne lui permirent pas tout de suite de voir ce qu’il se passait. Il entendit simplement des hommes débouler dans le bar, accompagnés d’exclamations colériques et de sons de sortilèges qui fusaient dans tous les sens. Les cris de leur chef avaient du alarmer les Veilleurs restés à l’extérieur. Lorsqu’il fut redressé par l’un d’eux, le regard de Roy chercha furieusement la silhouette de June, qu’il finit par voir…

Spoiler:

Sa poigne refermée sur sa baguette, Roy menaça les hommes qui lui bouchaient le passage pour qu’ils s’écartent, réitérant un ordre qu’il avait pourtant donné plus tôt :

« Laissez-la moi ! »

Retrouvant son face à face avec la jeune femme, il pointa aussitôt sa baguette sur elle. Lui, il n'avait rien à lui dire. Pas de discours pour lui annoncer qu'elle allait avoir mal. Elle le constaterait toute seule en le subissant. Les seuls mots qui franchirent ses lèvres furent ceux pour lancer une flopée de sortilèges désordonnés, dans sa rage destructrice :

Spoiler:

Après cette première salve qui ne le soulagea même pas tant il était submergé par la haine, Roy n’eut même pas à réfléchir à quel sort jeter pour terminer. Il comptait bien lui retourner ce qu'elle lui avait fait subir.

« Endoloris ! »

Si sa rage dans ses sortilèges désordonnés ne lui permit pas d’atteindre June comme il l’aurait voulu, elle fut en revanche efficace pour la déstabiliser. Roy sentait son bouclier faiblir à chacun de ses assauts répétés, ce qui l’encouragea à redoubler de hargne. Avec une certaine satisfaction, il remarqua qu’elle jetait des coups d’oeil vers la porte. Allons donc, espérait-elle que la providence vienne la sauver ? Commençait-elle à comprendre qu’il ne lui laisserait pas le moindre échappatoire ? Elle ne sortirait pas vivante de ce bar, il se l’était promis.

Roy fut profondément agacé de voir son endoloris ricocher sur le bouclier de June. Elle commençait à l’impatienter, à contrer toutes ses attaques. Roy resserra machinalement son emprise sur sa baguette, alors que son regard attrapait une ouverture, fugace, mais bien présente dans la défense de son ennemie. C’était sa chance. Son occasion à ne pas laisser passer. Un éclair fusa de sa baguette, frappant cette fois-ci June de plein fouet. Il venait de mettre tout son fiel dans ce maléfice de lacération, qui déchira la cuisse de la mercenaire. Parfait. Nul sourire sadique face à ce résultat, l’expression de Roy resta dure, même s’il tirait une grande satisfaction d’avoir blessé son ennemie. Pour autant, sa colère et le souvenir de sa douleur, quelques minutes plus tôt, quand elle le tenait sous son Doloris, étaient encore bien trop présents, alors il n’avait aucune envie de rire. Simplement d’exécuter ce qui devait être fait.

Là encore, c’était sa chance. Il devrait frapper maintenant, tant que June était déséquilibrée par sa jambe et en proie à la douleur. Il ne la désarma pas, ne lui offrit pas de formuler ses dernières volontés. Pourquoi faire ? Il ne les lui accorderait pas. Il dirigea simplement sa baguette droit vers son coeur, en commençant à formuler les mots interdits, qu’il s’était pourtant juré de ne plus jamais prononcer :

« Av… »

Une violente explosion dehors l’empêcha de terminer son sortilège. La vitrine du bar fut littéralement soufflée, et Roy, ainsi que plusieurs de ses hommes, projetés contre le plancher. A terre, le trafiquant fut assailli par la propulsion de débris de bois et de verre qui lui écorchèrent la peau, avant qu’il ne finisse par retrouver prise sur sa baguette, et lancer un bouclier magique. Tant bien que mal, il releva la tête, dans le chaos et la poussière, au moment même où un des Veilleurs s’écriait :

« Y a des combats dehors ! Les fils de troll ! Ils viennent pour la défendre ! »

Roy se redressa complètement, sous les cris de rage, les jurons, les déflagrations et les éclairs qui fusaient dans les airs. L’un d’eux vint ricocher contre l’une des tables proches de lui, et il dut baisser la tête pour éviter de recevoir d’autres bris de bois. Cette saleté de femme avait donc prévu des renforts, au cas où elle se ferait attaquer. Elle avait quelques hommes à sa botte, Roy le savait, et ce n’était au fond pas étonnant qu’elle ait assuré ses arrières. Cela aurait été profondément stupide de sa part de se promener sur la Voie, son territoire à lui, après lui avoir fait un coup pareil. Provocatrice, mais pas inconsciente non plus.

Où était-elle passée d’ailleurs ? Roy tourna la tête partout, ses yeux fouinant sous les décombres pour repérer la jeune femme. Elle était blessée à la jambe, elle n’avait pas pu se volatiliser !

« Où est t-elle ? Elle va en profiter pour se tirer ! Ne la laissez pas s’enfuir, vous entendez ?! »

Sur cette invective, Roy se baissa à nouveau pour éviter un sortilège perdu, en pestant à voix haute. Quel merdier ! Un Veilleur déboula près de lui, dos tourné, aux baguettes avec un homme qu’il finit par expulser. Roy en profita pour l’attraper par le col et lui cracher dessus :

« Où sont les autres ?
- Ils sont... On… On les a prévenus, ils sont en train de remonter du bar pour venir nous aider ! Des gars sont partis bloquer les entrées aussi !
- Qu’ils se bougent plus vite, alors ! Vous foutez pas de moi, bordel, ils peuvent pas être plus nombreux que nous ! Vous avez intérêt à leur régler rapidement leur compte. Et trouvez-moi cette traînée ! »

La connaissant, il était fort possible qu’elle utilise ses hommes comme de la chair à canon pour faire diversion et mieux s’enfuir. Roy détestait déjà l’idée. Il n’accepterait pas cela. Les cadavres de mille raclures ne seraient pas suffisants pour remplacer celui de cette femme. C’était sa peau à elle qu’il voulait, et celle de personne d’autre.

Percé par les flammes et les remontées de fumée, le ciel de la Voie n’avait jamais paru si noir. Les décombres du Cerbère brûlaient sous le regard anéanti de son tenancier, sans personne pour lui accorder la moindre attention. La scène de théâtre se tenait ailleurs, dans les derniers duels qui n’étaient que de la fumée aux yeux pour le chef des Veilleurs. Sa proie s’était enfuie depuis déjà un certain temps, il en était certain. Elle avait profité d’une diversion pour fuir, à l’heure actuelle, elle devait être remontée à la surface, et n’était peut-être même plus dans Bristol. Toute cette agitation autour de lui était vaine. Il avait raté son coup, c’était trop tard.

Il n’y avait toutefois aucune capitulation dans son regard, bien au contraire. Ce n’était que partie remise. Il la traquerait s’il le fallait mais elle paierait, il se le jurait. Maintenant qu’elle n’était plus sous ses yeux, Roy avait retrouvé un semblant de maîtrise de lui-même. La fureur était toujours présente, mais contenue, renfermée dans son coeur qui ne pensait qu’à la vengeance. Alors qu’il marchait vers le Niffleur Ecarlate, Roy revoyait mentalement les dernières scènes. Il se revoyait frapper June avec la rage d’un fou, pointer sa baguette sur elle pour prononcer l’Impardonnable avec la froideur d’un assassin, et il ne regrettait même pas. Il vouait une telle haine à la jeune femme à cet instant, qu’il avait complètement balayé les barrières morales qui auraient pu le retenir, et qui tombaient de toute façon chaque jour un peu plus, même sans June dans l’équation.

Mais quelque chose le dérangeait. Des détails, qu’il n’avait pas regardés, mais qu’il avait vus, pendant leur duel. La surprise dans ses traits quand il avait été sur le point de l’étrangler. Le choc quand elle avait compris qu’il s’apprêtait à lancer le sortilège de la mort. Comme si elle ne s’y attendait pas. Pourquoi ? Que croyait-elle ? Qu’il lui dirait « Oh c’était bien joué, allez, tu m’as eu sur ce coup-là, tu ne m’auras pas au suivant » alors qu’elle avait torturé sa soeur, bon sang ? N’y avait-il que lui qui n’avait jamais considéré leurs luttes comme un jeu ? Il ne comprenait décidément pas cette femme, si tant est qu’il l’avait un jour comprise. Elle lui apparaissait plus que jamais comme une inconnue, maintenant, elle l’avait complètement leurré, il s’était trompé sur toute la ligne à son sujet. Les bons souvenirs qu’il pouvait avoir d’elle et de leur relation n’étaient plus rien. June n’était peut-être pas morte, mais Roy avait déjà fait son deuil. C’était fini, il ne croyait plus un seul instant que l’avoir perdue avait quelque chose de regrettable.

La porte du bar qui servait de repère aux Veilleurs s’ouvrit enfin sur leur chef. Une bonne partie du gang y était revenue, signe que la bataille dehors prenait fin. Roy reconnut même ceux qu’il avait envoyés chercher June dans l’Avenue des Douze Chênes, avant qu’il ne finisse par la trouver dans la Voie. Lorsqu’il croisa le regard de Solal, entouré d’un groupe d’hommes, ce dernier vint à son encontre, pour lui faire son rapport :

« Des gars sont sortis pour essayer de la rattraper. Si elle essaye de revenir chez elle ou dans son bar…
- Elle ne le fera pas, elle n’est pas idiote. Elle a déjà dû quitter la ville, elle a ses contacts aux postes de contrôle, elle aussi… Qu’est ce que vous avez fait du bar ?
- J’allais y venir. Elle ne peut pas revenir ici, elle n’a plus rien. On a tout brûlé. »

Roy ne fit aucun commentaire, mais Solal sut à son hochement de tête qu’il avait pris les devants de la bonne façon pour signifier à June -si elle n’avait pas encore assez compris- qu’elle n’était plus la bienvenue à Bristol. Désormais, s’il fallait la traquer, il faudrait sans doute empiéter sur le territoire d’un autre. Roy réfléchissait déjà à comment mettre en jeu ses relations pour obtenir gain de cause, quand la porte du bar s’ouvrit de nouveau avec fracas pour laisser entrer une demi-douzaine de Veilleurs, et deux étrangers, ligotés. On les poussa jusque Roy, qui, sans reconnaître leur identité, sut qu’il devait s’agir là de deux pauvres survivants de la bande de June. Haletants, mais vigoureux, ils se débattaient pour ne pas qu’on les force à se mettre à genoux, si bien qu’un Veilleur finit par sortir sa baguette pour les y forcer.

« Y reste que ces deux-là, boss, les autres sont morts ou enfuis avec leur traînée de chef. »

De quelques pas, Roy s’approcha pour mieux surplomber les deux prisonniers à terre, qui le fixaient agressivement sans piper mot.

« C’est simple, il n’y a qu’une question pour vous. Vous préférez rester en vie ou mourir ? »

Sans se laisser impressionner, l’un des deux rétorqua aussitôt en serrant les dents :

« Crève, on te dira rien sur elle, sale fils de troll !
- Tu l’auras jamais, Calder, renchérit l’autre. Elle t’échappera toujours, à toi, à tes hommes, et tu sais pourquoi ? Il cracha par terre, aux pieds de Roy, et son partenaire l’imita, avec la même hargne. Parce que vous êtes trop doux, trop… faibles, vous savez pas c’que c’est qu’être prêt à mourir pour son boss ! Vous pouvez m’crever, m’torturer, j’dirai rien, jamais. »

A ces paroles insolentes, l’un des Veilleurs,  qui le tenait lui administra un violent coup de genou qui coucha l’homme à terre.

« Tu vas fermer ta sale…
- Laisse. » intima Roy, en lui retenant le bras.

Contrarié, le Veilleur interrogea son chef du regard, mais finit par retenir son coup suivant et se reculer. Un bref silence s’abattit dans le bar, alors que l’homme à terre tentait péniblement de se redresser en recrachant son sang. Roy savait qu’il s’agissait là d’un moment où il n’avait pas le droit à l’erreur. Avoir permis à June de s’échapper, alors que la moitié de ses hommes étaient à ses trousses, en était déjà une grossière. Tout finissait par se savoir, dans leur petit monde de criminels. Puisqu’il avait visiblement la réputation d’être trop doux… Eh bien, il allait aimablement corriger cette idée, et les solutions étaient simples. Si pour obtenir le respect qui lui était dû, il fallait clouer les cadavres de ces deux prisonniers sur les trois pauvres murs qui restaient du Cerbère, jusqu’à ce qu’ils pourrissent sous les yeux de leurs partenaires d’affaires qui passeraient dans la Voie, eh bien, il allait le faire. Il ferait autant d’exemples qu’il serait nécessaire pour envoyer un message clair à d’autres gangs qui s’aviseraient de l’attaquer, lui, ou sa famille : tout d’abord, personne ne menaçait sa famille impunément. Ensuite, la Voie était son domaine, il y faisait couler tout le sang qu’il voulait. Et le message serait tout aussi clair envers ses propres hommes, si certains s’avisaient de le trouver… trop doux.

Tout en extirpant lentement sa baguette de sa poche, Roy s’accroupit à la hauteur de l’homme à terre, qui gigotait comme un ver de terre pour tenter de se redresser sans pouvoir utiliser ses bras, ligotés derrière son dos. Le même Veilleur qui l’avait frappé l’attrapa brutalement par le col pour le redresser à genoux, face à Roy. L’impudent conserva la même mine défiante que tout à l’heure, soutenant avec morgue le regard de son geôlier. Sa respiration était toutefois saccadée, et il inspira un grand coup lorsqu’il sentit la baguette de Roy s’enfoncer juste sous son menton.

« Puisque tu ne parleras pas… Je crois que tu ne m’en voudras pas de te retirer avec douceur un organe qui ne te sert plus à rien. »

Le regard du prisonnier s’agrandit légèrement, d’appréhension ou de surprise, on ne sut jamais vraiment. Son sort fut scellé dès l’instant où Roy fit un signe à ses hommes.

« Ouvrez-lui la bouche. »