Y'a d'la Joy [PV Jordan]

Joy posa son dos sur le dossier de sa chaise et s'étira. Elle n'avait pas la moindre envie de travailler, pour changer. Les livres ouverts devant elle n'avaient rien d'attrayant. Ils avaient tous cru que la sixième année serait synonyme de repos, qu'il y aurait moins de travail à fournir puisque les BUSEs étaient passées et les ASPICs attendraient l'année suivante. Ils s'étaient royalement leurrés, et les plus en difficulté commençaient déjà à faiblir. Devant les efforts nécessaires pour tenir le rythme, toutes les bonnes résolutions qu'avait prises Joy pour la nouvelle année – écouter attentivement en cours, participer, s'impliquer dans ses devoirs – étaient tombées comme des mouches en période de canicule. Le spectre de la flemmardise qui somnolait en elle ne demandait qu'à se réveiller, encore et toujours. Une fois les cours terminés, toute volonté l'abandonnait, si bien qu'elle traînait jusqu'au soir où travailler devenait alors une urgence.

Joy n'était pas assez bête pour ne pas faire ses devoirs. En dépit de sa difficulté à s'y mettre, elle les faisait toujours, qui ce soit à six heures du soir ou à minuit. C'est pourquoi les professeurs la considéraient comme une relativement bonne élève, sérieuse et discrète. Elle savait pertinemment qu'elle était tout bonnement incapable de ne pas faire le travail demandé, craignant trop la réaction du prof ou même sa mauvaise conscience. Cette dernière lui rabâchait qu'il fallait étudier pour se donner des moyens, tant qu'elle avait le temps et la possibilité de s'ouvrir des voies – mais malgré cela, Joy ne prenait aucun plaisir à réviser. La plupart des matières ne l'intéressaient pas et sa présence en cours cachait un manque de motivation évident ; en somme, elle travaillait pour les notes, et non pour elle. Ce n'était pas bon, elle le savait, et elle stressait nuit et jour pour son retard, mais malgré ses sermons intérieurs, elle en revenait toujours au même point : devant sa copie, le jour de l'examen, sans avoir révisé ou à peine.

Au final, elle s'en sortait avec des notes moyennes, acceptables ou même bonnes, la partie cours compensée par la partie réflexion. Elle conservait d'ailleurs un orgueil assez mal placé à l'égard de cette capacité à se débrouiller en utilisant ses petites cellules grises. Elle trouvait bien plus stimulant d'être mise en situation d'urgence et de devoir s'adapter à l'épreuve en réfléchissant. Et pourtant, au fond d'elle-même, elle reconnaissait que ce n'était pas suffisant. On lui avait toujours dit que seuls les besogneurs acharnés pourraient réussir dans leurs études, là où toutes facilités et prédispositions ne servaient plus à grand chose. Son problème était là. Elle ressentait toujours une petite pointe de culpabilité quand on lui rendait une meilleure note que celui qui avait consacré son temps à réviser maladivement, bien plus méritant qu'elle.

Son regard se posa sur quelques filles qui gloussaient à une table de la bibliothèque, à deux pas. Dans le groupe, Joy reconnut Inger Lawson, une des postulantes pour le poste de poursuiveuse, pas mauvaise mais qu'elle avait été forcée d'éliminer. Cette septième année piaillait comme pas possible, probablement à cause d'un garçon. Si Paige avait été là, elle qui se prenait toujours pour une adulte, elle se serait moquée des gloussements de poule d'Inger. Or, si Joy les trouvait ridicules, elle pensait néanmoins que dans toutes les écoles, il y avait des filles qui gloussaient, et on ne pouvait pas les en blâmer. D'après elle, une fille n'avait pas besoin de ressembler à un garçon pour se distinguer. Certes cette Inger mettait beaucoup trop de gloss et se tartinait le visage d'une épaisse couche de maquillage, mais il n'empêchait qu'il n'y avait aucun mal à vouloir se faire belle. Cela arrivait à Joy parfois, qui, en dehors du Quidditch, s'appliquait à avoir une jolie tenue, un maintien du buste et un port de tête altier.

La jeune fille releva le nez de ses révisions quand elle eut besoin d'un livre de Sortilèges. Elle se leva un peu trop vite, fit quelques pas chancelants et s'appuya contre un meuble pour retrouver son équilibre. Elle devait vraiment arrêter de psychoter et dormir plus la nuit. Elle avait un match contre Serdaigle dans deux jours, son premier match en tant que capitaine, il valait mieux qu'elle soit au meilleur de sa forme. Marchant d'un pas plus déterminé vers l'étagère qui l'intéressait, elle parcourut les tranches du regard et posa sa main sur un livre de potions... au même moment où une autre main s'abattait dessus. Joy constata que son propriétaire était Jordan Nimbus de Pompadour, un Poufsouffle de son année avec qui elle n'avait jamais parlé. Tout ce qu'elle savait de lui, c'est qu'il était le fils du concepteur du balai sur lequel elle volait toutes les semaines, et que selon les dires de sa nouvelle attrapeuse, il s'agissait de quelqu'un de très imbu de sa personne.

Jordan finissait sa partie sur son exposé de Métamorphose. Il était en binôme avec Olivia Fowler pour l'occasion, et leur collaboration ne s'était pas trop mal passée. Malgré sa tendance à parler à longueur de temps de tout et n'importe quoi - et surtout de n'importe quoi, puisqu'elle semblait avoir une passion pour les papillons roses à paillettes - Olivia était sympathique et loin d'être bête. Ils avaient choisi de travailler sur les vampires, thème très à la mode ces derniers temps, en abordant le sujet sous un nouvel angle, puisqu'ils s'étaient intéressés à leur origine et à une espèce en particulier.

D'ailleurs, il devait terminer les recherches sur les malédictions qui seraient soi-disant à l'origine des vampires. Il était venu à la bibliothèque surtout pour pouvoir travailler dans le calme, car la salle commune de Poufsouffle était souvent pleine de vie. Il n'avait rien contre, au contraire, il préférait cela à la froideur des cachots de Serpentard, sauf lorsqu'il s'agissait de se concentrer. Le Poufsouffle mit un point final à son paragraphe et décida que puisqu'il était là, autant faire les recherches tout de suite.

Le sujet de l'origine des vampires passionnait Jordan. Il s'était pris au jeu de l'exposé, souhaitant en savoir plus sur ce mystère qu'entretenaient volontairement les vampires sur leurs origines. Il avait lu beaucoup de choses - de simple délires pour la plupart, mais la bibliothèque de Poudlard ne contenait pas beaucoup d'informations à ce sujet. Il soupçonnait la réserve d'être un bon lieu de recherche, et se jura de tout mettre en oeuvre pour que le professeur Nolan lui signe une autorisation. Sinon, il pourrait toujours tenter de demander à son oncle Edmund. Penser à cela lui fit réaliser qu'il avait écumé le rayon Métamorphose durant ses recherches, mais n'avait pas du tout pensé à aller voir côté Sortilèges. Qu'il pouvait être distrait, parfois. C'était évident qu'il fallait faire un tour là-bas. Une malédiction relevait des Enchantements et non de la Métamorphose pure et dure.

Très fier de son idée, Jordan se leva et se dirigea de son habituelle démarche vive vers le rayon concerné. Il arriva presqu'en même temps que Joy Highlands - Serpentard, de son année, nouvelle capitaine de l'équipe de Quidditch. Celle-ci ne semblait pas aller bien, puisqu'elle chancela et dû s'appuyer contre l'étagère pour ne pas tomber. Jordan décida de l'ignorer. Elle n'avait pas l'air à l'article de la mort et il ne la connaissait pas plus que ça. C'était une fille qui parlait très peu. Elle avait de bonnes notes, lui semblait-il, mais il avait été surpris que le professeur Adamson nomme une telle timide à la tête d'une équipe - surtout celle des Serpentards! Peut-être l'enseignante voulait-elle marquer la distinction avec cet affreux O'Connor.

Il attrapa un livre qui traitait des malédictions et remarqua que Joy venait apparemment pour le même livre. Bien, il ne pourrait éviter d'échanger deux trois phrases. Cela ne le dérangeait pas, c'était toujours l'occasion de faire connaissance, d'évaluer sa camarade et de se montrer sous un bon jour. Il adressa donc un sourire à la jeune fille.

"Ah, je vois que nous avons un problème... J'ai pris le livre le premier mais l'on dit toujours honneur aux dame. Cruel dilemme!"

Puis, constatant que Joy semblait pâle et qu'il ne pouvait pas décemment faire comme s'il n'avait rien remarqué, il enchaîna:

"Je t'ai vu chanceler tout à l'heure, tu es sûre que ça va?"

Jordan Nimbus de Pompadour fit très justement remarquer qu'ils avaient un problème. Joy aurait préféré passer son chemin en disant que que ce n'était pas grave, mais elle avait autant besoin de ce livre que ce jeune monsieur. En effet, une question de son devoir traitait de malédiction et elle était absolument inculte sur le sujet. Elle n'aimait pas les questions de cours, car il lui fallait toujours chercher pendant des heures les réponses dans les leçons de son manuel, qu'elle n'avait pas apprises. Au contraire, les questions tordues dont certains professeurs étaient friands la fascinaient. Pour trouver la solution, elle se demandait toujours quel avait pu être le raisonnement du professeur sadique cherchant à piéger les élèves en créant un problème insoluble pour eux, qui ne l'était pas en réfléchissant comme lui.

« En effet, nous avons un problème... pourquoi as-tu besoin de ce livre ? » demanda aimablement Joy.

Le ton des deux jeunes gens semblait osciller entre la réserve polie et l'envie d'en finir avec cette conversation. Après tout, ils ne se connaissaient pas et Joy n'était pas d'un naturel très sociable. Malheureusement, Jordan lui demanda si elle allait bien, peut-être son côté Poufsouffle – ou simplement les bonnes manières. La Serpentard n'avait pas particulièrement envie d'étaler ses états d'esprit publiquement, mais c'était la moindre des choses de lui répondre.

« Oh, ça va, c'était juste... passager. »

C'était un pieux mensonge, presque un mécanisme, de répondre qu'elle allait bien quand tout était mal. Elle n'aimait pas crier sur les toits qu'elle était fatiguée, qu'elle dormait mal la nuit et qu'elle était stressée ; elle ne voulait pas de la sollicitude des autres, et encore moins de celle des Serpentard qui, elle le savait bien, était quasi-inexistante. Politesse oblige, Joy interrogea en retour :

« Et toi, la forme ? »

Elle n'avait rien en commun avec Jordan Nimbus de Pompadour, si ce n'était le nom d'un balai. Ils n'avaient rien à se dire. Alors pourquoi cette conversation s'éternisait ? Parler, ça n'avait jamais été son truc. Elle ne savait jamais comment aborder les gens, si elle devait les considérer comme des connaissances ou pas, comme des amis ou des ennemis. Elle était au courant de beaucoup de choses concernant ses interlocuteurs, mais ne définissait jamais clairement la relation qu'elle entretenait avec eux. C'était elle, le problème. Elle ignorait qui elle était, donc qui elle était par rapport aux gens, donc comment se comporter et quel ton prendre avec eux : amical ? chaleureux ? sympathique ? avenant ? neutre ? distant ? froid ? Elle ne voulait pas qu'on la trouve trop familière, mais pas agressive non plus. Parfois, elle avait l'impression d'être asociale.

Rares étaient les personnes avec qui elle parlait librement, sans réfléchir avant de prononcer chacun de ses mots. Paige bien sûr, car cette dernière lui ressemblait et d'un autre côté, ne la comprenait pas toujours. Et... c'était à peu près tout. Bien sûr, il y avait Swann, mais c'était différent. Joy n'avait toujours pas découvert si cette dernière s'intéressait à elle pour autre chose que le Quidditch et la Maison Serpentard. Quant à Juliet Wilson, elles avaient parlé de pas mal de choses personnelles ensemble mais Joy n'était pas tout à fait à l'aise avec elle, non plus. Au final, elle ne s'entendait avec personne. Elle, asociale ? Non.

Joy répondit aimablement, au grand plaisir de Jordan. Il ne comptait plus les fois où les gens lui parlaient sèchement parce que Merlin, c'était le méchant-fils-de-riche-qui-ne-comprenait-rien-aux-pauvres-et-se-croyait-tout-permi. Bien sûr, il avait réussi à se démarquer de cette image grâce à son bon caractère, mais il fallait de tout pour faire un monde, à commencer par des crétins. Joy Highlands ne semblait cependant pas faire partie de cette catégorie.

"Je fais un exposé sur les vampires, pour la Métamorphose. On cherche des malédictions à l'origine de leur création. Je suis avec Olivia Fowler, si ça te dit quelque chose. Et toi?"

Joy affirma ensuite qu'elle avait la forme, avant de lui demander comment lui se portait. Elle était apparemment plus avenante que ce qu'elle ne laissait paraître. Peut-être cachait-elle un cran insoupçonné, après tout. Mouais. Jordan en doutait tout de même.

"La forme aussi..." Il la fixa, vraiment perplexe devant son mensonge. Il comprenait qu'elle ne veuille pas étaler sa santé devant un inconnu, mais tout de même, elle était vraiment pâle. C'était peut-être la pression de gérer l'équipe, elle n'en était pas capable. Il y avait d'ailleurs un match, dans deux jours. Jordan savait que les Capitaines étaient des personnes très en vue, mais qui devaient aussi faire face à des pressions énormes. Pour la jeune Highlands, le défi était encore plus grand. Elle reprenait une équipe en ruine à la suite de Darren O'Connor, et devrait prouver qu'elle pouvait finir la saison avec les honneurs. Dure charge. Jordan comprenait pourquoi il n'avait jamais voulu jouer au Quidditch, c'était tellement de rendre à compte aux autres, alors qu'il estimait n'en devoir qu'à lui-même. Mais certaines personnes étaient étrangement complexée. Désireux d'alléger l'esprit de la jeune fille, sans pour autant paraître trop intrusif, le Poufsouffle s'enquérit:

"Le match de samedi n'approche pas trop vite? Pas trop de pression? Je sais que personne n'est tendre avec les Capitaines... Si gagner est une question de vie ou de mort, je pourrais te prêter mon balai, tiens. Il faut bien sauver les demoiselles en détresse."

Jordan accompagna sa remarque d'un clin d'oeil. Il avait un balai - un Nimbus Furtif deuxième génération, même si la première n'était sortie que depuis quelques mois, et il l'aurait volonté prêté à Joy, après tout, il en aurait tant qu'il voulait. Son père aurait jugé ça anti-commercial, avec les risques de la concurrence, tout ça, alors que lui trouvait ça plutôt futé, au contraire. Un geste du fils du dirigeant envers un joueur de son âge, dans un esprit sportif et favorisant la communication entre maisons. De plus, cela permettrait de montrer les améliorations qui feraient baver tout le monde d'envie. Cependant, il y avait un problème majeur: prêter son Nimbus à quelqu'un d'autre qu'un Poufsouffle serait considéré comme une haute trahison par sa maison. Et il ne se risquerait pas à remettre le bijou technologique entre les mains de Nora Weaver. Certes, elle jouait bien, mais fluette comme elle l'était, elle serait emportée par une rafale avant même d'avoir atteint la vitesse maximale.

« Oui, je vois de qui il s'agit », répondit Joy en s'imaginant le sourire éclatant d'Olivia. Qui ne connaissait pas la bavarde Miss Fowler ? Meilleure amie de Juliet Wilson. Joy se demanda comment c'était, d'avoir une meilleure amie ; elle ne le saurait sans doute jamais.

« Je fais des recherches pour un devoir de Sortilèges que le Pr Harris a donné aujourd'hui. »

Un devoir assez compliqué, plus qu'à l'ordinaire. Toutes prédispositions étaient insuffisantes : Joy avait bien été obligée de se rendre à la bibliothèque pour enrichir ses connaissances. Elle aurait pourtant préféré passer la soirée différemment. Un peu mal à l'aise sous le regard de Jordan, elle l'écouta lui demander si elle n'était pas trop sous la pression. Elle l'était, évidemment ; c'était dans sa nature de se faire du mouron pour tout. À la fois elle appréhendait ce match qui s'approchait à trop grands pas – dans seulement deux jours –, à la fois elle en avait assez d'attendre et voulait le jouer tout de suite. Rarement elle avait autant attendu un match, et durant cette « attente » de stress et d'excitation, elle aurait dû s'occuper pour libérer son esprit. Elle aurait dû... Mais non, elle ne s'enlisait pas dans le travail, elle ne s'épuisait pas dans les entrainements, elle attendait, c'est tout. À tant penser à ce satané match, elle avait l'impression de se tirer vers le fond, toute seule.

« Pas plus que d'être l'héritier de l'entreprise Nimbus, je suppose », plaisanta-t-elle.

Après tout, Jordan semblait bien le vivre, mais elle avait peut-être été indiscrète. Comment aurait-elle vécu si son père n'avait pas été un employé au Ministère, mais le riche propriétaire d'une firme de l'industrie du balai, l'une des plus célèbres au monde ? Et si elle n'avait pas voulu reprendre le flambeau ? De toute façon, elle n'aurait sûrement pas eu le choix. Elle aurait été la fille du patron, c'est tout. Elle n'aurait pas forcément apprécié être cataloguée comme telle, et encore moins qu'on le lui rappelle constamment. Jordan Nimbus de Pompadour était considéré comme un fils de riche, et parfois rien de plus. Pourtant, Joy le trouvait sympathique, et ça lui suffisait. Il ajouta que si gagner était une question de vie ou de mort, il pourrait lui prêter son balai. Méfiante, elle se demanda s'il était sérieux ou non. Si c'était le cas, elle avait la certitude que les Poufsouffle étaient bien trop gentils pour leur propre malheur, mais elle appréciait le geste.

« La demoiselle en détresse vole déjà sur un Nimbus, sourit-elle avec une aisance qui l'étonna. Je me doute que ton balai est le plus performant du marché, mais je pense que je peux m'en passer le temps d'un match. »

Son balai n'était pas le dernier sorti, mais il était fiable et déjà rodé sous ses doigts. C'était Philip qui le lui avait offert à Noël. Elle avait été touchée ; même si son père voulait qu'elle se concentre sur ses études, ce cadeau prouvait qu'il était tout de même content qu'elle soit capitaine. C'était une place enviée et elle le savait ; de plus, ça ferait le meilleur effet qui soit dans son dossier. Si elle parvenait à faire quelque-chose de cette équipe. C'est pourquoi gagner n'était pas une question de vie ou de mort, mais c'était important pour sa dignité, son honneur et surtout son amour-propre. Si elle menait Serpentard à une série de défaites, la perspective de décevoir son père – qui avait heureusement eu une opinion favorable à sa sélection en tant que capitaine – la titillait. Si elle parvenait simplement à donner à l'équipe des atouts pour que le futur capitaine la mène à la victoire les années suivantes, ça lui suffisait, mais en tant qu'« ambitieuse Serpentard », ça n'aurait pas dû lui suffire.

À tout hasard, elle ajouta :

« Merci d'avoir proposé. »

Joy avait un esprit de relativisation qui plaisait à Jordan, et une répartie tout en finesse. En effet, alors qu'il lui demandait si elle n'était pas sujette à trop de pression, elle le renvoya à sa propre situation. Il n'avait jamais envisagé son avenir sous cet angle. Bien sûr, il savait qu'il avait des attentes à satisfaire. Celles de la bonne société sorcière, déjà, qui attendait de lui clairvoyance dans tous ses choix. Il devrait augmenter la richesse familiale, faire un bon mariage, ne jamais dire un mot plus haut que l'autre au risque de déshonorer son nom, mais pourtant ne pas se laisser marcher sans les pieds - le tout sans jamais être faible ou vulgaire. C'était un exercice délicat, mais Jordan y jouait depuis qu'il était petit et les fois où il avait dérogé à la règle se comptait sur des doigts d'une main.

Mais les espoirs les plus lourds étaient, évidemment, ceux de son père. Avec sa mère, c'était la seule personne qu'il ne voulait vraiment pas décevoir. Il subissait son examen depuis tout jeune, et par conséquent, ne ressentait pas vraiment de pression. Contrairement à Joy dont la nomination avait ajouté un poids à sa vie, Jordan avait toujours vécu avec. Parfois, il était vrai, cela lui pesait, mais on l'avait habitué à supporter les responsabilités, et il n'avait pour l'instant rencontré aucun obstacle insurmontable. Le fait qu'il ne soit pas fâché avec lui-même n'était sans doute pas étranger à cet état de fait.

"On s'y fait" répondit-il donc sur le ton de la conversation. "Il y a pas mal d'avantages qui compensent les quelques inconvénients, dirons-nous!"

Il accompagna sa remarque d'un sourire légèrement séducteur. La question suivante était maintenant de savoir si Joy prendrait sa proposition de balai au sérieux ou non. C'était une jeune fille de bonne famille qui lui dirait donc probablement non, supposa le Poufsouffle, mais avec élégance et gentillesse - peut-être même serait-elle complètement embarassée si ce que l'on disait d'elle était vrai. Comme prévu, la Capitaine refusa poliment. Elle fut également ferme, et ajouta même ce qui pouvait passer pour une pointe d'humeur. Décidément, les commères de Poudlard étaient bien mal informées sur Joy Highlands.

"Bonne décision" s'exclama Jordan, pas vexé pour deux sous de son refus. "On ne pourra donc pas mettre votre victoire sur les capacités de ton balai."

Cela dit, Joy en aurait sûrement une meilleure utilité que lui. Son père s'obstinait à toujours lui envoyer le dernier Nimbus avant même sa sortie, comme d'autres enfants d'ouvriers qui en recevaient, mais Jordan ne s'en servait quasiment jamais. Il aimait voler, bien sûr, et savait que certains se demandaient pourquoi il ne jouait pas au Quidditch, mais contrairement à beaucoup d'élèves de l'école, il connaissait d'autres moyens de se détendre que d'aller faire un tour au dessus de la Forêt Interdite.

"Tu penses que ton équipe est prête?"

Jordan évoqua sa propre situation en faisant remarquer qu'il y avait plus d'avantages que d’inconvénients, ponctuant sa phrase d'un léger sourire non dénué de charme. Joy se garda bien de hausser les sourcils ; sans afficher d'expression intriguée, elle se demanda juste si c'était dans la nature du jeune homme de sourire ainsi aux filles ou bien voulait-il la tester. Elle le connaissait trop peu pour trancher. Ces réflexions la ramenaient sans cesse aux vieilles leçons de son père, sur l'attitude qu'une personne de bonne famille devait adopter en présence des autres. Elle se souvenait de ses conseils, ses anecdotes et la patience dont il avait fait preuve pour lui apprendre les bonnes manières, l'art de la subtilité et les usages de la haute société. Dont faisaient partie les Nimbus de Pompadour. Joy avait toujours entendu parler d'eux comme d'une famille éminente, leader du marché du balai international, mais jamais autrement ; ce qui l'amenait à se demander comment on pouvait "s'y faire" de n'être perçu que comme l'héritier d'une entreprise, en rien d'autre. La preuve : ils avaient parlé balai, sujet qui devait être fréquemment abordé dans son quotidien ! Mais Jordan semblait disposé à faire la conversation, alors Joy fit abstraction de ses doutes. Hélas, sa seule réaction fut, sans raison apparente, de piquer un fard monstre.

Cette chaleur incontrôlable qui prenait parfois possession de ses joues, survenant à n'importe quel moment, était souvent jugée "amusante" ou même "adorable" par les amis de ses parents, mais elle causait à Joy beaucoup de souci. Source d'humiliation persistante, rougir était chez elle une vieille habitude obstinée qui avait subsisté, même quand la Serpentard avait commencé à s'affranchir de cette ancienne et traîtresse timidité. Certes, elle l'était bien moins qu'avant, mais elle était restée très réservée et de vieilles craintes surgissaient encore. Parfois, l'un des invités de son père lui "révélait" que son visage était cramoisi (elle ne le savait que trop bien !) et ses rougeurs ne faisaient qu'empirer. C'était la règle numéro 1 à adopter avec les timides : ne jamais leur faire remarquer qu'ils sont rouges comme un pivoine. Les efforts de Joy ne s'étaient pourtant pas révélés inefficaces ; les méthodes de son père avaient porté leurs fruits, à un certain point. Lors des quelques dîners auxquels ils s'étaient rendus, elle avait su faire la conversation sans trop de difficultés. Les regards posés sur elle, la jeune fille avait bien rougi une ou deux fois, mais à ses dépends, cela avait occasionné rires et plaisanteries. Elle avait aussi récolté un regard sévère de Philip Highlands, comme si elle y pouvait quelque chose !

Priant pour n'être pas trop écarlate, elle sourit quand Jordan mentionna "votre victoire". Amusée, elle se dit ironiquement qu'il était décidément plus sûr qu'elle de ses chances de réussite.

« Je pense que mon équipe est prête », répondit-elle simplement.

En réalité, c'était plus compliqué que ça. Elle était au commandement d'une équipe toute neuve, si bien que dans l'ensemble, chaque pièce de la machine semblait bien accordée. Elle avait procédé à l'entrainement intensif de la jeune gardienne, Leslie, de la nouvelle batteuse, Cheyenne, chaperonnée par McGowan, et enfin de Samantha, la talentueuse attrapeuse. En privilégiant les nouvelles recrues, elle avait l'impression d'avoir un peu négligé les poursuiveuses. Ce dont elle était sûre, c'est que chaque élément de cette équipe dont elle avait la charge était prometteur, bon, voire excellent. Et même si chaque pièce était bien huilée, comment être sûre que l'ensemble du système fonctionnerait ? La jeune Capitaine se savait douée en stratégie, mais la cohésion de l'équipe était primordiale et, il fallait le dire, elle n'était pas très extravertie. Tant qu'elle restait à l'extérieur, à prévoir et anticiper, elle était une experte en relations humaines ; mais dès qu'il s'agissait de sa propre personne par rapport aux autres, c'était plus difficile. Sachant que l'équipe était constituée principalement de têtes de mule hypocrites, la coordination dans le trio des poursuiveuses et avec le reste de l'équipe serait une étape à franchir. Le premier match lui dévoilerait certainement ses erreurs.

« Tu es de quel côté ? Plutôt Serdaigle ou Serpentard ? » s'enquit-elle.

Voyant Joy rougir soudain comme une tomate, Jordan se demanda ce qu'il avait bien pu dire pour la mettre dans un tel état. Se repassant le film de leur conversation, il n'y trouva pourtant rien de gênant. Oh, il l'avait bien traitée de "demoiselle en détresse" mais c'était une boutade, et elle l'avait pris comme telle, puisqu'elle avait répondu sans se démonter. Quant à ses derniers mots, à part l'encourager en sous-entendant que Serpentard ne pouvait pas perdre... Mais là encore, rien n'était de nature à l'embarrasser. Jordan se résigna donc à croire que son charme naturel avait encore frappé. C'était d'ailleurs plus que probable étant donné - outre ses atouts physiques et intellectuels - l'origine de Joy. Les Highlands étaient une famille connue dans les réceptions mondaines, pour leur absence. Mais Joy n'ignorait pas à qui elle parlait en cet instant même, la première fortune d'angleterre, et beaucoup de jeunes filles étaient intimidées par ce statut.

Cette réaction laissa Jordan perplexe. Tout le monde décrivait la nouvelle Capitaine comme une jeune femme réservé et timide, et pariait qu'elle allait se laisser marcher sur les pieds par les McGowan en tout genre, et pourtant rien n'était arrivé. Ils venaient de parler quelques minutes où elle avait fait preuve d'une assurance candide qui trompait les ragots, et sa dernière réponse, ferme, au sujet de la préparation de son équipe, constituait un autre indice pointant dans cette direction. Et de l'autre côté, elle rougissait comme n'importe quelle jouvancelle sans cervelle dans une réception mondaine - ou comme une copine de Katy Scott. Heureusement qu'elle ne caquetait pas! Joy Highlands semblait être l'incarnation de tous les mystères de la gente féminine.

"Je crois que je suis obligé d'être pour Serpentard. Outre le fait qu'il est plus aventageux pour Poufsouffle que vous l'emportiez, je crois que Samantha n'apprécierait pas que je soutienne une équipe adverse..."

Car Jordan était persuadé que la jeune fille l'appréciait, malgré ses manières dédaigneuses. Et quand bien même ce ne serait pas le cas, elle était bien capable de se servir de son non-soutient pour (tenter de) lui clouer le bec la prochaine fois qu'ils se parleraient. Samantha était une Serpentard et une fille, il fallait donc se méfier. Joy aussi, bien entendu, mais elle avait l'air bien plus inoffensive. C'était tout de même plus divertissant d'échanger des piques avec la piquante poursuiveuse. Sam et lui avaient au moins en commun le fait d'être un minimum sociables.

"...mais après cette petite conversation, je trouve que tu es un Capitaine bien meilleur à supporter que Bennet."

Il ne ponctua pas sa phrase d'un sourire ou d'une oeillade, car il n'avait pas envie que Joy fasse un arrêt cardiaque suite à son sous-entendu. Elle risquait déjà de tomber dans les pommes, si elle était vraiment aussi émotive qu'elle en avait l'air, et il ne comptait pas lui faire du bouche à bouche. Car, malgré l'ambiguité de sa réplique, Jordan n'avait pas pensé à mal. Il avait l'habitude d'être poli, voir mielleux, dans le monde où il vivait, et aurait pu dire cela à n'importe qui, c'était très naturel chez lui. Ce ne fut qu'après avoir parlé, et en se rappelant du comportement de sa camarade, qu'il avait réalisé le sous-entendu. Oh, et puis tant pis, soit elle prenait cela pour ce que c'était, soit il serait déçu qu'elle ait moins de neurones qu'il n'y paraissait.

"Je vais te laisser le livre" dit-il, lui tendant l'objet pour la sortir de l'embarras dans lequel il soupçonnait Joy d'être plongée. "Si tu veux bien me l'apporter quand tu auras terminé?"

Jordan déclara que s'il ne soutenait pas la maison verte et argent, Samantha n'apprécierait pas. Ce n'était un secret pour personne qu'il aimait bien taquiner l'attrapeuse de l'équipe de Serpentard. Joy était quasiment sûre d'avoir déjà entendu cette dernière se plaindre gentiment de l'arrogance de Jordan. En tant que spectatrice, la Capitaine trouvait amusant que ce dernier ne veuille pas contrarier sa joueuse, alors que celle-ci n'en avait peut-être rien à faire. A moins qu'elle ne se trompe sur toute la ligne et que Samantha ne soit pas insensible au charme de l'héritier Nimbus ? Elle ne fréquentait pas assez ce drôle de duo pour définir la nature de leurs rapports avec précision ; toujours était-il que leurs petites joutes verbales étaient fort plaisantes à suivre. Habituée aux grandes pièces mortes du Manoir Highlands, aux marmonnements de son père et au mutisme obstiné de sa mère, Joy se délectait toujours des affrontements amicaux. Quand le vide et le silence de la demeure familiale devenaient insupportable, elle rêvait d'avoir un frère ou une sœur avec qui se disputer, afin de briser la solitude pesante qui l'écrasait parfois. Elle souhaitait avoir un frère ou une sœur pour animer un peu ces longues journées de vacances, somnolentes et léthargiques. Elle regrettait de ne pas avoir un frère et une sœur à qui parler, sur qui crier, se défouler, sans avoir peur. Tant pis s'il était infect, tant pis si leur relation était désastreuse, tant pis si c'était du gâchis, seulement un frère ou une sœur, seulement une présence différente de celle d'un parent ou d'un ami.

« Ça fait donc une personne de plus à ne pas décevoir ! » rit doucement Joy.

Ainsi, d'après Jordan, la victoire de Serpentard était plus avantageuse pour Poufsouffle. D'une certaine manière, il n'avait pas tort. Les prévisions des passionnés de Quidditch qui suivaient attentivement les matchs étaient plutôt en faveur de Poufsouffle... Honnêtement, autant du côté des statistiques que des élèves toutes maisons confondues, on était pour Poufsouffle. Les conjectures changeraient peut-être au vu des futurs résultats du match Serdaigle/Serpentard, mais il était clair que l'équipe de Joy était loin d'être soutenue, et elle comprenait très bien pourquoi. Reconstituer une équipe au milieu de l'année, c'était mauvais autant pour la qualité du jeu que pour l'estime des supporters. Toutes les nouveautés relatives au changement de Capitaine, aux jeunes joueuses novices, aux stratégies totalement différentes mises en place avaient bouleversé la confiance que les élèves vouaient à l'équipe de leur maison. D'autant plus que les Serpentard, en dépit des qualités attribuées à leur statut, étaient loin d'être aussi déterminés que les supporters des Canons de Chudley par exemple, qui, malgré des années de défaites humiliantes, continuaient à encourager leurs représentants sportifs. Il était pourtant bien plus facile d'acclamer Flaquemare ou les Harpies qui se bataillaient fréquemment la première place, tout comme c'était une évidence de supporter Poufsouffle qui avait toutes les chances de remporter la Coupe. Le talent de Nora Weaver était incontestable et la cohésion et le savoir-faire de son équipe excellents, tandis que l'équipe de Serpentard était encore en construction. De quoi établir de réels pronostics.

« Merci, dit-elle simplement quand Jordan proposa de lui laisser le livre, puis elle ajouta : Je n'en ai pas pour longtemps. »

La jeune fille attrapa le livre qu'il lui tendait et retourna s'asseoir à la table qu'elle occupait, à deux pas d'Inger Lawson dont les gloussements intempestifs avaient alerté Mrs Pince, plus grognon que jamais. Tout en cherchant la page dont elle avait besoin, elle se repassa dans la tête la conversation qu'elle venait d'avoir. Elle se maudit d'avoir été si peu loquace, elle à qui on discutait rarement de son plein gré. Il était vrai qu'à part Paige, elle n'avait pas vraiment d'amis. Elle échangeait quelques mots avec son petit cousin Burt, bavardait de temps en temps avec Swann mais c'était à peu près tout. Tandis que Jordan, lui, devait avoir beaucoup d'amis. Il était quelqu'un d'assez populaire, Nimbus de Pompadour oblige, et sociable avec ça. Il y avait sûrement foule au portillon. Ou alors au contraire ce n'était pas le cas, car dans la haute société, on ne sait jamais qui est vraiment son ami. Lorsqu'on fait partie d'une grande famille ou si l'on est l'héritier d'une fortune gargantuesque, tout le monde n'est pas forcément sincère. Joy, elle, avait toujours été trop méfiante. Lors de sa première rencontre avec Swann, elle s'était demandé si celle-ci voulait vraiment s'intéresser à son cas ou si elle avait d'autres ambitions derrière. Puis quand la préfète-en-chef était revenue la voir, apparemment pour papoter, elle n'avait pas su si Swann lui parlait « pour parler » ou si elle avait simplement une idée derrière la tête. Elle se posait la même question pour Jordan. Car Joy avait du mal à concevoir qu'on lui accorde assez d'intérêt pour parler avec elle seulement parce qu'elle valait la peine qu'on fasse cet effort.