14 octobre 2023

Les enfants Calder étaient attachés aux rituels, et notamment celui du coucher. Chacun avait le sien. Pilar avait sa petite lampe de chevet qu’elle pouvait laisser allumée entre vingt heures et vingt heures trente pour s’occuper dans le calme dans sa chambre, elle était très fière de gérer seule son coucher et très satisfaite cette petite demi-heure supplémentaire qu’elle gagnait tous les soirs par rapport à ses cadets. Carmen et Nieves avaient besoin qu’on leur lise une histoire -avec les voix, évidemment- et passaient dix minutes à se mettre d’accord sur le choix d’un livre, ce qui finissait bien souvent par Nieves qui choisissait et Carmen qui acquiesçait. Juan ne s’endormait pas sans un dernier petit biberon de lait chaud qu’il prenait dans les bras de sa mère, mais sa mère uniquement -ce qui fâchait beaucoup Roy.

Il trouvait qu’il se faisait un peu avoir dans cette histoire. Parce que pendant qu’Avalon profitait de ce petit moment de tendresse et de calme avec leur fils, lui, il devait aller gérer toutes les dernières petites crises du coucher entre le doudou qui avait disparu, Carmen qui prenait la brosse à dent de sa soeur par mégarde, Pilar et Nieves qui se chamaillaient comme d’habitude et c’était à lui de mettre en ordre tout ce petit monde pour faire respecter l’horaire du coucher.

Et évidemment, c’était toujours sur les soirs où il fallait respecter le timing que ça traînait des pieds.

Heureusement, toutes ces années de parentalité lui avait appris à être prévoyant et il avait compté une heure de marge dans ses calculs pour l’horaire transmise à ses invités du soir. Parce qu’il savait que Pilar allait râler de ne pas pouvoir rester dîner avec ses tontons préférés et tenter de négocier. Qu’elle allait souligner qu’elle était grande elle parce qu’elle n'était plus un bébé et que ça allait fâcher les jumelles, qui allaient aussi se mettre à pleurnicher et réclamer plus d’histoires pour ne pas avoir à se coucher tout de suite.

Pendant ce temps, Avalon vivait sa meilleure vie avec Juanito qui s’endormait en silence, avec sa bouille de petit ange envoyé pour apporter la paix sur Terre.

Injuste.

Mais Juan était désespérément un fils à maman et que pouvait t-il dire contre ça ? C’est vrai qu’Avalon le surpassait dans beaucoup de domaines, finalement. La seule chose qu’il avait le droit de faire, lui, c’était déposer un petit bisou sur son crâne endormi quand Avalon le montait dans son lit. Fils ingrat.

« Pilar avait éteint sa lumière quand t’es partie ? » lui demanda t-il quand elle revint dans le salon.

À tout moment, elle descendait pour prétexter qu’elle n’arrivait pas à dormir, juste histoire de rester dans les pattes des adultes.

« Je crois que oui, répondit Avalon. Soit elle dort, soit elle fait semblant de dormir pour descendre dans une heure. » Ce qui, connaissant leur fille, n’était pas complètement exclu. « Ça a été avec les jumelles ? 
-Bah tu sais. Elles ont cherché à gratter du temps, quoi.
-Comme d’habitude » soupira-t-elle avec un sourire désabusé. Ils entrèrent ensemble dans la cuisine, où s’élevait une bonne odeur des différents plats qu’ils avaient cuisinés pour l’occasion. Tamales en entrée puis du mole, un plat à base de poulet et d’une sauce au cacao, piment, banane plantain, sésame et cacahuètes. « Je crois qu’on a jamais aussi bien réussi à la sauce » constata Avalon en remuant doucement la casserole. Elle eut un sourire pour son mari et ajouta : « Et je te jure que si Toni la ramène avec la cuisine italienne, je lui fais manger la table.
-Non mais là on fait pas d’enchiladas donc déjà il pourra pas dire que c’est des lasagnes version mexicaine en moins bien. Moi j’espère surtout que le palais irlandais de Fergus va pas brûler sur le piment. 
-Moi j’espère que oui, contra Avalon avec un rire. Parce que c’est certain qu’il va tout faire pour ne pas le montrer et descendre trois litres d’eau en silence. »

Ils ricanèrent telles les petites commères qu’ils étaient ensemble.

« J’espère que tu leur feras ton annonce pile à ce moment-là, du coup, suggéra Roy avec un sourire en coin.
-Tu sais que je choisis toujours très bien mon timing. »

Roy attrapa son Pear pour mettre un message sur la conversation de groupe qu’il avait nommée « Dîner de couple » -le plus drôle étant que ni Toni ni Fergus n’avait bronché- pour envoyer un message « Les monstres sont couchés, la bouffe est prête, c’est quand vous voulez. »

Toni pète la forme. Il a commencé sa journée de la meilleure manière : dans les bras d’une meuf et avec une bonne gueule de bois. Mais alors, une gueule de bois façon Tessio parce qu’il en faut beaucoup pour abattre ses quatre-vingt dix kilos de muscles. La seule différence avec son état normal, c’est qu’il gueule plus fort et qu’il a une dalle de dingue.

Donc, huit heures du matin -parce qu’il faudrait pas trop se bousculer non plus, y a bien que Fergus pour quitter le lit à six heures du mat- il a avalé environ quatre oeufs au plat, douze saucisses et dix litres d’eau. Le reste de la journée s’écoule exactement comme d’habitude : dans un total décalage entre ce qui était prévu et ce qu’il fait vraiment, parce qu’il y a toujours des gens pour lui casser les couilles -dans le cas du mec du barrage- ou lui demander des services qu’il ne refuse jamais -dans le cas d’Elva.

Ah si, le truc prévu et auquel il ne dérogera pas, c’est le dîner chez Avalon et Roy. Ils n’en font pas si souvent que ça, en tout cas, pas comme à cette belle époque où les Folies étaient leur quartier général à tous. Il paraît que des gosses, ça bouffe votre temps et votre énergie et c’est bien pour ça qu’il n’en aura jamais. Il préfère encore ses gueules de bois.

Fergus, ce frimeur, il a un gros paquet sous le bras quand ils partent pour transplaner. Toni sait pas ce qu’il y a dedans, mais il sait ce que c’est : un cadeau pour Pilar, à coup sûr. Y a personne qui prend autant son rôle de parrain au sérieux que Fergus et ça.

Bah, c’est chou.

Évidemment, Roy il râle en recevant le cadeau parce qu’il est jamais content, ce mec, d’abord il veut qu’on traite ses filles comme des princesses et après il râle.

« Tu lui en as pas déjà offert un genre… la semaine dernière ?
-Hé, sois pas jaloux, elle va pas oublier que c’est toi son père, allez, le vanne Toni en tapant son épaule. Et puis y a quoi, deux chambres encore vides dans cette baraque ? Ça fait de la place pour des cadeaux, ça.
-C'est ça, et après tu vas pleurer parce que tu n'as plus ta chambre d'amis à la maison, fait Avalon en se penchant vers lui pour l'embrasser. On lui donnera plus tard, dit-elle à Fergus en posant le cadeau sur une étagère, pour l'instant elle s'occupe avec tout ce que tu lui as offert pour son anniversaire.
-Avaloooon ! Sole della mia vita ! » réplique t-il en ignorant sa pique.

Il la prend dans ses bras, dans un salut bien plus chaleureux qu’à Roy. Quand ils pénètrent dans le salon quelques minutes plus tard, Toni prend conscience d’une chose.

« Attendez, Jayce et Sun sont pas arrivés, encore ? Mais on est méga en avance, non ?
-Plutôt pile à l’heure mais j’imagine que c’est pas à toi qu’on doit ça. »

Toni se laisse tomber sur le large canapé et étend ses longues jambes sur la table basse devant lui, sous le regard profondément consterné de Roy.

« Quoi ?
-Tes pieds. Sur ma table basse.
-Mais y a pas de bouffe dessus !
-Et ?
-Tu fais vraiment chier. T’as des gosses qui vomissent tous les quatre matins sur tes tapis, à quel moment ça te dérange mes pieds sur ta table ?
-Pardon, j’avais pas réalisé que t’avais un an et demi, toi aussi. Bouge » dit-il en lui balançant un coup de pied.