Eat you alive [Isobel & Toni - Mafia Acte II]

« Sympa, la déco. »

Le commentaire de Toni meurt dans le silence étrange entre lui et le compagnon d’Isobel. Abel Laveau est un homme décidément impénétrable. Il ne comprend pas bien comment il peut garder un tel calme alors que sa femme est littéralement en train de se préparer à une mission dangereuse dans la pièce à côté.

« Merci » répond t-il sobrement, en remontant les lunettes sur son nez. Il regarde autour de lui, comme s’il cherchait quelque chose d’autre à dire. « Tu veux boire quelque chose ? »

Lunaire, cette conversation. Toni serait bien incapable d’avaler quoique ce soit dans l’état de nervosité et de tension où il se trouve.

« Ça va. »

Derrière ses lunettes rondes, Abel semble percevoir l’inquiétude et l’impatience de Toni. En même temps, elle n’est pas très difficile à déceler : il ne tient littéralement pas en place. Il se lève du canapé, se rassoit, bat une mesure de son pied, croise et décroise les bras.

« C’est assez rapide, le pendule. Quelques minutes tout au plus. Isobel ne devrait plus t… »

Avant qu’il ne puisse terminer sa phrase, la porte de la pièce voisine s’ouvre justement sur la jeune femme. Toni bondit sur ses jambes et l’interroge aussitôt, plein d’espoir :  

« Alors, ça a marché ? »


Un site abandonné, dans un trou perdu au sud de Londres. C’est le lieu que le pendule d’Isobel lui a désigné et elle s’est montrée formelle à ce sujet : le pendule ne se trompe pas.

Derrière une rangée de buissons, Toni et Isobel se dissimulent pour observer les lieux. Un enclos percé en de multiples endroits, qu’ils ont pu traverser sans difficulté, entoure la parcelle composée de plusieurs bâtiments, des hangars de tailles différentes. Toni comprend qu’ils sont au bon endroit quand ils finissent par apercevoir un homme traverser une allée, baguette à la main, dans une attitude à l’affût, visiblement en train de patrouiller.

« Je connais ce gars » murmure Toni à l’adresse de sa partenaire. « C’est bien un homme de Griggs. »

Toni sent une sensation électrique familière parcourir ses membres tandis qu’il scrute le trajet de leur proie. Il vit pour l’adrénaline que lui procure une mission. Il adore les frissons d’une escapade dangereuse, il ne se sent jamais autant vivant que lorsqu’il risque sa vie en plein milieu d’un duel.

Mais cette fois, pour la première fois, cette montée d’adrénaline se mêle à une peur glaçante. Pas la peur de mourir ; il répète à qui veut bien l’entendre qu’il n’imagine pas plus belle mort qu’en plein milieu d’une mission, car finir tel un vieux croûton incapable de marcher tout seul, très peu pour lui. C’est la peur d’échouer qui le tenaille, parce que cette fois, il y a des choses tellement plus importantes en jeu qu’un beau pactole. La vie d’un tout jeune nourrisson est entre ses mains, la fille de ses deux meilleurs amis, une petite fille qu’il considère comme sa famille et dont il est le parrain.

Il ne s’agit plus de s’illustrer dans un affrontement épique, pour gagner en renommée et en fortune. Il s’agit de tout faire pour récupérer un être innocent qui n’aurait jamais dû être mêlé à l’autres histoires mafieuses. Toni ne se sent pas seulement inquiet, il se sent un peu coupable aussi, au milieu des mille émotions qui le travaillent. Si Norvel a pu monter un coup pareil, c’est aussi parce que ni lui, ni les autres Veilleurs n’ont su le coincer avant. En ce qui le concerne, c’est déjà un échec, un cuisant échec. Et il ne peut plus se permettre d’échouer encore.

Isobel à ses côtés semble aussi concentrée que lui. Elle est méconnaissable aux yeux de Toni qui l’a vue passer de jeune femme sérieuse du Ministère en jupe crayon à magicienne redoutable en jean, capable de faire de la magie avec ses mains. Il ne sait pas encore exactement de quoi elle est capable en duel, mais il ne décèle pas d’angoisse chez elle et il a eu l’impression que son mari ne paraissait pas si inquiet, tout à l'heure, pour quelqu'un qui voyait sa femme partir combattre une bande de mafieux sans scrupules. A moins qu’il ne masque remarquablement bien ses émotions en toutes circonstances ? Difficile à dire, avec Abel Laveau.

En tout cas, quelles que soient les capacités d’Isobel, Toni n’a d’autre choix que de lui faire confiance et se reposer pleinement sur elle. Ils ne sont que deux dans cette mission. Ils ont convenu tout à l’heure avec Roy et les autres qu’il était plus prudent de ne pas impliquer trop de personnes, pour ne pas risquer de se faire repérer par les hommes de Norvel, qui avaient peu de chances d’être nombreux de toute manière. La logique voulait que Norvel ait plutôt mobilisé ses hommes -en tout cas, ce qui restait de son gang fantôme- autour de lui.

Ils ne sont pas donc sensés faire de grand coup d'éclat. Eliminer les cibles sur leur chemin jusqu'à Alma, pour que personne ne puisse prévenir Norvel ni abattre le bébé avant qu'ils n'arrivent à elle. La discrétion et la rapidité sont les maîtres mots de leur entreprise.

« Faut qu’on s’approche pour déterminer dans quel bâtiment ils sont et combien ils sont à l’intérieur » chuchote t-il à Isobel. « A moins que t’aies un super sort pour localiser plus précisément Alma et nous éviter ça ? »

C'était sans difficultés que la lourde améthyste du pendule d'Isobel s'était posée brusquement sur la table. Les quelques fins cheveux d'Alma qui avaient été récupérés dans sa petite couverture avaient été entortillés autour des aspérités de la pierre, qui tournait au-dessus de la carte déployée. Norvel avait dû lancer des sorts pour dissimuler sa localisation mais il n'avait fallu que quelques minutes pour les contourner. Les sorciers d'aujourd'hui se cachaient des sortilèges, des technomagies. Le vaudou se nourrissait d'énergie. Fermement, la pointe du pendule avait désigné un point au sud de Londres, qui ne lui évoquait rien de connu. Elle avait fixé le résultat quelques secondes, comme pour mieux confronter son esprit à ce qui les attendait. Elle avait grandi en temps de guerre, lorsque les covens se déchiraient. On l'avait entraînée à défendre ce qui leur appartenait, à soumettre ceux qui se risquaient à les provoquer. Mais les sorcières vaudous s'affrontaient de loin. Elles enchantaient, elles maudissaient, elles poussaient leur magie en dehors des murs de leurs temples pour couper les jambes de leurs ennemis. Elles ne se précipitaient pas au combat rapproché, ne s'engageaient pas dans des duels comme ils allaient le faire aujourd'hui. Ses doigts s'étaient refermés sur sa baguette magique, qu'elle avait rangée dans sa poche arrière et sur une bague sertie de petits onyxs qu'elle avait glissé sur son index. Abel avait déposé sur ses lèvres un baiser et lui avait soufflé d'être prudente. Elle lui avait sourit pour dissimuler la sourde anxiété qui s'était installée au creux de son abdomen. Elle n'avait pas tellement peur pour elle car elle savait, elle sentait qu'elle pourrait se défendre, qu'elle ne serait pas seule. Mais elle avait peur pour Alma, qui n'était qu'un petit être innocent au milieu de ce chaos. Elle n'avait pas peur des hommes de Norvel, assez lâches et faibles pour s'en prendre à un nourrisson, mais elle avait peur de ce que le désespoir et la panique pourraient leur faire faire. Elle craignait que leur intervention ne soit pas assez rapide, pas assez discrète, elle aurait aimé en maîtriser tous les éléments avant de se précipiter directement au combat. Elle aurait aimé faire tomber Norvel du secret de son appartement. Mais ils n'ont pas le temps, pas le choix. Leur ennemi a choisi de les faire plonger dans le gouffre avec lui.


Le lieu désigné par le pendule est un coin isolé, abandonné. Quelques hangars défraichis, des clôtures abîmées par le temps et les passages. Toni et elle se sont dissimulés dans des buissons pour observer l'ensemble. Au bout de quelques minutes, un homme passe, baguette à la main. Son expression est nerveuse, il guette. Isobel sent des picotements familiers lui parcourir les doigts. Il serait simple de l'éliminer dès maintenant mais ils peuvent être vus des fenêtres. Ils ne peuvent pas se faire repérer, toute la réussite de leur opération réside dans leur discrétion. A ses côtés, elle perçoit l'aura de Toni, concentrée, apeurée, déterminée. Elle ferme les yeux l'espace d'une seconde pour que cela ne laisse pas d'empreinte sur elle. Lorsqu'il lui murmure qu'ils doivent identifier le bâtiment dans lequel sont les hommes de Norvel et Alma, elle hoche la tête. Ils n'ont pas de temps à perdre à fouiller les lieux.

- Pas de super sort, mais je pense qu'un traditionnel hominum revelio devrait faire l'affaire, si on arrive à le lancer d'ici...

Ce sortilège n'appartenait pas au vaudou mais il était particulièrement pratique. Elle l'avait beaucoup utilisé lorsqu'elle vivait dans les quartiers violents de Los Angeles et qu'elle craignait que les hommes qu'elle fréquentait s'introduisent dans son appartement. Sortant sa baguette magique de la poche de son jean sombre, elle le pointa sur le bâtiment le plus proche. Il semblait vide, tout comme la sorte de petite cabane de chantier à côté. Elle resserra ses doigts sur le bois de sa baguette lorsqu'elle posa les yeux et son sort sur le bâtiment suivant, aux fenêtres condamnées.

- Il y a du monde à l'intérieur de celui-là, souffle-t-elle en le désignant du menton. Et je ne pense pas qu'ils se soient amusés à se disperser entre les hangars. Comment est-ce que tu veux procéder ?

Elle faisait confiance à son expérience et son expertise dans ce genre de situation.

Toni hoche la tête à la réponse d’Isobel. Hominum revelio fait en effet l’affaire pour détecter une présence humaine, en revanche le sort ne permet pas de les dénombrer. Ils vont devoir faire sans cette information, pour le moment. Isobel finit par lui désigner un hangar de deux étages. Toni grimace légèrement : évidemment, ils se sont planqués dans le plus gros bâtiment du site. Pour mieux masquer leurs effectifs, peut-être. Ils peuvent être aussi bien trois personnes que cinquante là-dedans. Et la logique voudrait que Norvel ait gardé le plus de forces possibles autour de lui, plutôt qu’autour d’Alma qui est déjà protégée par le secret de sa localisation.

Mais ce n'est qu’une hypothèse. Ils doivent se préparer au pire.

Des missions d’infiltration, Toni en a déjà fait des dizaines par le passé, mais celle-ci est particulièrement périlleuse et lourde d’enjeux. Ils n’ont pas le droit à l’erreur. Alors, pour une fois, il prend le temps de bien réfléchir avant de répondre à sa partenaire :

« Si on veut pas se faire repérer, faut qu’on les abatte tous les uns après les autres, le plus silencieusement possible. Et pas de sort pour les assommer ou les immobiliser, on peut pas laisser de vivant derrière nous, c’est trop risqué. Ils pourraient lancer l’alerte » précise t-il en lançant un coup d’oeil à Isobel, pour vérifier que cette condition lui convient. En ce qui le concerne, il n’a pas de scrupules quand il s’agit de tuer ses ennemis jurés, surtout quand ils ont fait une chose aussi ignoble qu’un kidnapping d’enfant. Mais il lui semble qu’il est plus habitué à la mort et à la violence qu’Isobel. « Donc je commencerais par éliminer les mecs dehors avant de rentrer à l’intérieur… »

Mais comment le faire sans attirer l’attention de ceux qui doivent surveiller aux fenêtres ? songe Toni en observant les alentours du bâtiment et les deux hommes qui patrouillent autour. Son regard attrape un élément du décor plus loin, qu’il désigne de son doigt à Isobel.

« Là-bas, l’espèce de cabane de chantier » murmure t-il. La petite bâtisse d’une vingtaine de mètre carrés est masquée par quelques touffes de buissons et deux grands arbres. « On pourrait les attirer par là et profiter des arbres pour les éliminer sans être vus. »