21 septembre 2011

« Bon. A quoi on trinque ? »

Attablé au bar des Folies Sorcières, Roy avait son habituel verre de rhum à la main, face à Isobel qui avait choisi -pour ne pas changer- un bourbon. Il avait fait en sorte de se libérer entièrement la soirée, en faisant savoir à ses employés qu’ils n’avaient pas intérêt à venir l’embêter, sauf cas de force majeure, et que pour tout le reste, ils pouvaient aller voir Toni ou Fergus. Avec Isobel, ils s’étaient mis d’accord pour se réserver une dernière soirée comme au bon vieux temps avant le grand jour, ou plutôt, les grands jours. Pour sa meilleure amie, elle allait devenir dans un peu plus d’une semaine une femme mariée. Quant à Roy, beaucoup de changements importants se profilaient dans sa vie également, entre le déménagement qu’il espérait pouvoir organiser avec Avalon pendant le mois d’octobre, l’accueil de Vivianne et surtout, la naissance de sa future fille. Le terme de la grossesse de Joséphine était fixé au 11 octobre, mais il était prévenu : elle pouvait accoucher à tout moment, désormais. Un peu stressé par cette perspective, surtout qu’il ne pouvait pas voir dans quel état Joséphine se trouvait puisqu’elle était à des milliers de kilomètres, il avait commencé à lui envoyer des messages plus régulièrement pour savoir si elle avait des signes. Elle avait fini par rétorquer qu’elle n’allait pas le prévenir à chaque petite contraction, qu’elle avait l’habitude et que le bébé allait « trouver l’autoroute toute seule ».

Il y avait donc plein de bonnes raisons de trinquer, que Roy essaya de regrouper en une seule phrase, avec un sourire narquois :

« A nos vies d’adultes dont on se moquait encore y a quelques années et qu’on pensait pas du tout vivre un jour ? »

Assise au bar des Folies Sorcières, Isobel faisait tourner son bourbon dans son verre, un sourire aux lèvres. Elle était d’excellente humeur ce soir et plus globalement, ces derniers jours. Son mariage approchait à grands pas : dans un peu plus d’une semaine, Abel et elle seraient mariés. C’était un peu vertigineux d’y penser et en même temps, elle n’aurait pas être plus heureuse. Ils partaient dans quelques jours pour la Nouvelle-Orléans, afin de s’occuper des derniers préparatifs. Ils seraient rejoints par certains des invités pour le dîner de répétition et puis cela serait le grand jour.

La soirée également s’annonçait excellente : elle la passait avec Roy, en tête à tête aux Folies, comme au bon vieux temps. Ils avaient décidé de profiter un peu avant les prochaines semaines, qui s’annonçaient chargées : évidemment elle avait le mariage puis la lune de miel mais son meilleur ami n’était pas en reste. Il allait emménager avec Avalon et surtout, Joséphine pouvait accoucher d’un jour à l’autre de leur petite-fille. Elle leva son verre en même temps que lui pour trinquer, secouant légèrement la tête d’un air amusé à son toast.

- À nos vies d’adultes très sérieuses, répéta-t-elle en faisant cliquer leurs verres.

Elle prit une gorgée de bourbon avant de reprendre, pince-sans-rire.

- Même si, quand on y pense, ce n’est pas vraiment une surprise qu’on veuille m’épouser. Mais par contre, que toi tu aies trouvé une fille qui te supporte au point de vouloir vivre avec toi... C’est peut-être ça le vrai miracle.

 

Le son des verres qui s’entrechoquaient provoqua un sourire de satisfaction chez Roy. Il goûta à une première gorgée de son rhum favori, avec le plaisir de savoir qu’il trinquait à de bonnes nouvelles. Il s’en moquait avec Isobel, de la manière dont leurs vies avaient changé et fait d’eux des adultes plus posés qu’ils ne s’imaginaient devenir un jour, mais au fond, ces changements lui faisaient du bien. Ils apportaient également leur lot de questions et de doutes mais Roy se sentait mieux armé pour les affronter, désormais : il était plus entouré que jamais, entre Avalon, Isobel, ses amis, mais aussi -plus étonnant- une partie de sa famille.

Il se sentait donc sur le chemin de la réussite, alors évidemment, la boutade d’Isobel lui tira une mine offusquée.

« Dit celle qui me supporte depuis presque dix ans, maintenant, quel culot. De toute manière, Avalon est au moins aussi relou que moi, c’est pour ça qu’on est faits pour être ensemble, mais comme vous faites toujours de la solidarité féminine contre moi, évidemment, tu ne vas pas le reconnaitre… » Il prit une nouvelle gorgée de son verre, avant de tourner un regard goguenard vers Isobel. « Tu fais la maligne, mais je suis sûr que tu es une boule de stress avec le mariage qui arrive dans dix jours. Est-ce que la mère d’Abel a décidé d’ajouter un voile de bonne soeur par-dessus ta robe, ou pas encore ? »  

- Ah attends, ce n’est pas pareil ! répliqua immédiatement Isobel en levant une main, lorsque Roy déclara qu’elle le supportait depuis dix ans. Je pouvais rentrer chez moi quand tu étais trop pénible. Là, elle n’aura nul part où aller. Quand son meilleur ami argua qu’elle soutenait Avalon uniquement par féminisme, elle fit mine de lever les yeux au ciel. Rien à voir avec de la solidarité féminine, c’est la pure vérité.

Juste saupoudrée d’un chouïa de mauvaise foi. La mention de son mariage permit à Roy de s’épargner, sans le savoir, la longue liste de pourquoi elle disait la vérité et elle eut un sourire, secouant légèrement la tête. Elle était effectivement un peu nerveuse mais elle était surtout très enthousiaste. Ils avaient passé les derniers mois à préparer leurs cérémonies et leur réception et elle avait hâte que cela se concrétise.

- Je ne voulais pas gâcher la surprise, mais ma robe est en réalité un robe de bonne soeur tout court. Couverte de là - elle mit une main sous son menton - aux pieds. Quand je l’ai vue j’ai eu immédiatement le coup de coeur, tu vois, je me suis dit « Ça c’est la robe qui fait rêver un homme. » Et puis ça rentrait complètement dans les critères « chasuble large ne laissant apparaître aucune zone de peau » désirés par ma belle-mère. Tu vas adorer.

« C’est moi qui aurai nulle part où aller pour toutes les fois où Av’ est ultra chiante ! » Et elle l’était souvent, même s’il l’aimait pour ça. Il feignit de se plaindre sur un ton dramatique : « Personne ne me plaint, moi, alors que franchement entre elle et moi, c’est elle la plus relou. Vous savez pas, vous, elle a l’air toute mignonne comme ça mais vous vivez pas avec elle. »

Non, la mauvaise foi n’étouffait jamais Roy. Il n’allait certainement pas admettre qu’il partageait largement cette propension chez Avalon à être obstinée et vouloir avoir raison. Pénible sur un pied d’égalité.

Tout en sirotant son rhum, Roy prêta attention à ce que son amie lui colportait au sujet de sa future belle-mère qui avait l’air d’être un sacré phénomène, d’après ce qu’elle lui avait déjà raconté à son sujet. Roy n’en était pas très surpris : un spécimen tel qu’Abel Laveau ne pouvait venir de nulle part.

« Franchement je ne juge pas. Chacun son kink, tu sais. Y a des mecs, ça les fait fantasmer la meuf canon en robe de bonne soeur. On sait pas, peut-être qu’Abel va adorer » lança t-il, goguenard, en s’attendant à une réprimande d’Isobel. « Av’ m’a dit qu’elle avait été hyper chiante à votre essayage de robes. Ça va, ça te fait pas trop chier de te dire que ça va être ta belle-mère pour toujours ? »

- Je croyais que tu ne revendais pas ta villa ? fit innocemment Isobel lorsque Roy tenta de dire qu’il serait celui qui n’aurait plus d’endroit où se réfugier. Il y avait pire pied-à-terre que son ancienne et immense maison avec double-piscine. Lorsqu’il commença à faire mine de pleurnicher qu’il était la victime de cette histoire, elle leva les yeux au ciel. Pauvre chou.

Elle savait bien qu’il plaisantait et, pour bien connaître les deux, elle savait qu’ils pouvaient très bien se casser les pieds réciproquement. Roy était extrêmement maniaque, Avalon moins mais elle pouvait être très très butée. Tout en reprenant une gorgée de sa boisson, Isy vit avec plaisir leur conversation dériver sur un sujet qui lui plaisait beaucoup en ce moment : son mariage imminent. Tout était quasiment prêt, les derniers ajustements étaient gérés par leur wedding-planner et ils avaient juste, techniquement, à profiter de leurs derniers jours de fiançailles. Dans les faits, l’idée de voir leurs familles réunies à la réception dans quelques jours la rendait un peu nerveuse ; cela lui faisait du bien de pouvoir décharger auprès de Roy. Sa taquinera sur Abel ne passa pas inaperçue et elle secoua légèrement la tête.

- Non, crois-moi, ce n’est clairement pas ce qui lui plaît. Tu n’es pas le seul à avoir un truc pour les jupes crayon, tu sais, souffla-t-elle avec un sourire en coin. La mention d’Adeline lui rappela notamment pourquoi elle était nerveuse et elle eut une moue explicite lorsque Roy révéla que Avalon l’avait tenu informé de ses essayages compliqués. Ecoute, disons qu’on a des goûts très différents : j’ai bon goût et elle a soixante-dix ans.

Elle savait qu’elle n’était pas très charitable à l’égard de sa future belle-mère mais elle estimait qu’elle en avait le droit. Elle faisait énormément d’efforts pour que tout se passe bien, pour arrondir les angles, pour ne pas mettre Abel dans une situation compliquée. Elle savait qu’il était proche de sa mère et elle n’avait pas envie qu’il se sente mis en difficulté. Mais en privé, elle ne se privait pas.

- Oh que si. Enfin, je suppose qu’il y a pire, mais il y également mieux qu’une femme qui ne vous aime pas et pense que vous ne serez jamais assez bien pour son fils. Qui vous voit sûrement encore comme une ado fugueuse, insolente et irresponsable. Et maintenant qu’elle a vu le tatouage que j’ai dans le dos ? Comme une trainée, sûrement.