20 septembre 2011

Heureusement que le marché de l’immobilier à Bristol était dense, car Roy et Avalon étaient déterminés à trouver la perle rare dans laquelle ils désiraient s’établir pour la suite de leur vie de couple. Le problème résidait dans le fait que les critères de ladite « perle rare » n’étaient absolument pas les mêmes pour l’un et pour l’autre. Roy souhaitait demeurer à Bristol, ce qu’Avalon avait accepté (après avoir râlé, pour la forme). Elle avait en revanche sérieusement essayé de négocier un achat dans le monde moldu, qu’elle n’avait jamais quitté d’elle-même pour s’établir dans un quartier sorcier. Avalon restait très attachée à sa culture moldue, qu’elle n’avait jamais véritablement abandonné : elle s’y sentait à son aise, et c’était une manière pour elle de s’éloigner un peu du monde magique, de son métier, et de tout ce qui y était lié. Evidemment, Roy n’était absolument pas d’accord avec cette idée ; il soutenait qu’il avait toujours vécu dans le monde magique, et qu’étant des sorciers tous les deux, ils seraient plus simples pour eux d’évoluer dans un environnement où ils pouvaient faire de la magie sans se poser de question. Mais Avalon avait tenu bon – elle était comme ça, pénible – et avait relancé le sujet assez souvent pour que Roy accepte d’élargir leurs recherches. Cela était survenu après un soir où, enlacés sur le canapé de l’appartement d’Avalon à Londres, à la fin d’un film qu’ils avaient regardé ensemble, elle avait lancé : « tu te rends que si on vit dans ton monde sorcier là, on pourra même pas se poser tranquillement devant un film sans que ce soit galère, tout ça parce que vous vous éclairez encore au pétrole ? »

Ils alternaient donc entre des visites dans le monde sorcier et des visites dans le monde moldu. Evidemment, ce n’était pas le seul critère sur lequel ils n’étaient pas d’accord. Ils avaient déjà dû s’entendre sur le sens qu’ils mettaient derrière les mots (le « pas trop grand » d’Avalon étant beaucoup plus petit que le « pas trop grand » de Roy), pour pouvoir affiner leurs recherches. De toute façon, ils étaient limités par le budget – aussi surprenant que cette condition puisse l’être pour Roy Calder. Ils avaient en effet fait le choix – impulsé par Avalon, cette fois – d’acquérir un bien à part égale. Bien que son salaire soit largement supérieur à la normale, Avalon était loin de toucher des sommes aussi conséquentes que Roy, et il était impossible pour elle d’investir dans une maison avec seize chambres, quatre piscines, deux salles de sport et un court de tennis en sous-sol. Or, il était important pour elle d’être propriétaire de leur appartement au même titre que Roy.

Aussi, ils cherchaient un appartement avec trois chambres, une belle pièce à vivre et de préférence un extérieur sous la forme d’une terrasse, par exemple. Sur le papier, les critères n’étaient pas impossibles à remplir, mais ils ne tombaient pas souvent d’accord. Avalon était sortie de la dernière visite avec un « non » catégorique pour l’appartement moderne, mais avec des murs très sombres et un agencement étonnant qu’ils avaient visité dans un quartier sorcier. « Non sérieux, on va pas s'installer dans un ancien club BDSM » avait-elle argué – à raison, bien entendu.

Aujourd’hui, ils visitaient un joli appartement dans le centre-ville du Bristol moldu. Ce dernier était assez lumineux, avait un très joli salon, une cuisine peut-être un peu petite mais trois grandes chambres – dont deux avec des salles de bain attenantes – et un balcon qui ouvrait sur la pièce principale. Il y avait plusieurs rangements dans le couloir et le parquet au sol donnait du cachet à l’habitation. Ils avaient fait un premier tour avec l’agent immobilier – qui n’était pas exactement ravis de les avoir comme clients – puis ce dernier s’était éclipsé pour les laisser découvrir un peu les lieux par eux-mêmes. Avalon et Roy se tenaient dans une des chambres, que la jeune femme examinait attentivement. La peinture était peut-être à refaire dans d’autres tons mais sinon, elle était en excellent état. Elle tourna un regard vers son compagnon qui affichait cet air profondément sceptique qu’elle commençait à bien lui connaître et qu’elle pouvait interpréter sans mal :

« Me dis pas que t’aimes pas, c’est juste parce que c’est dans le monde moldu et ça te fout le seum que l’appartement soit objectivement canon. »

Mouais.

C’était à peu près tout ce qui traversait l’esprit de Roy en faisant promener son regard sur les lieux qui l’entouraient et dont l’agent immobilier leur fournissait une description évidemment très élogieuse. Un mouais critique et pas convaincu. Ce n’était pas que l’appartement n’était pas bien : il était fonctionnel, lumineux, plutôt en bon état, avec un joli parquet. Mais c’était tout. Il n’y avait pas la petite étincelle que Roy attendait, les paillettes dans les yeux face à des espaces de qualité, une architecture qui faisait rêver. Il avait l’impression de visiter l’appartement de monsieur tout le monde, or, il n’avait pas envie de devenir un monsieur tout le monde.

Pour lui, c’était donc déjà un « non » qui se profilait dans sa tête et Avalon le vit très vite. Il passa machinalement la main sur la surface d’un meuble vieillissant, en répliquant :

« Pas du tout. Il est pas canon, il est juste… ok. Le salon est bien -juste bien, c’était le problème- mais la cuisine est minuscule. Le balcon est petit aussi, on va rien faire avec ça. »

A force d’habiter dans une immense villa, Roy avait forcément des rêves de grandeur contrariés par les restrictions qu’ils s’étaient fixés. Il avait donné son accord pour n’avoir « que » trois chambres, mais il voulait trois grandes chambres ! Et au moins deux salles de bains. Une grande cuisine et surtout un grand salon. Ce n’était pas si difficile, il avait réduit beaucoup de ses ambitions déjà.

Pourtant, trouver l’appartement qu’il imaginait dans sa tête s’avérait compliqué. Il s’était vite aperçu qu’Avalon et lui n’avaient pas vraiment les mêmes goûts en matière d'architecture et de décoration. Avalon avait ce qu'il qualifiait comme de "vrais goûts de fille" : elle aimait le bois clair, les tapis blancs, les rideaux légers, les coussins colorés, les canapés en tissu, les décorations aux tons pastels, les plantes partout. En somme, tout ce qui était mignon et clair. Roy préférait les espaces avec plus de caractère, des couleurs plus tranchées, des matières plus nobles, bref, il recherchait l’audace et l’élégance ! Avalon, elle, était plutôt ambiance magasin de bonbons et câlins au coin du feu, ce que Roy n’avait pas manqué de lui faire remarquer de son ton moqueur et ils s’étaient évidemment longuement chamaillés.

« Franchement c’est pas que ça soit moldu qui me dérange. » Il se tourna vers Avalon, avec un léger sourire aux lèvres car il savait déjà que ce qu’il allait dire la ferait râler fortement. « C’est qu’il n’y a que des appartements… plats, dans le monde moldu, c’est pas ma faute. »

Un jour, Roy avait dit à Avalon qu’elle avait des goûts de fille ; pire encore, il lui avait dit qu’elle aimait les ambiances « magasin de bonbons et câlins au coin du feu » ce qui sonnait évidemment comme une insulte – surtout dans le milieu dans lequel Avalon avait grandi. D’ailleurs, cette dernière ne s’était pas privée de lui faire remarquer que c’était pourtant lui, la princesse de leur couple, avec ses petites manies de ménagère parfaite et sa « morning routine » pour prendre soin de sa peau. Elle, avait-elle poursuivi, avait simplement bon goût. Qu’on l’excuse de ne pas vouloir vivre dans un décor de film douteux pour adolescent prépubère en quête de ses premiers frissons ! Car c’était tout ce que lui inspirait les pièces sombres adulées de Roy, avec du cuir, des fauteuils noirs, des tables en verre… Il voyait de l’élégance là où, de façon très objective, elle avait l’impression de se tenir au milieu d’un cliché masculin qui lui faisait outrageusement lever les yeux au ciel. Tout le monde savait que Roy était un grand mafieux un peu terrifiant, avait-il nécessairement besoin de le préciser jusqu’au choix de son canapé ? (Dont elle avait catégoriquement refusé qu’il soit en cuir, soit dit en passant.)

Elle, elle aimait les choses simples, assez épurées, qui faisaient de son appartement un endroit où il était agréable de vivre. Elle avait craqué sur le parquet du bien immobilier qu’ils venaient de visiter, et sur les larges fenêtres qui permettaient à la lumière d’entrer. Le salon était grand, les chambres aussi, et pour la cuisine, Avalon corrigea Roy :

« On doit cuisiner véritablement deux fois par semaine toi et moi, à quoi ça va nous servir d’avoir une cuisine qui fait la taille de Buckingham Palace ? »

Elle savait déjà ce que son partenaire allait répondre à ça : parce que ce n’était pas parce qu’ils n’y passaient pas de temps qu’ils devaient se contenter d’une pièce minuscule et qu’ils ne pouvaient pas avoir des standards un peu plus élevés que les sorciers lambdas – puisqu’eux, s’il fallait le préciser encore une fois, étaient riches. Du moins, Roy était riche. Avalon était… Elle avait un salaire très confortable. Très, très confortable, même, depuis qu’elle était chef de la milice, mais qui n’avait rien à avoir avec les milliards de Roy.

« Pardon ? » fit-elle à sa remarque, profondément offusquée comme c’était à prévoir. « Mais déjà, d’où tu vas me faire croire que t’y connais quelque chose en architecture moldue ? » Elle haussa les épaules. « Hé moi je fais avec les contraintes que tu me donnes aussi hein, si on avait cherché du côté de Londres, là tu serais tombé tellement amoureux des appartements qu’on aurait visité que j’en aurais même été jalouse. » Un sourire en coin étira ses lèvres et elle s'approcha d'un pas de lui, avant de lancer pour l'embêter : « J’y peux rien si Bristol c’est plat. » Elle soupira : « C’est non, donc ? »

« Eh bien, à être à l’aise dedans quand on y est » répliqua Roy qui avait réponse à tout, au sujet de la cuisine. « C’est justement parce qu’on ne cuisine pas beaucoup qu’il faut faire en sorte de soigner les moments où on le fait ! Et puis bon… Ce n’est pas parce qu’on n’y passe pas beaucoup de temps qu’on va se contenter d’une pièce ridicule. » conclut-il sans savoir que ses arguments étaient tout à fait prévisibles.

Il lui semblait que pour le budget qu’ils s’étaient accordés à mettre dans cet appartement, ils pouvaient avoir un peu plus grand et un peu mieux. Et Roy étant très perfectionniste, il comptait bien chercher la perle rare, surtout pour un achat, même s’il gardait à l’esprit qu’ils devaient trouver rapidement pour pouvoir accueillir Vivianne dans de bonnes conditions.

Mais pour le moment ce n’était pas gagné. S’il y avait plusieurs sujets sur lesquels Avalon et Roy s’accordaient comme s’ils partageaient le même cerveau, leurs points de désaccords en revanche étaient toujours catégoriques. C’était tout ou rien, en somme.

« Bah voyons » fit Roy, en levant les yeux au ciel face aux arguments d’Avalon. « C’est Bristol moldu qui est plat, y a même pas la mer. Bristol sorcier, c’est beaucoup mieux. Et c’est beaucoup moins bruyant et bondé que Londres. Et moins cher aussi. » Ce qu’il prenait assez au sérieux, comme point, malgré sa grande richesse. « Puis si je m’aventure du côté de Londres… »

Il ne termina pas sa phrase, Avalon pouvait deviner la suite aisément. La plupart de ses ennemis se trouvaient à Londres. L’avantage de rester dans Bristol, et notamment le Bristol sorcier, c’était qu’il s’agissait de son territoire et qu’il pouvait donc beaucoup mieux assurer sa sécurité et celle de ses proches.

Désireux de mieux cerner ce qu’Avalon cherchait, il lui demanda :

« Toi tu l’aurais pris cet appart ? C’est ce genre d’appart qui te plaît ? »

Evidemment, les arguments de Roy étaient prévisibles. Avalon y répondit d’un regard résigné en s’appuyant contre le meuble derrière elle. Si Roy et elle s’accordaient sur beaucoup de choses et partageaient de nombreuses valeurs, ils avaient certains traits de caractère très opposés, ainsi que des modes de vie très différents. Roy était très perfectionniste, là où Avalon passait beaucoup moins de temps à se concentrer sur les détails et regardait davantage l’ensemble. Son compagnon voyait une cuisine « ridicule » là où elle apercevait une pièce fonctionnelle avec un certain charme. L’appartement n’était peut-être pas encore parfait, mais il était en-dessous de leur prix, ce qui leur laissait la possibilité d’envisager des travaux. Le quartier était plutôt calme, pas très éloigné d’une voie d’accès à Bristol. Il y avait à deux cent mètres une bibliothèque qui organisait des activités pour les enfants le mercredi après-midi, et un conservatoire qui dispensait des cours de théâtre pour débutants (mais Vivianne hésitait encore avec de la danse ou du rugby).

Selon les critères d’Avalon, l’appartement cochait donc de nombreux critères, si bien qu’elle ne s’attardait pas trop sur ses défauts. La cuisine était en effet un peu petite, tout comme le balcon, lui avait fait remarquer Roy, bien plus attentif qu’elle. Lui avait des critères bien plus exigeants, liés notamment au mode de vie qu’il avait adopté depuis quelques années. Tous les deux avaient bien du mal à coordonner leurs exigences pour parvenir à un accord – rien que pour définir leur lieu de vie. A l’argument de Roy cependant, Avalon leva une main en l’air en signe de reddition.

« Ok, ok. Pas Londres. »

Elle entendait l’argument de la sécurité, qu’elle ne comptait pas remettre en question. Elle s’était déjà plus ou moins résignée à quitter sa ville natale mais n’avait pas encore cédé en acceptant de s’installer dans une ville sorcière. Avalon n’avait jamais quitté le monde moldu – Vivianne non plus, d’ailleurs. Elle avait toujours aimé pouvoir avoir un pied dans les deux mondes, comme une façon physique, tangible, de faire le lien entre ses deux cultures sans renoncer entièrement à l’une ou à l’autre. Puis, dans le monde moldu, on ne la connaissait pas. Elle n’était pas une figure influente du ministère, ni la compagne d’un riche mafieux. Cet anonymat lui garantissait une certaine sécurité, une certaine paix (et la possibilité d’aller faire des courses le dimanche matin en jogging sans finir en photo dans Multiplettes, sous un titre inspiré comme « Chef de la milice : on vous renseigne sur son total laisser-aller ! »).

« Il a plusieurs bons points, » commença Avalon, avant d’admettre et de concéder à Roy : « peut-être pas tous. » Le balcon n’était pas aussi grand que la jolie terrasse du précédent appartement qu’ils avaient visité – ils n’avaient pas donné de suite parce que les alentours étaient déplorables. « Mais le salon est grand, les chambres le sont aussi, il y a deux salles de bain… Puis le quartier est bien aussi. » fit-elle remarquer. « Et comme le prix est sous notre budget, on peut faire des travaux si on en a envie aussi, agrandir la cuisine par exemple. Bon, c’est vrai que c’est dommage pour l’extérieur. Après abuses pas non plus, il est pas minuscule. » Elle secoua doucement la tête, en souriant un peu. « Ton problème c’est que tes échelles de mesure elles sont trop faussées par toute ta thune. » Elle balaya les lieux du regard. « Regarde. On pourrait faire sauter ce mur, » elle désigna le mur qui séparait la cuisine de la salle à manger, « et agrandir la cuisine. Pas forcément en faisant une cuisine américaine, on pourrait faire reconstruire une paroi mais mettre une arche plutôt qu’une porte, pour éviter de fermer trop les espaces, ou une verrière… » Les possibilités étaient grandes, mais elle sentait que Roy ne serait pas trop convaincu par son argumentation (malheureusement, ils étaient aussi têtus l’un que l’autre). « Bon. Qu’est-ce qui est vraiment important pour toi ? »