Impossible Réconciliation des Administrations

Qu’on se le dise, Virginia faisait très bien son travail. Parfaitement bien son travail, même. Elle le faisait depuis qu’elle avait dix-huit ans et elle avait vu des milliers d’agents passer la porte de cet ascenseur. Le niveau un, c’était son niveau. Assise derrière le grand bureau dans le hall, accompagnée de ses fidèles Sophie et Sophie, les agents d’accueil, rien ne lui échappait. Elle savait identifier tous les agents de son étage. Elle savait qui arrivait en premier, qui repartait en dernier. Elle savait que Paul des RH montait pour badger avant de redescendre prendre un café à la cafétéria. Elle savait que Anderson de la communication fumait en douce dans son bureau malgré les affiches énormes qu’elle avait demandé à Sophie d’installer partout. La communication lui avait demandé de les retirer dans l’heure. Soi-disant que cela ne collait pas avec « l’image » du Ministère. Elle savait qui était le malotrus qui réchauffait des camemberts dans la petite cuisine du service juridique. Elle avait également de forts doutes sur qui était le criminel qui venait voler des plumes dans la réserve du secrétariat. En un mot, rien ne lui échappait. Et personne n’avait jamais eu à se plaindre de son travail. Les machines à café communes étaient toujours remplies, les plannings des salles de réunion toujours parfaitement à jour, le courrier était distribué tous les jours à neuf heures quinze. Elle était irremplaçable : sans elle (et Sophie et Sophie), le niveau un ne pourrait pas tourner.

Alors quand elle entendait le petit ton de Josie (pas Josy de la compta, Josie du cabinet du Ministre) lui dire « Ah, vous vous faites comme ça ? » alors qu’elles installaient toutes les deux la salle de réunion, elle avait envie de lui reprendre la clé de la réserve. Car à comité exceptionnel, salle exceptionnelle. Aujourd’hui se réunissait le CHSCT du niveau un afin de discuter de l’aménagement de l’étage. Dans quelques mois, ils allaient accueillir le Bureau de la Performance et des Statistiques, qui venait d’être promu du niveau 11 au niveau 1. Malheureusement, ils n’avaient actuellement pas la place pour installer de nouveaux agents. Ils étaient déjà tous les uns sur les autres. La preuve en était : ils étaient trop nombreux pour tenir dans l’une des deux salles de réunion de l’étage.

Avec Josie, elles avaient donc installé la grande salle du Cabinet, avec son marbre noir et ses dorures. Virginia était repassée trois fois derrière sa collègue pour refaire le plan de table (parce que c’était n’importe quoi de mettre les ressources humaines à côté des représentants de l’immobilier, tout le monde savait que depuis la fameuse affaire de vol des boîtes repas, l’ambiance était tendue. Elle avait disposé un coin café qui avait beaucoup de charme, puisqu’elle avait rajouté les napperons, comme elle faisait systématiquement. C’était la touche raffinement qui faisait toute la différence et montrait bien qu’ici, nous étions au niveau premier.

Cinq minutes avant l’heure définie, elle avait commencé à ouvrir les boites de scones, pensant à ajouter des petites piles de serviettes en papier à côté. Elle avait rempli les carafes d’eau avec soin et avait lancé un regard suffisant à Josie. C’était comme ça qu’on faisait, oui. Elle avait laissé Sophie la brune s’occuper d’accueillir l’archimage et sa stagiaire, pendant que Sophie la blonde gardait le guichet. En attendant, Virginia s’était installée devant sa machine à écrire, en tant que secrétaire de la réunion. Elle espérait bien que personne n’arriverait en retard - elle pensait à la communication qui aimait se faire attendre - car ils n’avaient qu’une heure pour aborder tous les points de l’ordre du jour...

HRP:

Roger traversait le couloir qui menait à la grande salle du Cabinet, avec son habituel air jovial d’homme content de lui-même, et surtout, sa voix beaucoup trop forte reconnaissable par ses éraillements caractéristiques d’un abus de tabac qu’il fumait quotidiennement avec sa pipe. Il avait d’ailleurs été le premier à râler contre les affiches du Ministère qui incriminaient le tabagisme au bureau, en arguant qu’on ne pouvait plus rien faire dans ce bas monde sans affoler les vieilles ménagères bien-pensantes -avec un regard insistant envers Virginia. Personne ici n’allait l’empêcher de fumer dans son bureau personnel s’il en avait envie ! Il avait du y renoncer dans les couloirs du Ministère, en revanche. Par contre, il n’avait clairement pas renoncé à l’idée d’agresser les oreilles des agents dans les bureaux le long des couloirs qu’il traversait, de son pas bourru, en criant plus qu’il ne parlait à son Pear One :

« Oui, le dossier bleu que vous aviez laissé sur mon bureau, hier, j’ai oublié de le prendre en partant. Est-ce que vous pouvez me l’apporter ? Je serai dans la salle du cabinet. Bon. Tenez, faites quelques copies au passage, ma chère, ça peut être utile. Très bien. Comme toujours, vous me sauvez la mise, Agatha ! Hum ? Quel jour nous sommes ? » Il poussa la porte de la salle où on l’attendait. « Evidemment, nous sommes le… Oh ! L’anniversaire de Melody, bien sûr, bien sûr. Vous lui enverrez un petit quelque chose ? Qu’elle sache que son papa pense à elle. Absolument. Bon. Vous êtes un ange. Je vous attends dans la salle de réunion. »

Il quitta l’appel de sa secrétaire en grommelant vaguement contre le bouton qui ne voulait pas s’activer :

« Ces foutues machines technomagiques, ça ne marche qu’une fois sur deux… Ah ! Voilà. Bon. »

Il daigna enfin prêter attention aux personnes présentes dans la pièce. Des secrétaires affairées aux préparatifs, essentiellement, quelques représentants des ressources humaines. Il n’en fit pas grand cas, pour se diriger directement vers l’homme de la situation, le co-gérant de l’agence montante Laveau&Wells, qu’il était assez fier d’avoir réussi à recruter sur ce dossier de réaménagement des bureaux du premier étage. Il s’approcha de lui, avec un grand sourire jauni.

« Ah, monsieur Layvo, vous êtes arrivé ! C’est un plaisir de vous revoir. Bon. Comment allez-vous ? 
-Bonjour. Très bien et vous ? »

La poignée de main de Roger fut franche et virile. Il remarqua alors qu’une très jolie jeune fille brune s’était levée en même temps qu’Abel Laveau, à ses côtés.

« Oh mais je vois que vous êtes accompagné cette fois ? Quelle charmante demoiselle ! Votre stagiaire ? supposa t-il en assumant qu’une femme aussi jeune aux côtés d’un professionnel d’expérience ne pouvait être que stagiaire.
-Maeva Hellsoft, notre apprentie archimage, en contrat d’alternance à l’agence, corrigea l’architecte.
-Dites donc ! On trouve des jeunes filles même sur des chantiers maintenant ! s’exclama t-il en riant grassement. A la bonne heure. Bon, bon. Nous ne devrions pas tarder à commencer, j’espère que vous n’attendez pas depuis trop longtemps ? » Puis sans lui donner le temps de répondre, il interpela la secrétaire de direction. « Virginia, vous aviez bien précisé onze heures quinze à tout le monde ? C’est pénible ce retard, déjà que nous risquons d’être à court de temps… »