La coutume semblait être d’appeler sa mère. C’était du moins ce qu’on voyait dans les films : on se fiançait et on s’empressait d’appeler ses parents. Isobel, toute jeune fiancée, s’était dit qu’elle allait échapper à cette tradition.

Dire qu’elle était euphorique aurait été un euphémisme. Depuis qu’ils étaient revenus à l’hôtel, elle irradiait de bonheur. Leur trajet retour avait été bien plus long, tant elle n’avait de cesse de couvrir Abel de baisers. Elle avait eu la chance de connaître quelques bonheurs éclatants dans sa vie mais celui-ci semblait tous les surpasser. Toutes les deux minutes, ses yeux se posaient sur l’éblouissante bague qu’elle portait désormais et elle se jetait de nouveau dans les bras de son fiancé, ravie de joie.

Et, évidemment, elle avait envie de partager cette joie avec tous les gens qu’elle connaissait, de ses amis, à sa famille, en passant par Josie de la compta. Abel s’occupait déjà de prévenir sa propre famille, elle entendait sa voix grave qui résonnait dans la chambre. Les portes qui menaient à la terrasse étaient grandes ouvertes et Isy semblait virevolter alors qu’elle avait attrapé son téléphone pour passer son premier appel. Pas sa mère. Pas son père tout juste retrouvé. Pas même son grand-père. Roy, qui était la première personne au monde à qui elle voulait le dire. Quelques sonneries grésillantes plus tard, elle entendit sa voix familière.

- Roy ! s’exclama-t-elle sans la moindre introduction. Je suis fiancée ! Je vais me marier, Abel m’a demandée en mariage !

A des kilomètres de la Grèce, dans la demi-grisaille d’un printemps bristolien timide sur le soleil, Roy occupait sa soirée à cette tâche infiniment inutile mais tout à fait hypnotisante qui consistait à scroller le fil de son actualité instamag, en s’arrêtant sur des vidéos promotionnelles et des story absurdes qu’il zappait les unes après les autres. Fascinante technomagie face à laquelle il pouvait rester pendant une heure, sans en retirer de contenu véritablement intéressant. Un divertissement comme un autre.

Un divertissement qui ne valait toutefois pas du tout le plaisir d’embêter sa copine, donc quand il sentit sa tête bouger sur ses genoux où elle s’était installée, Roy se détourna momentanément de son Pear One, pour baisser les yeux sur elle. Avalon se livrait à une activité plus intellectuelle, puisque madame lisait un livre, puisque madame était une sérieuse chef de la Milice qui lisait des livres. Sans prévenir, il attrapa de sa main libre l’ouvrage en question, pour l’ôter des mains d’Avalon, faisant fi de ses protestations, occupé à regarder de plus près la couverture et le résumé au dos.

« Je rêve ou tu lis des histoires d’enquêtes policières ? T’en as pas assez avec ton travail ? lança t-il, narquois.
-Quoi ? protesta Avalon, en tentant de récupérer le livre que Roy gardait hors de sa portée. Non celles-ci elles sont quand même vraiment plus simples à résoudre, ça me repose.
-Comment tu te la pètes. En même temps, quand t’es un enquêteur qui s’appelle… Hercule Poirot, répéta t-il en parcourant rapidement la quatrième de couverture, c’est sûr que t’as aucun talent dans la vie. Forcément on te donne des enquêtes simples. »

Avalon leva un regard profondément outré vers Roy, laissant retomber ses bras le long de son corps.

« Pardon ? » Elle le scruta un instant et son regard se fit moqueur. « Excuse-moi je cherche ta culture, mais vraiment je ne la trouve pas » railla t-elle, en se récoltant un coup de livre sur le nez de la part de Roy.
-Tu parles mal, hein. Est-ce que tu mérites ta place sur mes genoux, même ? Allez, dégage. »

Un sourire aux lèvres, il lança les hostilités en lui chatouillant les côtes et certainement que cette histoire se serait terminée par un règlement de compte dans un octogone si le Pear One de Roy n’avait pas eu la bonne idée de sonner. Il s’extirpa de ce début de chahutage avec Avalon en voyant le nom d’Isobel à l’écran. Il savait qu’elle passait un week-end en amoureux avec Abel, à l’autre bout de l’Europe, et qu’elle n’était donc à priori pas susceptible de l’appeler. Intrigué, il déverrouilla son appareil.

« Attends, attends ! C’est Isobel » lança t-il à Avalon pour réclamer une trêve dans leurs échanges de coups de coude. « Allô ?
-Roy ! Je suis *krrrr krrrr*…
-Tu es quoi ? Enfoncée ? Enfoncée où ?
-Je vais me…
-Tu vas quoi ? » Il entendit à nouveau un suite de paroles inaudibles et entrecoupées, puis un mot plus fort que les autres, qu’il eut du mal à bien saisir. « Hein ? Un manège ? » Décidément cette conversation n’avait aucun sens. Il échangea un regard perplexe avec Avalon et décida de mettre le haut parleur, dans l’espoir de mieux décoder. « Attends, Isobel, ça capte super mal, je comprends rien. Je te mets en haut-parleur, je suis avec Av’. Tu m’entends ? »

La voix de Roy lui paraissait un peu distendue. Les Pear ne captaient pas très bien ici, Abel et elle l’avaient réalisé en arrivant mais cela ne les dérangeait pas : normalement, ils n’avaient pas prévu de discuter avec le monde extérieur. C’est juste qu’elle voulait partager son bonheur avec son meilleur ami. Meilleur ami qui, pour l’instant, ne semblait pas tellement percevoir la nouvelle. Lorsqu’il répéta « enfoncée », elle secoua la tête.

- Non, fiancée ! Fiancée !

Le son fut strident quelques secondes et elle écarta le petit engin de son oreille. Elle perçut le fait que Roy allait la mettre en haut-parleur et qu’il était avec Avalon. Un grand sourire illumina de nouveau son visage. Elle était heureuse de l’apprendre à Av aussi ! Elle avait tellement hâte de lui raconter en détails. Parce que Avalon voudrait bien des détails, du genou d’Abel à terre, voir les photos de l’endroit absolument romantique où Abel avait fait sa demande. Roy, lui, allait faire des blagues sur le fait que elle, Isobel Lavespère, soit fiancée et aussi sûrement faire mine de s'interroger sur les raisons qui pouvaient pousser Abel à acheter une si grosse bague. Elle le connaissait par cœur.

- Oui, je t’entends ! Elle l’entendait moins bien en haut-parleur, mais elle pouvait percevoir sa voix lointaine. Je vais me marier ! répéta-t-elle avec ravissement. Abel et moi sommes partis nous promener sur ce promontoire rocheux absolument magnifique, avec une chapelle, on plaisantait et... il a mis un genou à terre et il m’a demandée en mariage !

Avalon n’était pas une grande lectrice – prétendre le contraire aurait été tout simplement mensonger. Elle avait commencé le livre qu’elle tenait entre les mains presque deux mois auparavant, et était à peine rendue à la moitié. Il restait, la plupart du temps, fermé sur sa table de chevet. Elle l’avait attrapé aujourd’hui, prise d’une inspiration soudaine, avant de s’installer sur son canapé, la tête posée sur les genoux de Roy, qui était occupé à faire défiler son instamag. Elle s’était plongée dans la lecture avec plus ou moins de difficulté, parce que ses yeux remontaient régulièrement vers le visage de son petit-ami – et parce qu’elle était déjà persuadée depuis deux chapitres que l’assassin était le père de famille. L’intervention de Roy la tira de son enquête littéraire, et fut suivie par plusieurs éclats de rire ainsi que des protestations outrées, qui les sortirent tous les deux de leurs activités solitaires.

Le Pear One de Roy sonna en plein milieu de ce conflit, et Avalon concéda à lui accorder une trêve en se redressant légèrement, pour s’asseoir véritablement à côté de lui. Elle comprit, au ton employé par son partenaire, qu’il ne comprenait pas un traitre mot de ce que son amie était en train de lui accorder. La mention d’un « manège » motiva d’ailleurs l’échange d’un regard perplexe entre eux, et poussa Roy à passer l’appel sur haut-parleur dans l’espoir, visiblement, de mieux saisir l’échange qui n’était pour l’instant qu’à sens unique.

« Coucou Isy ! » fit Avalon lorsque Roy l’annonça.
« Je vais… » la voix d’Isobel ne cessait d’être coupée par des grésillements qui empêchaient Avalon et Roy de saisir la moitié de ses paroles. « ‘toire rocheux… pelle… terre… »

Les sourcils d’Avalon se froncèrent, un peu confuse de ce récit morcelé. La voix d’Isobel lui semblait plus aigüe qu’à l’accoutumée, mais elle paraissait également très lointaine, si bien qu’elle ne pouvait pas vraiment dire si elle était excitée ou nerveuse. Un mélange des deux, peut-être.

« Isy, on t’entend vraiment pas bien… Ça va ? Je comprends pas, pourquoi tu parles de pelle ? » Cette conversation relevait de l’absurde. « T’es avec Abel ? »

Roy entendait de grands éclats de la part d’Isobel, il avait l’impression qu’elle parlait avec beaucoup d’animosité, mais comme il ne parvenait pas à déterminer le contenu exact de son discours, il ne savait toujours pas si c’était de la panique ou de l’excitation. Avalon ne semblait pas mieux entendre que lui. Ce qu’ils perçurent tous les deux de ses mots donnèrent une drôle de tournure à leur conversation : pourquoi Isobel leur parlait-elle de pelle ?

Roy répondit rapidement à la question que posait Avalon, tout en tendant l’oreille pour essayer de comprendre Isobel :

« Ouais elle est avec Abel, ils sont en week-end en Grèce. » Puis se tournant vers son Pear où l’hologramme d’Isobel se brouillait régulièrement : « Isy ? C’est quoi cette histoire de pelle ? » Un sourire moqueur étira ses lèvres en faisant une blague : « Si t’as besoin d’enterrer le cadavre d’Abel quelque part, dis-nous, Av’ et moi on a quelques tips. » A nouveau, il se tourna vers Avalon, à la fois perplexe et amusé. « Si ça se trouve, elle est dans la merde… Isy, ça va ? Crie juste oui si ça va. »

Un grésillement un peu strident poussa Isobel à écarter le Pear de son oreille. Visiblement, la communication passait très très mal. Pourtant, dans la chambre, Abel ne semblait pas avoir de problème, ou en tout cas, il ne s’égosillait pas au téléphone. Un peu frustrée, elle reprit le combiné pour entendre ses amis mentionner une pelle. Cela n’avait aucun sens.

- Quoi ? Mais y’a pas de pelle !

Comment ils pouvaient passer de ses fiançailles à une pelle ? La petite blague sur le cadavre d’Abel lui fit lever les yeux au ciel quelques secondes, sans pour autant se départir de son sourire. En temps normal, elle aurait pu leur expliquer qu’elle avait un peu fait la même plaisanterie tout à l’heure - juste avant qu’il ne la demande en mariage - mais vu la qualité du réseau, elle n’allait pas s’y risquer. Il n’y avait qu’une seule information qu’elle voulait transmettre. Collant un peu plus le combiné à son oreille, elle articula clairement, haussant le ton.

- ABEL et MOI, on va se MARIER. MA-RIER. Le MA-RI-AGE.

La ligne ne cessait de grésiller ; Avalon et Roy entendaient un mot de temps en temps, qui se distinguait des autres, sans pour autant parvenir à saisir le sens de la phrase d'Isobel. Le mot "pelle" revint une nouvelle fois, tirant une expression intriguée à la jeune femme. Son histoire ne faisait pas de sens. Il était question de la Grèce, d'une pelle, et d'un manège ; aucun de ses trois éléments ne semblait cohérent.

"ABEL..." cria alors Isobel, surprenant Avalon qui s'éloigna légèrement du Pear pour ne pas perdre un tympan. "... IER... IAGE."

Avalon leva les yeux vers Roy, à la fois désespérée de la situation, et amusée de cette conversation qui n'avait aucun sens. Elle s'apprêtait à reprendre, lorsqu'une exclamation forte leur parvint à nouveau, cette fois-ci bien plus distinctement sur tous les mots qu'Isobel avait prononcé jusqu'à présent.

"TU TE TAIS."

Incrédule, Avalon resta silencieuse un instant. Elle éclata de rire au moment où elle aperçut vaguement l'expression de son amie sur son hologramme brouillé. Elle ne savait pas exactement qui venait d'hurler cet ordre, mais il semblait absolument dirigé vers Isobel, qui semblait parler fort pour tenter de leur faire passer une information de la plus haute importance, que ni Roy, ni Avalon, ne parvenait à saisir.

"Bon Isy, j'ai l'impression qu'on t'entend mieux maintenant." lança Avalon en guettant la réponse de son amie. "Vas-y, essaie de parler ?" Elle ne reçut en retour qu'un grésillement qui lui tira un soupir. "En fait non, on a juste entendu un vieux te crier dessus." confia-t-elle malgré tout. "Est-ce que t'as besoin d'aide pour un truc ?" demanda-t-elle par acquis de conscience, même s'il lui semblait que son amie semblait plus surexcitée que véritablement paniquée.

La situation avait quelque chose de très cocasse, qui poussait Avalon et Roy à s’échanger des sourires en tentant de comprendre ce que Isobel essayait désespérément de leur dire. Plutôt une bonne nouvelle, vu le grand sourire qu’elle affichait, même si elle commençait à paraître contrariée de ne pas réussir à se faire entendre. En tout cas, l’injonction d’un vieil homme dans le combiné, qui semblait plus ou moins proche d’Isobel là où elle était, tira un rire narquois à Roy.

« Envoie nous un texto, sinon, y a plus de chances qu’on comprenne ce que tu essayes de nous dire comme ça. »

Mais il y eut à nouveau des grésillements et des mots hachés, jusqu’à ce qu’à nouveau, la voix -visiblement excédée- de l’homme qui avait crié résonne à nouveau :

« On a COMPRIS, vous allez vous MARIER, vous êtes pas obligée de le hurler partout ! »

Cette annonce laissa un blanc dans la conversation, alors que chacun assimilait le choc qui suivait cette intervention. Une expression de stupéfaction et d’amusement à la fois se manifesta sur le visage de Roy, qui fut le premier à réagir :

« Attends, quoi ? Abel t’a demandée en mariage ? » Il devait avouer qu’il n’avait rien vu venir avec ce voyage en Grèce, puisqu’ils avaient l’habitude tous les deux de convoler régulièrement sur des week-ends, dans des lieux paradisiaques. La nouvelle lui fit un effet étrange, un mélange d’émotions à la fois positives et plus négatives, que Roy ne chercha pas à démêler pour le moment. Sa curiosité l’emporta sur le reste, révélant son amour des potins : « Attends, tu veux pas essayer de bouger d’endroit pour voir si tu captes mieux et nous raconter ça ? Je veux tous les détails, moi. »

Isobel tentait désespérément de faire comprendre à Roy et Avalon la bonne nouvelle. Malheureusement, le réseau semblait se moquer d’elle. Ses deux amis n’entendaient pas, ce qui n’était pas le cas des autres personnes de l’hôtel... Elle avait trop élevé la voix et cela semblait incommoder les autres résidents. De leur suite, elle ne voyait pas les autres terrasses mais elle entendit nettement l’exclamation d’une personne âgée.

- TU TE TAIS.

Outrée, elle s’approcha de la balustrade pour identifier le malotru, en vain. Malgré le réseau défaillant, elle perçut le rire d’Avalon, qui avait évidemment très bien entendu le vieux grincheux. Ça, ils le percevaient très bien, évidemment ! Frustrée et agacée, Isy fit la moue. Elle tenta de nouveau de faire passer son message, plus lentement.

- ABEL. MOI. MARIAGE.

Elle n’avait pas parlé aussi fort que la fois précédente mais ce fut suffisant pour irriter de nouveau le voisin, qui recommença à vociférer.

- On a COMPRIS, vous allez vous MARIER, vous êtes pas obligée de le hurler partout !
- COUPEZ VOTRE SONOTONE SI ÇA VOUS DÉRANGE, ragea Isobel, à destination de la balustrade.

Elle espérait que Abel, dans la chambre, ne l’avait pas entendue. Elle n’avait pas vraiment envie qu’il se demande où il était tombé et remette en cause leurs fiançailles, tout de même. Malheureusement, la ligne choisit de s’améliorer de nouveau à cet instant, permettant à Avalon et Roy d’apprendre la nouvelle... juste pas de la manière dont elle l’avait souhaité. Isy hocha la tête, un sourire revenu sur le visage.

- Je vais bouger, attends.

Elle quitta la terrasse ensoleillée pour entrer dans la partie salon de la suite. La porte de la chambre était partiellement ouverte et elle aperçut Abel, de dos, au téléphone lui aussi. Elle s’installa sur le canapé. L’image de ses amis sembla se stabiliser. Elle en profita pour lever sa main gauche, pour montrer la belle bague qui ornait désormais son annulaire.

- Abel m’a demandée en mariage, oui, répéta-t-elle avec plaisir. Tout à l’heure. On est partis faire une balade, on plaisantait et... Il a mis un genou à terre.

- On a COMPRIS, vous allez vous MARIER, vous êtes pas obligée de le hurler partout !

Avalon fut frappée par la surprise, ce qui la laissa muette quelques secondes. Elle lâcha un "Mais non ??" à la suite de la remarque de Roy, les yeux posés sur l'hologramme d'Isobel qui peinait à se stabiliser. Elle semblait bouger, comme en témoignant les différents mouvements de l'image, qui finit par devenir plus nette, laissant voir le visage souriant d'Isobel... Ainsi que la bague qui ornait désormais son annulaire gauche et qui tira un rire incrédule mais réjoui à Avalon, ainsi qu'un "Oh lala" un peu aigu.

Désormais, l'image d'Isobel était stable, et ils purent écouter son récit sans être coupés par des grésillements intempestifs, ce qu'ils firent dans un silence presque religieux. Pourtant, Avalon n'aurait pas dû être si étonnée de la nouvelle - tout, dans le discours qu'Isobel lui tenait d'Abel depuis plusieurs mois maintenant, semblait mener directement à ce moment-là. Un large sourire étira les lèvres d'Avalon, qui se sentit profondément heureuse pour son amie et qui l'exprima vivement dans ses réactions :

"Oh. Mon dieu. Isy, cette bague ?" Elle ne pouvait que le percevoir sur l'hologramme, mais elle paraissait déjà splendide - et énorme. "Félicitations, je suis teeellement contente pour toi ! Tu t'y attendais ou pas du tout ?" questionna-t-elle en appuyant sa tête dans le creux de sa main.

Même à travers un hologramme fantomatique d’un écran de Pear, Roy savait reconnaître un bon paquet de Gallions et c’était certain : la bague en diamant qui ornait le doigt d’Isobel en représentait quelques milliers. Il ne connaissait pas très bien Abel Laveau, seulement ce que Isobel en racontait, ce qui lui permettait de savoir que c’était un genre d’homme riche et attentionné, qui lui offrait souvent des cadeaux, et notamment des bijoux de luxe, très conscient qu’Isobel en raffolait. Roy n’était donc pas très étonné de voir qu’à l’occasion d’une proposition de mariage, il avait mis les petits plats dans les grands.

Isobel allait donc se marier. Elle allait se marier avec Abel Parfait Laveau, chose que Roy aurait pu sentir venir, tant ils semblaient filer le parfait amour. Il savait au fond de lui que ce cas de figure pourrait se présenter, seulement il ne pensait pas aussi vite. Et ce décalage, pendant l’espace d’un instant, pendant quelques secondes qui retardèrent sa prise de parole, le déstabilisa un peu.

Heureusement, Avalon était présente pour parler à sa place et réagir pour eux deux, d’un cri de joie et un sourire très sincère que Roy ne parvenait pas à donner tout de suite. Pourtant Isobel était très heureuse, cela se voyait d’ici, elle affichait un grand sourire et il y avait beaucoup d’excitation dans sa voix. Cette vision faisait plaisir à Roy, il était content de la voir si heureuse. Oui, mais pas seulement : il se sentait aussi un peu… inquiet, finit t-il par identifier. C’était ça, ce sentiment qui le rongeait un peu, au fond de lui. De l’inquiétude. Pas pour Isobel : de toute évidence, tout irait très bien pour elle, elle était absolument épanouie dans son couple qui prenait un grand tournant. Non, il était inquiet pour lui-même, car il avait l’impression que cette nouvelle grande étape dans la vie d’Isobel risquait de l’éloigner de lui en la rapprochant toujours un peu plus d’un homme qui était comme un mur infranchissable pour Roy.

Mais c’était égoïste de sa part, il en était conscient. Après un bref moment pour digérer l’information, il prit sur lui pour adopter une meilleure attitude et ne pas paraître comme le pire des meilleurs amis face à Isobel qui l’avait appelé en personne pour lui annoncer la nouvelle.

« Félicitations, Isy » déclara t-il en souriant face à l’écran, après que les deux amies aient échangé quelques paroles surexcitées de femmes surexcitées. « Il a l’air d’avoir mis trois salaires dans cette bague, c’est bon signe, ça veut dire qu’il faut le garder. » Même s’il refusait toute interaction avec le meilleur ami de sa future femme. Un détail, après tout. « Vous prévoyez ça pour quand ? »

Partager sa joie avec ses amis ne faisait que la décupler. Avalon faisait preuve, comme à son habitude, d’en enthousiasme communicatif : Isobel rit quand elle s’extasia devant sa bague, mais hocha tout de même la tête.

- Je sais, je sais ! Elle est magnifique, je l’adore. Elle baissa les yeux pour la contempler de nouveau. C’était la plus belle bague qu’elle ait jamais vue, elle voyait bien qu’Abel l’avait choisie avec attention pour elle. En bonus, toutes ses copines allaient en mourir de jalousie. Non, je ne m’y attendais pas ! répondit-elle immédiatement en repensant au sentiment de surprise qui l’avait saisie. On faisait une grande balade pour aller voir cette chapelle que je voulais voir et on chahutait un peu en chemin. On parlait en plaisantant de mon plan machiavélique pour le faire tomber amoureux de moi et voler toute sa fortune, avoua-t-elle en riant un peu. Et il a dit qu’il manquait quelque chose pour que mon plan fonctionne. Quand j’ai rouvert les yeux, il avait mis un genou à terre et m’a demandée en mariage.

Elle avait gardé pour elle les mots d’amour d’Abel. Cet instant-là n’appartenait qu’à eux.

- Il avait prévu son coup, il avait la bague dans sa poche mais je ne pensais vraiment pas, on était juste en week-end... Mais avec un peu de recul, même si c’est une surprise, ça me semble un peu... évident ?

Ils étaient très heureux ensemble. Leur quotidien était très doux et ils se projetaient ensemble, au point de discuter le fait d’avoir des enfants tous les deux. Certains auraient pu dire que c’était un peu rapide, ils étaient ensemble depuis un peu moins d’un an et demi, mais Isobel se sentait prête. Leur relation était bien plus ancienne que cela, ils ne s’étaient pas rencontrés il y a deux ans. Elle savait qu’ils pourraient être bien ensemble. Ils voulaient faire leur vie ensemble. Elle sourit à Roy qui lui adressait ses félicitations, riant à sa plaisanterie.

- Tu ne perds pas le nord, hein ! Nous n’en n’avons pas encore vraiment discuté, ça vient d’arriver... Peut-être l’année prochaine, sauf si on s’échappe pour se marier en secret quelque part et échapper à nos familles, plaisanta-t-elle. Si ce n’est pas le cas, on fera une grande fête ! Et, évidemment, vous serez là !

Elle ne posait pas de question.

Roy avait une manière de réagir à la nouvelle qui n’était pas très surprenante ; Avalon savait qu’il ne portait pas Abel Laveau dans son cœur. Elle préféra cependant se concentrer sur Isobel – qui, pour le coup, portait Abel Laveau dans son cœur – et qui irradiait d’une joie communicative. Face à elle, impossible de ne pas laisser un immense sourire s’imprimer sur ses lèvres. Il serait toujours temps de discuter plus tard avec Roy.

« Elle doit peser une tonne. » plaisanta Avalon en détaillant la taille du diamant qui ornait désormais le doigt d’Isobel. « Hum, un weekend au soleil, une balade romantique et une bague en diamant, vraiment, Abel te connait bien. » souligna-t-elle joyeusement en haussant les sourcils. « Je suis vraiment heureuse pour vous, Isy. » répéta-t-elle sincèrement, juste avant de laisser à Roy la possibilité de féliciter sa meilleure amie entre deux exclamations réjouies de personnes heureuses.

Son commentaire lui tira un rire, et elle s’intéressa à la réponse d’Isobel, qui leur avoua n’avoir pas encore commencé à réfléchir aux détails de la cérémonie. Elle devait être sur un petit nuage, pas encore plongée dans l’organisation de cette journée qui, Avalon le soupçonnait, allait lui prendre plusieurs mois.

« Evidemment qu’on sera là ! » confirma-t-elle avec un sourire. « T’inquiète, on s’assurera que vos familles ne s’étripent pas à table, j’ai des compétences en médiation. » Non, c’était faux, elle était très mauvaise. « Bon, en négociation, mais c’est presque la même chose. » Vraiment pas. « Vous rentrez quand de Grèce ? Il faut absolument qu’on se voit à ton retour ! »

« Bien sûr qu’on sera là, répliqua Roy. Moi j’attends ton invitation pour être ton témoin ! »

Si encore Parfait Laveau acceptait sa présence, ce qui était une autre question… Roy chassa cette pensée de son esprit, pour tâcher de se concentrer sur la discussion et le bonheur évident d’Isobel. Visiblement, ils allaient prendre leur temps pour organiser la cérémonie, qu’Isobel imaginait plutôt dans un an, ce qui rassura un peu Roy. Il retrouva le sourire et répliqua à Avalon :

« En négociation ? Mais enfin, c’est pas une prise d’otages ! Laisse pas Avalon faire, Isy, elle va braquer sa baguette sur tes cousines au moindre geste suspect à table, déformation professionnelle. »

Dans un an, sa future fille serait née, songea t-il. Il était rentré la veille de son voyage aux Etats-Unis, pour voir Joséphine et discuter de l’arrivée de ce bébé. Isobel était au courant, il lui avait même envoyé une capture de l’échographie avec pour commentaire au sujet du sexe du bébé : « votre science avec des pendules est plutôt fiable, finalement ». Dans un an, il était donc probable que Roy se retrouve à ce mariage avec une petite Lavespère entre les bras, au milieu de ses congénères, accompagné d'Avalon à ses côtés, et face à Isobel prête à dire oui pour la vie à l’autel d’une grande église.

Cette vision donnait le vertige. Un rire incrédule lui échappa :

« Vous vous rendez compte que dans un an, tu seras mariée, Isobel, et que moi je serai papa ? C’est dingue, non ? » Il tournera un regard moqueur vers Avalon, en ajoutant : « Il manquerait plus que toi et moi on soit mariés aussi et on sera définitivement des adultes casés et posés. » Improbable. Il secoua légèrement la tête, en penchant légèrement la tête vers l’hologramme de son Pear One. « Hé, Isy ! Y a encore deux ans, c’était pas du tout ça nos plans de vie, on a foutu n’importe quoi ! »

- Elle est un peu lourde, confirma Isobel en contemplant une nouvelle fois sa bague avec admiration. Mais je l’aime tellement. Elle l’aurait aimée peu importe sa taille de toute manière. C’était sa bague de fiançailles, choisie avec amour par son fiancé. Après tout, jusqu’ici, son présent préféré d’Abel n’avait pas été les somptueuses boucles d’oreilles ou les joncs d’or, ou quoi ce soit. C’était son collier d’anniversaire, celui qu’il lui avait acheté pour ses seize ans. Une petite breloque en forme de cœur dorée à l’or fin, qu’elle portait presque tous les jours. Elle en aimait la symbolique, comme elle aimait la symbolique de cette bague. Quand Avalon glissa qu’il la connaissait bien, elle sourit en hochant la tête. Ah ça... Il sait créer les conditions parfaites. Merci, souffla-t-elle avec reconnaissance.

Elle voyait bien la joie sincère que son amie avait pour elle et elle lui en était reconnaissante. Roy aussi était heureux pour elle, elle le percevait dans son sourire et dans la manière dont il se fit témoin d’office. Le sourire d’Isy resta intact mais une pensée désagréable traversa son esprit. Roy était son meilleur ami, son meilleur ami depuis des années. Si elle devait avoir un témoin alors bien évidemment, elle voulait que ce soit lui. Cela s’imposait comme une évidence, pour elle. Le problème était que... Les relations entre Abel et Roy étaient conflictuelles tout en étant inexistantes. Elle n’était pas certaine que son petit-ami soit d’accord avec son choix. Peut-être qu’il ne voudrait pas prononcer ses vœux avec Roy à leurs côtés devant l’autel. Elle ne pouvait pas vraiment l’en blâmer au vu de leur passif (dont elle était largement responsable...) mais présageait la situation compliquée qui allait se présenter à eux.

- Mais c’est très bien si elle fait ça, répondit-elle en essayant d’éloigner de son esprit ces considérations. Elle verrait cela plus tard. C’est même ce que j’attends de toi, Av, la première qui bouge, tu l’immobilises, y’a que comme ça qu’elles vont comprendre ! On rentre après-demain, on s’organisera un truc !

Elle avait envie de trinquer avec eux au sujet du mariage et de proposer à Avalon d’être l’une de ses demoiselles d’honneur. Et, peut-être qu’entre temps, Abel et elle auront discuté et qu’elle pourra également proposer à Roy d’être son témoin... Elle l’espérait. Il avait toujours été là pour elle. Elle voulait qu’il le soit également en ce jour si particulier.

Un jour si particulier qu’on aurait pu croire qu’il n’arriverait jamais, d’ailleurs. La remarque de son meilleur ami lui donna un peu le vertige. Effectivement, l’année prochaine, elle allait se marier et lui serait papa d’un bébé de quelques mois (avec sa cousine.) Et si ça semblait improbable que lui et Av se marient aussi vite (elle insistait bien sur le « aussi vite. » Parce que pour « mariés » tout court, elle voulait bien parier quelques dollars), ils seraient quand même là comme un couple posé et sérieux. Il y a deux ans, cela lui aurait paru effectivement incroyable. Il y a deux ans, Abel et elle n’étaient pas ensemble, ils étaient trop occupés à se déchirer sur les rancoeurs de leur passé. Roy était loin, très loin d’être un futur papa ou d’en manifester l’envie. Il n’était pas non plus avec Avalon. Ils passaient leurs soirées à refaire le monde aux Folies, buvaient un peu trop et rentraient un peu tard.

- Quand tu le poses comme ça, c’est terrible. Quand est-ce qu’on est devenus si sérieux ? Ils étaient les premiers à se moquer de tous ces gens. Combien de fois Roy et elle avaient-ils plaisanté sur le fait qu’ils ne se caseraient jamais, qu’ils étaient trop bien célibataires, à s’amuser à loisir ? Peut-être que les nous d’il y a deux ans nous détesteraient.

Peut-être. Ou peut-être pas. Elle-du-passé trouverait cette situation invraisemblable mais... Faire sa vie avec Abel, ce n’était pas un rêve nouveau. Et le bonheur qu’elle trouvait dans cette relation valait mille fois quelques coups d’éclats avec des hommes de passage. Elle haussa légèrement les épaules, fixant l’hologramme de ses amis.

- Le plus improbable, c’est peut-être que tu aies trouvé une femme merveilleuse comme Avalon pour te supporter, tu vas me dire. Le fait que je me marie au final, c’est presque normal, tu as vu toute ma cour de prétendants ? Ce n’était qu’une question de temps.

En espérant que Abel n’entende pas cette dernière boutade, évidemment. Il était son prétendant préféré.

« Tu peux compter sur moi ! » répondit joyeusement Avalon à Isobel lorsqu’elle évoqua ses cousines. Elle dissimulait très bien sa baguette magique sous une robe, c’était tout-à-fait pratique.

En réalité, Avalon était assez curieuse d’assister au mariage d’Isobel et Abel. Elle connaissait suffisamment bien son amie pour savoir que – toute considération familiale mise à part – cette dernière aspirait à une belle et grande cérémonie pour célébrer le jour où elle s’unirait d’une façon si symbolique avec son fiancé. La remarque de Roy, à ce sujet, tira un sourire amusé à Avalon, qui ressentit à son tour une légère sensation de vertige – comme souvent lorsqu’elle pensait à son futur proche. Isobel serait marié, Roy serait papa, et elle aurait – du moins, l’espérait-elle suffisamment fortement pour pouvoir se projeter – obtenu la garde permanente de sa petite-sœur. Rien ne serait jamais plus comme avant et, quand bien même ces changements étaient parfois source d’angoisses, Avalon savait aussi qu’elle n’aurait échangé sa place pour rien au monde. Son couple avec Roy prenait en effet une dimension sérieuse – malgré tout, elle répondit naturellement un « mais n’importe quoi » à son hypothèse improbable de mariage, en assortissant sa remarque d’un petit coup d’épaule – et Avalon en était très heureuse.

« Tant que vous-du-présent sont satisfaits… » commenta-t-elle avec un sourire en coin suite à la remarque d’Isobel, qui ne tarda pas à pointer le trait le plus improbable de la situation amoureuse de Roy, qu’Avalon approuva d’un vif hochement de tête. « C’est ce que je me tue à lui répéter tous les jours, Isy ! Il ne reconnaît pas sa chance, c’est tout son problème. » Avalon adressa un sourire moqueur à son partenaire, avant de revenir sur l’hologramme de son amie. « C’est vrai. Au fond, Abel a bien fait de se dépêcher à faire sa demande, avant que tu rencontres un beau grec sur votre île… » plaisanta Avalon qui n’avait aucun doute sur le fait qu’Isobel était de toute façon bien trop amoureuse de son fiancé pour s’intéresser à un autre homme.

Sauf qu’évidemment, ce fut le moment choisi le fiancé en question pour entrer dans la chambre où Isobel était installée pour appeler ses amis. Avalon aperçu son regard fuyant vers un point que Roy et elle ne pouvaient pas voir, et ricana légèrement face à l’expression qui s’afficha sur son visage. En quelques secondes, et après la promesse de les recontacter dès qu’elle reviendrait en Angleterre, elle avait raccroché.

Désormais seuls, Avalon releva un regard vers Roy :

« Définitivement, il va falloir que tu t’habitues à ne plus l’appeler Parfait Laveau. »