8 avril 2011

Quelques heures s’étaient écoulées depuis cet appel téléphonique que Roy ne cessait de tourner et retourner dans son esprit. Il était dix-neuf heures, il avait regagné sa villa où il se réfugiait, allongé sur le canapé de son salon, en pleine méditation. Quand il avait quitté Jayce en début d’après-midi, Roy était encore dans tous ses états, paniqué par la nouvelle qu’il venait de recevoir, énervé par l’attitude de Joséphine au téléphone, inquiet et angoissé de la situation dans laquelle il se retrouvait désormais. Même s’il avait cessé de s’égosiller, il ne se sentait pas spécialement mieux. S’il avait admis qu’il serait de bon ton de parler à Fergus, c’était pour le moment à Isobel que Roy pensait, la seule autre personne qui était déjà au courant, s’il en croyait les dires de Joséphine.

C’était elle qui l’avait poussée à reprendre contact avec son amant pour lui révéler la vérité. Une bonne action de sa part, à n’en pas douter, même si pour le moment Roy ne savait pas du tout quoi faire de cette nouvelle qui lui tombait dessus. Plus il y pensait, plus l’idée d’élever un enfant avec une femme qu’il connaissait mal, éduquée dans des coutumes dont il ne savait pas grand-chose, impliquée dans un coven de sorcières vaudou qui lui paraissait plus mystérieux qu’autre chose, lui semblait inquiétante. Il pouvait s’en ouvrir à Jayce mais ce dernier n’allait pas pouvoir le rassurer et l’aider à y voir plus clair. Seule Isobel pouvait concrètement l’informer sur ce qui l'attendait dans la perspective d’élever un bébé avec Joséphine Lavespère.

Il attrapa son Pear One, en songeant avec une certaine ironie qu’elle allait probablement songer qu’elle l’avait prévenu. « Ne t’approche pas » lui avait-elle dit au sujet de sa cousine. Evidemment, personne n’aurait pu prédire à l’époque que les choses allaient tourner ainsi. Mais s’il fallait attendre un retour de karma pour Roy, ce dernier était sans nul doute arrivé.

Cette pensée ne l’empêcha pas de presser le bouton d’appel et porter le Pear One à son oreille.

« Hey, Isy ? Je te dérange pas ? »  

A cette heure-ci, elle devait avoir terminé sa journée de travail, et Roy supposait qu’elle était rentrée chez elle. Il la laissa répondre, avant de poursuivre, sans tourner autour de pot, car il savait qu’Isobel allait aussitôt comprendre :

« Ta cousine, Jo… Elle m’a appelé tout à l’heure. Elle m’a tout dit. »

La soirée commençait à tomber et il faisait un peu sombre dans l’appartement. Isobel était allongée sur son canapé, son chat installé en boule sur son ventre. Elle lui caressait machinalement la tête d’une main, son Pear dans l’autre. Elle aurait dû se lever pour allumer les lumières plutôt que de s’abimer les yeux sur son écran mais elle n’avait pas envie de faire bouger Sorbier qui s’était endormi... Et pas envie de se lever tout court non plus, il fallait l’avouer. Elle était fatiguée après sa longue journée de travail et aurait plutôt eu envie de faire comme son chat et de s’endormir sur place. Elle n’avait pas très bien dormi ces derniers jours, elle était préoccupée par la nouvelle qu’elle venait d’apprendre. Son grand-père l’avait appelée dimanche dernier, comme ils le faisaient régulièrement depuis qu’ils avaient repris contact. Alors qu’elle s’attendait à avoir comme d’habitude les petits ragots du quartier français, André avait eu une révélation fracassante. Joséphine était enceinte (encore, selon le sous-entendu.) Isobel avait accueilli la nouvelle avec un peu de surprise. Elle ne savait pas que Joséphine prévoyait d’avoir un autre bébé, elle qui semblait déjà bien occupée avec la gestion de ses filles... Après avoir raccroché, elle avait soudain eu un mauvais pressentiment.

Elle avait appelé Joséphine dans la foulée, pour la féliciter. Puis, elle avait lancé, innocemment «  Je ne savais pas que tu avais rencontré quelqu’un. » Le silence au bout du fil lui avait suffit comme réponse. La conversation avait vite changé de ton. Joséphine avait eu du mal à supporter les remontrances de sa cousine et avait menacé de raccrocher à plusieurs reprises. Isy, sur le coup, se sentait en colère et n’avait pas été très cordiale. Elle l’avait réalisé le lendemain, une fois calmée, mais n’était pas revenue vers sa cousine pour s’excuser pour autant, trop fière. Jo avait reconnu qu’elle attendait un bébé avec Roy, mais qu’elle n’avait pas vraiment l’intention de lui en parler. À quoi bon ? disait-elle. Le bébé allait grandir à la Nouvelle-Orléans, loin de l’Europe, au sein du coven, et Roy ne l’apprendrait jamais. De plus, il ne voulait sûrement pas être père, selon Jo. Isy ne pouvait pas vraiment la contester sur ce point, il ne serait sûrement pas ravi de la nouvelle... Mais elle estimait qu’il avait le droit de le savoir. Il était hors de question qu’elle cache une telle nouvelle à son meilleur ami, qu’elle lui taise pour toujours qu’il avait un enfant et qu’elle le voyait grandir à chaque fois qu’elle revenait à la Nouvelle-Orléans. De plus, c’était retirer une chance à ce bébé. Peut-être que Roy ne voudrait pas en entendre parler et ça c’était une chose. Mais peut-être que si, peut-être qu’en taisant son existence, Joséphine retirait la chance à son bébé d’avoir la présence de son père dans sa vie.

Elle-même avait grandi sans père. On s’en remettait. Mais maintenant qu’elle avait rencontré Elijah, elle voyait les choses un peu différemment. S’il avait su qu’elle existait, il aurait voulu faire partie de sa vie. Elle ne savait pas trop ce que cela aurait donné et elle ne voulait pas trop y penser, cela ne servait à rien de remuer le passé ainsi. Mais au moins, elle aurait eu la présence d’un père dans sa vie, un père en dehors du coven en plus. Quelqu’un vers qui se tourner quand cela n’allait pas avec sa mère, quelqu’un chez qui aller des fois lorsque cela devenait trop difficile d’être enfermée à la Nouvelle-Orléans. Peut-être que cela aurait changé les choses. Elle ne savait pas mais si on pouvait donner cette chance là, peut-être, au bébé de Joséphine... Surtout que ses deux soeurs savaient qui étaient leurs pères respectifs. Le petit dernier, lui, n’aurait pas cette chance si Joséphine prenait cette décision.

Alors Isobel avait posé un ultimatum. Si Joséphine n’annonçait pas la nouvelle à Roy, elle le ferait. Cette dernière avait piqué une crise de colère mais Isy n’en démordait pas. Depuis, elle attendait, un peu nerveusement, retournant cette situation dans sa tête.

Alors quand son Pear avait sonné dans sa main, affichant le nom de son meilleur ami, elle n’avait pas vraiment été surprise. Elle avait décroché, le coeur battant.

- Coucou, non, tu ne me déranges pas... Les quelques mots qui suivirent furent sobres mais équivoques. Ça y est, il savait, Joséphine avait craché le morceau. Elle garda le silence quelques instants. Tu veux que je passe te voir ?

C’était une conversation trop importante pour l’avoir au téléphone. Abel allait finir par rentrer à la maison et avoir sa conversation en sa présence serait délicat pour Roy. Après que son ami eut accepté, elle raccrocha en lui assurant qu’elle arrivait tout de suite, et se redressa. Elle souleva Sorbier, qui bailla, pour le déposer sur un coussin. Elle se dirigea dans l’entrée pour renfiler ses escarpins, soigneusement rangés lorsqu’elle était rentrée du travail et son trench. Sur le pas de la porte, elle prit le temps d’écrire un message à Abel pour lui signaler qu’elle sortait et de ne pas l’attendre pour dîner.

Le chemin jusqu’à la villa de Roy était familier et elle passa les contrôles sans problèmes. Elle se présenta au grand portail de la villa, toujours bien gardé, mais encore une fois, elle passa sans problèmes. Elle était connue ici. Elle ouvrit la porte d’entrée en même temps qu’elle y déposait un coup, passant sa tête dans l’entrebâillement.

- Hey ?

D’elle-même, Isobel proposa ce que Roy allait lui proposer, car il était d’accord avec elle sur un point : vu la conversation qui se profilait et son importance, il valait mieux qu’ils l’aient de vive voix. Alors il déclara, sans développer davantage pour le moment :

« Ouais, je t’attends chez moi. »

Quelques minutes plus tard, il recevait un message sur son Pear One de la part d’un vigile à l’entrée lui annonçant l’identité de son invitée, comme à chaque fois que quelqu’un passait les portes de sa villa. Le temps d’arriver dans le hall d’entrée, Isobel s’y présentait, en passant une tête derrière la porte. Il mesura l’importance de ce moment en prenant conscience du soulagement qui le prit à voir sa meilleure amie présente. Il avait réellement besoin de conseils dans cette situation inédite qui le tourmentait.

« Salut » répondit t-il en retour, en allant spontanément étreindre Isobel.

Il avait l’habitude de la saluer de cette manière, mais cette fois, son étreinte fut légèrement plus forte, légèrement plus longue que d’habitude. Quelques instants plus tard, ils étaient autour du bar qui séparait sa cuisine ouverte de son salon, derrière lequel Roy sortit une bouteille de bourbon qu’appréciait Isobel.

« Un verre ? » proposa t-il.

C’était après tout l’heure de l’apéritif, et il ne disait pas non à trouver un peu de courage et de réconfort dans un verre d’alcool. Après la colère et la panique de tout à l’heure, Roy se sentait désormais plutôt en proie à un grand désemparement qu’il finit par laisser voir, après la première gorgée de son verre. Les coudes appuyés sur le comptoir, face à Isobel, il reconnut en masquant sa tête dans ses mains :

« Je sais pas quoi faire, Is’. Joséphine a juste… décidé de garder ce bébé. Elle envisage pas du tout d’avorter. »

Roy n’avait pas très bonne mine. Ce n’était pas véritablement une surprise, Isobel ne pensait pas non plus qu’il allait l’accueillir avec une bouteille de champagne et une liste d’idées pour l’organisation de la gender reveal. Mais il avait véritablement l’air abattu, elle le sentit dans son étreinte. Alors qu’il la serrait contre lui, un peu plus longtemps que d’habitude, elle lui rendit son étreinte en frottant doucement son dos. Lorsqu’ils se séparèrent, elle eut pour lui un vague sourire, mélange entre « Ça va aller » et « Je suis là. »

Elle avait déposé son trench sur l’une des chaises de bar de Roy et s’y était glissée, face à lui. Elle hocha la tête lorsqu’il lui proposa un verre de bourbon, désignant la bouteille de cette liqueur qu’elle appréciait tant.

- Juste un fond.

Elle était fatiguée et ne souhaitait pas que l’alcool lui tourne la tête ; une conversation trop important les attendait. Face à elle, Roy montrait tout son désarroi : sa mine défaite, la manière qu’il eut de saisir sa tête entre ses mains, dissimulant à Isobel la lecture de son visage. Néanmoins sa voix troublée et son aura agitée suffisaient à lui faire comprendre qu’il était profondément bouleversé par cette nouvelle. Un élan de colère injuste à l’égard de Joséphine tança son coeur. Isobel pesa ses mots avant que sa voix ne s’élève, précautionneuse.

- Je ne suis pas très surprise, commença-t-elle, au sujet de l’avortement. C’est interdit au sein du coven.

Tout enfant conçu devait naître pour venir rejoindre leurs rangs. Joséphine avait gardé son bébé lorsqu’elle n’avait que seize ans et aucune situation. Maintenant qu’elle était mère et avec un emploi, cela devait lui sembler encore plus évident.

- Je ne pense pas que tu puisses influencer cette décision. La seule question qui se pose donc vraiment, c’est de savoir si tu souhaites conserver un lien avec ce bébé, ou pas...

Dans les moments où il se sentait perturbé, perdu, le calme et l’écoute d’Isobel étaient des ressources particulièrement précieuses pour Roy qui sentait qu’il pouvait à peu près tout dire sans rencontrer de jugement de sa part. Il avait toujours valorisé son avis et en l’occurrence, il l’attendait particulièrement, car elle était la seule personne de son entourage à pouvoir l’éclairer sur certaines de ses questions. Son point de vue de femme, et qui plus est de femme de la Nouvelle Orléans, la rendait plus proche et plus à même de comprendre la posture de Joséphine. Elle ne tarda pas d’ailleurs à lui expliquer pourquoi sa cousine avait été si catégorique au téléphone, quand ils avaient évoqué l’arrivée de ce bébé.

Interdit. Voilà qui posait une justification simple et sans appel sur la décision que Joséphine avait prise. Ce n’était, au final, pas tellement une décision. A la lumière de cette information, Roy comprit un peu mieux cette phrase qu’elle lui avait balancée sur un ton abrupt. « Bah non, tu peux rien dire, c’est fait, c’est fait ». Elle non plus, n’avait rien à dire. Il eut un sourire doucement amer face à la conclusion à laquelle Isobel arriva et qui lui rappela d’autres paroles que Joséphine avait prononcées, peu de temps avant qu’il raccroche.

« C’est aussi à peu près ce qu’elle m’a dit, vous êtes raccords » commenta t-il, les yeux rivés sur son verre d’alcool qu’il ne buvait pas. Il était bien conscient que de toute manière, c’était effectivement la seule chose à dire puisque c’était le seul choix qu’il avait à faire. « Le souci, c’est que je m’étais jamais projeté dans l’idée de devenir père, encore moins avec une femme que je connais à peine, alors tu vois, je sais pas comment appuyer sur le bouton désir de paternité pour que ce choix soit plus simple, là. »

L’ironie était ce vieux réflexe d’auto-défense qui lui permettait à peu près de garder contenance dans les situations qu’il ne contrôlait pas ou qui éveillaient chez lui de grands malaises. Sa réponse n’en était pas vraiment une, car pour le moment, il était incapable de se fixer sur la question posée : il n’en menait pas plus large que lorsqu’il avait parlé à Jayce, en début d’après-midi.

« En plus, on peut pas dire que je me sens indispensable, hein, ta cousine m’a bien fait comprendre qu’elle s’en carrait le cul, que je sois là ou pas pour ce bébé, ajouta t-il, toujours un peu agacé face à cette idée d’être à ce point écarté d’une situation qui avait un grand impact sur sa vie à lui aussi, qu’il choisisse de l’ignorer ou non. Elle m’a dit que c’était toi qui l’avait forcée à m’en parler... »

Isobel grimaça un peu lorsque Roy lui dit qu’elle était raccord avec Joséphine. À ses yeux, à cet instant, cela ne pouvait pas être très positif. Elle n’avait actuellement pas énormément d’estime pour sa cousine, parce qu’elle était contrariée par toute cette situation et la façon dont elle avait décidé de gérer les choses. Mais elle ne voulait pas s’attarder sur cela là-dessus et surtout, elle ne voulait pas parler de tout cela à Roy qui était déjà dans une situation plus que difficile. Ce qui lui tombait dessus... C’était plus que difficile. C’était une catastrophe, en soi. Elle le connaissait bien. Ils étaient un peu pareil, tous les deux. Ils avaient vécu la même vie, longtemps. Ils ne s’étaient pas projetés dans cette vie traditionnelle, mariés, deux enfants, le labrador. Et aujourd’hui, ils se retrouvaient face à ces questions, Roy de façon plus que directe. Il avait un bébé en route. Qu’il le veuille ou non, malheureusement. Qu’il en ait envie ou non. Tout aurait été plus simple évidemment s’il y avait eu un bouton « désir de paternité », comme il le disait, mais ce n’était pas le cas. Il allait devoir gérer cette situation sans tout cela.

La nouvelle mention de Joséphine lui fit lever les yeux au ciel. Ah bah super, elle lui faisait tomber tout cela dessus, lui annonçait - contrainte et forcée - qu’elle allait avoir un bébé de lui, et elle ajoutait par dessus qu’elle ne voulait pas de lui dans la situation ou du moins, qu’elle s’en foutait qu’il soit là ou pas. Elle hocha la tête.

- Oui, c’est moi. Écoute, je ne suis pas dans la tête de Joséphine mais je ne pense pas qu’elle ait dit ça parce qu’elle ne veut pas que tu sois là. Je pense que... Isobel soupira. Je sais pas, qu’elle pense que la situation est compliquée aussi. Que t’avais pas prévu d’avoir un bébé, que t’es loin, que vous ne vous connaissez pas bien... Et puis elle n’a pas des relations simples avec les pères de ses enfants, apparemment, peut-être qu’elle t’as dit ça pour se protéger et ne pas se faire de faux espoirs ?

Elle ne savait pas tellement, elle essayait de lui remonter un peu le moral, d’annuler un peu l’effet des mots désastreux de Jo sur le moral de Joséphine.

- En plus, ce n’est pas ça la question. Ce n’est pas ce que Joséphine pense, la question. Là, c’est toi. Je sais que... Je sais que c’est pas ta came, toutes ces histoires de parentalité, que tu n’es pas du tout dans cette dynamique là de ta vie actuellement. Que ça te tombe dessus comme ça et, franchement, ça craint.

Elle ouvrit les mains comme pour englober toute cette situation plus que compliquée.

- Mais t’es pas... T’as pas à subir tout ça. Je pense que tu as ton mot à dire pour la suite, pour l’impact que ça aura sur ta vie. Tu n’es pas impuissant.

Les explications qu’Isobel apporta pour éclairer l’attitude de sa cousine donnèrent matière à réfléchir à Roy. On ne pouvait pas dire qu’en une semaine, il avait appris à connaître Joséphine, de nombreux aspects de sa personnalité et de son passé lui étaient inconnus. Cependant, elle s’était montrée particulièrement bavarde -même un peu trop parfois- quand ils passaient du temps ensemble, aussi, il avait assez d’éléments en sa possession pour voir de la cohérence dans les hypothèses d’Isobel. Il savait que Joséphine avait deux filles, nourrissait un certain ressentiment envers leurs pères, qui avait transparu dans son ton les brèves fois où elle les avait évoquées. Il savait également qu’elle s’appuyait beaucoup sur son coven, sur les femmes de sa famille, au quotidien, et notamment dans l’éducation de ses filles. Elle avait mentionné qu’ils se serraient les coudes, qu’elle avait pu compter sur eux, quand elle avait eu la première, à seulement seize ans.

Puisqu’elle n’avait pas pu compter sur les géniteurs de ses filles, cette fois-ci elle se protégeait en annonçant d’emblée qu’elle n’attendait rien de Roy, suggérait Isobel. Cette supposition faisait sens, et retenait son attention. Il rebondit assez vite, les sourcils froncés :

« Alors, quoi, tu penses qu’au fond elle aimerait que je sois présent quand même ? »

Ce n’était pas la question, disait Isobel. Peu importait ce que Joséphine voulait ou pas, l’essentiel était de savoir comment il se positionnait, lui. Là-dessus, Roy se tut un instant, car il était bien en peine de répondre. Quand il reprit la parole, ce fut, encore une fois, sur un ton assez ironique, qui masquait sa vulnérabilité :

« Franchement, je suis encore sous le choc de la nouvelle, pour l’instant à part un vent de panique, je t’avoue que ça éveille pas grand-chose chez moi… » Il leva son regard sur sa meilleure amie, pris d’une hésitation qui dura quelques longues secondes. Ce n’était peut être pas la bonne question à poser mais elle lui échappa malgré tout, parce qu’à cet instant, Roy avait besoin de se raccrocher à quelque chose et Isobel, en l’occurrence, avait cette double qualité de bien le connaître et de savoir ce que c’était de grandir sans père. « Tu penses que je devrais accepter ce bébé dans ma vie ? »

Isobel haussa les épaules à la question de Roy. Elle ne savait pas, elle ne faisait que supposer. Dans le fond, elle ne connaissait pas Joséphine tant que cela. Elle connaissait son caractère, ses manières mais elle ignorait ses aspirations et ses doutes. Mais sa théorie pouvait être probable, après tout. Joséphine n’avait sûrement pas envie de se mettre dans une situation compliquée avec Roy, elle ne souhaitait peut-être pas trop en attendre pour être déçue après. Après tout, elle avait gardé contact avec les pères de ses deux autres filles, il n’y avait pas véritablement de raison d’exclure Roy, à part si elle craignait qu’il ne s’investisse pas... C’était plausible. Évidemment, Isy n’était pas certaine de ce qu’elle avançait mais elle ne souhaitait pas impacter le moral de Roy, déjà bien chamboulé par cette nouvelle.

- Peut-être, après tout, elle a gardé contact avec les deux autres pères de ses filles et j’ai cru comprendre que c’était important pour elle. Peut-être qu’elle n’a pas envie d’être déçue, de croire que tu vas t’investir pour qu’ensuite, ça ne soit plus le cas...

C’était sûrement plus facile de se dire qu’elle allait le faire toute seule, se débrouiller, plutôt que faire des plans sur la comète avec un homme qu’elle connaissait à peine, vivait de l’autre coté de l’Atlantique et ne semblait pas manifester d’envie d’enfant. Dans le fond, Isobel se demandait si elle n’aurait pas réagi comme cela aussi, dans la situation de Joséphine. Elle se ressemblait un peu, des fois. Elles avaient été élevées pour être des femmes indépendantes. Mais avec un bébé qui arrivait, il était peut-être nécessaire de penser autrement. En tout cas d’essayer.

Les yeux sombres de Roy croisèrent les siens et elle garda le silence quelques secondes. La question était vertigineuse. Elle sentait derrière les mots prudents de son ami qu’il recherchait un peu plus que son avis. Elle savait qu’il faisait quelque part référence à sa propre histoire, elle qui avait grandi sans père. Elle ne pouvait pas nier qu’elle y avait vu un écho, elle aussi. Sa mère était tombée enceinte d’un presque inconnu et avait fait le choix de ne jamais le lui dire ou en tout cas, de ne jamais chercher à l’identifier pour le lui dire.

- Je ne peux pas te dire ce que tu dois faire ou pas, Roy. Je ne suis pas sûre qu’il y ait de réponse parfaite de toute manière.

La morale dirait sûrement que Roy avait obligation de s’investir et de prendre sa place, sans hésiter. Isobel pensait que c’était plus compliqué. Personne n’avait envie d’être l’enfant non-souhaité, le poids d’un parent qui n’avait jamais voulu être là. Elle l’avait vécu. Et elle avait aussi vécu l’absence du parent. Son silence se prolongea quelques secondes.

- On peut grandir sans père. On s’en remet. J’ai grandi sans, on fait avec, au bout d’un moment, cela ne me manquait même plus. On ne peut pas vraiment manquer de quelqu’un qu’on a pas connu. Mais... Quand j’étais gamine, je pense que cela m’aurait fait plaisir, d’en avoir un. Ce n’était jamais facile avec ma mère ou avec le reste de la famille et... Je sais pas, maintenant que je le connais et que je sais qu’il aurait aimé m’avoir dans sa vie, je me dis que j’aurai pu aller le voir, des fois. Passer le week-end chez lui ou des vacances. Je serai sortie de la Nouvelle-Orléans, j’aurai vu autre chose que la Louisiane et ma famille. J’aurai eu quelqu’un pour s’occuper de moi. Cela n’aurait pas été de trop. Et je me dis que, peut-être, ce bébé voudrait bien de ça aussi. Pouvoir avoir son père, quelque part dans sa vie.

Avoir la chance de le connaître, de nouer avec lui ce lien qu’on ne nouait que lorsqu’on était enfant. Elle avait rencontré son père à trente-quatre ans, ce n’était pas pareil. Elle sentait bien qu’il ne serait jamais son « papa. »

- Après, si vraiment tu ne le souhaites pas... Si tu ne souhaites vraiment pas connaître cet enfant ou t’en occuper, il vaut mieux rester loin. Crois-moi, cela serait bien pire pour lui de sentir que tu ne veux pas de lui et qu’il te pèse et que vraiment, tu regrettes sa naissance. Elle parlait encore une fois d’expérience. Mais ça, il n’y a que toi qui peut le décider.  

Elle fit tourner un peu d’alcool dans son verre. Le liquide ambré vint en caresser les bords.

- Après, tu sais, cet enfant sera élevé principalement à la Nouvelle-Orléans, par sa mère. Il ira à l’école du coven, il vivra là-bas... Tu ne le verras pas tous les jours, dans tous les cas. Tu serais plutôt le père cool des vacances.

La théorie d’Isobel sur les raisons de la réaction plutôt abrupte de Joséphine faisait sens, ou en tout cas, apportait un autre éclairage qui méritait d’être regardé. Roy avait pris plutôt sa réaction au premier degré, en comprenant qu’elle ne cherchait pas spécialement à le voir dans les parages, ou même que ça l’arrangeait qu’il n’y soit pas, mais peut-être ne s’agissait t-il que d’une réaction d’auto-défense. Elle préférait se mettre dans la posture de celle qui n’attendait rien de sa part et l’exprimait clairement, pour ne pas être déçue s’il décidait de ne prendre aucune responsabilité dans cette histoire.

En tout cas, c’était cohérent. Et quelque part, cela arrangeait un peu Roy qu’elle se place dans cette posture : au moins, il était certain que sa décision sur son éventuel engagement n’appartenait qu’à lui et ne dépendait que de lui et de sa volonté. C’était rassurant et un peu effrayant à la fois d’avoir le choix. Si Joséphine avait été dans le besoin, peut-être que cela aurait pu régler ses dilemmes en le forçant à prendre la décision qui s’imposait.

Un peu perdu, Roy s’accrocha à l’avis de celle qu’il considérait comme sa meilleure amie. Dans ces moments d’incertitude totale, il avait presque envie de l’entendre lui dire ce qu’il devait faire, mais évidemment, elle ne se positionna pas de cette manière et affirma tout le contraire : ce n’était pas à elle de lui formuler de tels conseils. Malgré tout, elle lui partagea son expérience sur un sujet dont elle ne parlait jamais beaucoup. Même Roy ne savait pas grand-chose sur ce père mystérieux qu’elle avait récemment retrouvé, et il savait encore moins de choses sur la manière dont Isobel avait vécu son absence, plus jeune. Elle avait toujours été secrète sur ces sujets très personnels, qui exposaient ses manques, ses fragilités.

Ces confidences étaient donc précieuses, et surtout, dans l’unique but de l’aider à apprécier les conséquences du choix qu’il avait à faire, conséquences qui n'étaient pas si dramatiques selon elle : "on s'en remet" de grandir son père, affirmait t-elle. Roy accueillit son discours avec un silence réflexif, qu’il n’interrompit que lorsque Isobel l’interpela plus directement, sur son désir de connaître ce futur enfant. Il lui répondit ce qu’il avait déjà dit à Jayce, quelques heures plus tôt :

« J’en sais rien » avoua t-il. « Je sais pas du tout si j’ai envie de connaître ce… bébé -c’était tellement étrange de le dire- ou non. Je me dis pas que je le veux absolument pas mais… Je suis pas sûr de le vouloir non plus. Et je crois que pour ce genre de trucs, il vaut mieux être sûr, hein. »

Roy rejoignait totalement Isobel sur ce point : s’il devenait père, alors il devait l’être entièrement et faire bien les choses. L’idée d’être un mauvais père le renvoyait à un futur échec qu’il ne supportait déjà pas et appuyait sur des blessures à lui, plus enfouies. Il essaya d’en chasser la sensation, peu enclin à faire son introspection sur son propre rapport à sa famille.

« Je sais pas, je… J’avais jamais pensé à ça avant. Devenir père. » Il n’en avait jamais eu l’occasion et cela l’avait empêché d’en développer véritablement le désir. « Y a des gens qui ont tout de suite le déclic pour ça, mais moi, ça m’a toujours paru… » Bizarre ? Pas souhaitable ? Ce n’était pas tout à fait cela. Il fronça les sourcils. « Pas vraiment possible. »

Sur ces mots, il tourna le regard sur Isobel, l’esprit rempli d’inquiétudes et de questions qui se bousculaient les unes contre les autres. Il en exprima l’une d’entre elles, en rebondissant sur ce que son amie avait évoqué de la Nouvelle-Orléans :

« C’est totalement étranger pour moi en plus, tout ce que tu dis, sur la Nouvelle-Orléans, les coven, tout ça… Etranger et flippant, franchement. » Il eut un sourire nerveux. « Je veux dire, la seule personne issue de ce milieu que je connais vraiment a fini par le fuir, alors… Ça met pas trop en confiance. Honnêtement, sans vouloir t’offenser hein, mais vu de l’extérieur, quand t’en parles, ça a l’air d’être des espèces de sectes, je te jure. Ça m’aide pas trop à me projeter, je t’avoue. »

Isobel hocha la tête lorsque Roy réaffirma que pour choisir d’entrer dans la vie d’un bébé, il fallait en être sûr. À son sens, c’était presque le point essentiel du discours qu’elle venait de tenir : elle avait plus souffert de l’absence d’affection de sa mère, qui lui avait toujours reproché son existence, que de l’absence de son père. On lui avait toujours dit qu’il n’était sûrement pas au courant de son existence, elle ne pouvait donc pas lui en vouloir de son absence. Peut-être que si Roy décidait de ne pas être dans la vie de cet enfant, de son enfant, Joséphine pourrait dire la même chose. Cela serait moins blessant pour ce bébé, sûrement.

Elle prit une gorgée de son verre alors que son ami lui confiait qu’il n’avait jamais pensé à devenir père. Elle se retrouvait parfaitement dans son propos, dans cette presque admiration de ces gens qui avaient tout de suite un instinct parental, qui pouvaient se projeter avec un enfant. Même si elle n’en n’avait pas parlé avec lui, elle traversait actuellement les mêmes questionnements. Elle n’avait pas de bébé en route quelque part, mais Abel en souhaitait un et elle avait accepté d’y réfléchir. Roy et elle étaient un peu les mêmes, ils avaient pour longtemps vécu des vies et des relations qui ne les poussaient pas à la parentalité. Et aujourd’hui, ils y étaient confrontés, Roy bien plus directement qu’elle.

- Je vois parfaitement ce que tu veux dire, souffla-t-elle sobrement.

Aux mots suivants de Roy, elle réalisa qu’elle avait participé à ses angoisses, sans le vouloir. Depuis qu’il connaissait son passé, elle n’avait pas livré une image très positive de la Nouvelle-Orléans, de la vie des covens ou de sa famille. L’idée d’avoir un enfant qui arrivait dans cet environnement n’avait donc rien de rassurant pour lui. Elle leva une main quand il prononça le mot « secte. »

- Ce n’est pas une secte, contra-t-elle, mais. C’est une communauté un peu particulière, oui... Précautionneuse, elle prit le temps de réfléchir à ses prochains mots. Elle n’allait pas se trahir en décrétant que la vie au sein du Carré français de la Nouvelle-Orléans n’était que papillons et cookies, mais elle savait également qu’elle en avait livré une bien sombre vision. Ma situation là-bas était particulière, je vivais dans ma famille mais, après le décès de ma grand-mère, je n’avais plus vraiment de « noyau » familial, je ne sais pas si tu vois ce que je veux dire ? Je n’avais plus vraiment de foyer privilégié alors c’était compliqué pour moi, c’est difficile de grandir avec ma mère et... Sa voix se brouilla un peu, sans qu’elle ne sache pourquoi. Elle souffla un coup et reprit. Et je n’étais globalement pas heureuse à la Nouvelle-Orléans mais c’était parce que j’aspirais à autre chose que de pratiquer la magie au sein du coven, je rêvais de plus grand. Et je n’ai eu personne pour me soutenir dans ce projet, pour me défendre quand j’étais adolescente. Les choses auraient pu être différentes.

Des choses particulières s’étaient jouées dans sa branche familiale, sans même l’intervention du reste du coven.

- Mais ce n’est pas comme cela pour tout le monde. Plein de gens sont très heureux là-bas, le système ne tiendrait pas sinon. Il y a plein de sorcières qui s’épanouissent dans le covenant, qui n’aspirent qu’à cela, ou bien qui sont très heureuses de leurs carrières à la Nouvelle-Orléans. Regarde Joséphine : elle est très contente d’être là-bas. Et j’ai plein d’autres cousines et tantes qui semblent heureuses aussi, heureuses de vivre au sein de la communauté et d’en maintenir les traditions. Il y a des hommes heureux aussi : ils ne sont pas obligés de rester et pourtant, ils sont là et ils épousent des filles de là-bas. Elle haussa les épaules. Il y a des bons cotés aussi. Mon cas est particulier mais la famille est unie, c’est une grande famille, tout le monde se connaît, vit ensemble...

Elle prit une gorgée d’alcool.

- La Nouvelle-Orléans, c’est compliqué pour moi mais cela ne veut pas dire que c’est mauvais...

Roy avait conscience de la particularité de ce moment, car les fois où Isobel lui avait parlé de sa famille et de la Nouvelle-Orléans pouvaient se compter sur le bout des doigts. Elle demeurait très secrète sur cette partie de son identité, même avec lui, aussi des confidences à ce sujet n’étaient jamais à prendre à la légère. Il fit preuve d’attention, autant parce que cela lui donnait des informations importantes sur son amie que parce qu’il y tirait un intérêt plus personnel, dans le dilemme qu’il avait à résoudre. Elle lui brossa un tableau plus nuancé que ce qu’elle avait toujours dit de la Nouvelle-Orléans, en lui donnant les clés qu’il n’avait pas vraiment jusqu’à maintenant. Si Roy savait que la mère d’Isobel n’avait jamais correctement rempli son rôle auprès d’elle, il ne mesurait pas totalement à quel point cela avait été déterminant pour elle. Elle avait plus souvent insisté sur le fait qu’elle avait toujours aspiré à découvrir autre chose et sortir du huit clos de son coven, que sur l’idée que ce qui lui avait principalement manqué là-bas, c’était une personne pour la soutenir dans ses projets.

C’était la première fois également qu’elle utilisait le terme « unie » pour désigner sa famille. Unie, soudée, mais sans elle dans le groupe, sous-entendait t-elle. Là-dessus, Roy pouvait la comprendre et compatir. Il savait ce que c’était de se sentir étranger dans sa propre famille. Il posa un long regard sur Isobel, avant de commenter :

« Je vois… Donc si je comprends bien, si tu adhères au mode de vie et aux traditions du coven, tout se passe très bien pour toi, par contre si tu rentres pas dans le moule, c’est plus compliqué. » Il marqua une pause, tout à ses pensées. Quoiqu’il décide vis à vis de ce futur bébé, il ne lui souhaitait pas cette situation difficile par laquelle Isobel était passée. « Tu penses que si tu avais eu quelqu’un pour te soutenir, tu aurais pu t’affranchir du coven sans avoir à fuguer ? »

Isobel était toujours secrète quant à sa vie à la Nouvelle-Orléans, elle n’aimait pas vraiment en parler, rouvrir d’anciennes blessures. Les amis à qui elle s’était confiée à ce sujet pouvaient se compter sur les doigts d’une main. Roy en faisait bien évidemment partie et pourtant, il ignorait encore de nombreuses choses. Mais aujourd’hui, elle sentait qu’il en avait besoin. Il ne pouvait pas maîtriser cette situation qui s’imposait à lui, ce bébé qui était en train de grandir dans le ventre de Joséphine sans qu’il ait eu son mot à dire, mais il pouvait un peu mieux maîtriser l’environnement dans lequel il allait grandir. Isobel prit une gorgée d’alcool avant de hocher la tête à son constat.

- Oui c’est ça, un peu comme partout, commenta-t-elle en haussant les épaules. C’était toujours plus facile d’être en accord avec son environnement.

La question qu’il lui posa la laissa un long moment silencieuse. Elle fixa le fond de son verre, ressassant ses pensées. C’était difficile pour elle de se rappeler comment elle se sentait quand elle était jeune, avant que son mal-être ne s’installe. Quand elle était une petite fille, elle était contente d’être une sorcière vaudou, elle se voyait devenir grande prêtresse, mambo, comme sa grand-mère. Puis un jour, une envie tenace de découvrir le monde s’était installée en elle. Elle n’arrivait pas à dater ce souvenir. Elle avait commencé à rêver d’autre chose, des choses qu’elle ne pouvait pas faire à la Nouvelle-Orléans. Elle se voyait devenir ballerine et danser sur les scènes de célèbres opéras. Elle voulait être hôtesse de l’air, pour voir de nombreux pays. Exploratrice. Aventurière. À l’adolescence, elle s’était sentie enfermée, dans cette ville qui ne la laissait pas rêver. Elle voulait partir au lycée, rencontrer des gens d’autres horizons, faire des études, faire des métiers qu’on lui refusait, sous prétexte que sa vie devait se consacrer au coven. Elle se sentait étouffée, enfermée dans un monde qui la forçait à rester, une famille qui attendait des choses d’elle mais était incapable de lui rendre ce qu’elle attendait. Elle était malheureuse, pour ça et pour de nombreuses autres raisons, parce qu’elle se sentait seule, abandonnée, mal-aimée.

Mais si elle avait eu quelqu’un pour la soutenir ? Un père, sûrement, comme le sous-entendait Roy. Son père, Elijah, qu’elle n’avait rencontré que bien après. Les cartes auraient été battues différemment. Peut-être qu’elle se serait sentie moins seule, plus aimée. Qu’elle aurait eu l’impression de compter pour quelqu’un, d’être vraiment importante pour quelqu’un. Quelqu’un pour la défendre, face à sa mère, ou sa tante. Quelqu’un pour l’aider à réaliser ses rêves, quelqu’un pour l’aider à obtenir des compromis de la part des prêtresses. Quelqu’un pour l’inscrire au lycée ou lui offrir des cours du soir, afin de faire un métier qui lui plaisait. Peut-être que cela aurait été différent. Malheureusement, elle n’arrivait pas à se projeter dans cette théorie. Penser à son adolescence lui évoquer une telle sensation d’étouffement, de chagrin, qu’elle ne parvenait pas à imaginer un autre scénario.

- Je ne sais pas, répondit-elle honnêtement, après un long moment. Mais les choses auraient forcément été très différentes. J’aurais eu quelqu’un pour... Pour être là pour elle. Qui aurait pu se battre pour moi, finit-elle par souffler. Tu serais très bon à ça, toi, tu sais. Crois-moi que personne ne chercherait des noises à ton bébé, avec un père comme toi. Si ta fille se tournait vers toi en te disant qu’elle est malheureuse, qu’elle se sent enfermée, qu’elle rêve juste de voir le monde, je suis certaine que tu débarquerais à la Nouvelle-Orléans avec tes gros sabots en disant que ce n’est pas une assemblée de vieilles mégères aigries qui va décider de son avenir, souligna-t-elle avec un sourire en coin.

Elle posa sa main sur l’avant-bras de Roy.

- Je ne suis pas un bon exemple, tu sais. Ma situation était particulière, ma mère était particulière. Joséphine - et je ne le dirais qu’une fois et ça ne sera pas répété - est une fille chouette, elle a les pieds sur terre, elle sait mener sa barque. Et toi... Je sais que tu ne sais pas encore ce que tu veux faire mais je crois qu’un bébé aurait de la chance de t’avoir comme père. C’est toujours une bonne chose de t’avoir de son coté, Roy.