28 février 2011

Avalon, assise à son bureau, observait, les sourcils froncés, un document que l’hôpital Sainte-Mangouste lui avait fait parvenir un peu plus tôt dans la soirée. Elle avait demandé à recevoir tous les papiers de ce genre directement dans son bureau pour éviter qu’ils ne transitent par différents services.

Elle avait mis en place, peu de temps après sa nomination à la tête des Renseignement, une réforme obligeant les soignants à déclarer les plaies suspectes des patients qui arrivaient aux urgences. Cela n’avait pas été très bien accueilli par le personnel mais elle recevait de temps en temps des rapports, dont la plupart ne menaient nulle part. Par la même occasion, elle en avait profité pour rappeler aux différents cadres du célèbre hôpital sorcier qu’il en allait de leur devoir à tous de rester vigilant face aux abus qui pouvaient survenir au sein de cet établissement. Elle pensait, évidemment, aux nombreux vols de médicaments et de matériel qui étaient rapportés tous les mois. La milice soupçonnait depuis longtemps que le LEXIT bénéficie d’une infirmerie ou d’un hôpital de campagne, et Avalon comptait bien couper son approvisionnement pour obliger les résistants blessés à se diriger, faute de mieux, vers Ste-Mangouste, où les soignants seraient désormais obligés de déclarer leur passage à la milice…

Et c’était en effet un rapport d’un chef de service qu’Avalon avait aujourd’hui entre les mains et qui lui posait problème. Elle l’avait pourtant saisi sans grand enthousiasme, mais, rapidement, le nom avait retenu son attention. Irina Calder. Calder. Elle avait lu, plusieurs fois, les mots gribouillés par le chef de service à l’écriture illisible. Un soupçon d’un vol de médicaments, visiblement, puisque la jeune femme aurait été vue en train de sortir d’une réserve sans signer le registre des personnes. Une piste qui aurait pu être intéressante… Si elle ne concernait pas la sœur du chef des Veilleurs.

Avalon avait longtemps pesé le pour et le contre, essayant de faire preuve de rationalité dans ce conflit d’intérêts. Ils avaient besoin de pistes pour démanteler le LEXIT, qui grossissait de jour en jour. Mais l’aide des Veilleurs leur était précieuse… Et sûrement plus précieuse que pourrait l’être Irina Calder si elle était amenée à l’interroger. La plupart des lieux du LEXIT – voire tous les lieux – étaient placés sous sortilège de Fidelitas, aussi elle ne pouvait espérer que cette dernière lui dévoile des informations quant à un possible quartier général. Peut-être aurait-elle pu tirer un nom de cette conversation, mais… Mais il s’agissait de beaucoup de « peut-être », quand les informations que leur apportaient les Veilleurs étaient bien réelles… Et surtout, bien pratiques. Son choix était déjà pris depuis longtemps qu’elle déverrouilla son Pear et composa le numéro de Roy.

« Roy ? C’est moi. »  débuta-t-elle, les yeux rivés sur le dossier qu’elle avait en face des yeux. « Tu as deux minutes ? Je dois te parler. »

Quand Avalon était en plein coeur de sa journée de travail, Roy, lui se reposait de sa nuit précédente au cabaret. Il rentrait souvent vers cinq ou six heures du matin, quand la quasi-totalité des clients avaient disparu et qu’il n’y avait plus qu’à laisser ses employés faire le ménage. Roy se couchait à peu près une heure plus tard et s’endormait généralement six ou sept heures, ce qui lui suffisait pour être de nouveau d’attaque. Il se levait donc en début d’après-midi, après le déjeuner des personnes au rythme diurne. La petite heure qu’il passait tranquillement chez lui, à passer son petit rituel de réveil, sans personne pour l’embêter, était son moment de repos qu’il affectionnait le plus, car son temps de sommeil était souvent trop court ou agité, quant au reste de la journée, il carburait à l’adrénaline et les préoccupations que lui causait la gestion de son gang et de ses établissements de divertissement, voyant défiler des dizaines de clients et d’employés, alors ses pauses n'en étaient pas vraiment.

Quatorze heures était donc son moment à lui où il pouvait se retrouver avec lui-même. C’était son créneau privilégié pour faire un saut à Manchester et voir Juliana, à une époque, mais célibat obligeait, il avait dû se trouver d’autres rituels depuis. Il avait justement l’air d’un parfait trentenaire célibataire, assis sur son canapé, vêtu de son peignoir de bain, avec la Gazette du jour dans une main et sa tasse de café de l’autre. Il lisait toujours soigneusement la rubrique économique -puis les faits divers car c’était rigolo-, à l’affût d’éléments qui pouvaient l’impacter lui et Mildred, et se réjouissait de la découverte de la promulgation officielle d’une loi sur la réduction des taxes pour les commerçants, quand son Pear One vibra. Le nom qui s’afficha sur l’écran le fit imperceptiblement sourire, lui qui d’habitude n’aimait pas vraiment être dérangé sur son heure de tranquillité.

« Salut, Av’ » déclara t-il, en se rendant rapidement compte que la bonne humeur qui perçait dans sa voix à lui contrastait avec la préoccupation qu’il percevait dans le ton de la milicienne. Intrigué par sa demande sérieuse, il renchérit : « Oh la, t’as l’air de passer un sale moment, toi. Qu’est-ce qui se passe ? »

Avalon tapotait d’une main le bord de son bureau, un peu préoccupée par ce qu’elle devait annoncer à Roy. Elle avait pris la décision de ne pas explorer la piste « Irina Calder », en arguant de façon rationnelle que les informations apportées par les Veilleurs depuis l’accord qu’ils avaient passé avec la milice étaient bien plus précieuses que celles que pourraient lui apporter la sœur de Roy. Beaucoup de noms de sorciers possiblement affiliés au LEXIT étaient déjà connus des services de Renseignements, et celui de la médicomage n’était jamais ressorti – probablement parce que, si elle avait un rôle au sein de cette organisation, ce dernier devait être minime – à moins qu’elle soit une excellente menteuse, ce qui n’était pas non plus à exclure. Mais Avalon connaissait trop bien les Veilleurs et leur organisation pour concevoir que le gang ait pu trahir le gouvernement, aussi n’était-elle pas particulièrement inquiète d’un revirement complet de la mafia du côté du LEXIT.

« Je viens de recevoir un rapport de St Mangouste. » commença-t-elle alors sans préambule. « On a fait passer une mesure là-bas pour obliger les soignants à déclarer les blessures suspectes et les comportements louches de leurs collègues, pour essayer de démanteler le réseau de soin du LEXIT. » expliqua-t-elle, pour remettre son interlocuteur dans le contexte. « J’ai sous les yeux un rapport qui stipule que ta sœur, Irina, a été vue en train de voler des médicaments dans une réserve de l’hôpital. »

Elle ne laissa pas le temps de réagir à Roy avant d’ajouter : « Je ne sais pas si tu connais les raisons qui l’ont poussé à faire ça, et, à vrai dire, je ne veux pas le savoir. »

Son ton était ferme, maintenant qu’elle avait pris sa décision. Elle comprenait mieux Danielle qui lui avait dit, le jour où elle avait été nommée à la tête de cette nouvelle unité, qu’elle aurait à prendre des décisions difficiles, et qu’elle serait la seule à devoir les porter et les assumer.

« En ce qui me concerne, ce rapport n’a jamais existé. » déclara Avalon en refermant d’un geste sec le rapport qu’elle avait sous les yeux, pour se soustraire à cette écriture féminine brouillonne, caractéristique des médicomages. « Personne d’autre que moi n’a posé les yeux dessus. » lui assura-t-elle. Elle conclut, en fronçant les sourcils : « Mais, Roy… Ste Mangouste est étroitement surveillé maintenant. Tu ferais bien de lui parler. »

Lorsque Avalon évoqua Sainte-Mangouste, Roy sentit aussitôt son coeur rater un battement. Avec le ton grave qu’elle adoptait, il y avait de quoi craindre le pire. Il pensa aussitôt que quelqu’un qu’il connaissait s’était retrouvé à l’hôpital ou que sa mère et sa soeur qui travaillaient là-bas avaient des ennuis. Ce fut finalement sa deuxième hypothèse qui se révéla juste et qu’il prédit avant même qu’Avalon n’ait terminé sa phrase. Il avait suffi qu’elle mentionne « comportement louche » et « réseau de soin du Lexit » pour qu’il sente aussitôt arriver la conclusion. Et pourtant, sa première réaction fut celle du choc et de l’incrédulité :

« Quoi ? »

Il s’était même levé de son canapé, poussé sur ses jambes par le sentiment d’urgence qui le prenait. Ce n’était pas la partie vol de médicaments qu’il découvrait, car il savait déjà que sa soeur oeuvrait contre le gouvernement et il y était même pour quelque chose, puisqu’il lui avait fait rencontrer Juliana et Joël l’année passée. C’était plutôt la partie « s’était faite prendre » qui le dérangeait profondément.

« Attends, attends… Tu es en train de me dire que ma soeur s’est faite balancer par ses collègues ? »

Mais Avalon enchaînait sur le fait qu’elle ne souhaitait pas en savoir plus sur ce qui avait poussé Irina à agir de la sorte. Roy garda sagement le silence sur ce point mais son coeur s’accéléra, car il ne comptait pas l’informer non plus sur les activités clandestines que menait sa soeur. Avalon faisait précisément partie du camp des personnes qui luttaient contre ce que Irina cherchait à mener et si Roy fermait aisément les yeux là-dessus, ce n’était pas la chef de la Milice qui allait le faire, en tout cas, pas éternellement. Elle le faisait déjà, actuellement, comprit t-il en l’écoutant déclarer ni plus ni moins qu’elle allait enterrer ce rapport. Il avait de la chance et Irina également. A quelques semaines près, c’était sur le bureau de Danielle que ce rapport finissait et Roy ne doutait pas qu’elle aurait été moins clémente que sa successeure. Il avait vraiment de la chance que ce soit quelqu’un qui avait suffisamment d’amitié envers lui pour lui arranger ce coup-là et l’informer des nouvelles mesures que la Milice avait prises pour placer l’hôpital sorcier sous surveillance. Elle lui permettait de gagner un précieux temps d’avance afin de prévenir sa soeur.

Emporté dans sa panique et son indignation, toutefois, Roy enchaîna avec impulsivité, sans prendre le temps de la remercier :

« Putain mais comment ça a pu arriver… Tu sais qui l’a balancée ? »

Avalon ignora volontairement les questions de Roy, se contentant de lui donner les informations essentielles de cette affaire : elle avait reçu un rapport qui stipulait que sa sœur avait été vue en train de voler des médicaments dans une réserve de l’hôpital, le rapport en lui-même serait complètement détruit à la fin de leur conversation téléphonique, mais il avait tout intérêt à parler à sa sœur de ses activités. Aussi, elle retint un soupir lorsqu’il lui demanda explicitement si elle avait le nom de la personne qui l’avait dénoncé. Théoriquement, les rapports étaient anonymes, mais Avalon savait bien qu’il était aisé de retrouver la personne qui l’avait rédigé, il lui suffisait pour cela de passer deux ou trois coups de fil… Ce qu’elle ne comptait pas faire.

« C’est arrivé parce que c’est exactement ce qui est censé arriver dans ce genre de situation. » déclara-t-elle simplement en haussant les sourcils. « C’est pour ça qu’on a fait passer une réforme là-bas. »

Evidemment, elle n’avait pas tout à fait prévu que le nom de la sœur de Roy ressorte dans un des rapports quotidiens qu’elle recevait… Mais elle préféra taire ce sentiment désagréable, jugeant qu’il n’était ni professionnel, ni particulièrement utile pour leur conversation. Tout ce qu’elle souhaitait, c’était que Roy prenne les devants pour parler à sa sœur, afin qu’elle ne soit plus confronté à un rapport similaire une nouvelle fois.

« Ecoute, j’ai géré la situation. » lui assura-t-elle simplement. « Ta sœur n’a rien à craindre, ça ne lui portera pas préjudice. Fais juste attention à ce que ça ne se reproduise pas. » insista-t-elle alors.

Roy n’avait plus vraiment de visibilité sur les activités clandestines de sa soeur, car il avait coupé ces liens avec ce milieu à l’instant où il avait rompu avec Juliana. Ce n’était pas avec lui qu’Irina allait discuter de ses actions pour le Lexit, puisqu’il était officiellement dans le camp ennemi. En vérité, l’allégeance de Roy avait toujours été floue. A cet instant, ce n’était ni le camp de la Milice, ni celui du gouvernement de façon générale qu’il cherchait à protéger, mais bel et bien la tranquillité de sa soeur, peu importait les actions dont elle s’était rendue coupable ou non.

Ce n’était sans doute pas grand-chose. Irina ne faisait rien d’autre qu’accorder un peu de son temps pour soigner des blessés qui ne pouvaient se rendre à Sainte-Mangouste, par crainte de se faire attraper. En tout cas, elle ne faisait rien de plus que cela aux dernières nouvelles, elle ne montait pas d’action coup de poing, il espérait que c’était toujours le cas et comptait bien s’en assurer. Elle n’était pas une tête d’affiche mais elle savait des choses, soufflait une petite voix en Roy. Elle détenait ni plus ni moins l’information qu’une des ennemies publiques numéro un du régime était toujours en vie après s’être faite passer pour morte, par exemple. Elle avait des connexions avec des membres des réseaux résistants. Si elle se faisait attraper par la Milice et qu’on la plaçait sous Véritasérum, elle risquait de se mettre en danger elle-même et d’autres personnes, dont des personnes que Roy connaissait aussi et souhaitait protéger.

Cette nouvelle que lui annonçait Avalon soulevait donc un tas de questionnements et de craintes chez lui sur lesquelles elle ne pouvait poser un couvercle en annonçant simplement qu’elle « gérait ». Elle gérait oui, mais pour cette fois seulement. Et si Irina se faisait de nouveau attraper ? Le seul moyen que Roy voyait à sa portée actuellement était d’éliminer le problème à la source alors il insista :

« Bah, si tes services collectent ce genre d’infos maintenant, ils savent forcément qui les donnent, non ? »

Mais Avalon semblait décidée à ne pas cracher le morceau dessus, car elle répéta de nouveau qu’elle gérait la situation, ce qui fit tiquer Roy. Nerveusement, il passa une main dans ses cheveux, bien conscient qu’il marchait sur des mines. Il ne pouvait pas demander à Avalon de cesser ses investigations à Sainte-Mangouste pour épargner sa soeur, alors qu’elle faisait simplement son travail de milicienne. Elle semblait également décidée à ne pas lui livrer ses sources, comme n’importe quelle chef un tant soit peu responsable l’aurait fait. Et s’il laissait trop voir la profonde inquiétude que lui inspirait cette situation, il risquait de diriger des soupçons supplémentaires sur Irina, et s’il y avait bien une chose qu’il souhaitait éviter, c’était bien un drame de type son amie qui fait interroger sa soeur dans une sombre salle du Département de la Justice Magique, si ce n’était pas Skye.

Il n’allait donc rien tirer de plus de cette conversation. Sa main retomba le long de son corps, dans un geste sec de frustration.

« Ouais, répondit t-il à la recommandation d’Avalon. Tu peux compter là-dessus. »

Ah ça, il allait effectivement faire en sorte que cela ne se reproduise plus, songea t-il en mettant fin à l’appel. D’abord, il devait effectivement prévenir Irina qu’il fallait qu’elle fasse attention et qu’elle cesse de piquer dans les stocks de l’hôpital pour alimenter des réseaux clandestins, car elle était surveillée dorénavant.

Ensuite, il allait trouver le ou les collègues médicomages qui avaient jugé bon de citer le nom d’Irina Calder dans un rapport de police et s’assurer que cela n’arrive plus. A sa manière.