Sweet but psycho [Sasha & Alessandro]

Les yeux d'Alessandro étaient rivés sur l'écran de son Pear tels ceux d'un faucon sur sa proie. Du bout des doigts, il zooma sur un endroit précis de son Alan's Map - version adaptée de la Minister's Map rien que pour lui et nommée ainsi en hommage à son prédécesseur, ou bien parce que Leopold avait oublié de donner son nom aux développeurs de Vargas Corp, allez savoir. En tout état de cause, Alan était le nom qu'Alessandro avait donné à l'intelligence artificielle personnalisable de son Pear, et avait même poussé le vice jusqu'à lui donner une photo de feu Alan Sheppard en guise d'avatar. C'était comme un ami virtuel, que le garde-du-corps appréciait d'avoir à disposition. Après de longues minutes à guetter les petites étiquettes qui se mouvaient le long des couloirs de la milice, et à faire bouger la petite carte avec ses gros doigts, il perdit patience et ordonna :

"Alan, localise Sasha Benson sur la map."

Une voix masculine et synthétique s'éleva de son engin pour énoncer, sur un ton quelque peu mécanique : "Tout de suite, Maître Alessandro. Sasha Benson est située dans la salle d'impression n°14 du 1e étage du Ministère."

Un sourire tortueux étira les lèvres du garde-du-corps. Où chercher une stagiaire, bien sûr, si ce n'était près de l'imprimante ? Il se fichait bien de savoir ce que Sasha fabriquait au premier étage, dans les locaux du service de communication, mais cela lui convenait parfaitement : elle était ici sur ses terres, loin des griffes acérées de sa protectrice, Danielle Coleman. Pressé d'attraper sa proie pendant qu'il en était encore temps, Alessandro bondit sur ses jambes tout en fermant la Alan's Map et sortit du bureau de Leopold, le laissant vide - le ministre était coincé en réunion ultra top secrète à laquelle il n'avait même pas eu le droit de l'accompagner. Une aubaine, après ces longues journées à ronger son frein et à attendre une occasion de coincer Sasha loin de sa protectrice encombrante...

Malheureusement pour lui, il n'avait pas fait trois pas hors du bureau que son assistante s'adressa à lui :

"Où est-ce que tu crois pouvoir t'enfuir comme ça, Alessandro ? Tu es désœuvré, sans Leopold ? Eh bien cela tombe bien, tu vas pouvoir me descendre cette pile de parapheurs, le système de transfert souffre de perturbations magiques et je n'ai pas le temps. Tu verras, c'est rapide, il y en a pour le 3e, le 4e et le 6e étages."

Alessandro avisa d'un œil peu amène l'immense pile de "deux-trois" parapheurs qui montait du bureau de Josie jusqu'au plafond en un ensemble dangereusement branlant. Habituellement, il ne rechignait jamais à donner un coup de main à ses collègues, en particulier Josie, pour deux raisons : les temps morts étaient nombreux dans son emploi du temps et il détestait l'ennui ; et puis il ressentait une certaine compassion pour Josie. L'assistance de Leopold était très efficace, sympathique et elle avait une patience à toute épreuve : et Sissie savait à quel point il en fallait avec un homme pareil. Elle et lui étaient un peu dans le même bateau, à la disposition entière de cet homme autoritaire et exigeant, et cette proximité avait rapidement fait naître des liens de solidarité entre elle et lui. En plus, Josy était fun et bon public : elle riait de ses blagues grasses et partageait volontiers une tasse de café.

Oui, mais là, il avait vraiment d'autres chats à fouetter. D'ailleurs, en parlant de chat, n'était-ce pas la bestiole de Marchebank qui traînait là ? Comme au ralenti, il vit Machiavel fixer la pile de parapheur, prendre son élan en ramassant ses petites pattes velues, puis bondir en un saut épique sur le bureau de Josy. Aussitôt, la pile s'effondra en une pluie de parapheurs qui voletèrent un peu partout dans la pièce. L'un d'eux heurta durement le front du garde-du-corps, le laissant quelque peu étourdi, tandis qu'un deuxième bousculait le gobelet de café de Josy, qui s'écoula tranquillement sur un grand agenda en cuir.

"Rohhh ! Satanée de chat !", pesta Josy en se précipitant pour essuyer le café avec un chiffon. "J'ai pourtant dit je ne sais combien de fois à Leopold que je ne voulais pas voir sa bestiole traîner dans mes pieds pendant que je travaille ! Ohhh, il va m'entendre !"

Alessandro avisa la teinte dangereusement rouge qui lui était monté aux joues, puis se résolut à l'aider en soupirant. En quelques coups de baguette, il fit voleter les feuilles de papier échappées jusqu'à leurs parapheurs puis reconstitua la pile.

"OK, OK, je m'en occupe", lâcha-t-il en prenant le chemin de la sortie. Personne ne disait jamais non à Josy.

"Et dépêche-toi, c'est urgent !"

Oui, oui, grommela-t-il en s'éloignant rapidement dans le couloir, précédé par sa pile en lévitation. Tout était toujours extrêmement urgent dans ce ministère, mais cela allait pourtant devoir attendre : Alessandro avait sa propre priorité à gérer. Il pressa le pas en apercevant le service comm' qui se dessinait devant lui, évita à grand peine de faire rentrer sa pile dans la silhouette élégante d'Isobel Lavespère, puis chercha le chemin de la salle d'impression n°14.

Une lueur de triomphe apparut dans son regard à la vision de Sasha, dos tourné, occupée à bagarrer avec une machine récalcitrante. Ces imprimantes dernier cri, adaptées du monde moldu, étaient capables de réaliser un nombre très important de copies à la minute, bien plus vite qu'avec un sortilège de copie mais elles n'étaient pas exempts de bugs. En guise de salutation, Alessandro agita sa baguette pour envoyer sa pile de parapheurs marqués TTU (pour "très très urgentissisme") se poser sur la petite table près de Sasha, bousculant au passage ses belles affiches "Wanted", puis coinça sa baguette dans la ceinture de son pantalon noir.

En trois pas, il engouffra la distance qui le séparait de Sasha et saisit son bras sans grand ménagement. La vision de ce visage faussement innocent qui se posait sur lui suffit à faire naître une bouffée d'exaspération chez le garde-du-corps.

"On peut parler, princesse ?", s'enquit-il d'un ton doucereux, "Pas ici."

Il ne lui donna pas l'occasion de répondre, ni de refuser. La traînant vers lui jusqu'à la sortie de la pièce, il ne la lâcha qu'une fois dans le couloir, par souci de ne pas être accusé de molester les stagiaires. Visiblement, il s'était fait comprendre puisqu'elle le suivit sagement sur plusieurs couloirs, jusqu'à une petite salle d'archives isolée qu'il déverrouilla d'un coup de baguettes. Personne ne viendrait les déranger ici, songea-t-il en incitant Sasha à le suivre à l'intérieur d'un mouvement de tête.

Alessandro verrouilla la porte avec soin puis saisit de nouveau Sasha par l'épaule, pour la coincer contre une armoire emplie de boîtes d'archives, aux inscriptions mystérieuses. Il lui fit barrage de son corps, comme pour la dissuader de chercher à échapper à cette confrontation, et baissa sur elle un regard empreint de mépris.

"Alors comme ça, on s'est échappée de Poudlard ?", ironisa-t-il alors que ses sourcils épais se fronçaient de colère, faisant naître de fines rides sur son front. Ses pupilles lançaient des éclairs lorsqu'il cracha : "Je peux savoir ce qui t'a pris de me mentir comme ça ?"

"...et puis Jackie, trente ans qu'elle travaillait à la reprographie ! Elle avait commencé stagiaire, comme vous ! Alors, c'était pas le boulot le plus varié hein, on s'entend, mais ça payait les factures ! Ils l'ont remerciée deux semaines après avoir installé ces gros machins, là. Ah ça c'est sûr qu'ils sont rapides hein, plusieurs centaines de copies à la minute ! Elle pouvait pas faire ça, la Jackie, mais elle était quand même plus agréable, et puis elle tombait pas en panne, elle !"

Sasha écoutait sagement les revendications de Katherine, qu'elle avait appelée à l'aide quand la nouvelle imprimante Vargas avait commencé à lui cracher des dizaines de feuilles vierges au visage. Visiblement, elle avait dû loupé une étape dans les sortilèges de configuration.

"...heureusement que j'ai pu suivre la formation Vargas, moi. Sinon vous croyez bien qu'ils m'auraient fichue à la porte aussi ! Mais il leur faut quelqu'un pour réparer ces machins ! Vous savez me petite, la technomagie a ses limites, et la machine elle pourra jamais remplacer l'homme, ja-mais, ça j'vous l'dis !"

Sasha hocha silencieusement la tête en se retenant de regarder sa montre. Cela faisait bien cinq longues minutes que Katherine était arrivée et elle n'avait toujours pas lancé le moindre sort sur l'imprimante. Si elle avait été Danielle Coleman il lui aurait suffit d'un regard insistant ou d'un claquement de langue agacée pour que l'employée de la communication ne se mette au travail, mais elle n'était qu'une pauvre stagiaire et n'avait pas vraiment d'autre choix que de subir les plaintes de la quinquagénaire, qui arborait une coupe courte et une coloration rouge un peu douteuse.

"La pauvre Jackie, si elle voyait ce qu'ils ont fait de son bureau... Vous savez, avant il y avait au moins dix sorciers qui travaillaient là ! Chacun avec son petit bureau, et ils faisaient des belles copies, ça oui ! Alors ils étaient moins rapides, c'est sûr, mais c'était du bon boulot."

Katherine sortit finalement sa baguette de sa poche et commença par arrêter complètement la machine d'un sortilège, avant de tirer sur un levier et d'appuyer sur plusieurs boutons. Elle lança un nouveau sortilège et une petite ampoule placée en haut de l'appel s'alluma aussitôt.

"Et voilà ma grande ! Ça devrait fonctionner !
- Merci beaucoup ! Et bonne journée !"

Sasha salua la sorcière de son sourire le plus poli avant de laisser échapper un soupir d'agacement dès qu'elle se fut éloignée. Elle venait de perdre cinq minutes de son temps et s'apprêtait à en perdre cinq supplémentaires en faisant des photocopies. Elle préférait de loin les matinées qu'elle avait passées à découvrir les services de la justice magiques, mais son stage touchait à sa fin et elle avait apparement fait le tour des différents corps de métiers. Elle s'appliquait donc dans toutes les tâches qui lui étaient confiées -même les photocopies- désireuse de laisser une bonne impression avant son départ.

Elle avait à peine eut le temps de poser son premier document sur la surface transparente de la machine qu'une pile de parapheurs se posa brutalement sur ta table à côté d'elle, faisant tomber une partie de ses affichettes sur le sol. Sasha fit volte-face, prête à jeter un regard méprisant à l'autre stagiaire qui venait la déranger, ou à céder gentiment sa place à un supérieur hiérarchique, mais son regard tomba sur Alessandro qu'elle accueillit avec un sourire insolent. Il avait l'air passablement excédé et son exaspération aurait du l'effrayer mais elle ne parvenait qu'à s'en amuser. Elle s'était persuadée, peut-être à tort, qu'elle avait l'ascendant sur lui et ne le craignait pas autant qu'elle aurait dû.

"Je n'ai pas vraiment le temps...hé !"

Alessandro ne lui laissa pas le temps de finir sa réponse et lui attrapa le bras pour la trainer en direction de la sortie. Elle consentit à le suivre dans les couloirs du niveau 1, consciente qu'ils avaient peut-être besoin d'une petite conversation. Elle prit toutefois le soin de saluer poliment une ou deux personnes au hasard sur son chemin, pour s'assurer que l'on se souviendrait de l'avoir croisée en compagnie du garde du corps du ministre, juste au cas où.

Une lueur d'inquiétude s'alluma dans son esprit quand elle vit Alessandro verrouiller la porte de la petite salle d'archives dans laquelle ils venaient d'entrer, mais elle s'efforça de ne rien en laisser paraitre et ne lui offrit pas la moindre réaction quand il la poussa aux peu brusquement contre une armoire.

"Je préfère parler de profiter des vacances scolaires, corrigea-t-elle avec un sourire tranquille quand il l'accusa de s'être échappée de Poudlard. Et je ne t'ai pas menti, ajouta-t-elle en s'efforçant de soutenir son regard assassin. Tout est vrai, j'ai étudié à Salem cet été, je suis actuellement en stage au Ministère, et je prépare des examens de fin d'années. Tu n'a simplement pas posé les bonnes questions."

Elle avait parfaitement conscience que sa réponse ne ferait qu'attiser la colère d'Alessandro, mais elle avait encore une arme secrète contre lui qu'elle n'hésiterait pas à dégainer.

Le sourire paisible, presque serein de Sasha tira un grognement de frustration chez Alessandro. Cette gamine était incroyable d'aplomb, il avait déjà eu l'occasion de le remarquer lors de ce formidable déjeuner - le meilleur moment de sa vie, vraiment - et le constatait encore aujourd'hui. N'importe quelle personne normalement constituée placé sous le regard meurtrier d'Alessandro aurait fui, et à raison : il n'était pas homme à agiter de vaines menaces en l'air. Le mettre en colère pouvait s'avérer réellement dangereux, mais Sasha ne semblait pas encore en avoir pris la pleine mesure, puisqu'elle semblait prendre un malin plaisir à remuer le couteau dans la plaie et, surtout, à jouer à la plus maligne.

Ah, c'était facile pour elle, elle ne risquait pas grand chose, de passer pour une jeune écervelée ou une victime, tout au plus... Mais lui risquait sa carrière et sa réputation, deux frêles édifices qu'il tenait à préserver après avoir déjà dû fuir son propre pays.

"Ne joue pas à ce petit jeu avec moi", répliqua-t-il aussitôt, "Mentir par omission, c'est toujours mentir. Tu savais pertinemment que je n'aurais jamais couché avec une gamine en ton genre si j'avais eu une idée plus précise de ton âge. En entrant en douce dans une boîte interdite aux mineurs et en te présentant comme une étudiante, tu savais pertinemment que tu m'induisais en erreur."

A la décharge de Sasha, la sécurité laissait terriblement à désirer ce soir-là, comme il ne manquerait pas de le faire remarquer à Angus si d'aventure il lui prenait l'envie de vouloir évoquer le sujet. De toute façon, Alessandro n'avait aucune envie d'entrer dans de longs débats pour savoir à qui la faute : en ce qui le concernait, la faute revenait à Sasha, un point c'est tout, mais il n'était pas prêt de recommencer la même erreur. La prochaine fois, il s'assurerait de l'âge de ses conquêtes par des preuves tangibles, comme une carte d'identité et tant pis si cela cassait le charme du moment. Comme Melchior et Angus en avaient fait la récente expérience, il y avait suffisamment de femmes au-dessus de dix-huit ans pour ne pas avoir à risquer quoi que ce soit, surtout pas pour des gamines exaspérantes telles que Sasha Benson... Elle n'en valait réellement pas la peine, songea-t-il avec mépris. Maintenant, il tenait à bien faire pénétrer son message dans l'esprit subtil de cette demoiselle.

"Ce qui s'est passé entre nous était une erreur et ne se reproduira pas. Tu n'as pas intérêt à dire quoi que ce soit parce que je te préviens que si des rumeurs commencent à courir sur mon compte..."

Il laissa sa menace planer dans le mince espace qui séparait leurs deux corps. Surplombant Sasha de toute sa hauteur, il tenta de mettre un point final à leur histoire :

"A partir de maintenant, je ne veux plus jamais avoir à croiser ta route, est-ce que c'est bien compris ?"

Oublier toute cette histoire malheureuse, et s'assurer que sa prochaine conquête ait un minimum syndical de rides et de cheveux blancs, tel était le plan.

Sasha souffla bruyamment et se retint de lever les yeux au ciel quand Alessandro l’accabla de reproches. Elle soutint son regard assassin sans ciller. Elle aurait dû avoir peur, elle le savait, et elle guettait la montée d’adrénaline avec impatience. Elle voulait provoquer ce danger, voir la menace se refermer sur elle, sentir son cœur palpiter dans sa poitrine sous l’effet de la terreur. Elle voulait ce frisson qui la faisait se sentir plus vivante. Elle voulait cette impression que tout pouvait basculer, qu’elle était sur le point de perdre le contrôle, pour éprouver la fierté de tour rétablir, de rester maitresse de la situation. Parfaitement consciente qu’elle jouait avec le feu, et qu’elle faisait face à un hippogriffe déchainé prêt à charger, elle lui répondit pourtant avec une ironie parfaitement insolente.

« Oh non, pauvre de toi ! Abusé par une gamine qui t’a manipulé pour coucher avec toi, bouh ! singea-t-elle avec une fausse moue compatissante, pour le mettre face à son propre ridicule. Il n’était pas crédible, à jouer les victimes. Tu devrais contacter des associations de victimes d’agressions sexuelles, je suis certaine que ton témoigne les intéressera ! »

Elle avait visiblement réussi à attiser sa colère et Alessandro se rapprocha encore d’elle, la surplombant de toute sa hauteur. Sasha dut lever la tête pour continuer à le regarder dans les yeux mais n’abandonna pas son sourire insolent. Elle sentit, enfin, un frisson parcourir son dos alors qu’il la mettait en garde sur ce qu’elle risquait si jamais leur petite aventure venait à s’ébruiter. Il s’interrompit toutefois avant la fin de sa phrase, laissant l’ombre de sa menace planer entre eux.

« Sinon quoi ? » s’enquit-elle tranquillement, ses yeux clairs toujours braqués dans ceux de son interlocuteur.

Qu’il le dise, elle voulait l’entendre. Elle voulait qu’il lui promette tout le mal qu’il voulait lui faire. Elle voulait trembler, elle voulait avoir peur. Elle voulait qu’il formule tout ça à voix haute, devant elle, et qu’il la regarde ensuite retourner ses propres menaces contre lui, et transformer sa peur en une nouvelle détermination. Il y avait ceux que la peur paralysait et ceux qu’elle faisait avancer plus vite. Sasha savait depuis maintenant plusieurs années qu’elle appartenait à la deuxième catégorie.

Un rire cristallin, léger, et pourtant insupportable, s’échappa des lèvres de l’adolescente alors que le garde du corps tentait de clore la discussion. Il ne croyait quand même pas s’en tirer si vite ? Ils commençaient seulement à s’amuser.

"Oh non, je crois que ça ne va pas se passer tout à fait comme ça…"

Son sourire désinvolte et son air faussement innocent avaient disparu pour laisser place à un regard mauvais.

"J'ai les moyens de détruire ta réputation, et certainement de mettre fin à ta carrière, énonça-t-elle calmement. Et je n'aurais absolument aucun scrupule à le faire, alors je pense que tu vas commencer par changer de ton, et que tu vas être un peu plus agréable, d'accord ? Elle n'attendit pas de réponse de sa part. Encore une menace, et je me retrouve dans le bureau de Danielle Coleman à pleurer à chaudes larmes en lui racontant une version légèrement modifiée de notre soirée de réveillon. Comme tu le sais, je mens plutôt bien."

Il n'avait pas encore réaliser à quel point elle pouvait lui nuire. Mais cela viendrait.

Alessandro s'écarta légèrement de Sasha en entendant son rire cristallin, profondément interloqué. A quel moment avait-elle détecté de l'humour dans cette conversation ? L'expression de la sorcière évolua alors sous ses yeux médusés pour laisser place à un regard mauvais, exact miroir du sien, qui le laissa pantois. Mais qui était donc cette fille ?, songea-t-il en entendant sa réponse acide. Quelle sorcière de seize ans saine d'esprit réagirait d'une façon aussi provoquante dans une telle situation ? Elle était totalement inconsciente, mais Alessandro réalisa qu'il y avait eu des signes avant-coureur. Il ne fallait déjà pas être tout à fait normalement constituée pour se laisser séduire par un homme de quarante ans en boîte et le suivre chez lui pour coucher avec. Cela avait certainement constitué sa première fois - d'ailleurs en y réfléchissant, ce n'était pas tellement étonnant - et elle aurait pu tomber sur n'importe qui...

Elle aurait pu tomber sur quelqu'un de dangereux... songea-t-il avec ironie, en réfrénant tant bien que mal une pulsion violente. Comment quelqu'un d'aussi petit pouvait-il s'avérer aussi exaspérant ? Alessandro s'écarta tout à fait de Sasha et prit une profonde inspiration pour s'inciter au calme. Il répondit sur le même ton tranquille que Sasha, mais il n'y avait pas besoin d'être devin pour sentir qu'il était excédé.

"Tu n'as pas de preuve, et même si tu en avais, je serais beaucoup plus mesuré que toi sur ta capacité à mettre fin à ma carrière", répondit-il avec une pointe d'ironie, avant de poursuivre d'un ton doucereux : "Je ne suis pas exactement employé par le ministère, je ne réponds qu'à un seul homme alors ton petit laïus, c'est à Leopold Marchebank qu'il va falloir aller le faire. Mais si tu en as envie, libre à toi d'aller pleurnicher dans les jupons de Coleman en inventant des cracks, tu verras bien ce qui en ressort. Vas-y, je t'en prie... Je ne te retiens pas."

Il écarta grand les bras en haussant ses deux sourcils épais, l'incitant du regard à mettre sa menace à exécution. Mais, mû par l'incompréhension et, plus sournoisement, par une pointe de curiosité, il ne put s'empêcher d'ajouter :

"Cela dit, je ne suis pas bien sur de comprendre ce que tu attends de moi, ma grande ? Qu'est-ce qui te pose problème dans ma proposition de ne plus jamais s'adresser la parole, très exactement ? Je sais que ma compagnie est excellente, malheureusement je ne donne pas dans le baby-sitting", conclut-il d'un ton moqueur. Peut-être que s'il s'avérait exécrable, Sasha se lasserait d'elle-même et ils pourraient mettre un terme définitif à cette anecdote regrettable...  

Sasha arqua un sourcil, intriguée, quand Alessandro lui répondit qu'il doutait de sa capacité à détruire sa carrière. Visiblement, il la connaissait mal. Quoi de plus normal après tout ? Ils ne s'étaient fréquentés que deux heures, tout au plus. Il allait vite revenir sur son jugement. Elle nota toutefois la précision concernant son statut indépendant du ministère. Ainsi donc le garde du corps de Léopold Marchebank était détaché des forces de l'ordre ? Intéressant.

"Merci pour la précision, ça va m'être utile, répondit-elle avec un sourire poli teinté d'hypocrisie. Parce qu'il se trouve que j'ai des preuves. Elle plongea la main dans la poche de son sac pour attraper son Pear. Puisqu'il serait visiblement inutile de pleurnicher auprès de Miss Coleman, j'imagine que je n'ai plus qu'à aller directement trouver la presse ? Je connais un peu Miss Magpie et je suis certaine qu'elle va a-do-rer ce scandale. Le Ministre de la magie finira bien par l'apprendre, quand ce sera dans les journaux de tous le pays. Je me demande ce qu'il fera, à ce moment-là..."

Elle n'avait aucune certitude quant à ce qu'il adviendrait réellement de la carrière d'Alessandro si leur aventure venait à être révélée, mais Léopold Marchebank avait déjà dû faire face à la révélation de son infidélité, et n'avait certainement aucune envie de voir un autre scandale sexuel ternir sa réputation. Sasha le savait, et Alessandro le savait certainement aussi. Elle était une menace pour sa carrière et sa réputation, d'autant plus qu'elle jouait facilement avec la vérité et n'hésiterait pas à modifier un peu leur histoire, si besoin.

Le garde du corps semblait être arrivé à la même conclusion puisqu'il lui demanda ce qu'elle cherchait, alors même qu'il l'invitait à quitter la pièce un instant plus tôt. L'adolescente laissa échapper un éclat de rire cynique quand il termina en expliquant ne pas faire de baby-sitting et elle lui répondit avec un regard ennuyé. Il avait les mêmes vannes que Virgil Forbes. Du haut niveau, vraiment. Si elle avait été à sa place, elle n'aurait peut-être pas choisi leur différence d'âge comme angle d'attaque. C'était tendre la baguette pour se faire battre.

"Je ne sais pas encore, répondit-elle tranquillement. Mais la logique voudrait que, puisque tu attends quelque chose de moi -mon silence- je puisse obtenir quelque chose en retour, non ?"

Elle déverrouilla le Pear qu'elle tenait toujours dans sa main et, après une seconde d'hésitation, lança la lecture de l'enregistrement de cette nuit du 31 décembre. Elle avait activé le micro de son appareil en sortant du club, en se souvenant des conseils de Danielle Coleman, juste au cas où elle soit tombée sur un psychopathe. Elle s'était retrouvée, quelques heures plus tard, avec un enregistrement des plus compromettants.

Sasha soutint le regard d'Alessandro alors que le son de leurs ébats remplissait la pièce mais ne put empêcher le rouge de lui monter aux joues et se maudit pour sa pudeur parfaitement ridicule. Pourtant, on ne l'entendait que très peu sur cette bande-son. Un peu impressionnée, elle était restée plutôt silencieuse. Ce qu'elle n'hésiterait pas à utiliser à son avantage.

"Qu'est-ce que tu serais prêt à faire pour que ça -elle agita le Pear dans sa main- disparaisse et ne se retrouve jamais dans les mains de Magpie ou de Coleman ? Et j'ai une copie, évidement, inutile de balancer mon Pear contre un mur," conclut-elle avec un sourire acide.

Maintenant ils allaient pouvoir commencer à discuter.

Qu'est-ce que Leopold Marchebank ferait, si son garde-du-corps / homme de main / tueur-à-gages se trouvait accusé de viol sur mineure sur la place publique ? Très probablement sauver sa propre réputation en se cherchant un Nouvel Alessandro, avant d'envoyer sa pauvre carcasse pourrir à Azkaban. Peut-être y aurait-il moyen d'étouffer le scandale dans l’œuf en remontant à sa source - à ce qu'on lui disait, Mildred Magpie était une femme nettement corruptible... - mais il aurait autant aimé ne pas avoir à vérifier cette théorie.

Alessandro ne dissimula pas sa surprise lorsque sa jeune conquête d'un soir affirma ne pas savoir ce qu'elle lui voulait, avant de déverrouiller son Pear pour révéler un enregistrement des plus compromettants. A l'entente des bruits caractéristiques qui envahissaient la salle d'archives, Alessandro croisa les bras sur sa poitrine et garda le silence, analysant la situation. Bien, il était compliqué d'associer avec certitude ces râles de plaisir à sa propre voix, mais un petit tour sur Netflics suffirait à le confondre, en identifiant le Pear dans son appartement le soir du premier de l'an. D'autre part, il constata, mortifié, que l'on entendait assez peu la voix de la jeune femme sur cet enregistrement ; on lui avait connu compagne plus fougueuse vocalement parlant. Il n'y avait pas prêté plus attention que ça sur l'instant, chaque femme étant différente et plus ou moins expressive, mais ce comportement prenait une toute autre signification maintenant qu'il connaissait son âge...

Quelque chose ne collait pas, cependant. Si en effet, cette expérience sexuelle avait été la première de Sasha, pourquoi ne rien lui dire ? Pourquoi le suivre ? Et pourquoi, Merlin, pourquoi, ne pas se dépêcher d'oublier cette histoire pour s'intéresser aux garçons de son âge ? L'aplomb incroyable dont elle faisait preuve face à lui aujourd'hui, allant jusqu'à le menacer, suggérait plutôt que la sorcière était une excellente menteuse - voire une manipulatrice - pour ne pas dire une psychopathe... Voici la conclusion à laquelle parvint Alessandro, éberlué face aux dernières paroles de Sasha. Persuadée de l'avoir piégé - et, il devait bien le reconnaître, à raison, même s'il ne se sentait pas encore particulièrement inquiet - la jeune fille semblait jouir de cette situation d'une façon un peu trop évidente pour qu'il ne s'interroge pas sur sa santé mentale. Qu'à cela ne tienne, Alessandro avait rencontré son lot de cinglés dans sa vie et n'avait pas peur d'une manipulatrice de bac à sable...

"Évidemment", répéta-t-il avec une pointe d'ironie, "Je vois que tu as pensé à tout."

Il valait mieux pour elle, en tout cas. D'un geste souple, il s'empara néanmoins du Pear déverrouillé et s'assura qu'il n'était pas en train d'enregistrer, pour cette fois. Sans chercher à effacer l'enregistrement du Nouvel an, il le lui rendit aussitôt.

"Je suis capable de faire à un peu près n'importe quoi", répondit-il finalement en posant sur elle un regard provoquant. Comme lui planter un couteau entre les deux yeux si elle s'obstinait à vouloir lui pourrir la vie, mais il y avait peut-être un moyen un peu moins salissant et dangereux de se tirer de cette situation. D'autre part, il était trop intrigué pour passer tout de suite aux grands moyens... "Tout dépend donc de ce que tu es capable de me demander..."

Un défi dangereux, mais il restait encore persuadé à ce stade que cette jeune-fille en mal de sensations fortes n'avait pas encore compris à qui elle avait affaire. Une petite voix à l'intérieur de sa tête lui souffla que l'inverse était peut-être aussi vrai, et il se promit de se renseigner rapidement auprès de cette fameuse stagiaire de la milice...

"Alors dites-moi, miss Benton, maintenant que vous avez votre propre garde-du-corps à disposition, qu'allez-vous donc en faire ?"

Alessandro s'esclaffa de surprise face à l'aplomb de la stagiaire. Le sourire provoquant de Sasha titilla plaisamment son ego, et il darda sur elle un regard intense. Capable de lui demander n'importe quoi, hmm ? De grandes paroles dans la bouche d'une si petite sorcière...

"Je ne demande qu'à voir", rétorqua-t-il d'une voix doucereuse, qui laissait clairement entendre qu'il ne la pensait pas à la hauteur des airs qu'elle se donnait. En réalité, et de son propre aveu, Sasha n'avait pas encore décidé ce qu'elle comptait faire de l'avantage qu'elle venait de gagner. Peut-être qu'elle se satisfaisait simplement d'avoir réussi à prendre le dessus, car cela ajoutait un petit frisson à son existence insipide. C'est ainsi qu'Alessandro l'interpréta, en tout cas, et il retint à grand peine une exclamation moqueuse lorsqu'elle lui demanda son numéro de téléphone : il était évident qu'il n'entendrait plus jamais parler d'elle après cette entrevue.

La tension palpable dans la pièce se détendit alors naturellement. A ses membres qui se détendaient, Alessandro réalisa à quel point ce petit échange l'avait crispé, à croire que Sasha avait le don pour le faire sortir de ses gons. Il attrapa le Pear qu'elle lui tendait sans rechigner, presque avec indifférence. Du bout de ses longs doigts habitués à la technomagie - les visionnages des dernières séries sorcières de la plateforme de streaming Atlantis Prime sauvaient parfois de longues nuits de gardes - il tapota son numéro ainsi que son nom complet et sauvegarda le nouveau contact dans le téléphone de Sasha.  

"Si c'était mon numéro que tu voulais, il suffisait de le demander...", susurra-t-il d'un ton moqueur, en se penchant sur la jeune femme pour glisser le téléphone dans sa poche. Conscient qu'il n'était pas à son avantage d'énerver Sasha plus que de raison, il retint difficilement une remarque salace et s'écarta en direction de la porte. Maintenant que Sasha lui avait joué son petit numéro d'apprentie chanteuse, il ne tenait particulièrement à s'attarder. La pensée des parapheurs ultra urgents abandonnés dans la salle des photocopieuses se rappela douloureusement à lui, et il grimaça intérieurement en songeant aux coups de balais que Josy allait adresser à son précieux popotin.

"Si tu n'as rien à ajouter, princesse, je crois que nous pouvons en rester là pour aujourd'hui...", dit-il en déverrouillant la porte. Sans un regard en arrière, Alessandro abandonna là Sasha pour avaler le couloirs à grands pas rapides. Sa cape voletait autour de ses jambes et manqua renverser un vieil ambassadeur qui passait par là, mais il ne s'arrêta pas pour s'excuser. A vrai dire, toute son attention était absorbée par la notification qui émanait de son propre Pear, resté dans sa poche pendant la totalité de cet échange... Récupérant ses documents, il se hâta d'aller les porter jusqu'à leurs destinataires respectifs avant de rejoindre son patron qui s'impatientait.