La Vie des autres [Jonah & Priya]

Priya ressemblait en tout point à n'importe quelle jeune londonienne, avec son jean délavé, sa paire de basket colorée, sa doudoune gris métallique et son casque sur les oreilles. Pourtant, la jeune femme ne pouvait pas s'empêcher de jeter de fréquents coups d'oeil par dessus son épaule, comme pour s'assurer qu'aucun de ses collègues ne l'avait suivie. Elle sentait son stress augmenter à mesure qu'elle se rapprochait du lieu de rendez-vous. Elle avait proposé cet entretien au professeur Forbes sur un coup de tête, après avoir entendu des collègues se féliciter de l'efficacité du système de surveillance de Poudlard, et elle avait failli annuler une bonne dizaines de fois.

La jeune ingénieure avait quitté le travail un peu plus tôt que d'habitude, emportant avec elle une copie du contrat qui liait Vargas Corporation à l'école de magie, ainsi que divers plans et schémas techniques des dispositifs sur lesquels elle avait travaillé pour Poudlard, et dont il n'était nullement question dans le contrat. Son sac en bandoulière avait subi un sortilège d'extension indétectable pour accueillir tous ces documents, en plus de ses affaires, et il semblait peser une tonne sur son épaule. Elle savait toutefois que le poids qu'elle sentait au creux de son estomac n'avait rien à voir avec les quelques feuilles de papier qu'elle portait. C'était le poids de la culpabilité.

Les mises en garde et les révélations de Jeremy au sujet du gouvernement de Marchebank ne quittaient plus son esprit. Elle avait pourtant désespérément essayé d'étouffer les questions que cette conversation avait plantées dans son esprit. Elle s'était convaincue qu'elle ne voulait pas savoir, qu'elle préférait fermer les yeux plutôt que d'accepter la possibilité qu'elle puisse oeuvrer du mauvais côté. Parce que, si Jeremy disait vrai, alors elle était dans le mauvais camp depuis le début. Et elle ne supportait pas cette idée. Il avait été étonnement facile de mettre cette conversation de côté et de continuer à faire comme tout allait bien, jusqu'à ce que cette élève -visiblement dangereuse- soit arrêtée grâce au système de surveillance de Vargas. Un système dont Jeremy, comme le reste de l'équipe enseignante, semblait tout ignorer.

Elle avait hésité à parler directement à l'ancien Gryffondor mais elle n'en avait pas eu le courage. Elle commençait tout juste à retrouver une relation amicale avec Jeremy, et elle ne voulait pas tout gâcher en posant les mauvaises questions et en apportant la preuve de sa collaboration à ce système qu'il critiquait. Elle avait senti beaucoup trop d'implication et d'émotions de sa part quand ils avaient brièvement évoqué le sujet, et cela l'effrayait. Elle avait besoin d'un interlocuteur plus neutre, qui entendrait ses questions sans jugement, et qui aurait peut-être les réponses à ses questions. Elle espérait que Jonah Forbes pourrait être cette personne.

Pourtant, plus elle se rapprochait du Café Monocle, plus elle avait peur de faire une énorme bétise. Elle eut beau ralentir le pas, elle arriva finalement devant la vitrine de l'établissement et avisa aussitôt le Professeur Forbes, installé au fond de la salle. Prise d'un mouvement de panique, elle s'écarta aussitôt de la vitre et poursuivit son chemin. Elle avait dépassé le café de plusieurs mètres quand elle réalisa à quel point son comportement était idiot. Elle ne pouvait pas fuir éternellement. Il était temps de poser les questions qui occupaient son esprit, et d'en affronter les réponses.

Priya se décida finalement à revenir sur ses pas et poussa la porte du Café Monocle, le vente noué. Son visage blême trahissait sa nervosité mais elle se força à adresser un vague sourire à Mr. Forbes qui se levait pour lui serrer la main. Elle se contenta de balayer ses excuses d'un geste de la main quand il lui expliqua avoir déjà passé sa commande. Elle n'avait toujours pas prononcé un seul mot quand elle s'installa en face de l'enseignant et il lui fallut quelques secondes supplémentaires avant de retrouver l'usage de la parole.

"Merci d'être venu, articula-t-elle finalement en se tordant nerveusement les mains sur ses cuisses. Elle hésita un instant, à la recherche d'une accroche subtile pour amener la conversation sur le sujet qui la préoccupait, avant de se résoudre à lâcher la bombe tout de suite. Je crois qu'il y a un problème avec le système de surveillance de Poudlard. Elle jeta un regard par dessus son épaule pour vérifier qu'aucun serveur ne venait dans leur direction. J'ai lu le contrat que vous m'avez donné, et je pense qu'il est bidon, reprit-elle plus bas. La moitié des informations sont fausses."

Maintenant qu'elle avait commencé à parler, elle n'avait plus envie de s'arrêter. Elle se força toutefois au silence, pour ne pas révéler trop d'informations d'un coup. Si Jeremy avait dit vrai, il était dangereux de tenir ce genre de propos. Elle devait d'abord s'assurer que Jonah Forbes ne les utiliserait pas à mauvais escient. Cette conversation ne pouvait pas arriver à n'importe quelles oreilles. Priya se rappela alors de la mesure de sécurité la plus élémentaire, qu'elle s'était juré d'appliquer pendant ce rendez-vous.

"Excusez-moi, est-ce que vous pourriez hum... Eteindre votre Pear ? demanda-t-elle timidement. Complètement. Elle était bien placée pour savoir que les micros de l'appareil continuait de fonctionner même en mode veille. Pour les micros, précisa-t-elle avec un sourire gêné. Si ça ne vous dérange pas."

Il devait penser qu'elle était complètement folle. Et il n'était pas au bout de ses peines.

Priya s'était bien évidement préparé à ce que son interlocuteur soit surpris par ses révélations qui devaient lui paraitre complètement ubuesques, pourtant l'étonnement de Jonah lui fit oublier tout ce qu'elle avait prévu de dire. Elle avait répété ses explications dans sa tête des dizaines de fois, elle avait préparé tout un argumentaire pour mettre en lumière les failles du contrat qui liait Vargas à l'école de magie, pourtant elle se retrouva complètement désemparée. Et si le professer Forbes était parfaitement au courant de ces failles ? Et s'il s'agissait d'un accord entre Poudlard et Vargas ? Mais alors, pourquoi ne pas écrire la réalité dans le contrat ? Et si elle se trompait d'interlocuteur ? S'il la dénonçait à Vargas pour diffamation ?

Une chose était certaine, quelle que soit l'issue de cet entretien, ils ne pouvaient pas laisser la moindre trace de leurs échanges. Elle s'apprêtait à mettre en cause son employeur, au pire elle passerait pour une salariée aigrie et revancharde, et au mieux elle parviendrait à comprendre ce qui se cachait derrière ce faux contrat de surveillance. Dans tous les cas, leur conversation devait rester secrète. Elle adressa un sourire de remerciement un peu nerveux à l'enseignant quand ce dernier accepta d'éteindre son Pear et lui retourna la demande.

"Déjà fait, souffla-t-elle en plongeant la main dans la poche de sa doudoune pour en extraire son Pear, complètement éteint. Pour éviter la géolocalisation, ajouta-t-elle. Elle fonctionne même en mode transplanage."

La plupart des sorciers ignoraient à quel point ils étaient constamment traqués par leurs appareils, et ce même lorsqu'ils essayaient d'être discrets. Il ne faudrait pas plus de quelques minutes à n'importe quel technicien de chez Vargas pour savoir que Jonah Forbes s'était rendu dans ce café, le jeudi 11 janvier à 21h. C'était le prix à payer pour pouvoir bénéficier des nombreux services offerts par la multinationales : réservation de Magicobus, livraison de nourriture, filtres Instamag géo-localisés, etc.

Le peu de certitudes qui lui restaient s'évanouit face à l'assurance du Professeur Forbes, qui affirmait qu'il avait directement participé à la rédaction du contrat et qu'il ne pouvait pas y avoir d'erreur. Il était catégorique. Il lui avait l'air honnête, et Priya avait le sentiment qu'il croyait réellement ce qu'il disait. Elle n'arrivait pas à savoir si elle devait interpréter cette conviction comme un signe évident que l'enseignant avait participé aux arrangements entre Poudlard et Vargas ou comme une preuve qu'il avait été trompé, lui aussi. Essayait-il de se raccrocher à ce qu'il pensait savoir, ou cherchait-il à la faire renoncer à ses recherches ?

"Ce n'est pas ce que je voulais dire, se défendit-elle d'une petite voix. Le contrat est très bien ! Elle ne voulait surtout pas remettre en cause le travail de Jonah. Mais j'ai eu le sentiment, en rassemblant tous les travaux réalisés pour Poudlard, qu'il y avait certaines incohérences..."

Elle baissa les yeux sur ses mains qu'elle tordait nerveusement sous la table. Son coeur battait fort contre ses côtes et dans ses tempes, au point qu'elle n'arrivait plus à s'entendre penser. Elle était peut-être en train de faire une énorme erreur, probablement la plus grosse de sa vie. Et au nom de quoi ? D'un doute que Jeremy avait fait naitre dans un coin de sa tête, des semaines plus tôt ? D'un sentiment de culpabilité qui n'était peut-être même pas justifié ? Elle craignait de plus en plus de faire fausse route, mais elle en avait déjà trop dit pour s'arrêter ici. Elle était persuadée qu'on lui cachait quelque chose et elle était décidée à découvrir de quoi il retournait.

"Je pensais que, peut-être vous... vous seriez curieux de savoir... reprit-elle, hésitante. Au prix d'un effort surhumain, elle parvint à redresser la tête et à plonger son regard troublé dans celui de l'enseignant, en attente du moindre signe de sa part. Mais si vous êtes absolument certain qu'il n'y a pas la moindre faille possible, je me suis peut-être trompée."

Elle était prête à faire machine arrière et à prétendre qu'elle confondu le cas Poudlard avec un autre dossier. Elle préférait passer pour une écervelée plutôt que de se risquer à faire des confidences à la mauvaise personne. Mais avant cela, elle voulait laisser une dernière chance à Jonah Forbes d'entendre ce qu'elle avait à dire.

"Mon contrat de travail comportait évidement une clause de confidentialité, que j'ai peur d'avoir déjà enfreint, expliqua-t-elle en jouant nerveusement avec ses mains. D'où toutes ces précautions."

Et elle espérait sincèrement qu'elle n'avait pas pris tous ces risques pour rien.

Priya se détendit légèrement -disons qu'elle s'autorisa de nouveau à respirer- quand le Professeur Forbes lui avoua avec un sourire sans joie qu'il n'était sûr de rien. Cela lui convenait parfaitement, tout ce dont elle avait besoin c'était d'un interlocuteur prêt à entendre son analyse. Peut-être qu'il ne la croirait pas, ou peut-être même qu'il aurait une réponse logique à lui apporter pour lui prouver qu'elle trompait. Au fond elle se fichait presque de l'issue de cette conversation, elle avait simplement besoin de faire part de ses doutes à quelqu'un.

"J'ai peur de vous apporter plus de questions que de réponses..." répondit-elle en lui renvoyant son sourire.

Après avoir jeté un nouveau regard nerveux autours d'eux, la jeune femme attrapa son sac et en sortit un exemplaire du contrat que lui avait transmis Jonah. Les pages étaient froissées d'avoir trop souvent voyagé au fond de sa sacoche en jean, et couvertes d'annotations au crayon à papier. La plupart était des renvois vers d'autres pages du contrat, ou des points d'interrogations qu'elle avait placé face aux passages qu'elle ne comprenait pas. Elle fit glisser le document entre eux de sorte à ce qu'ils puissent le lire tous les deux.

"Pour être honnête, j'ai commencé à avoir un doute le jour où vous m'avez montré le contrat, chez Vargas, commença-t-elle, un peu hésitante. Je ne l'avais jamais lu, c'est le service juridique qui se charge de tout cet aspect là, on m'avait simplement demandé de leur envoyer le cahier des charges avec les spécificités produits, pour qu'ils puissent l'annexer au contrat, poursuivit-elle, de plus en plus affirmée au cours de ses explications. Sauf que, justement, les modèles listés ici...Elle point l'article "Propriété techniques des équipements"...ne correspondent pas à ceux sur lesquels le laboratoire à travailler pour ce projet."

L'article en question mentionnait des caméras W-Pro360, modèle 2B, or elle avait travaillé sur le développement du modèle W-Light280 spécialement pour Poudlard. Elle se souvenait parfaitement des consignes reçues directement de Logan Vargas, qui avait expliqué que l'école de magie recherchait les équipements les plus discrets possibles, pour ne pas dénaturer son architecture millénaire. Pourquoi la direction de Poudlard aurait-elle finalement opté pour des caméras plus anciennes et moins discrètes ?

"Ce modèle de caméra correspond à ce qui se faisait le mieux il y a deux ou trois ans, reprit-elle en posant son doigts sur le nom du modèle en question. Ces technomagies sont un peu obsolètes aujourd'hui... Ces caméras, les W-Pro360, elles sont inspirées de ce qui se fait dans le monde moldu, et ont simplement été enchantées pour fonctionner dans un environnement magique. Elles sont visibles à l'oeil nu, et facilement reconnaissables parce qu'elle émette un petit signal lumineux pendant l'enregistrement. La technomagie permet de faire des choses beaucoup plus discrète maintenant, et... "

Priya abandonna le contrat au centre de la table et ramena instinctivement ses mains contre elle, comme pour se réfugier derrière ses bras. Elle lutta contre l'envie de se rouler en boule sur sa chaise et se contenta de jouer nerveusement avec le bracelet en coton délavé qu'elle avait au poignet droit.

"J'ai travaillé pendant des semaines sur des caméras quasiment invisibles, spécialement pour Poudlard. Des équipements qui pourraient être placés dans des armures ensorcelées, ou des statues, qui pourraient être intégrés dans des tableaux magiques... Je ne comprends pas pourquoi ils n'ont pas été utilisés, conclut-elle avec un haussement d'épaules qui se voulait désinvolte mais qui ressemblait plus à un tic nerveux. Je pensais que c'était une question de prix mais... Elle tendit de nouveau le bras et fit tourner quelques pages du contrat pour s'arrêter à l'article "conditions financières", qu'elle pointa du doigt. Le prix indiqué ici correspond à celui des modèles W-Light280, les plus discrètes."

Elle ne s'était pas risquer à élaborer la moindre théorie pour expliquer ces décalages. Elle s'en était tenue à ce qu'elle maitrisait : les données, les chiffres, les contrat. Tout cela était concret, c'était mesurable, vérifiable. Mais elle sentait que cette discussion allait forcément basculer dans un registre plus politique, plus stratégique, qu'elle ne maitrisait pas tout à fait. Elle n'avait jamais été douée à ces jeux-là. Déceler les alliances, mentir, jouer double-jeu, elle en était incapable. Elle n'avait même jamais gagné une partie de loup-garou de sa vie, comment était-elle censée y parvenir dans la vraie vie ?

"Alors soit il y a eu un malentendu entre Poudlard et Vargas, soit..."

Elle n'osait même pas formuler ses soupçons à voix haute tant elle doutait de ses propres capacités de jugement. Se pourrait-il que la multinationale ait simplement cherché à arnaquer l'école de magie en leur faisant payer des équipements obsolètes beaucoup trop cher ? Ou s'agissait-il d'une entente entre les deux Parties ? Mais dans quel but ? Et qu'étaient devenues les W-Light280 si elles n'avaient pas été installées à Poudlard ?

A qui est-ce que cet arrangement bancal pouvait bien profiter ?

Priya adressa un vague sourire à son interlocuteur qui la remerciait pour ses informations. Elle n’était toujours pas certaine d’avoir fait le bon choix en faisant part de ses doutes à l’enseignant, mais il était trop tard pour faire machine arrière. Elle n’avait plus qu’à espérer que -comme l’avait assuré Jeremy- Jonah Forbes était un homme de confiance, qui saurait quoi faire de cette découverte, dans l’intérêt de Poudlard.

La jeune ingénieure secoua la tête de gauche à droite quand l’enseignant s’inquiéta de savoir si elle avait mis d’autres personnes au courant de sa découverte. Elle avait été incapable de déterminer qui, parmi ses collègues, connaissait la vérité, et qui avait simplement été maintenu dans l’ignorance. Dans le doute, elle avait gardé le silence.

« Non, personne, assura-t-elle. Merci », ajouta-t-elle quand il lui promit de ne pas en parler sa propre direction, pour ne pas risquer de lui attirer des ennuis avec sa hiérarchie.

Priya accueillit la remarque de l’enseignant au sujet du respect des droits fondamentaux avec un haussement de sourcils perplexe. Elle n’avait pas vraiment envisagé la situation sous cet angle. Là où elle n’avait vu qu’une entente déloyale ou des arrangements commerciaux opaques, se pourrait-t-il que le problème soit encore plus grave ? Se trouvait-elle face à une atteinte aux libertés les plus fondamentales ?

Elle avait honte de l’admettre mais ses motivations n’avaient jamais été si nobles. Priya avait agi en premier lieu pour soulager sa conscience. Elle était de plus en plus persuadée que Vargas avait des choses à cacher dans ce dossier. Et elle ne s’était pas trompé. Pour une raison qu’elle n’était pas encore certaine de comprendre, la multinationale avait cherché à dissimuler la vérité, avec ou sans l’accord de la direction de Poudlard. Dans tous les cas, Priya n'avait pas voulu être associée à ce mensonge. Elle ne savait pas mentir et détestait ça.

Jonah Forbes lui avait paru être un interlocuteur de confiance et elle lui avait révélé tout ce qu’elle savait, sans rien attendre d’autre de lui que la prise de relai. Elle lui avait confié l’information, à lui d’en faire ce qu’il voulait. Elle s’était placée en informateur, pas en stratège ni en défenseur des droits fondamentaux. Mais il était de plus en plus évident que la répartition des rôles n’était pas si simple que ça, et que l’idée même de neutralité n’était plus envisageable.

La jeune femme hésita à parler quand le professeur lui demanda ce qu'elle attendait de lui, avant de se figer quand il lui poursuivit en l'interrogeant sur ce qu'il pouvait, en retour, attendre d'elle.

Priya ne s'était pas projetée beaucoup plus loin que cette entrevue, pourtant plus elle y réfléchissait, plus il lui était évident que les choses ne pouvaient pas s'arrêter là. Et si Jonah Forbes disait vrai ? Si Vargas avait agi au mépris des libertés fondamentales, sans informer ni consulter aucune des personnes concernées par ce système de surveillance ? Elle ne pouvait pas simplement rentrer chez elle, soulagée de les avoir dénoncés, et dormir sur ses deux oreilles. Elle avait envie d'aller au fond de cette histoire, d'en savoir plus. Elle avait envie de comprendre.

Mais voler des documents confidentiels ? Espionner son propre employeur ? Elle se sentait moralement capable de le faire, si c'était pour mettre en lumière des abus ou des atteintes à la loi, mais elle n'était pas certaine d'y arriver. Elle n'était ni une grande menteuse, ni une grande actrice, et elle avait la certitude qu'ils pourraient lire en elle le mot "traitre" aussi clairement que s'il était écrit en rouge sur son front.

Et puis, si c'était Jonah Forbes, le traitre ? S'il travaillait avec Vargas depuis le début pour duper le conseil d'administration de Poudlard ? C'était lui qui avait mené le projet à bien, après tout. Mais il avait paru si surpris et si contrarié par les révélations qu'elle lui avait faites... Priya chassa ses doutes et décida de partir du principe qu'il était honnête. Elle décida aussi qu'elle voulait l'aider.

Son silence avait visiblement duré trop longtemps puisque l'enseignant la rassura en lui expliquant qu'elle pouvait tout à fait refuser, et en rester là. Mais c'était un mensonge, elle en avait déjà trop fait, et elle avait trop de questions sans réponse pour s'arrêter là.

"Non, je... c'est d'accord, je vous donnerai ce que j'ai, répondit-elle finalement avec empressement. Mais j'aurais besoin de votre aide, poursuivit-elle plus calmement, un peu hésitante quant au ton à adopter. Elle aurait aimé être capable de faire des grandes et belles phrases et d'exiger les choses avec assurance, mais elle se retrouvait à s'agiter sur à chaise et elle avait du mal à soutenir le regard de son interlocuteur. Je...j'ai besoin de savoir, tout ce que vous savez. Enfin, sur le sujet, tempéra-t-elle avec un sourire nerveux. Vous parliez de libertés fondamentales, tout à l'heure, et j'imagine que vous les sentez menacées en ce moment, et pas seulement par ça -elle pointa le contrat toujours posé entre eux- Pourquoi ? J'ai besoin de comprendre..."

Elle releva finalement ses yeux de ses mains moites pour capter le regard de l'enseignant. C'était ce qu'elle attendait de lui, finalement, qu'il lui apprenne. Elle prenait de plus en plus conscience de tout ce qu'elle ne voyait pas, de tout ce qu'elle avait manqué en quittant le pays pendant trois ans, et elle avait besoin d'une sérieuse séance de rattrapage.

Priya hocha silencieusement la tête lorsque le Professeur Forbes proposa de lui raconter sa propre expérience. Elle était curieuse de connaitre ce qui justifiait les positions de l'enseignant vis-à-vis du gouvernement. Elle savait qu'elle s'apprêtait à entendre un point de vue subjectif, qui ne reflétait l'opinion que d'une seule personne, mais elle avait le sentiment qu'il y aurait plus de vérité dans le discours de Jonah Forbes qu'elle n'en avait trouvé dans les journaux ou auprès de ses collègues.

Il commença par lui révéler le traitement qui avait été réservé aux opposants de Marchebank et Priya grimaça. Elle avait vaguement suivi les élections britanniques, depuis l'Alaska, mais n'avait rien vu d'autres que des articles évoquant la victoire écrasante du nouveau ministre de la magie. Aux opposants politiques avaient succédés les intellectuels, qui étaient nombreux à avoir disparu dans d'étranges circonstances, dont un ami de Jonah.

"Désolée..." souffla-t-elle d'une petite voix à l'évocation de la mort de l'écrivain.

La jeune femme confirma d'un hochement de tête les paroles de l'enseignant, qui assurait qu'aucun journal officiel ne traitait de ces sujets-là. Elle avait essayé de se renseigner d'elle-même sur ces mouvements qui contestaient la politique de Marchebank, et elle n'avait rien trouvé de constructif. Quelques articles évoquaient bien des mouvances terroristes extrêmes, prêtes à tout pour déstabiliser le pays, mais aucun journal n'évoquait d'opposition politique légitime.

Plus l'enseignant progressait dans ses explications, plus Priya se sentait mal à l'aise. Il évoquait le dôme de Bristol, la vidéo-surveillance à Poudlard, la Milice. Des domaines dans lesquels Vargas intervenait quotidiennement. Des projets dans lesquels elle avait souvent joué un rôle, plus ou moins important. Si Jonah Forbes disait vrai, elle était dans le mauvais camp depuis le début. Elle travaillait pour un régime autoritaire, elle aidait la Milice, favorisait le contrôle de la population. Cette pensée lui donnait le vertige. La culpabilité grandissait en elle, l'écrasant sous son poids, sans qu'elle ne puisse y résister.

Elle aurait préféré ne pas croire un seul mot de ce que le Professeur Forbes venait de lui raconter. Elle aurait voulu pouvoir rejeter cette vérité en bloc, et continuer à vivre sans plus jamais repenser à ces révélations. Elle n'avait pas envie d'accepter cette réalité, parce que cela revenait à accepter sa responsabilité, à admettre qu'elle travaillait pour ce qui ressemblait à une dictature. Elle ne se sentait pas le courage d'assumer ses mauvais choix et de devoir tout faire pour se rattraper. Mais c'était trop tard, elle savait maintenant, et elle ne pouvait plus oublier.

Dès lors qu'elle était au courant de ce qui se passait réellement dans le pays, elle ne pouvait plus nier le rôle de Vargas auprès du régime, et son rôle à elle au sein de l'entreprise. Elle n'avait jamais été neutre, comme elle le prétendait, elle avait oeuvré pour Marchebank et sa Milice, depuis des mois, sans vraiment savoir comment ses recherches et son travail seraient utilisés. Maintenant elle savait, et elle pouvait choisir son camps en connaissance de cause. La neutralité n'était plus une option.

Accablée par ce récit et par ce qu'elle découvrait sur son propre rôle au sein de cette dictature, Priya posa ses coudes sur la table et attrapa momentanément sa tête entre ses mains. Ces révélations remettaient en perspective les derniers mois de sa vie et elle envisageait tous ses souvenirs récents sous un angle complètement neuf. Son cerveau tournait à plein régime, trouvant des indices là où il n'avait rien vu avant, ré-analysant tous les échanges qu'elle avait eu avec des représentant du gouvernement ou de la Milice. Elle en avait le tournis.

Elle releva finalement la tête, le visage blême, alors que l'enseignant lui proposait de lui fournir des journaux clandestins, afin qu'elle puisse s'informer plus en détails. Il devait s'être rendu compte qu'elle était un peu submergée puisqu'il lui proposa de prendre le temps de se renseigner et de se faire son propre avis.

"Je peux vous transmettre ces journaux, là, dès maintenant, dites-moi."

C'était sa dernière chance de faire marche arrière, elle le savait. Si elle acceptait ces journaux, elle n'aurait plus d'autre choix que de se confronter à la vérité, et d'accepter les horreurs qu'elle n'avait pas su voir jusqu'à présent. Des horreurs auxquelles elle avait peut-être, même indirectement, participé. Elle aurait voulu pouvoir simplement rester dans l'ignorance et ne pas prendre position, mais elle savait que c'était impossible. Fermer les yeux c'était déjà collaborer. Et elle ne supporterait pas de vivre avec les soupçons et la culpabilité.

"Je veux bien, répondit-elle finalement après quelques secondes d'hésitation. Merci."

Elle avait peur de ce qu'elle allait découvrir dans ces journaux, et ne pouvait pas s'empêcher de se demander ce que l'enseignant devait penser d'elle, lui qui savait déjà tout ça. Il ne devait pas avoir une très hâte opinion de Vargas, qui remportait tous les marchés du gouvernement, ni de ses employés. Que se passerait-il, quand il découvrirait qu'elle était en contact direct avec Danielle Coleman, qu'elle avait aidé la Milice a utiliser au mieux la géolocalisation des Pear ?

"Monsieur Forbes... l'interpella-t-elle alors qu'il se levait pour aller récupérer les fameux journaux. Je..."

Sa confession resta coincée dans sa gorge sans qu'elle ne parvienne à la formuler. Elle avait peur de l'impact de ses aveux sur le jugement de son interlocuteur autant que sur sa propre opinion d'elle-même. Avouer à voix haute avoir collaboré avec cette dictature que Jonah dénonçait, c'était assumer sa part de responsabilité et accepter sa culpabilité.

"Je... Je travaille beaucoup avec la Milice, commença-t-elle en baissant les yeux. Pour la Milice, corrigea-t-elle. Je ne pensais pas que..."

Elle s'interrompit au milieu de sa phase, mal à l'aise. Elle aurait voulu se cacher derrière des "je ne savais pas", mais cela aurait été une excuse trop facile. La vérité était qu'elle n'avait pas cherché à savoir. Elle avait vu les opportunités professionnelles, le travail intéressant, les challenges, et elle n'avait pas voulu voir le reste.

"Je suis désolée, conclut-elle finalement. Je n'avais pas réalisé que c'était si grave..."

Priya ne fut qu'à moitié rassurée par la réponse de Jonah. Elle ne s'inquiétait pas tant de ce qu'elle avait pu faire avant -même si elle commençait à sentir la culpabilité peser sur ses épaules- mais surtout de ce qu'elle pourrait être amenée à faire maintenant. Elle ne pouvait pas, du jour au lendemain, arrêter de collaborer avec Milice et refuser tous les projets liés au gouvernement. Elle risquait non seulement de perdre son travail mais surtout d'éveiller les soupçons. La jeune ingénieure savait très bien que, dès demain matin, elle retournerait chez Vargas et reprendrait ses projets comme si rien n'avait changé. Même si intérieurement, tout son monde avait été chamboulé par les révélations du Professeur Forbes.

Elle ne savait pas si elle devait être flattée ou inquiète de constater que son interlocuteur semblait avoir davantage confiance en elle qu'elle-même. Il lui parlait d'elle comme si elle était un atout précieux, indispensable pour faire "imploser" le régime en place, mais elle ne se reconnaissait pas du tout dans ces paroles. Elle ne se sentait pas capable de jouer ce rôle là, de collaborer de manière active avec la Milice pour les saboter de l'intérieur, de tromper, de mentir. Pourtant elle savait qu'elle n'avait plus vraiment le choix, pas après ce qu'elle avait entendu -sous réserve que ce soit vrai.

La jeune femme fut davantage rassurée quand l'enseignant lui affirma qu'ils étaient très nombreux à penser comme lui. Des centaines de résistants. Voila qui inspirait un minimum de confiance, même si l'histoire avait montré à de nombreuses reprises que le nombre de partisans d'une cause ne faisait pas sa valeur. Il se pourrait parfaitement que Jonah Forbes soit un illuminé complètement paranoïaque qui essaie de la faire entrer dans une secte. Pourtant elle avait envie de le croire, elle avait le sentiment qu'il lui disait la vérité et avait envie d'écouter cet instinct. Elle n'était malheureusement pas certaine de pouvoir se fier à son jugement.

Il y avait des gens qui avaient naturellement du flair pour ces choses là, qui savaient quand on leur mentait ou au contraire quand une situation présentait un intérêt pour eux. Des gens qui savaient saisir les opportunités dès qu'elles se présentaient et qui faisaient toujours des choix pertinents et éclairés. Des gens dotés d'une sorte de clairvoyance. Elle, à côté de ça, prenait toujours la mauvaise file à la poste à Pré-Lard, n'avait accepté des rendez-vous qu'avec des garçons qui s'étaient révélés être des catastrophes, et était persuadée il y a encore deux heures que Léopold Marchebank était la meilleure chose qui soit arrivée à l'Angleterre ces dernières années. Elle avait une fâcheuse tendance à miser sur le mauvais hippogriffe. Comment savoir si elle ne se trompait pas cette fois-ci ? Elle avait envie d'en savoir plus sur toutes ces personnes. Chacune agissait-elle à son niveau ou existait-il un véritable rassemblement ?

"Et vous...Est-ce que vous communiquez, entre vous ? Comment est-ce que ça s'organise ? Est-ce que vous oeuvrez tous ensemble ?"

Elle avait le sentiment d'avoir pris une décision trop vite, de s'engager à l'aveugle. Elle sentait qu'elle n'avait pas encore toutes les cartes en main et qu'il lui manquait des informations pour pouvoir nourrir sa réflexion mais elle sentait également qu'elle en savait déjà trop. Elle avait trop appris de cette conversation pour ne pas se décider dès ce soir, mais elle avait besoin de réfléchir à ce que son engagement impliquerait, à tout ce qui allait changer dans sa vie, et à ce qu'elle risquait.

"Et si je suis démasquée ?"

Elle regretta sa question au moment où elle franchit ses lèvres en se rappelant les amis intellectuels de Jonah et les opposants politiques qui avaient tous mystérieusement disparu. Etait-ce le sort qui l'attendait si on découvrait un jour qu'elle fournissait des informations à la résistance ? Si c'était le cas, alors elle était déjà fichue. Elle avait dénoncé les manigances de Vargas à Poudlard, cela suffirait certainement à la catégoriser comme une opposante au régime, constata-t-elle avec un mélange de peur et de fierté. Maintenant, foutue pour foutue... Autant continuer ?

Priya se sentir rougir quand Jonah lui expliqua ne pas pouvoir lui donner davantage d'informations sur le fonctionnement de la résistance. Il était parfaitement logique qu'il ne lui fasse pas entièrement confiance -ils ne se connaissaient pas- et elle se retrouvait embarrassée d'avoir posé trop de questions sans y réfléchir. Elle était facilement gênée. Elle faisait partie de ces gens qui s'excusent quand on leur marche sur le pied.

"Oui bien sûr, je comprends, désolée."

La jeune femme avait des dizaines d'autres interrogations, sur l'origine du mouvement, ses moyens de communication en interne, ses principaux représentants, mais elle garda toutes ses questions pour plus tard. Elle savait qu'il lui faudrait surement du temps pour gagner la confiance de Jonah et des autres personnes qui oeuvrait avec lui, il en allait de leur protection de ne pas révéler n'importe quoi à n'importe qui, mais elle avait également besoin d'être rassurée de son côté, notamment sur les risques qu'elle prenait. Elle se permit donc une dernière question, qui pesait un peu plus lourd que les autres dans la balance.

La réponse de l'enseignant n'avait absolument rien de rassurant mais elle avait le mérite d'être honnête. Il parlait de "l'engagement d'une vie", de préparer des solutions de repli, de fuir. Le message était clair : mieux valait ne pas être découvert, ou être prêt à disparaitre très vite. Priya se contenta de hocher silencieusement la tête et se laissa le temps de digérer l'information. Etait-elle réellement installée dans un café moldu, un jeudi soir, en train de penser à mettre sa vie en danger en s'opposant au gouvernement ? C'était complètement surréaliste et cela ne lui ressemblait pas, pourtant elle avait le sentiment de faire le seul choix valable après ce que lui avait révélé Jonah.

Elle fut tirée de ses réflexions par la question de l'enseignant et hocha vaguement la tête alors qu'il s'éloignait en direction des toilettes pour faire apparaitre les fameux journaux dont il lui avait parlé.

L'espace d'un instant, une partie d'elle songea à déposer quelques livres sur la table et à partir en courant. Elle avait rempli son rôle en alertant le Professeur Forbes sur les failles du système de sécurité de Poudlard, elle pouvait avoir bonne conscience et reprendre le cours normal de sa vie. C'était terriblement tentant, mais elle savait parfaitement que cela ne fonctionnerait pas. Elle n'arriverait jamais à oublier cette conversation et toutes les interrogations qu'elle avait fait naitre en elle. Elle n'aurait jamais la conscience tranquille de s'être contentée de transmettre quelques informations là où elle aurait pu être beaucoup plus utile. La jeune ingénieur commençait seulement à réaliser tout ce qu'elle pouvait apporter à ce mouvement de résistance, si elle les rejoignait. Elle voyait finalement son poste chez Vargas et son travail avec la Milice comme les voyait Jonah, et cela lui donnait un peu le vertige.

L'enseignant revint après quelques minutes et Priya s'efforça de l'accueillir avec un vague sourire alors qu'il posait la presse clandestine à plat sur la table.

"Merci, elle récupéra les documents avec des gestes un peu maladroits et les fourra prestement dans son sac. J'y ferai attention."

Elle savait qu'elle avait besoin de lire tous ses journaux avant de prendre une décision si importante. Elle devait rattraper tout ce qui s'était passé pendant trois ans, et pas avec la version officielle des faits. Elle devait se faire sa propre opinion, et réfléchir à tête reposée à la proposition de Jonah. Mais au fond de son coeur son choix était déjà fait.

"Je vous recontacterai, promit-elle en guise d'engagement. Merci pour tout !"

Ils échangèrent encore quelques politesses avant de sortir du café et de se séparer, comme deux moldus anonymes en pleine rue. Priya avait la certitude qu'il ne se passerait pas longtemps avant que leurs chemins ne se croisent à nouveau.