Suspicion [Fergus/Sofya]

Installée à l'écart dans un coin du bar, adossée au mur pourpre, Sofya était penchée sur une feuille de parchemin. Occupée à le recouvrir de son écriture de pattes de mouches, elle ne prêtait aucune attention à la porte étroite de l'établissement qui s'ouvrait à l'occasion, selon les aléas de la clientèle. Sa mine concentrée était dissimulée par une cascade raide de cheveux rouges vifs, son visage métamorphosé par un savant mélange de magie et de maquillage n'évoquait plus rien de la comédienne des Folies. Si auparavant Sofya ne faisait guère un secret de sa proximité avec les Veilleurs, et errait au grand jour sur la Voie des Miracles comme on se arpente une promenade ensoleillée, l'espionne avait décidé de rendre sa présence en ces lieux invisibles depuis quelques temps. Les tensions autour de la ville de Bristol s'étaient exacerbées, elle s'était elle-même fait quelques ennemis au cours du temps et préférait désormais séparer ses deux mondes professionnels avec un peu plus de rigueur.

Aussi l'homme qui s'installa sur la banquette à côté d'elle en posant son verre sur la petite table ronde voisine ne lui prêta-t-il pas la moindre attention. Sofya elle-même, absorbée par ses écrits, mit quelques minutes avant de le reconnaître. Un sourire amusé étira aussitôt ses lèvres rendues pulpeuses par un sortilège, et elle profita de son anonymat pour observer son profil familier du coin de l’œil. Après un instant d'hésitation, elle souffla sur les caractères luisants qu'elle venait de tracer pour les faire sécher, puis replia soigneusement son parchemin pour le glisser dans la poche intérieure de sa cape en fourrure.

"Vous ici", l'alpagua-t-elle finalement d'un ton mystérieux, pivotant à moitié sur la banquette pour lui faire face.

Une telle rencontre n'avait rien de surprenante. Le Niffleur Écarlate avait été monopolisé par les Veilleurs depuis bien longtemps, pour en faire leur lieu de détente sur la Voie. Fergus et Sofya s'y étaient maintes fois retrouvés, mais toujours en compagnie d'autrui. D'une manière mystérieuse, que ce soit ici ou ailleurs, ils ne se retrouvaient jamais seuls en compagnie l'un de l'autre : il y avait toujours eu Toni, Roy, Avalon ou un autre pour faire la conversation et Sofya considérait que c'était très bien ainsi. Mais enfin, si Fergus était ici, elle n'allait pas l'ignorer et passer à côté de l'occasion de l'embêter pour rendre son existence désagréable, si ?

Face au regard perplexe de son interlocuteur, la jeune femme passa une main devant son visage pour lever brièvement l'effet du sortilège : aussitôt, ses traits se modifièrent subtilement le temps de quelques secondes, pour redevenir ceux de Sofya. Elle plissa sa paupière en un rapide clin d'oeil, faisant virevolter son immense faux-cil orangé piqué dans les tiroirs des danseuses des Folies, puis modifia de nouveau ses traits.

"Retour de mission", lâcha-t-elle en guise d'explication, avant de lever son verre qui contenait un fond de Bristol Libre.

"Aux Veilleurs !", s'exclama-t-elle en trinquant avec Fergus. "Et toi qu'est-ce qui t'amènes au Niffleur ? Une envie subite de noyer ton existence dans l'alcool ? Je comprends, ça ne doit pas être facile tous les jours..."

La moquerie affectueuse était devenue une habitude bien ancrée dans leur mode de communication, subtil résultat d'un mélange de possessivité autour de la personne de Toni, et d'une difficulté à trouver des terrains d'entente. L'humour passif-agressif devenait alors salvateur pour éviter de se regarder dans le blanc des yeux dans le plus complet des silences...