Et c'est pas fini [JR - Famille Warlock]

Eliott apparut devant le portail du manoir familial, étourdi par le transplanage et écoeuré par les dernières minutes de sa vie, qui avaient tout du cauchemar. Fébrile et livide, il posa une main tremblante sur la poignée en fer forgé. La grille était ouverte, et le parc d'un calme lugubre. Toute la nature semblait se priver de profiter de cette belle journée de printemps, de ce ciel bleu complètement indifférent au drame qui se jouait ici-bas.

Il remonta l'allée menant à la bâtisse, le coeur lourd. Il n'avait pas que de bons souvenirs ici, mais c'était la maison de son enfance et il se surprit à ignorer les années de disputes, les mots durs lancés trop vite et aussitôt regretté, la rancoeur, les excuses jamais prononcées, pour se concentrer uniquement sur toutes les belles choses qu'il avait vécu ici. Presque tous les souvenirs heureux qu'il avait dans ce jardin impliquait son père. Les cabanes dans les arbres, ses premiers vols sur balais, les diners d'été qui s'éternisaient sur la terrasse. Eliott ferma les yeux un instant pour refouler les larmes qui lui brûlaient les paupières. Il ne voulait plus pleurer, il voulait agir. Venger la mort de son père et éliminer Léopold Marchebank.

La porte de la maison était ouverte -ce qui n'était jamais le cas- et il pénétra dans le hall à contrecoeur. Il savait qu'il n'aurait pas la force d'affronter le chagrin de sa mère, d'Andrew et de Paige. Il ne pourrait pas affronter leurs regards, parce que lui savait. Il savait que tout était de sa faute.

Sa soeur fut la première à apparaitre dans son champs de vision. Elle avait des traces de maquillage étalées sur les joues, les yeux rougis et le teint blême. Cette vision lui brisa le coeur, il n'avait jamais supporté de la voir pleurer et aurait fait n'importe quoi pour réussir à lui arracher un sourire. Il aurait voulut pouvoir faire demi-tour, reculer, s'enfuir, faire comme si tout cela n'était jamais arrivé. Prétendre que sa vie avait encore un sens, qu'il méritait encore de vivre. Paige ne lui laissa même pas le temps d'envisager cette possibilité et se précipita jusqu'à lui pour se blottir contre son torse. Autant pour la réconforter que pour s'aider lui-même à rester debout, il referma les bras autours des épaules de sa soeur et la serra fort contre lui. Elle ne pleurait pas, et ne lui dit rien. Il n'y avait rien à dire, ils savaient tous les deux comme ça faisait mal. C'était une douleur qui se passait de mots.

Quand elle s'écarta finalement de lui après une longue minute, Paige affichait une expression où se mêlaient la tristesse et la confusion. Ses grands yeux sombres étaient encore pleins de larmes et pourtant ils ne reflétaient pas le désespoir qui s'était emparé de ceux de son frère. Eliott la dévisagea longuement, incapable d'interpréter la lueur d'espoir qu'il pensait deviner au fond de son regard.

"Il y a du nouveau..." souffla-t-elle finalement d'une voix blanche.

Le regard de la jeune femme s'était accroché à un point, dans le dos de son frère, et Eliott se retourna lentement pour essayer de comprendre ce que sa soeur regardait. Ses yeux s'arrondirent de stupeur et il fit un pas en arrière face à cette vision inattendue.

"Oh putain", lâcha-t-il, sous le choc.

John se sentait plus léger depuis quelques heures. Il faut dire que sans enveloppe terrestre à faire fonctionner, les choses allaient un peu plus vite. Il n'avait pas vraiment compris ce qui lui était arrivé, tout à l'heure. Il était là. Puis il n'était plus là. Enfin si : il se contemplait, de dos, allongé sur le sol, mort. Cela avait été bref, il n'avait pas vraiment réalisé. Soudain, son âme s'était détachée de son corps et il s'était retrouvé là, bien embêté. Il avait toujours eu la pensée rapide, il était un bon Serdaigle, mais cette fois-ci, il était quelque peu troublé. En fait, il n'arrivait pas à réaliser qu'il était mort puisqu'il était, et bien, là. Avec toute sa tête. Un peu moins solide que tout à l'heure mais bien présent. Il ne pouvait plus tenir sa baguette et, lorsqu'il avait voulu s'appuyer contre le mur tout à l'heure, lorsque la Police Magique était venu ramasser son corps, il était passé à travers. L'intérieur d'un mur, ce n'était pas fameux.

Il était vraiment perturbé, il ne savait pas s'il devait se réjouir d'avoir échappé à la mort en tant que telle, puisqu'il ne disparaissait pas, ou bien être désespéré d'avoir atteint ce stade. Plein de choses se passaient dans son esprit. En retrouvant Doris, il avait voulu l'étreindre au creux de ses bras, éteindre ses larmes et la bercer mais il n'avait pas vu. Il était resté les bras ballants ou du moins, l'esprit ballant, sans pouvoir la consoler. Cela lui avait serré le coeur. Tant de pensées se bousculaient dans son esprit, notamment celle de l'immortalité. Allait-il devoir observer les membres de sa famille mourir peu à peu, au fil des années, sans qu'il ne puisse rien y faire ? Serait-il condamné à observer l'extinction des siens tandis qu'il était attaché à ce monde ? Il ne voulait pas y penser pour le moment, cette pensée était bien trop bouleversante.

Pour l'instant, il se tenait au manoir, entouré d'Andrew et de Doris, occupé à faire les cent... pas. Vols ? Paige guettait l'arrivée de son frère, qui ne connaissait pas encore la folle nouvelle. Des pas dans le hall d'entrée attirèrent leur attention et John rencontra les yeux gonflés de larmes de sa femme. Il hocha la tête, prenant donc la direction du vestibule. Doris était suffisamment troublée, il ne voulait pas lui imposer plus. Lorsqu'il pénétra dans l'entrée, le frère et la soeur s'étreignaient. Sa fille fut la première à poser des mots sur la situation. La réaction d'Eliott entraîna celle de son père, en chaine, par habitude.

- Surveille donc ton langage sous mon toit.  

- Surveille donc ton langage sous mon toit.  

La réponse immédiate de son père, si habituelle et pourtant si absurde étant donné la situation, laissa Eliott sans voix. C'était une joute verbale qu'ils avaient joué des dizaines de fois, pourtant il était incapable d'enchainer, de riposter, ou même de s'excuser. Son père était un fantôme. Il avait beau se le répéter, il n'arrivait pas à appréhender cette information.

Comme beaucoup de sorciers, Eliott avait pourtant grandi dans un environnement où les fantômes était quelque chose de plutôt habituel. Jeune, il avait côtoyé les quelques spectres qui hantaient les vieux manoirs familiaux, et s'était même amuser à essayer de les capturer -sans succès- puis il avait rencontré ceux de Poudlard, sans jamais s'en étonner. Les fantômes faisaient partie du paysage, au même titre que les portraits magiques ou les armures animées. Toutefois, il n'avait jamais vraiment réfléchi au fait qu'avant d'être des spectres, ces fantômes avaient été des personnes bien vivantes, avec un quotidien, une famille. Il les avait toujours considérés comme des entités magiques à part, des créatures à la fois sinistres et fascinantes. Il n'était absolument pas prêt à ce que son père devienne l'une d'entre elle.

Alors qu'il acceptait difficilement cette idée, observant avec un mélange de crainte et de curiosité le visage désormais transparent de son père, Eliott réalisa brusquement qu'il avait maintenant une chance de savoir ce qui s'était réellement passé. Une chance de faire taire cette terrible conviction au fond de lui. Une chance d'avoir une autre explication. Il voulait encore croire que Léopold n'avait pas fait assassiner son père. Il s'accrochait désespérément à cette possibilité, refusait d'accepter que tout soit de sa faute, encore. Il hésita un instant avant de poser la question qui lui brûlait les lèvres, tant il craignait la réponse.

"Que...Comment est-ce que...c'est arrivé ?" souffla-t-il finalement, des tremblements dans la voix.

John vit le choc naître sur le visage de son fils cadet, comme c'était arrivé avec Andrew, Paige et Doris. C'était un peu surprenant. Lui-même ne réalisait que péniblement. Son reflet laiteux et translucide qu'il apercevait parfois dans les grands miroirs suspendus au détour des murs lui faisait le même choc. C'était une surprise suffisamment grande pour qu'elle laisse Eliott coi, lui qui était plein de verve. Ils se contemplèrent ainsi quelques secondes, jusqu'à ce que son fils ne pose la question qui les agitait tous. Comment ? John aurait aimé y ajouter "Pourquoi ?".

- Je ne sais pas, répondit-il d'une voix grave. Je marchais dans le couloir du troisième étage pour me rendre à mon bureau. Et d'un coup, je me suis vu par terre, étendu. Il n'osa pas prononcer le mot "mort." Et moi, et bien... J'étais encore là.

Il voleta un peu plus loin, pensif, croisant ses mains dans son dos.

- C'est ta mère qui m'a... aperçu. Au début nous pensions à une crise cardiaque mais je n'ai ressenti aucune douleur... La police magique n'exclue pas un sortilège mais... Qui serait entré dans le manoir ? Les portraits n'ont rien vu, ils ont été interrogés. Et tu sais bien que le portait de ta grande-tante Prunille - celui face à son bureau - somnole tout juste dans l'après-midi. Elle n'a été bonne qu'à traiter les policiers de sorciers de petite vertu.

John eut un nouveau soupir et croisa les yeux rougis de sa fille, à qui il offrit un tendre sourire, avant de poser à nouveau son regard sur son fils.

- Je ne comprends pas ce qui est arrivé. Mais je trouve ça fâcheux.

Les explications de John sur le déroulement de sa mort laissèrent Eliott confus. La police n’excluait pas un sortilège. Cette idée tourna en boucle dans son esprit pendant de longues secondes au point de lui en donner le vertige. Il n’entendit même pas les dernières paroles de son père au sujet des tableaux et de la Tante Prunille. Il n’était obsédé que par une seule pensée : Léopold avait fait tuer son père. Il ne savait pas comment, et il n’avait aucun moyen de le prouver, mais il savait pourquoi, et cela le rendait complètement fou.

« Paige, tu peux aller en haut avec Maman s’il-te-plait ? » demanda-t-il, fébrile, en baissant les yeux sur le visage de la benjamine, marqué par les larmes.

Cette dernière fronça les sourcils, peu habituée à ce que son frère s’adresse à elle sur ce ton, mais dut comprendre qu’il s’agissait de quelque chose de sérieux puisqu’elle quitta le hall après un dernier sourire triste à l’attention de son père. Eliott fit quelques pas dans la pièce, dans l’espoir vain de se calmer un peu. Ses mains tremblaient et il était si tiraillé entre la colère et le chagrin qu’il en avait la nausée. Ce n'était pas fâcheux, c'était dégueulasse, c'était révoltant, c'était injuste.

« C’était Léopold, cracha-t-il finalement en faisant volte-face pour chercher le regard de son père, le visage presque aussi pâle que le sien. C’était lui, je le sais, je…J’étais avec lui. »

Ses entrailles se nouèrent alors qu’il repensait aux derniers mots échangés avec son oncle, et au sourire que ce dernier lui avait adressé juste avant de disparaitre. Il dut prendre sur lui pour ne pas se mettre à frapper dans les murs.

« Il me l’a dit, il… La rage lui faisait perdre ses mots et il serra les poings pour maitriser le tremblement de ses mains. Il l’a fait pour me punir, enchaina-t-il d’une voix rauque. C’est ma faute… »

Toute sa colère éclata soudainement pour ne laissa place qu’à un immense vide et à une profonde culpabilité. Soudainement épuisé, il s’adossa contre un des murs de la pièce et réprima un sanglot.

« Je suis désolé… »

Le ton ferme que Eliott utilisa à l’égard de Paige surprit John, peu habitué à le voir arborer une telle posture. On en voyait de belles, dans la mort... Il n’avait de cesse de se répéter ce mot, comme pour mieux l’imposer à son esprit. Il ne réalisait toujours pas. Paige, sûrement surprise par le ton de son frère, fit quelques pas en arrière après lui avoir adressé un sourire triste. John lui sourit en retour, rassurant.

- Ça va, ma citrouille, dit-il de ce surnom affectueux qu’il lui donnait quand elle était encore une petite fille.

Il se retrouva seul face à son fils, qu’il sentait profondément bouleversé. Tout ceci était tellement irréel... Finalement, Eliott lâcha une bombe qui fit se froncer les sourcils fournis de John. Leopold ? Son exécrable ex-beau-frère qui avait obtenu le poste de Ministre de la Magie par mensonges et corruption ? Il serait à l’origine de sa mort ? Et il l’avait avoué à son fils ? Pour le punir ? Le punir de quoi ? Éberlué, John ne répondit pas tout de suite pendant que toutes ces nouvelles informations se mélangeaient dans son cerveau. Pourquoi ? Leopold et lui se haïssaient cordialement mais de là à attenter à la vie de l’autre... Pourquoi punir Eliott ? Le punir de quoi ? Un sanglot émanant de son fils relégua ses pensées ailleurs alors qu’il s’approchait de lui. Malheureusement, sa tentative de lui tapoter l’épaule se solda en échec. Ses doigts passèrent à travers les tissus. Hum. Un vif pincement au coeur saisit John. Pour contrebalancer cette émotion, il tenta d’actionner son raisonnement logique.

- Eliott, explique-moi. Pourquoi serait-ce ta faute ? De quoi Leopold veut-il te punir ?

Eliott tressaillit en sentant un froid glacial traverser son bras et releva les yeux vers le fantôme de son père, réalisant que ce dernier avait tenté de poser une main sur son épaule. Son coeur se serra face à cette situation aussi absurde qu'injuste et il sentit son désespoir se multiplier alors qu'il était de plus en plus persuadé d'en être responsable. Tout était de sa faute. Samantha, ce résistant qu'elle transportait, son père...Il porta ses mains tremblantes à son visage et pressa ses doigts contre ses paupières, comme si cela pouvait lui faire oublier les dernières semaines de sa vie.

Il avait les yeux rougis et le regard hésitant quand il reporta finalement son attention sur son père, qui lui demandait des explications. Il tourna la tête vers Andrew, de l'autre côté de la pièce, sourcils froncés, qui semblait lui aussi en attente de réponses. Il n'avait pas la force de leur mentir. Il aurait du, peut-être, pour leur propre sécurité, mais il en était incapable. Il avait besoin de leur dire la vérité, de partager ce fardeau avec eux. Il avait besoin d'eux dans sa douleur, dans sa colère, et à ses côtés dans ce combat contre Léopold Marchebank.

"J'ai rejoint la résistance, avoua-t-il finalement. Andrew ne cilla même pas, comme si cette révélation n'en était pas une pour lui. Il y a plusieurs mois déjà, et je... Avec Samantha, mon apprentie, on a voulu sauvé un prisonnier destiné à l'institut de Skye, on a détourné l'ambulance mais la milice l'a rattrapé et... sa voix se brisa.
- L'accident d'ambulance, intervint Andrew, c'était dans tous les journaux.
- Ce n'était pas un accident ! corrigea aussitôt Eliott avec un mélange de colère et de lassitude.
- Je sais, je sais, l'apaisa son frère en s'approchant.
- Léopold l'a su, je ne sais pas comment mais la milice a su que j'étais mêlé à ça. Il m'a invité à déjeuner, à l'instant, pour s'assurer que ça n'arriverait plus. Il m'a quitté il y a dix minutes en me demandant de te transmettre ses salutations, termina-t-il, le coeur lourd, en posant son regard sur le visage transparent de son père. Tu sais que c'est quelque chose qu'il ne fait jamais... Raconter tout cela avait renforcé ses certitudes sur la culpabilité de Léopold et il se sentait dévoré par une colère ravageuse. C'est lui. Je le sais. C'est forcément lui."

Ses yeux troublés, qui lui donnaient presque l'air d'un fou, passèrent rapidement de son père à Andrew pour guetter leur réaction. Il avait besoin qu'ils le croient.

Les sourcils froncés par l’incompréhension, Andrew Warlock s’était appuyé contre le dossier d’un fauteuil, les yeux posés sur son frère cadet.

Rien, dans cette situation, ne faisait sens. Ni le fantôme de son père qui flottait distraitement dans un coin, ni le visage ravagé par la douleur et la colère de son frère. Andrew, au milieu de cette scène surréaliste, se sentait tiraillé entre plusieurs émotions qui l’empêchaient de sombrer dans la tristesse et dans la détresse qui l’avait envahi à l’annonce de la mort de son père. C’était sa mère qui l’avait appelé, quand elle avait trouvé John étendu par terre. Le sanglot déchirant de son Patronus résonnait encore aux oreilles d’Andrew, qui avait quitté le ministère en quelques secondes pour rejoindre le manoir familial. Paige, en larmes, s’était précipitée contre lui lorsqu’il avait franchi la porte d’entrée. Bouleversé, mais aussi profondément confus de cette situation qu’il ne comprenait pas, Andrew l’avait serré contre lui, longtemps, en caressant ses cheveux noirs. Puis, il était monté à l’étage, et s’était retrouvé face à une vision qu’aucun enfant n’est jamais prêt à affronter avant d’y être confronté.

Son père était mort. John Warlock était mort. Doris et Paige étaient effondrées, sanglotant l’une contre l’autre, et Andrew mourrait d’envie de joindre ses pleurs aux leurs. Son visage était ravagé par la détresse, ses poings serrés contre cette vision injuste, douloureuse. Mais Andrew avait toujours été doté d’un esprit rationnel, logique, pragmatique, qui avait si souvent fait la fierté de son père. Alors, avant de se laisser envahir par ses émotions qui menaçaient de l’emporter, il avait agi. Il avait appelé la police, contacté son frère, calmé sa mère, et sa sœur, du mieux qu’il le pouvait. Son éducation traditionnelle le poussait à guider sa famille, malgré la perte et le drame qui se jouait dans son cœur d’enfant.

Puis, John était revenu. La première fois qu’il avait entendu sa voix, dans son dos, Andrew avait cru être en proie à une violente hallucination auditive. Puis, il s’était retourné, il s’était retrouvé face à son père. Au fantôme de son père. Dans un geste qui trahissait son profond désarroi, l’avocat s’était laissé tomber sur une chaise, le visage entre ses mains, le cœur battant à mille à l’heure dans sa cage thoracique.

C’était à ce moment-là qu’Eliott était arrivé, et qu’une longue conversation qui ne faisait aucun sens pour Andrew s’était lancée entre les trois hommes de la famille Warlock. Il sentait la culpabilité d’Eliott dans son regard, dans son attitude, dans le ton qu’il employait pour formuler ses mots. L’aveu qu’il leur fit, celui d’avoir rejoint la résistance quelques mois plus tôt, ne tira même pas une quelconque surprise à Andrew, qui, au fond, l’avait toujours plus ou moins su. La mention qu’il fit de Leopold, en l’accusant sans détour du meurtre de leur père, le laissa muet pendant quelques secondes.

« Qu’est-ce que… » La voix d’Andrew se rapprochait plus du murmure, alors il reprit, un peu plus fort : « Tu es sûr de toi, Eliott ? » Mais le regard de son frère lui suffit pour toute réponse. « Leopold aurait… »

C’était une pensée qu’il n’osait même pas formuler. Il savait que son oncle et son père n’était pas très proches – et lui-même n’avait jamais eu de liens très forts avec l’ex-mari de sa tante, mais au point de préméditer le meurtre de John, pour punir Eliott et veiller à ce qu’il reste tranquille…

« Qu’est-ce qu’il t’a dit, exactement ? » demanda-t-il alors, lui qui avait tant besoin de se raccrocher aux faits, aux preuves.

Entendre que son cadet faisait partie de la « résistance » ne fut pas vraiment une surprise pour John. Il aurait menti en disant qu’il s’en doutait auparavant ; ce n’était pas le cas. Néanmoins, apprendre qu’Eliott s’emportait contre un ordre établi qui lui semblait injuste, quitte à enfreindre les règles voire les lois, ce n’était pas nouveau. John n’était - sans grand étonnement - pas un grand révolutionnaire. Il croyait dans le système et pensait qu’un changement de gouvernement devait intervenir au travers du processus démocratique. Il ne lui serait pas venu à l’idée d’aller guerroyer dans les maquis. Pourtant, il n’était pas véritablement contrarié... Peut-être qu’être mort atténuait ses émotions, c’était une possibilité. On aurait pu imaginer qu’il serait en grande détresse après avoir vu son cadavre et sa famille en deuil. Mais, à cet instant, il se sentait plutôt contrarié par cette situation imprévue. Peut-être également que la mort remettait tout en perspective. Il venait de mourir ; son fils était dans la résistance. L’une de ces deux propositions était plus fâcheuse que l’autre. De plus, il ne pouvait que reconnaître que le système démocratique était quelque peu rouillé en Angleterre, rendant à l’heure actuelle toute contestation de Leopold Marchebank plutôt compliquée.

Quoi qu’il en soit, cette révélation d’Eliott en entraîna une autre. Le fameux accident d’ambulance qui avait défrayé la chronique il y a quelques mois n’en n’était pas vraiment un mais apparemment une tentative de la Milice de récupérer un prisonnier. Pourquoi avoir assassiné une jeune femme plutôt que de lui modifier la mémoire, tout en sachant que sa mort allait attirer l’attention ? Bonne question, John, se dit-il à lui-même. Sans réponse pour le moment. Son fils était donc impliqué dans cet incident, puisqu’il avait tenté de participer au sauvetage du prisonnier. Leopold avait fini par l’apprendre et avait visiblement été contrarié que son neveu oeuvre contre lui, au point... de le faire assassiner. Il avait toujours été bien trop susceptible - et souhaitait sa disparition du paysage depuis des années et des années, John en aurait mis sa main au feu (plus vraiment littéralement, du coup.)

Cette révélation laissait son fils emprunt de culpabilité, John le voyait. Les sourcils froncés, une expression indéchiffrable sur son visage blafard, il fixait Eliott. Tous les rouages de son cerveau s’était activé. Ainsi, Leopold l’avait véritablement tué. Ça non plus, dans le fond, ce n’était pas une surprise. Les deux hommes s’étaient toujours méprisés cordialement, voire haïs. John n’avait jamais supporté Leopold, arrogant, mauvais, irrévérencieux. Il n’arrivait pas à la cheville de sa petite soeur chérie, Meredith. Évidemment, cette dernière n’entendait rien à l’époque et semblait se pâmer d’amour pour ce dandy. Ils s’étaient mariés - sans la bénédiction de John, qui avait nettement exprimé son désaccord - et leur mariage s’était bien vite dégradé. Sauf que Leopold, dans toute sa perversion, avait refusé de laisser Meredith partir jusqu’à trouver un nouveau jouet avec lequel s’amusait, sa jeune épouse actuelle.

En dehors de leurs affaires de familles, lui et Leopold s’étaient toujours affrontés politiquement. Son beau-frère le trouvait réactionnaire ; John ne voyait qu’en lui qu’un homme populiste et mégalomane. Leurs partis s’étaient même affrontés aux élections, avec Andrew à la tête du SPAM. Par la suite, Leopold avait passé toute une série de mesures anti-sang-pur, mesures que John prenait pour des doigts d’honneur qui lui étaient personnellement adressés. Évidemment, il n’avait jamais envisagé que Leopold irait jusqu’à le faire supprimer personnellement. Il s’était simplement dit que, s’il trépassait avant son beau-frère, ce dernier irait danser sur sa tombe et donnerait sûrement une fête en l’honneur de sa mort. Il l’avait visiblement sous-estimé. Il avait donc eu la perversion de le faire assassiner, tout en le révélant à son fils, afin de lui faire porter la culpabilité de cet acte toute sa vie...

Cette idée laissait John empreint de colère. Il eut soudainement un bref éclair de ressentiment, signe qu’il n’était pas complètement atone, et se redressa brusquement, dans un petit courant d’air. Andrew tentait de se raccrocher aux faits, comme à son habitude, comme pour comprendre ce qui était véritablement arrivé. Pour une fois, son père ne prit pas le même chemin. Il croyait Eliott. Leopold avait toujours été vicieux, même s’il ne savait pas à quel point. Mais, même de l’autre côté, il était hors de question qu’il laisse son beau-frère triompher de la sorte. Il pensait l’éradiquer ? L’effacer du paysage ? C’était presque un coup d’épée dans l’eau (ou du moins, John aimait à le penser car toute cette situation deviendrait alors moins tragique.)

- Ce n’est pas ta faute, Eliott, finit-il par déclarer d’une voix grave, ses yeux se posant sur son fils. Leopold et moi nous nous sommes toujours détestés. Certes, je ne m’attendais pas à ce qu’il aille jusque-là, mais votre oncle a toujours été un margouilliste de première et, pardonnez mon langage, un infâme coprolithe.

Il commença à faire ce qui aurait pu s’apparenter aux cents pas, les mains derrière le dos.

- Je pensais qu’il danserait sur ma tombe, pas qu’il m’y enverrait... Mais il a toujours voulu me voir disparaître, depuis que je me suis opposé à son union avec votre tante, je pense. C’est un petit chefaillon qui n’a jamais supporté qu’on lui tienne tête. Malheureusement pour lui, cette fois-ci, il a fait une erreur stratégique. Il a tenté de se débarrasser de moi mais... Me voilà. Il va difficilement pouvoir y faire quelque chose, cette fois-ci.  

Ses dernières révélations furent suivi de quelques secondes de silence alors que son père et son frère encaissaient le choc.

"J'en suis sûr, assura-t-il en plantant son regard désespéré dans celui de son aîné. C'était Léopold je le sais. Il n'avait aucune preuve matérielle à apporter à l'esprit cartésien d'Andrew mais il n'avait jamais été si profondément persuadé de quoi que ce soit. Il fallait absolument que sa famille le croie. Il ne pouvait pas vivre avec cette vérité tout seul. Il allait devenir fou. Je... je ne sais plus, bredouilla-t-il alors même que les mots de Léopold étaient gravés à jamais dans son esprit. Tu transmettras mes salutations à ton père..." souffla-t-il finalement, abattu.

Les mots rassurants de son père n'eurent aucun effet sur la culpabilité qui lui nouait la gorge. Ce n'était pas ce qu'il avait besoin d'entendre. Il était touché par sa tentative de soulager sa peine mais ressentait une brusque envie de hurler, parce qu'il savait très bien que c'était faux. Bien sûr que si, c'était de sa faute. Léopold détestait son père mais il n'aurait jamais pris le risque de le tuer si ce n'était pas pour le punir d'avoir osé œuvrer contre lui.

Il devait tout arrêter. Il savait que c'était la seule réponse raisonnable à cette mise en garde, la seule façon de s'assurer que personne d'autre ne souffrirait par sa faute. Il devait quitter la résistance, rendre les armes. Mais il ne pouvait pas s'y résigner. Plus que jamais il voulait lutter contre Léopold, faire tout ce qui était en son pouvoir pour lui retirer le sien. Il ne pouvait pas le laisser gagner, pas comme ça. On ne pouvait pas impunément faire subir ce genre de pression à un membre de sa famille. Ce qui était un combat politique devenait une histoire personnelle. S'il cédait à ce chantage, Léopold le tenait. Il pourrait bien lui demander n'importe quoi.

Eliott était profondément blessé mais il n'était pas vaincu, et il voulait montrer à son oncle qu'il continuerait de se battre. Mais il ne pouvait pas réfléchir comme ça, il n'était pas le seul impliqué dans ce chantage. Il était hors de question de mettre la vie de Bianca, de Charlotte ou de sa famille en danger. Il ne pouvait pas laisser parler sa colère. Il allait devoir se faire discret, au moins un temps. Il allait devoir se mettre en retrait, réduire ses contacts, faire attention, même s'il ne pouvait pas envisager de quitter la résistance, pas tant que Léopold serait à la tête du pays.

Il paierait pour ses crimes.