(Flashback) Fraternités [Constantine & Astrid]

La façon dont Astrid triturait sa plume et gigotait sur sa chaise sans que la pile de dossiers qu’elle était sensée lire dans la matinée ne réduise trahissait une nervosité inhabituelle. Comme souvent quand elle était en proie à des émotions fortes, elle avait du mal à les masquer, ce qui avait envoyé le message silencieux à ses collègues qu’il valait mieux ne pas l’approcher pour le moment. Ses yeux parcouraient sans les lire des lignes qui traduisaient les recherches d’un confrère allemand sur les rejets nocifs de la poudre de Cheminette dans l’atmosphère. Elle avait l’impression de trouver derrière chaque détour de phrase le gros titre du numéro de la Gazette de la veille, qui semblait s’être littéralement imprimé sur sa rétine. "Révélations du rapport Nimbus: la cause de la consumeuse établie !"

Ses deux tasses de café entre neuf et onze heures n’avaient pas suffi à lui ôter la sensation de ne pas avoir assez dormi cette nuit. Elle avait peiné à trouver le sommeil parce que son cerveau échafaudait tout un plan d’attaque sans qu’elle ne puisse l’en empêcher et elle le sentait continuer cette tâche en arrière-plan même maintenant qu’elle était au bureau. Tout à l’heure, elle avait aperçu Constantine passer en coup de vent dans leur salle pour demander à récupérer un rapport et elle avait eu une espèce de mouvement pour se lever qu’elle avait retenu à la dernière seconde. Elle ne savait pas s’il était le bon interlocuteur pour discuter de l’entreprise de bois magique de Saul Égalité. Elle avait déjà discuté à bâtons rompus avec son patron sur de nombreux sujets mais jamais aucun qui n’avait concerné aussi personnellement l’un d’entre eux. En l’occurrence, ils étaient tous les deux touchés directement. Elle n’avait aucune idée des rapports qui pouvaient exister entre son patron et son frère aîné. En même temps, elle avait le profond sentiment que s’il y avait quelqu’un qui pouvait lui donner des éléments qu’elle ne pourrait trouver nulle part ailleurs, c’était bien Constantine.

A l’heure du déjeuner, Astrid avait reformulé les termes de son débat intérieur d’une façon qui l’aida à prendre sa décision. Entre prendre le risque de se faire remettre à sa place ou manquer une opportunité d’avoir des éléments pour aider son père à obtenir l’indemnité qui lui était due, elle savait ce qu’elle choisissait. Elle frappa donc à la porte de son directeur et l’y trouva sans trop de surprise, alors que la majeure partie des employés étaient sortis déjeuner. Une fois sur trois, il oubliait de manger ou grignotait en travaillant. Habituellement, elle lui faisait la remarque qu’il fallait se sustenter avec autre chose qu’un sandwich au fromage, dans un autre cadre que celui qui comportait des dossiers en pagaille et des cactus mal arrosés, mais cette fois, cela l’arrangeait de le trouver là, disponible.

« Bonjour, lança t-elle, en s’avançant avec son article de la Gazette sous le bras, sans entrer totalement. Est-ce que tu as un moment ? Je voulais te parler en tête à tête. »

La précision n’était pas forcément utile puisqu’il n’y avait personne d’autre dans son bureau mais cela donnait le ton de la conversation et laissait entendre qu’elle avait besoin de son attention complète.

Nous nous étions entretenus avec Fabre, et le simple souvenir de son visage engoncé dans les braises mourantes de ma cheminée me laissait sur la rétine une démangeaison nerveuse.

Fabre avait cette prétention de croire que garder contact avec lui m'importait. Ou plutôt, il imposait sa présence avec une espèce de régularité codifié, en choisissant d'ignorer les termes que j'avais émis plusieurs fois en sa présence, persuadé que la mort de Camille nous avait rapproché et qu'il était important depuis d'unifier un semblant de lien fraternel, et de l'entretenir. Pour ma part, cela ressemblait plus à une espèce de harcèlement très subtil dont j'avais du mal à me dégager car, s'il était facile d'écourter nos conversations en expliquant à mon frère que je préférais l'inviter cordialement à aller se faire foutre, sa capacité à me contacter par surprise m'imposait toujours au moins cinq minutes d'échanges avant de pouvoir le faire disparaître.

C'était plus sérieux, cette fois, puisqu'il me contactait pour parler de Saul. Saul qui protégeait son intégrité en se gardant absolument de tout échange. Je n'avais de ses nouvelles qu'aux termes de regroupements familiaux et là encore, son austérité se heurtait souvent à mon exubérance. Il se contentait de me dévisager froidement la plupart du temps sans me poser trop de questions sur ma vie privée, et nous en restions là. J'appréciais ce formalisme. Saul n'avait pas l'obséquiosité dégradante de Fabre. C'était plus facile à gérer.

Il ne se mêlait pas non plus des affaires des autres, contrairement à Fabre qui se projetait probablement comme une sorte de ciment providentiel entre ma famille et moi, et tenait à garder une forme de cohérence dont je ne voyais pas l'intérêt. M'entretenir du scandale qui touchait les entreprises de mon frère lui avait semblé une action primordiale, et il ne considérait pas une seconde que je puisse n'avoir strictement aucun intérêt pour le fait que la famille Égalité allait probablement devoir se protéger une fois de plus des retombées médiatiques d'un faux pas professionnel.
- Les syndicats réclament des expertises pour s'assurer que ses usines ne sont pas concernées par la consumeuses. " M'annonçait Fabre avec un ton qui me rappelait vaguement les potins transmis entre internes du ministère : très concerné et un peu excité.
- Et ?
- Et pour le moment Saul ne répond pas aux provocations mais il va finir par être obligé de prendre position. S'il refuse de plier on va l'accuser de dissimulation, et s'il accepte de procéder aux expertises il donnera l'air d'avoir des comptes à rendre aux syndicats.
- Et on découvrira peut être qu'effectivement ses entreprises sont touchées par la consumeuse.
- Peut-être, " avait convenu Fabre. J'avais souris, goguenard. J'imaginais mal Saul s'empêtrer de régularisations de ses chaînes de production. J'ignorais s'il avait même conscience de faire travailler des êtres humains, le soupçonnant lui-même de ne pas en être un réellement.

J'avais mis fin à l'entretient en faisant remarquer à Fabre que toute cette histoire me concernait assez peu. J'avais essuyé quelques remontrances moralisatrices sur la place de la famille dans ma vie et le déshonneur de notre nom. Et puis je m'étais un peu désintéressé des tribulations de Saul, me contentant de suivre l'évolution politique des faits réels qui se déroulaient au sein de la cité Nimbus, guettant les ouvertures. J'ignorais que l'histoire allait me glisser sous le nez, à nouveau, aussi rapidement : Astrid avait passé la tête dans mon bureau quelque jours plus tard

- Bonjour, est-ce que tu as un moment ? Je voulais te parler en tête à tête. " je lui fais signe d'entrer d'un geste, en relevant à peine le nez de l'étude de mon rapport. Le soleil factice commence à décliner derrière ma fausse fenêtre, pour laisser place à un épais banc de nuages gris.
- Je t'écoute. " Dis-je sans cesser d'écrire.