Je sonde l'air et les embruns de sel. Une vague perpétuelle s'échoue contre la roche grise de la côte, sans douleur. Elle se brise en fragments de pluie infimes, infinis, qui s'élèvent et disparaissent comme des goûtes de fantômes liquide. Je suis fasciné. Il me semble que je pourrais m'abîmer dans la contemplation de ce spectacle immuable une infinité de temps, et ne plus jamais sortir de la torpeur qu'elle m'impose.

J'aime le bruit de la mer, l'odeur du vent chargé de ses fragrances salines, le chant frémissant de l'eau qui se retire sur la pierre brune. J'aime l'infini de ces étendues bleues qui se superposent et changent de teintes, de portrait, d'ornement dans le balais incessant de nuages et la chorégraphie inaltérée de l'horizon. Mon cœur s'adapte au rythme de la mer et la cadence de mon pas à celle de mon cœur, et je suis capable de m'oublier profondément lorsque je cherche du regard, au-delà de la rive, les moutons d'eau glacés.

Je frémis en serrant contre moi les pans agités de ma robe de sorcier. La semaine a été longue et difficile, percluse de sauts émotionnels déroutant. Je sens encore les chaleurs qui ont soufflés contre ma peau, et les lèvres de Danielle posées sur les miennes. Je souris pour moi même en longeant la mer. Ici comme dans le ciel, je suis rassuré par mon insignifiance. J'aime cette sensation de plénitude. Il me semble avoir moins peur.

Je marche, plongé dans mes pensées, et ne remarque pas qu'une silhouette obstrue mon horizon. Dressée debout face au vent, elle me semble vaguement familière et un peu soucieuse. Je fronce les sourcils, en cherchant à l'éviter. Un pas de trop me confirme l'évidence : Roy Calder se tient dans l'exacte position que je viens de quitter à dix mètres de moi, et capte mon regard. J'y saisis une étincelle qui me fait soupirer intérieurement.

Cette année à l'éviter devait bien finir par s'achever. " Salut, Roy. "    Dis-je avec une résignation sincère. " Ça fait, quoi. Une éternité ? "  

Emprunter cette portion tranquille de la promenade du front de mer était l’une des premières habitudes que Roy avait prises en arrivant à Bristol. Proche des falaises, sur des sentiers un peu plus escarpés que les pontons de bois proches des Folies Sorcières, il savait qu’il pouvait trouver un peu de tranquillité ici. La solitude était une denrée qui se raréfiait dans sa vie de chef de gang, ce qui rendait ces courts instants de méditation plus que vitaux. Plus que la méditation et la solitude, c’était le paysage des vagues s’entremêlant dans de grands soupirs qui l’apaisait, sans qu’il ne puisse poser des mots précis dessus. Au fond de lui, il sentait que ce tableau le raccrochait à quelque chose de familier, à un lien natal, à une constante qui n’avait jamais changé dans sa vie d’aventures et d’incertitudes.

Puis, l’immensité de l’horizon laissait de la place aux pensées. Quand il était encore vingtenaire, Roy se plaisait à échafauder des plans et s’imaginer conquérir ce que son avidité le poussait à désirer, appuyé contre la balustrade. Jeune, con et insolent qu’il était. Il avait changé. Pas forcément en mieux. De plus en plus, Roy se demandait à quoi il pouvait renoncer dans cette ville qui avait accueilli tous ses espoirs, tous ses rêves, toutes ses passions, tous ses échecs et toutes ses réussites ces dix dernières années. C’était l’inquiétude qui le ramenait ici, maintenant.

Les jeux dangereux auxquels il jouait le forçaient à prévoir des calculs désagréables. Combien de temps allait t-il tenir sa position d’équilibriste entre les intérêts et les attentes de sa famille mafieuse, ceux de ses créanciers du Ministère et ceux de la femme avec qui il partageait secrètement sa vie ? Combien de temps resterait t-il crédible aux yeux de Leopold qui lui témoignait une méfiance toute nouvelle, malgré les apparences qu’ils se gardaient tous les deux de briser ? Le temps qu’il craignait et après lequel il courait semblait ralentir sa course folle en rencontrant le front implacable des vagues. Dans leur mouvement cyclique et perpétuel, elles engloutissaient les minutes et les heures jusqu’au fond de l’océan. Une seule chose semblait alors certaine pour Roy et avait le mérite de calmer la tempête de ses tourments intérieurs quand il y pensait. Où que sa vie s’installe dans l’avenir, ce spectacle grandiose était une chose à laquelle il refusait de renoncer.

Il ne croisait que rarement des personnes de son entourage dans ce coin de tranquillité fréquenté par quelques pêcheurs modestes du coin. Parmi elles, Constantine Egalité ne faisait clairement pas partie du haut de la liste. Ses mouvements dans son champ périphérique extirpa Roy de ses pensées et le fit croiser un regard où ne se cachait pas l’ennui. Ce constat et le manque d’effort flagrant dans le ton de Constantine qui le saluait lui tirèrent un sourire en coin. En temps normal, il cherchait la solitude en venant ici, mais l’occasion d’un tête à tête avec cet homme en particulier se présentait assez rarement pour qu’il boude ce plaisir. Plaisir d’autant plus grand qu’il voyait que Constantine, lui, était contrarié. Cela lui fournissait l’accroche idéale pour enfouir ses restes d’inquiétude et adopter l’air et le ton impertinents qu’on lui connaissait mieux.

« A peu près. » Roy s’accouda à la balustrade de façon à se tourner vers lui. « Si on excepte les quelques fois où tu te faufiles dans mon casino en faisant semblant de regarder les murs quand je passe. »

" mon casino ", " faufiler ", " gnagna ", et ta mère, Roy Calder ? Me pousse pas en prendre des nouvelles.

Je le scrute avec dépit. Franchement, je savais que cette situation allait se produire un jour ou l'autre : on ne peut pas passer sa vie à éviter quelqu'un qui habite quasiment dans le même périmètre et puisque Leopold a choisi, pour une raison qui VRAIMENT m'échappe toujours, de faire des folies sorcières son espèce de QG, bon, hé bien, autant que ça se produise. Mais Roy a changé, et ho, d'une manière qui m'a l'air, vue d'ici, plutôt désagréable.

Heureusement pour moi-même j'ai certainement moins d'égo que lui et son sarcasme glisse sans m'atteindre, mais enfin, je tique. D'accord, il m'a vu dans une situation que je préfèrerait oublier, mais on sait tous les deux à quoi s'en tenir. Je hausse les épaules " tu t'es acheté un costume. " Fais-je remarquer avec une moue qui peut vouloir tout et rien dire. " Tu portais pas mal le sweat, pourtant. Mais enfin je suppose que passé un certain âge, ça n'affine plus aussi bien une silhouette. " Je ne sais pas trop si je devrais craindre Roy Calder. Je sais juste que je n'y arrive absolument pas. Il n'est plus le petit dealer aux dents longues qu'il était dans le temps. Les dents, il les a toujours. Et avec sa taille, pas difficile de les laisser rayer le parquet. Il est certain que tout le reste a changé, je m'en rend bien compte. Mais je suis dur à inquiéter, et je sais qu'il a très peu de bonnes raisons de se battre avec moi, pour le bien de ses propres affaires. Je ne m'embarrasser donc pas vraiment des gants que je devrais -peut-être- mettre pour lui parler. " T'as changé de style, mais t'as pas tellement grandit. " Je sais que c'est facile, mais je suis sûr qu'il va détester ça. Personne n'aime se faire entendre dire qu'on ressemble toujours à un gamin de 15 ans, avec de la barbe. " Pas trop dur, d'être patron ? "