Go solo [Abel]

30 Juin 2010

Isobel était nerveuse en arrivant dans le hall de l'immeuble d'Abel. Elle avait entrepris de monter à pieds pour gagner du temps et se calmer un peu. Pourtant ils s'étaient revus dans la semaine et tout s'était très bien passé mais c'est parce qu'ils avaient décidé d'éviter tous les sujets qui fâchent, notamment son départ. Leur discussion de dimanche dernier, après leur échange houleux par SMS, avait été compliquée. Ils n'étaient pas arrivés à se comprendre, cela avait ravivé leurs tensions et pour éviter de disputer une nouvelle fois, ils avaient arrêté d'en parler. Ils étaient dans un certain déni et cela avait sauvé leur semaine, de faire comme si de rien n'était. Pour autant, elle était nerveuse. Elle n'arrêtait pas d'y penser, même si elle n'en pipait plus mot à Abel, et cela l'angoissait. Elle ruminait des pensées qui l'attristaient et elle lui en voulait toujours, ce qui ne l'aidait pas à s'apaiser.

Aujourd'hui était un jour important puisque c'était leur dernier moment avant son départ. Il s'en allait demain... Elle n'en n'avait pas du tout envie mais puisqu'il ne lui laissait ni choix, ni avis sur la question... Elle n'avait plus qu'à se plier aux décisions de Monsieur. Arrivée à son pallier, elle soupira et prit quelques secondes pour se calmer et épurer son aura de ses mauvaises pensées. Cela ne servait à rien de s'engueuler aujourd'hui, il partait demain... Elle eut un soupir bref, ajusta la ceinture qui retenait sa longue jupe fluide et fit quelques pas vers la porte de son petit-ami pour sonner. Il lui ouvrit rapidement et elle lui fit un sourire mi-gêné mi-forcé et déposa un baiser sur ses lèvres, avant de glisser ses bras autour de son torse pour lui faire un câlin. Elle entendait son coeur, elle sentait sa cage thoracique se gonfler selon sa respiration et elle se prit à fermer les yeux quelques secondes, savourant sa chaleur, son parfum et sa présence. Elle ne voulait pas qu'il s'en aille...

Ils se détachèrent l'un de l'autre et elle pénétra dans l'appartement alors qu'il refermait la porte derrière eux. Elle déposa son sac à main sur le meuble de l'entrée avant de se tourner vers lui, se triturant un peu les mains. Du regard, elle avait cherché ses valises sans les voir.

- Ça va ?

Abel reposa son Pear sur la table basse, sans pouvoir retenir un léger soupir. Isobel venait de lui confirmer par message qu’elle arrivait dans quelques minutes et cette perspective le rendait un peu anxieux. Il avait vraiment envie de la voir, parce que c’était leur dernière soirée et il ne voulait pas partir sans la passer avec elle, cela aurait vraiment envoyé un message inquiétant pour leur couple. Mais il appréhendait un peu le moment à venir. Cette semaine passée à éviter le sujet qui fâchait ne les avait pas aidés à mieux se comprendre, mais cela avait eu le mérite de leur faire passer quelques moments agréables sans se disputer et aussi de donner le temps à Abel de se calmer et réfléchir sur la situation. Plutôt que de chercher à décortiquer les raisons de l’attitude d’Isobel qu’elle ne voulait pas lui donner -ou qu’elle ne lui donnait qu’à moitié, il le sentait- il avait passé du temps à réfléchir à sa propre attitude, pour en conclure qu’il n’avait probablement pas envoyé de bons signaux non plus. A aucun moment, il n’avait dit à Isobel qu’il n’était pas heureux non plus de la quitter, qu’il aurait aimé trouver un compromis où il pouvait rester avec elle. Il n’avait fait qu’essayer de lui expliquer pourquoi sa réaction à elle était exagérée et immature et pourquoi ce n’était pas si grave qu’il quitte le pays pendant deux mois. En terme d’empathie et d’ouverture, on avait vu mieux. Ce n’était pas si étonnant qu’Isobel ait campé dans ses positions et que la tension ait grimpé entre eux.

Il espérait pouvoir rattraper le coup ce soir et peut-être réussir à engager un échange plus apaisé avec elle, car ils s’étaient peut-être mis d’accord pour ne pas revenir sur son départ pendant la semaine, mais Abel espérait quand même partir avec une situation plus éclaircie entre eux. Rien ne le frustrait plus que de se trouver face à quelque chose qu’il ne comprenait pas, surtout quand cela lui tenait à coeur. Sa relation avec Isobel lui importait beaucoup et il avait l’impression d’avoir envoyé le message contraire, en se montrant détaché de ses émotions et rattaché à un discours purement argumentatif.

Abel comptait accueillir sa copine avec un autre état d’esprit, en espérant que cela leur permettrait enfin de communiquer correctement. Quand Isobel sonna à la porte, il s’efforça de mettre ses appréhensions de côté et d’afficher un sourire. Elle était triste, comprit t-il immédiatement à la façon qu’elle eut de le regarder et se blottir contre lui. Doucement, il passa sa main dans son dos et souffla un « Salut » à son oreille. Une chose était sûre, sa colère l’avait quittée, ce qui était plutôt un bon point pour leur permettre de discuter. Pour autant, Abel n’aimait pas beaucoup la voir dans cet état…

Il glissa sa main sur son avant-bras pour l’attirer à l’intérieur et referma la porte derrière eux. Isobel s’avança avec son geste habituel vers le meuble pour poser son sac mais s’arrêta sans rentrer dans le salon, ce qui surprit un peu Abel et le fit s’arrêter dans sa marche, tout près d’elle. Elle se mit à tripoter ses mains, trahissant son état d’esprit. Elle était anxieuse elle aussi.

« Ça va et toi ? »

En vérité, cela aurait pu être mieux, mais Isobel le savait et ce n’était qu’un échange de politesse qui ne leur permettait pas vraiment de dire ce qu’ils ressentaient. Abel glissa sa main dans la sienne pour l’encourager à le suivre vers le salon.

« Viens, on va s’asseoir. Tu veux boire quelque chose ? »

- Ouais, répondit-elle un peu machinalement, ça va.

Elle n'avait pas envie de s'appesantir sur le fait que non, elle était un peu déprimée par son départ parce qu'il allait encore lui dire que ce n'était pas grave, que ce n'était pas un drame et elle allait être agacée. Elle préférait leur politique d'autruche, au moins, ils allaient pouvoir passer une soirée à peu près normale et c'était ce dont elle avait besoin avant son grand départ. Il fallait juste qu'ils dissipent un peu ce malaise qu'elle sentait poindre entre eux et qui était pesant. D'habitude, avant son annonce, ce n'était pas comme ça, c'était naturel et spontané entre eux, ils étaient juste bien. Il glissa sa main dans la sienne pour qu'ils aillent dans le salon et elle s'assit sur le canapé, abandonnant au passage ses sandales à talon sur le tapis.

- Ce que tu as, du frais si possible.

L'été était arrivé depuis quelques jours et il faisait chaud sur Londres. Elle attrapa un coussin qui trainait et le cala contre son ventre, pensive. Quand Abel revint avec leurs boissons, elle lui sourit.

- Merci.

Elle avait envie de lui demander si ses valises étaient prêtes mais elle ne désirait pas lancer ce sujet. Elle prit une gorgée et posa sa main sur son genou.

- Il fait beau aujourd'hui.

Sujet passionnant, tiens.

Abel sortit de sa cuisine avec deux gobières à la main, exactement ce qui convenait à cette chaude soirée d’été. Il lui sembla que le sourire d’Isobel était légèrement plus sincère que tout à l’heure quand il lui donna sa boisson et lui répondit de la même façon. Son anxiété était toujours présente, toutefois, comme un désagréable poids dans son estomac. Il s’assit à côté d’elle, avec cette désagréable et persistante sensation qu’une espèce de barrière se maintenait entre eux. Le commentaire qu’Isobel lança ne fit que renforcer cette impression. Ils en étaient arrivés à parler de la pluie et du beau temps pour meubler leur conversation…

« C’est vrai… »

Mais plutôt que regarder par la fenêtre le ciel chatoyant des dernières heures du jour, il contemplait Isobel, comme s’il cherchait à en tirer d’autres informations que ce vague effort de conversation. Elle adoptait une expression qu’il était difficile de sonder, gardait ses mains près de son corps. Rien qui ne lui donnait d’ouverture, à priori. Abel but lentement une gorgée de sa gobière, pour masquer son hésitation. Il resta dans un registre de conversation apparemment similaire, plus pour tâter le terrain que par intérêt pour la couleur du ciel :

« Il fait encore plus chaud à Kyoto, apparemment, j’ai regardé tout à l’heure. »

Abel leur ramena deux Gobières pour inaugurer leur soirée et elle attrapa la sienne, ses doigts se refermant sur le verre froid. Elle la décapsula et un petit pshit familier retentit. Habituellement, ils auraient trinqué mais là, elle ne voyait pas vraiment à quoi. Le sujet de discussion qu'elle avait choisi était stupide, elle le savait, mais c'était la première chose qui lui était venue à l'esprit et qui leur permettait d'éviter le Japon. C'était bien triste qu'ils en soient rendus là à vrai dire, elle le réalisait... Ils avaient évité de parler les dernières fois, ils s'étaient occupés à d'autres activités mais là, assis sur le canapé à se regarder dans le blanc des yeux, ils ne pouvaient pas vraiment éviter. Isy prit une gorgée de bière en même temps qu'Abel alors qu'un bref silence s'établissait entre eux. Bien bien.

Ils auraient pu continuer comme ça toute la soirée si son petit-ami n'avait pas mis directement les pieds dans le plat, derrière une fausse subtilité. D'accord, il avait décidé d'en parler, prenant donc le risque que leur dernière soirée tourne au vinaigre. Super. Elle était ravie de connaître la météo à Kyoto mais elle, elle n'y allait pas... Tout ce qu'elle pu répondre fut :

- Ah.

Et puis pour ne pas rester sur cette bête onomatopée, elle ajouta.

- C'est chouette.

Un silence s'établit entre eux. Isobel hésita, gigota un peu sur le canapé, prit une gorgée de Gobière. Elle ajusta son débardeur blanc. Se gratta l'arrière du bras.

- Tu as déjà fait ta valise ?

Le silence entre eux était gênant mais probablement pas autant que l’échange qu’ils étaient en train d’avoir. Même avec la meilleure volonté du monde, Abel avait du mal à souscrire à la sincérité de son « C’est chouette ». Elle ne le pensait pas du tout et il n’était pas vraiment étonné mais cela n’en était pas moins embarrassant. Il avait envie de ramener le sujet entre eux, de nouveau, sans que cela ne fasse un esclandre cette fois, mais il avait encore du mal à cerner l’état d’esprit d’Isobel. La question qu’elle finit par lui poser pour relancer la conversation lui donna un bref espoir qu’elle était peut-être ouverte à l’idée de parler de son voyage. Il releva son regard sur elle.

« Oui, tout est prêt. »

Il avait préféré ne pas laisser des choses de dernière minute à faire et surtout il n’avait pas voulu que des derniers arrangements empiètent sur son temps avec Isobel. Ils en avaient déjà eu trop peu depuis qu’il avait fait son annonce. Lui qui avait espéré qu’ils profiteraient de chaque instant dont ils disposeraient depuis son départ… Chassant cette déception qui ne faisait que le mettre dans un état de frustration, Abel se força à se concentrer sur l’instant présent et les résolutions qu’il avait prises. Il eut ce geste inconscient de celui qui cherchait à se débarrasser de ses distractions en posant sa bouteille encore bien remplie sur la table basse. Sa mine était préoccupée.

« Je sais qu’on avait dit qu’on en parlait plus mais… Je n’ai fait que d’y penser toute la semaine et je veux pas partir fâché avec toi. »

Son regard vacilla légèrement dans celui d’Isobel. Il ressentit aussitôt le besoin de chercher son contact et tendit la main, pour la poser sur son avant-bras.

« Tu vas me manquer, tu sais. »

- Cool, souffla Isobel quand Abel mentionna que sa valise était prête.

Il était donc vraiment prêt à partir. Tant mieux pour lui, sûrement... Elle n'avait pas vraiment envie d'en parler, contrairement à lui. Elle le connaissait bien, elle voyait bien, à la manière dont il la regardait, qu'il avait envie de lancer le sujet. Elle ne voyait pas vraiment l'intérêt, surtout la veille de son départ. Ils n'avaient plus rien à se dire sur cette question : il avait décroché ce contrat, il partait pour l'exécuter, voilà. Ils feraient avec, ils n'avaient pas le choix. Elle, surtout, n'avait pas le choix. Elle le vit poser sa bouteille sur la table basse, alors qu'elle reprenait une gorgée de la sienne, et se tendit imperceptiblement à l'idée qu'ils puissent encore se disputer.

- On est pas fâchés... marmonna-t-elle.

Pas vraiment, en tout cas. Les choses n'étaient pas idéales entre eux mais ils n'étaient pas non plus en conflit ouvert comme ils avaient pu l'être avant de se mettre ensemble. Isobel n'aurait pas tellement pu décrire leur situation, cet espèce de fossé un peu gênant dans lequel ils étaient coincés, mais ils n'étaient pas fâchés. Juste dans une situation qui lui déplaisait fortement et sur laquelle elle n'avait aucune prise, et elle lui en voulait de cela, alors que lui s'obstinait dans ses positions. Mais sinon, ils n'étaient pas fâchés.

Il posa sa main sur son bras et elle releva la tête vers lui, s'apprêtant à entendre de nouveaux les mêmes arguments "C'est ma carrière." "C'est ma décision." "Ce ne sont que deux mois." "Tu en fais vraiment trop." Elle n'avait pas envie qu'ils repartent sur cela, pas ce soir, elle n'était pas venue là pour ça... Mais à la place, il lui souffla quelque chose qui fit naître en elle une vraie vague de tristesse. Elle en eut les yeux humides et fut incapable de le regarder, trouvant brusquement la contemplation de sa jupe longue beaucoup plus intéressante.

- Toi aussi... murmura-t-elle. Beaucoup...

Abel ne répondit pas quand sa petite amie répliqua qu’ils n’étaient pas fâchés mais il lui renvoya un regard un peu insistant qui trahissait ses pensées. Ce n’était peut-être pas le mot qu’elle avait envie de mettre sur leur situation mais elle ne pouvait pas nier qu’il y avait un problème. Ils venaient de passer une semaine très étrange, où chaque moment passé ensemble n’avait plus du tout la même sincérité qu’avant parce qu’ils sentaient tous les deux planer ce sujet dont ils refusaient de parler entre eux. Mais Abel en avait assez de prendre la position du déni. Cela ne lui ressemblait pas du tout comme attitude, il supportait assez mal de ne pas être rapidement fixé sur les choses qui le tracassaient. Si Isobel estimait qu’ils n’étaient pas fâchés, tant mieux, mais il avait besoin de poser le bon mot sur ce qu’ils étaient, dans ce cas. Pas dans les meilleurs termes, c’était certain.

Il avait compris qu’il n’avait pas eu la bonne approche avec elle et il espérait corriger le tir avant de partir. S’il devait aller à l’autre bout du monde sans avoir mis les choses à plat avec Isobel, il sentait qu’il allait vraiment le regretter. Il ressentit donc une espèce de soulagement mêlé de peine à la voir réagir en s’ouvrant un peu à son tour, même si cela signifiait exprimer sa tristesse. Le ton tout bas qu’elle prit et le soin qu’elle mit à éviter son regard le fit avoir un geste réflexe vers elle, pour l’attirer dans ses bras. Il avait l’impression d’avoir déclenché de l’émotion chez elle avec ces quelques mots, ce qui l’inquiétait un peu. Quelque chose lui échappait et l’empêchait de comprendre ce qui rendait Isobel si triste et hostile à son départ, il ne pouvait plus croire que c’était seulement la façon dont il lui avait annoncé la nouvelle : elle aurait largement eu le temps de digérer, en une semaine.

Il posa doucement une main sur les cheveux d’Isobel, qu’il se mit à caresser en tournant et retournant des phrases dans sa tête, sans réussir à trouver un angle d’attaque satisfaisant. Il n’avait pas envie de se disputer avec elle mais il n’avait pas non plus envie d’éviter éternellement le sujet. C’était le meilleur moyen de créer des frustrations entre eux. Il en ressentait déjà, il n’arrivait pas à se contenter de la serrer dans ses bras et profiter pleinement de cette étreinte apaisante avec elle, parce que leur situation le tracassait. Une question finit par lui échapper dans un murmure :

« Si on est pas fâchés alors c’est quoi le problème ? »

Isobel se laissa attirer dans les bras d'Abel sans protester et ferma les yeux contre son torse, poussant un soupir. Elle avait un peu de mal à croire que dès demain il serait au Japon sans plusieurs mois. Elle ne savait même pas quand est-ce qu'ils allaient se revoir... Il caressait ses cheveux et elle essayait de se concentrer sur cela pour que ses pensées ne dérivent pas. Elle avait déjà beaucoup ruminé cette semaine et n'en n'avait plus envie. De toute manière, c'était trop tard : il s'en allait, voilà, ils feraient avec, elle était à peu près résignée. Elle ne savait pas vraiment comment allait se dérouler leur soirée mais rester sur ce canapé avec lui semblait être une bonne solution. Mais Abel reprit la parole, parce qu'il détestait ne pas comprendre, elle le savait. Il était incapable de se résigner, il avait besoin sans cesse de revenir au sujet. Elle soupira de nouveau, sans pour autant qu'elle ne se redresse.

- Il n'y en a pas vraiment, répondit-elle, je ne suis pas ravie que tu partes, tu pars quand même, c'est juste la situation.

La réponse d’Isobel sonna un peu étrangement aux oreilles d’Abel. Elle avait l’air de dire que les derniers jours l’avaient conduite à se résigner à la situation, finalement. Ils n’étaient pas fâchés, il n’y avait pas de problème, elle était simplement triste qu’il parte mais il partait quand même et c’était comme ça, en résumé. Abel ne savait pas quel crédit accorder à ce propos, quelle était la part de déni là-dedans et même si Isobel était sincère, pouvait t-il vraiment partir avec l’esprit tranquille ? Ils s’étaient tout de même assez violemment disputés le week-end précédent et ils n’en avaient même pas reparlé. Toutes ces incertitudes et ce silence ne l’aidaient pas à se convaincre qu’il n’y avait effectivement aucun problème. Il sentait avec ses soupirs qu’Isobel n’avait pas vraiment envie d’en parler mais il n’arrivait pas à s’ôter de la tête l’idée qu’ils devaient régler ça maintenant. A son tour, il soupira légèrement, plus par inquiétude que par lassitude.

« Vu comment on s’est parlé par Pear la semaine dernière, j’ai du mal à croire qu’il n’y a pas de problème… »

Il savait qu’ils avaient été tous les deux emportés par leurs émotions mais cela n’empêchait qu’ils avaient fait preuve d’une certaine violence qui n’était pas sans laisser de traces. Et surtout, il y avait bien une raison pour laquelle Isobel s’était montrée si agressive, une raison qu’il préférait connaître maintenant tant qu’ils étaient assez calmes pour en parler raisonnablement et pas plus tard quand elle aurait une nouvelle raison de se mettre en colère.

Isobel ressentit un léger agacement quand Abel revint sur le sujet une nouvelle fois. Pourtant, tout dans sa posture et sa voix indiquaient qu'elle n'avait pas envie d'en discuter. Cette fois-ci, elle se redressa pour lui faire face, appuyée sur une main. Il est vrai que leur conversation par Pear n'avait pas été assez agréable, elle avait été plutôt brusquée par son ton mais elle n'avait pas pour autant envie d'en reparler. À quoi bon, à part raviver les tensions ? Il n'y avait pas besoin de disséquer chaque chose, c'était assez clair. En tout cas, elle comprenait tout à fait ce qui s'était passé : elle n'avait pas envie qu'il parte deux mois au Japon, surtout dans ces conditions. Lui estimait (et avait plutôt raison en soi, même si ce n'était pas son argument préféré) qu'il était tout à fait libre de mener sa barque comme bon lui semblait. Il n'avait pas apprécié qu'elle prenne ses distances parce qu'elle était en colère. Elle estimait qu'elle avait le droit d'être distante après tout cela. C'était tout.

- Tu veux vraiment qu'on passe ta dernière soirée ici à parler en long en large et en travers de tout ça ? On l'a déjà fait, je ne comprends pas pourquoi tu insistes... C'est pénible.

La gestuelle d’Isobel suffit à faire comprendre à son petit ami qu’elle était agacée. Elle rompit leur étreinte et prit un ton qui, clairement, n’aidait pas à Abel à se convaincre qu’il n’y avait pas de problème. Il y en avait un. Elle ne voulait simplement pas en parler, comme depuis le début, ce qui commençait à vraiment désorienter Abel. Il ne comprenait pas cette attitude de repli comme si elle estimait qu’enterrer ses reproches et ses frustrations allait lui permettre de les oublier. Ce n’était pas comme cela que ça marchait, rarement en tout cas. Il attrapa le poignet d’Isobel comme pour la retenir de s’éloigner davantage, en posant un regard insistant sur elle, mais son ton fut doux :

« Parce que je n’ai pas envie de partir loin en ayant l’impression que des tensions persistent entre nous. »

Abel rattrapa son poignet et Isobel ressentit un élan d'impuissance la parcourir. Elle n'avait vraiment pas envie de parler, vraiment pas. Elle n'avait pas envie qu'il insiste non plus. Elle ne comprenait vraiment pas pourquoi il tenait tant à pourrir leur dernière soirée avec des disputes. Il n'avait pas eu son quota, justement ? Entre le moment où il lui avait annoncé et leur conversation un peu houleuse par messages, Isobel était servie. Elle en avait retiré le bilan nécessaire : il n'y avait rien à faire dans cette histoire. Elle secoua la tête face à lui, un peu interloquée.

- Mais tu crois vraiment qu'on peut les résoudre, ces tensions ? Que parce qu'on va en parler pendant des heures, je serai soudainement ravie que tu partes ? Ça ne marche pas comme ça, hein... Elle se tourna un peu plus vers lui. Le problème, Abel, c'est que je ne suis pas heureuse que tu t'en ailles. Or, tu t'en vas. Il n'y a aucun moyen de transformer ça en bonne situation.

« Mais je ne te demande pas d’être ravie que je parte, je veux juste… »

Abel n’eut pas vraiment le loisir de terminer sa phrase qu’il avait lancée du tac au tac alors qu’Isobel daignait enfin dire un peu plus que trois mots. Elle enchaîna sur sa vision de la situation, une vision qui le heurta aussitôt qu’elle l’exprima et le fit avoir une espèce de mouvement de recul. C’était plutôt clair comme posture, elle venait de refuser purement et simplement le dialogue avec lui. Même pour quelqu’un de secret et d’assez peu expansif comme Abel, c’était une attitude assez extrême qu’il avait du mal à comprendre. La façon dont elle gravait dans le marbre son ressenti actuel, comme s’il était immuable et qu’il n’y avait plus rien à dire ou à faire pour tenter de trouver un terrain d’entente lui donnait l’impression de faire face à un véritable mur. Déstabilisé, Abel répliqua sans réussir à masquer à quel point elle le prenait de court :

« Alors quoi, on va juste se faire la tête jusqu’à ce que je revienne ? C’est comme ça que tu vois nos deux prochains mois, là ? »

Abel eut l'air offusqué de ce qu'elle venait de dire mais Isobel ne voyait pas pourquoi. C'était la stricte vérité. Cela ne servait à rien de discuter en long en large et en travers de cette situation puisqu'il n'y avait pas de solutions. Ils allaient devoir faire avec et c'était tout. Elle ne le comprenait vraiment pas, elle ne comprenait pas ce qu'il cherchait à obtenir en insistant autant, à part les faire se disputer pour sa dernière soirée ici. Ils avaient pourtant convenu qu'ils n'en parleraient plus et elle regrettait qu'ils ne se tiennent pas à cette sage décision.

- Mais je ne fais pas la tête ! s'exclama-t-elle, agacée qu'il déforme ses propos. Je suis là ce soir, non ? Je dis juste que c'est comme ça, c'est tout, tu t'en vas, on va faire avec ! On va pas débattre cinquante ans d'une décision déjà prise, non ?

Parfois, quand elle s’y mettait, Isobel pouvait faire preuve d’une grande mauvaise foi, c’était une situation dont Abel avait souvent été témoin. Mais c’était une chose qu’elle agisse de la sorte quand ils étaient de jeunes adolescents amis et qu’ils se rabibochaient à peu près aussi vite qu’ils se chamaillaient. C’en était une autre de faire face à cet aspect-là de sa personnalité, des années plus tard, dans un contexte où ils étaient en couple et où ils tentaient de désamorcer le premier conflit un peu sérieux de leur relation. Ou plutôt, qu’il tentait, lui seul, puisqu’Isobel n’avait visiblement aucune intention de lui faciliter la tâche et qu’elle n’en voyait même pas l’intérêt, comme elle s’empressa de rétorquer.

« Mais écoute-toi parler ! Bien sûr que tu fais la tête ! Tu viens de le dire toi-même, tu n’es pas contente de la situation et ça ne va pas changer pour toi. Je suis pas en train de chercher à débattre avec toi de ma décision de partir, je veux seulement… »

Sa phrase se suspendit à cet instant où il se rendait compte de deux choses. D’abord, il n’avait pas intérêt à louper la suite de sa phrase. Ensuite, il était en train de hausser un peu le ton et ce n’était pas du tout ce qu’il voulait. Il s’était promis que leur dernière soirée ne serait pas le lieu d’une dispute, encore. Abel prit une inspiration pour se donner le temps de choisir les bons mots et moduler sa voix :

« Je veux comprendre pourquoi c’est un tel problème pour toi, c’est tout. »

Abel commençait à s'énerver lui aussi, signant sûrement la fin de leur soirée tranquille. Isobel croisa ses bras sur sa poitrine, ce qui était souvent un mauvais signe chez elle. Il décrétait qu'elle faisait la tête alors qu'elle était venue ici sans mauvaise intention, pour qu'ils passent sa dernière soirée ensemble et que c'était lui qui remettait les sujets sensibles sur le tapis. Il voulait résoudre leurs tensions tout en disant qu'il ne voulait pas débattre de sa décision. Donc ils ne pouvaient pas résoudre ces tensions, étant donné qu'elles étaient provoquées par sa décision. C'était tout simplement logique.

- Non je ne fais pas la tête !s'exclama-t-elle. Je suis venue pour passer une bonne soirée avec toi et c'est toi qui fiche tout en l'air en voulant qu'on se dispute !

Elle, elle n'avait jamais eu l'intention d'en parler parce qu'elle savait très bien qu'ils ne pouvaient pas résoudre ce problème, il n'y avait pas de solution. Cela rendait peut-être Abel dingue mais c'était ainsi. Il prenait sur lui pour calmer son ton et Isobel fit un grand effort pour faire de même, alors qu'elle avait juste envie de répondre agressivement.

- Excuse-moi, mais tu ne trouveras jamais personne de ravi parce que leur copain part deux mois au Japon, après l'avoir appris deux semaines avant. Je n'ai pas envie que tu partes, tu le fais quand même, le problème est assez clair, non ?

« Arrête, je n’ai pas du tout envie qu’on se dispute non plus ! »

Qu’est-ce qu’elle croyait, que cela lui faisait plaisir de repartir pour une prise de tête avec elle ? Il n’avait nullement envie de se chamailler avec elle, c’était même tout l’inverse, il essayait de désamorcer leur conflit mais c’était comme si peu importait par quel bout il prenait la discussion, ils arrivaient quand même à une confrontation. Et après, Isobel osait lui dire qu’il n’y avait pas de problème ? C’était soit de la mauvaise foi soit de l’aveuglement.

Même si son attitude le déstabilisait et l’exaspérait à la fois, Abel fit de son mieux pour se maîtriser et ne pas réagir au quart de tour face au discours chargé de sarcasme de sa petite amie. Il connaissait assez Isobel pour savoir que c’était une forme de défense chez elle. Plutôt que de répliquer à ses piques, il rebondit sur les quelques points d’ancrage qu’elle lui laissait entre les mots, pour tenter de comprendre ce qu’elle ressentait derrière cette épaisse couche de mécontentement :

« Pourquoi tu ne veux pas que je parte ? »

Elle lui avait beaucoup reproché de ne pas l’avoir prévenue plus tôt et il s’en était excusé à plusieurs reprises, ce qui n’avait l’air de n’avoir aucun effet sur elle. Maintenant, il se demandait si le problème était qu’il parte dans ses conditions ou qu’il parte tout court.

- Bah on dirait... maugréa-t-elle.

Après tout, ils avaient convenu de ne pas en reparler et c'était lui qui avait choisi de remettre le sujet sur le tapis, avec toute la délicatesse du monde. En plus il insistait, il lui disait qu'elle faisait la tête et faisait mine de ne pas comprendre le problème. C'était à la rendre dingue. Pour autant, elle n'avait pas envie de se fâcher avec lui juste avant son départ - parce que après, ils n'allaient pas oser se réconcilier, elle le savait - et s'efforça de souffler un peu pour se détendre. Elle coula vers lui un regard un peu interloqué quand il demanda pourquoi elle ne voulait pas qu'il parte. C'était assez évident, non ? Elle n'était pas vraiment ravie qu'ils ne se voient plus pendant deux mois, alors qu'ils se fréquentaient au quotidien depuis qu'ils étaient ensemble. C'était logique. Malgré elle, son ton fut un peu condescendant.

- ... parce que tu seras au Japon pendant deux mois ?

Elle haussa un sourcil.

- Parce que toi tu serais content que je disparaisse deux mois à l'autre bout du monde ?

Ce qui était le plus pénible pour Abel actuellement, c’était d’avoir l’impression qu’il était le seul à bord du vaisseau de la réconciliation. Isobel le repoussait constamment avec ses piques et sa façon de répondre à ses questions par d’autres questions, ce qui était une façon de le maintenir bien à distance. Il essayait de faire en sorte qu’elle s’ouvre à lui et cela ne marchait pas du tout. Il ne savait pas quelle était sa part de faute là-dedans, si c’était lui qui n’était vraiment pas doué ou elle ne lui facilitait pas la tâche, mais actuellement, avoir une conversation avec elle était compliqué.

« Je ne disparais pas, soupira t-il. Je reviendrais quelques week-end et on s’appellera… On peut gérer une relation à distance, avec tous les moyens de communication qu’on a, maintenant. »

Il s’arrêta, se rendant compte qu’il avait déjà dit toutes ces choses-là auparavant, que c’était la même chose pour Isobel et qu’ils n’arrivaient pas à se sortir de ce cercle. Elle lui reprochait de l’avoir prévenue trop tard, il s’excusait et se justifiait, elle lui disait que deux mois c’était long, que le Japon c’était loin et il répondait que ça passerait vite et qu’ils pourraient facilement communiquer. Il savait donc déjà ce qu’elle allait lui répondre : qu’il n’allait pas pouvoir revenir tous les week-ends et qu’il serait sûrement occupé. Puis elle conclurait en disant que de toute façon, il avait fait son choix et qu’ils feraient avec, toujours avec cet air amer qu’elle affichait à chaque fois qu’ils en venaient là. Soupirant à nouveau, il passa une main dans ses cheveux, d’un geste machinal de lassitude.

« Je veux qu’on passe une bonne soirée aussi, c’est notre dernière… »

Isobel n'était pas vraiment convaincue par la tentative d'Abel pour la rassurer. Il utilisait toujours les mêmes arguments, qu'ils s'appelleraient, qu'ils avaient des moyens de communication... Sauf qu'elle le connaissait bien et il lui avait déjà fait le coup il y a des années. Quand il avait déménagé dans le Maryland pour aller à la fac, il lui avait déjà dit qu'ils s'écriraient, que cela irait, qu'il reviendrait souvent... On avait bien vu le résultat. Il s'était éclaté là-bas, n'était pas revenu souvent et leurs relations s'étaient distendues. Elle s'était sentie profondément délaissée par lui, sans cesse à lui courir après pour avoir une grappe de son attention pendant qu'il menait sa vie passionnante et cela avait contribué à son départ. Alors évidemment, elle ne comptait pas fuguer de sa vie en Angleterre mais les promesses d'Abel à ce sujet, elle les connaissait bien. Elle savait déjà comment tout cela allait se dérouler : elle allait attendre qu'il revienne, pour être déçue à la dernière minute parce qu'il avait trop de travail, elle allait attendre ses messages avec impatience et s'agacer quand il la laisserait sans réponse pendant trop longtemps et au final, elle allait sans cesse devoir lui courir après. Mais cela, il ne le reconnaîtrait jamais. Pour lui, c'était normal, c'était sa décision et elle en faisait trop. C'était facile à dire pour lui, ce n'était pas lui qui restait en arrière encore une fois. Elle ne dit rien de tout cela, consciente qu'il ne la prendrait pas au sérieux. Tout ce qu'elle dit fut :

- Je sais.

Elle n'avait pas envie de passer sa dernière soirée à avoir de grands débats métaphysiques sur son départ et sur leur relation. Ce n'était pas pour cela qu'elle était venue. Heureusement, ils semblèrent trouver une pierre d'échoppe à ce sujet et il exprima sa pensée à voix haute. Elle se détendit un peu, décroisant les bras de son thorax.

- Moi aussi je veux...

Comme dans une offrande de paix, elle s'approcha de lui pour glisser ses bras autour de son cou, pour l'étreindre. Elle déposa un baiser sur sa joue avant de se caler contre lui, fermant les yeux.

Cet effort de conversation venait de s’étaler par terre avec la grâce d’une crêpe ratée. Quelque chose dans l’expression d’Isobel découragea son petit ami à aller plus loin dans cet échange qui ne les menait nulle part. Elle semblait résignée et maintenant, il l’était aussi. Une pointe de tristesse s’insinua en lui alors qu’il réalisait qu’ils n’allaient probablement pas réussir à mettre les choses à plat et que leur seule option était de laisser la situation se tasser. Il n’avait plus vraiment d’autre choix que celui de la laisser digérer et venir vers lui quand elle cesserait de lui en vouloir. Il valait mieux qu’il se rappelle qu’ils ne fonctionnaient pas de la même façon tous les deux. Il cherchait des réponses rationnelles à ses situations de conflit quand elle avait le plus souvent besoin de laisser éclater ses émotions pour pouvoir passer à autre chose. Les choses étaient ainsi faites.

S’efforçant d’enfouir la frustration que générait chez lui cette espèce de statu quo, il referma ses bras autour d’Isobel qui venait chercher de l’affection. Il n’allait pas repousser les quelques gestes qu’elle faisait vers lui, encore moins la veille de son départ. Gagné par un certain fatalisme, il se mit à caresser machinalement les cheveux d’Isobel, lâchant sa conclusion du bout des lèvres :

« Alors n’en parlons plus. »

Abel se sentait maintenant gagné par une espèce de mélancolie qui raviva la conscience qu’il avait de leur proximité. Isobel et sa peau adoucie par son odeur familière, légère, fleurie, Isobel et sa nuque masquée par un rideau de cheveux noirs soyeux, Isobel et ses bras fins autour de lui, ses étreintes tendres, ses mots d’amour discrets. Réalisant que c’était les dernières heures qu’il avait pour profiter de sa présence, il chuchota une tendresse à son oreille et l’embrassa à plusieurs reprises, le coeur balançant entre la douceur et l'amertume.