Take a walk on the wild side [Jeremy]

Shamita Mahal, étudiante à Lycaon

« Sham’, je vais y aller. » lui glissa à l’oreille Gemma, une petite sorcière au teint pâle et aux cheveux blonds qu’elle portait très court ; physiquement, elle tranchait drastiquement avec la peau mate et les cheveux noirs de Shamita.

« Déjà ? » s’étonna la jeune femme en se détournant d’un groupe d’étudiant qui riait à gorge déployée suite à une imitation formidable de leur professeur de transformation corporelle, un vieil homme qui s’approchait de la centaine d’années.

« Oui, il faut absolument que je me lève tôt demain pour bosser, j’ai des rattrapages à la fin du mois… » Elle soupira. « Tu viens ? »

« Je vais rester encore un peu, je pense. » Elle se pencha pour embrasser son amie sur les deux joues. « Courage pour tes révisions ! Il doit me rester quelques fiches que j’avais faites pour les examens, je pourrais te les passer si tu veux. »

« Avec plaisir ! Je t’appelle demain. » lança-t-elle en agitant son Pear, avant de quitter le bar bondé.

Shamita, restée seule, se fraya un chemin vers le bar et adressa un immense sourire au barman pour que ce dernier lui accorde son attention. Elle commanda un Cosmos et patienta quelques instants le temps que le cocktail soit préparé. Accoudée au bar, elle balaya la salle du regard, observant avec un sourire amusé ses camarades qui, désormais, avaient entonné le chant de leur école. Elle joignit sa voix au groupe et fut alors saisie de cette délicieuse sensation d’appartenir à une grande famille. Les étudiants de Lycaon étaient proches les uns des autres et elle chérissait cette proximité. Shamita venait d’une famille très nombreuse – elle avait quatre sœurs et trois frères – et, lorsqu’elle s’était retrouvée dans cette petite chambre d’étudiante louée dans une banlieue de Londres, les liens qu’elle avait tissé avec ses nouveaux camarades l’avaient sauvé de la solitude.

Elle venait de terminer sa première année dans la célèbre académie de Métamorphose, qui était la raison de sa venue en Angleterre, après les dix ans qu’elle avait passés en Inde, lorsque son père avait émis le désir de se rapprocher de sa famille qu’il avait quitté une trentaine d’années plus tôt. Shamita, ses parents et sa fratrie étaient donc retournés en Inde et la jeune femme avait effectué sa scolarité dans ce pays qu’elle aimait de tout son cœur. Le quitter avait été un véritable déchirement ; surtout pour s’installer dans une ville aussi terne et aussi pluvieuse que Londres. Les chants, les danses, l’odeur des épices, la chaleur quotidienne, les rues grouillantes de monde, tout cela lui manquait atrocement ; heureusement, elle avait tissé en Angleterre des amitiés qui lui réchauffaient le cœur.

Le chant prit fin et un tonnerre d’applaudissements résonna dans le bar, amplifié par les verres vides qui étaient tapés contre les tables. Un calme relatif revint enfin et, alors qu’elle tournait la tête pour s’enquérir de la préparation de son cocktail, son regard s’arrêta sur un jeune homme, assis seul à une petite table, un verre vide en face de lui. Le visage de Shamita s’éclaira d’un sourire, alors qu’elle glissait au barman :

« Vous pouvez me rajouter une Gobière s’il-vous-plait ? »

Elle régla les deux consommations, les saisit et se dirigea vers la table.

« Mon père m’a toujours dit qu’un verre vide portait malheur. » lança-t-elle en guise de salutation en posant la Gobière face à Jeremy. Elle lui sourit. « Je peux ? » demanda-t-elle en désignant la chaise face à lui ; elle attendit son approbation pour s’asseoir. « Tu as été lâchement abandonné pour te retrouver seul comme ça ? » plaisanta-t-elle en remuant distraitement son cocktail dans son verre.

Le menton appuyé dans la paume sa main, Jeremy observait ses camarades de Lycaon qui chantaient à tue tête l'hymne de leur école. Habituellement, il se serait joint à eux, mais aujourd'hui le cœur n'y était pas. A dire vrai, Jeremy se sentait d'humeur tellement morose qu'il commençait à se demander pourquoi il avait fait le déplacement, alors qu'il savait pertinemment qu'il avait tout sauf envie de faire la fête... D'un geste sans conviction, il leva sa pinte et la finit d'un trait, trouvant le réconfort de l'alcool bien maigre.

Au fond de lui, Jeremy savait parfaitement ce qu'il faisait ici, seul, en décalage complet avec ses camarades de Lycaon qui célébraient leur jeunesse et affichaient leur fierté d'appartenir à cette belle école. Ce soir, Juliet était à la maison, et s'occupait de Gabrielle, alors Jeremy n'y était pas, c'était aussi simple que cela. A quel moment avaient-ils commencé à s'éviter, exactement ? Il n'aurait su le dire, cela s'était installé progressivement, depuis leur dernière - horrible - véritable conversation, le malaise et le silence avaient grandi entre eux jusqu'à ce qu'il devienne trop dur à supporter pour le jeune homme. Alors il fuyait, lâchement, et prétextait des excuses pour passer la nuit ailleurs, lorsque la perspective d'une soirée à se regarder dans le blanc des yeux avec Juliet était trop dure à envisager.

Cela étant, il commençait à se sentir plus mal à observer l'humeur joyeuse de ses camarades qu'à parler de la pluie et du beau temps avec son épouse, aussi il commençait à envisager sérieusement de rentrer quand son regard bovin identifia une silhouette connue. Jeremy se redressa en réalisant que Shamita se dirigeait vers lui, et lui adressa un sourire chaleureux. Enfin un visage amical pour venir le tirer de sa peine...

"Si ton père le dit, alors il doit avoir raison !", répondit-il en écartant son verre vide pour saisir la gobière pleine. "Oui bien sûr, assied-toi."

Il observa distraitement sa camarade tandis qu'elle s'installait, s'attardant sur sa chevelure qui encadrait son visage de boucles ébènes. Shamita et Jeremy étaient dans la même classe depuis deux ans, et elle faisait partie de ceux de ses camarades avec lesquels il se sentait le plus en phase. Jeremy n'avait jamais eu le temps de s'investir beaucoup dans sa vie sociale à Lycaon, mais il faisait l'effort de sortir de temps en temps pour se changer les idées, pour se faire de nouveaux amis comme Shamita et, au fond, pour se rappeler qu'il était encore un jeune homme de vingt-et-un an...

Shamita constituerait une compagnie agréable pour la soirée, et saurait lui faire oublier ses problèmes avec sa bonne humeur habituelle.

"Pas exactement, je me suis décidé à venir au dernier moment. Disons que j'avais envie de me changer les idées", répondit-il en haussant les épaules, un sourire un peu gêné au coin des lèvres. "J'espérais vaguement tomber sur quelqu'un de sympa... et j'ai bien fait puisque te voilà ! Et toi, tu es toute seule aussi ? Comment tu vas ?"

Ils s'étaient croisé quelques fois en soirée au cours de l'été, puisque Jeremy avait ressenti le besoin de se reposer un peu plus que d'habitude sur ses amis de Lycaon. Avec eux, il sortait la tête de son quotidien et de ses problèmes - ou trouvait, à l'inverse, une épaule sur laquelle larmoyer - et parvenait même à retrouver un peu de gaieté.

Shamita s'installa face à Jeremy, tenant son Cosmos dans sa main gauche - depuis quelques semaines, elle s'entraînait à utiliser sa main la plus faible pour développer ses réflexes ; elle avait lu dans une étude japonaise que cela pouvait décupler les capacités réflexives.

Elle avisa le sourire gêné qui s'était dessiné sur les lèvres de Jeremy et, pudiquement, décida de ne pas le lancer sur le sujet. Elle savait que son camarade vivait des moments difficiles - elle l'avait entendu se confier sur son mariage à Bianca, lors d'une soirée un peu trop arrosée qui avait eu lieu un mois plus tôt - et elle ne souhaitait pas se montrer indiscrète sur ce sujet. Et, si elle était un peu plus honnête, elle n'avait pas spécialement envie de mentionner l'épouse de son camarade ce soir. A cette pensée, elle sentit comme un pincement à l'estomac, et fit passer cette impression avec une gorgée de sa boisson alcoolisée ; ne disait-on pas que l'alcool soignait tous les maux ?

Elle savait que ce n'était pas bien. Que c'était incorrecte, même. D'ailleurs, la première fois qu'elle avait senti qu'elle ressentait quelque chose pour Jeremy qui dépassait le cadre de la simple amitié, elle avait refoulé absolument ces sentiments. Parce qu'il était marié, parce qu'il avait un enfant et, parce que lorsqu'il en parlait, ses yeux prenaient un éclat tout particulier. Mais elle n'avait pas pu s'empêcher de rechercher la compagnie du jeune homme, souvent sans que celui-ci ne s'en rende compte. Elle choisissait alors ses tenues avec soin, s'entraînait à sourire dans la glace de sa minuscule salle de bain, puis finissait par se morigéner et se réprimander mentalement.

Et, depuis que Shamita avait surpris cette conversation entre Jeremy et Bianca, un mois plus tôt, un terrible espoir - qu'elle avait pourtant tenté d'éradiquer - avait refait surface.

"Ravie de te tenir compagnie, alors !" lança-t-elle avec son plus joli sourire en levant son verre. "Non, j'étais venue avec Gemma mais elle a dû partir, elle se lève tôt pour travailler. Elle prépare ses rattrapages." précisa Shamita. "Et moi ça va ! Je viens de terminer mon boulot de l'été, ça n'avait rien de formidable, mais bon, quand on est étudiant..." Elle lui lança un regard entendu. "Je vendais des glaces chez Florian Fantarôme," précisa-t-elle, "ça m'aura au moins permis de savoir dire "Une, deux ou trois boules ?" et "avec ou sans chantilly ?" en six langues différentes." Elle étouffa un rire dans son cocktail. "Je suis donc officiellement en vacances... Pendant lesquelles je vais pouvoir rattraper absolument tout le retard que j'ai accumulé dans mes lectures." A Lycaon, les professeurs considéraient visiblement que leurs étudiants n'avaient pas besoin de prendre de vacances et ils n'étaient pas rares qu'ils aient un travail à rendre à la fin desdites vacances. Pour fin août, c'était en transformation animale. "J'aimerai avoir ton talent dans cette matière, c'est loin d'être mon point fort." Elle haussa les épaules, fataliste. "Et toi alors ? Content d'être loin de tes petits élèves pour l'été ?"

Jeremy éclata de rire en entendant le récit que Shamita lui faisait sur son job d'été. Vendre des glaces chez Florian Fantarôme ne devait effectivement pas être passionnant mais on avait vu pire travail étudiant.

"Ça peut être utile de savoir dire boule et chantilly en plusieurs langues", commenta-t-il avec malice, "si un jour tu fais un tour du monde..."

Il grimaça avec compassion quand Shamita évoqua sa montagne de lectures en retard. Lui-même avait bien avancé son travail durant le mois de juillet, profitant des siestes de Gabrielle ou de ses gardes au QG du Lexit pour se libérer du temps pour le mois d'août : Jeremy avait conscience d'être à bout, au bord de la rupture, et il avait besoin de se reposer et de faire le point. Quelques semaines ne seraient pas de trop pour faire une pause loin du travail et se consacrer à sa vie personnelle... comme il le faisait ce soir, d'une certaine manière.

Un petit sourire étira ses lèvres à l'évocation de son talent pour la transformation animale. Plus qu'un talent, c'était une passion, tant cette matière lui venait aisément et l'intéressait, et cela depuis qu'il avait entrepris sa transformation en animagus avec Samuel Nolan, quatre ans auparavant.

"Et j'aimerais avoir ton talent en magique des fluides", lui répondit-il gentiment, "courage pour ton travail. N'hésite pas si tu as besoin d'un coup de main, je suis là."

Tout en discutant, il jouait distraitement avec son alliance qui avait la fâcheuse tendance de glisser de son doigt - Jeremy avait perdu un peu de poids et il peinait à ne pas y voir un signe.

"Oui, pour être honnête, je ne suis pas mécontent d'avoir un peu de temps libre. J'adore mon travail à Poudlard, vraiment, mais l'année a été rude comme tu le sais..."

L'attaque que Juliet et Jeremy avaient subi à Bristol était de notoriété publique sur les banc de Lycaon : cela faisait partie des raisons qui avaient poussé les pouvoirs publics à prendre la décision de délocaliser l'école, ainsi que l'Académie des arts magiques, à Leopoldgrad à compter de la rentrée de septembre. Jeremy n'était pas le premier étudiant bristolien à avoir pâti de l'atmosphère délétère de la guerre et l'attaque sur le dôme avait constitué l'élément central de la décision : les étudiants n'étaient plus considérés comme en sécurité à Bristol.

"Disons que j'ai bien besoin de me détendre", conclut-il tandis que son regard s'attardait sur le visage délicat de Shamita, dont les pupilles sombres semblaient briller d'un éclat particulier ce soir - mais peut-être était-ce un effet de son imagination.

Un éclat argenté au coin de sa vision attira alors son attention, et il sursauta presque en reconnaissant la voix d'Irving qui retentissait allègrement dans le bar. Jeremy tapa son front avec la paume de sa main : Merlin, ils avaient oublié l'anniversaire d'Irving ! Et il avait tout sauf envie de faire la fête ce soir... Jeremy regarda Shamita à regret et lui dit en un soupir :

"Je suis désolé, je vais devoir y aller, du coup, Irving est un ami proche... On remet ça vite, désolé de t'abandonner", dit-il en se levant à moitié pour déposer une bise sur la joue de son amie. "A très vite, Sham et merci pour la gobière !"

Rapidement, il saisit sa veste aux couleurs de Lycaon et l'enfila en vitesse avant de se frayer un chemin vers la sortie du bar. Heureusement, Juliet et lui avaient déjà choisi leur cadeau, et son épouse pourrait l'emmener puisqu'elle se trouvait à la maison. Elle laisserait certainement Gabrielle à Théo, qui répondait toujours présent pour garder sa filleule à la dernière minute, et surtout depuis sa séparation avec Samaël. Juliet et lui avaient vraiment de la chance de pouvoir compter sur lui en ces temps difficiles...

Ce fut donc en méditant sa gratitude à l'égard de Théo que Jeremy transplana en direction de Mallowsweet. Lorsqu'il y parvint, la fête battait déjà son plein, et il se dépêcha de se frayer un chemin jusqu'à leur hôte, dont les bouclettes s'agitaient joyeusement au milieu de la fête. A ses côtés, il reconnut Juliet.