Brève inquiétude (Leopold)

16 mai 2010

Quatre jours se sont écoulés depuis le procès de Lauren McGowan. Quatre jours qui m'ont plongé dans une perplexité et une réflexion assez intense sur la manière dont je gère mes émotions dans les situations critiques. Conclusion : plutôt mal. Je me reproche avec un savoir-faire concis mon excès de morale stupide et de sensibilité geignarde. Le passé doit rester le passé, quel que soit les évènements.

Il est dix-neuf heures lorsque je frappe à la porte du bureau de Leopold qui doit probablement être occupé à siroter son verre de ragnarov quotidien - quotidien, si j'ose dire.- Je me mord la lèvre en attendant sa réponse, et ferme brièvement les yeux lorsqu'elle me parvient, comme pour me préparer mentalement à l'affronter.

J'ai peur de ce que j'ai vu au procès. Pas la condamnation de McGowan. C'est un problème que je gère avec moi-même, et je sais que chaque décisions étaient justes. Mais voir Leopold perdre le contrôle de son image m'inquiète, j'aimerai m'assurer qu'il avait prévu ce qu'il s'est passé. J'aimerai m'assurer qu'il maîtrise la situation comme il l'a toujours maîtrisé, d'une poigne de fer, avec son assurance habituelle, et la certitude d'avancer dans les bonnes tranchées. J'espère sincèrement que ce que j'ai cru surprendre sur son visage : inquiétude, surprise, tous ces sentiments brefs qu'il est rare de le voir porter dans des situations pareilles, n'étaient rien d'autre qu'un coup de théâtre bien orchestré à notre intention.

Lentement, je pousse la porte. Il fait relativement sombre dans le bureau, même s'il semble paradoxalement plus chaleureux que le Département des Mystères. Je cherche Leopold des yeux et m'immobilise sur lui en cherchant comment amorcer cette conversation. " Tu as deux minutes… ? " Je ne sais pas pourquoi je lui demande ça, alors que j'ai déjà les deux pieds dans son bureau et que je ne compte pas partir, de toutes manières. " Je venais juste… Ça va ? " Ce n'est absolument pas la manière dont je voulais poser la question. J'inspire, irrité contre moi-même qui ne parvient pas à être directe alors que je ne supporte pas les gens qui ne le sont pas. " Le procès de McGowan… J'ai eu l'impression que quelque chose t'échappais. Je me trompe sûrement. " Mes yeux, qui s'étaient mis à fixer le sol, aléatoirement tandis que je cherchais mes mots, se redresse pour confronter son regard. " Quelque chose t'échappait, Leopold ? "

Dix-neuf heures, l'heure critique. Le moment où le Ministère se vidait pour ne laisser dans ses artères que les chefs et directeurs qui, eux, commençaient leur journée. Finis, les réunions, séminaires et groupes de travail, finis les arrestations, interrogatoires, procès. La crème de la crème pouvait enfin se concentrer sur son travail quotidien sans être interrompu toutes les six minutes cinquante. Il était temps de s'occuper de la pile de dossiers, de parapheurs et de notes volantes qui attendaient réponse ou signature. Oui, au Ministère de la Magie, bon nombre de décisions importantes se tenaient après dix-neuf heures, quand tout était calme et que l'obscurité n'était rompue que par les lueurs des bureaux des chefs.

C'était également le moment où Leopold se servait enfin un petit verre de Ragnarov et pouvait souffler, sans se sentir scruté à chaque instant par ses collaborateurs, la presse ou ses concitoyens. Le ministre était donc debout près de sa cheminée, en train de déboucher la bouteille, lorsque l'un de ses collaborateurs pénétra dans le bureau.

"Ah ! Constantine", le salua-t-il avant d'attraper un second verre, qu'il remplit à son intention. "Oui, de quoi s'agit-il ?"

Leopold s'approcha du directeur des mystères pour lui tendre son verre, non sans noter l'expression soucieuse de son visage. Quelque chose lui disait que cela n'avait rien d'une visite de courtoisie, et il retint une grimace à l'évocation du fameux procès McGowan.

"Bien sûr que quelque chose m'a échappé", grogna-t-il en écartant la question d'un mouvement de la main, dardant sur Constantine un regard mécontent. "Ton sens de l'observation t'aura certainement fait remarquer que mon avocat n'a pas demandé la peine de mort... Et ce n'est pourtant pas faute d'avoir eu une petite conversation avec la présidente du jury avant. Je ne me faisais pas trop d'illusions sur la condamnation, mais l'exécution immédiate..."

Il suspendit sa phrase. Inutile d'indiquer que cette mesure pouvait sembler cruelle aux yeux du public. Leopold avait été surpris, comme tant d'autres dans ce tribunal, et avait découvert s'il l'ignorait encore que son pouvoir avait des limites.

"Mais je n'ai pas encore le pouvoir d'aller à l'encontre d'une décision de justice, malheureusement."

J'ignore toujours comment considérer la relation que j’entretiens avec Leopold. Une sorte de pacte tacite professionnel passé sous couverts d'intérêts communs, couplé d'une forte propension de ma part à tenter vainement de m'en protéger, loyal comme je suis. J'accepte le verre qu'il me tend avec une spontanéité brève, prenant conscience soudainement que cet apéritif, réellement, est le bienvenu.

Leopold souhaite probablement profiter de la solitude qui hante le Ministère, à cette heure de travaille tardive. Il n'a probablement que peu de désir pour l'intrusion d'un collègue encombrant venu lui glisser sous le nez une question à laquelle il a déjà réfléchis. Je le considère par-dessus mon verre, dans lequel j'ai déjà trempé mes lèvres. Il me fusille du regard et je hausse les sourcils d'un air innocent. Sa clairvoyance, comme toujours, me rassure. Ses propos, beaucoup moins.

- Elle a fait du zèle ? Malgré toi. Incroyable." Je le fixe, en cherchant son regard. La situation me paraît surréaliste. Une juge décidant de son libre arbitre de passer outre la parole sacrée de son directeur ultime. On sait tous les deux que malgré les charges qui pesaient sur les épaules de la frêle McGowan - paix à son âme -, l'opinion publique risque de ne pas en accepter totalement la justification - du moins une partie - et quelle meilleure nourriture pour la résistance que de présenter Leopold Marchebank comme un dévoreur d'enfants. " Mais l'exécution immédiate a bien mis en valeur que tu ne contrôlais pas grand-chose, c'est indéniable. " Je souris malgré moi. " Pas encore. Mais je suppose que tu y œuvres. " Je me laisse paresseusement tomber dans l'un des fauteuils qui orne son salon personnel. En biais, je lui jette un coup d'œil. Mon sourire à disparut et je le dévisage, une fois de plus, au travers du silence. " Tu peux compter sur moi. " Dis-je lentement. J'ai la certitude que ma phrase résonne étrangement, sans contexte, affirmation réelle d'une forme d'amitié loyale que je lui jette sans trop savoir pourquoi. Ces quelques mots contiennent tout ce que je suis prêt à faire pour servir nos intérêts -ses intérêts ?- et j'espère qu'il n'en saisis pas le dixième. Je bois lentement pour me donner contenance. " Qu'est-ce que tu vas faire pour ne pas laisser ton image te glisser lamentablement des mains ? " Et qu'est-ce que je peux faire, moi, pour te tenir à l’abri ?

"Je ne suis pas censé contrôler le Magenmagot, Constantine", claqua Leopold, non sans un certain agacement, "Voilà plutôt ce qui serait dommageable pour mon image. Nous avons déjà réformé en profondeur cette instance et j'en suis à la présidence, alors dis-moi, que puis-je bien faire de plus ?"

A part anéantir officiellement toute forme de justice, il va s'en dire, mais le ministre ne sentait pas le pays prêt à recourir à une telle extrémité. Cela étant, si la résistance poursuivait avec de telles méthodes, il n'aurait guère besoin d'intriguer en ce sens... Le pays restait profondément marqué par l'effondrement de la March Bank, et si le Lexit continuait à lui offrir des folles furieuses sur un plateau d'argent, il ne lui serait pas difficile de continuer à discréditer leur mouvement.

"Je ne suis pas certain de partager ton analyse quant au déclin lamentable de mon image. Bien sûr, au tribunal, la moitié de l'audience connaissait McGowan et était de son côté mais enfin, elle a effectivement tué un homme de sang froid et tenté d'en faire de même avec moi. Sans parler du conflit diplomatique avec la Slovaquie... Alors oui, cette affaire aurait pu être mieux gérée mais la sentence n'était certainement pas une surprise en ce qui me concerne. D'ailleurs, si j'ai ressenti le besoin de parler à la juge c'est bien parce que je n'étais pas particulièrement serein. Nous condamnons régulièrement à mort pour moins que cela, après tout, et ça ne choque pas grand monde."

Le rétablissement de la peine de mort n'avait pas été la moins populaire de ses mesures. Au moins, ils avaient désormais la bonté d'âme de ne plus recourir à la cruauté du Baiser du Détraqueur...

"Quant à son âge... Juliana McNeil était à peine plus âgée et tu n'entends personne la défendre, pas même sa propre famille. Tu peux me croire, à dix-huit ans, on est assez âgé pour comprendre ce que ça implique de prendre la vie de quelqu'un."

L'ombre d'un sourire passa sur son visage. Il reconnaissait cela à Lauren McGowan : jusqu'à la fin, elle avait eu l'honnêteté d'assumer son acte et ses motifs. C'était presque insulter sa mémoire que de lui chercher des excuses quand elle n'avait pas cherché à le faire elle-même.

"J'ai tiré cette affaire au clair en interne avec la milice, mais à part ça, je ne vois pas exactement ce que tu attends de moi... ?"

Le regard implacable de Leopold fouilla son interlocuteur. Constantine avait toujours eu son franc parler, mais il choisissait le mauvais jour pour venir l'exprimer auprès de Leopold.

Leopold s'irrite instantanément. Je ne le quitte pas des yeux, les sourcils levés au-dessus du verre de ragnarov que je sirote, accusant son monologue pleins d'une véhémence contenue. Je prends un soin absolu à ne pas le couper, à ne pas sourire, très concerné par l'exaspération qu'il n’essaie pas de dissimuler. C'est de bonne guerre : moi non plus, je n'aime pas qu'on me plonge négligemment le nez dans mes erreurs.

Le simple fait qu'il s'énerve est suspicieux, à mon sens. Paradoxalement, ça me rassure. Leopold semble parfaitement en phase avec le problème et analyse les conséquences avec l'entrain nécessaire. Je suis relativement surpris de l'entendre se justifier, cependant. Même s'il ne le perçoit probablement pas de cette manière - Leopold n'est pas le genre de personne qui se sent souvent le besoins d'excuser ses actions,- j'apprécie, incertain, l'argumentation qu'il me sert. Un bon sens froid, calculateur, rigoureux, et parfaitement exempt de toute moral commune. Je souris à sa conclusion et pose doucement mon verre pour lever les mains en signe de paix.

- Leopold… Dis-je doucement en amorçant un recul tranquille au fond de mon fauteuil. Tu prêches un converti. " Je le dévisage un moment en silence. On ne peut pas réellement considérer sa parole comme un miel agréable et pourtant je ne sens aucune urgence dans cette discussion, peut-être à tort. Du fond de son exaspération, je perçois la force qui l'habite et je me confond un instant dans le sentiment agréable que génère son charisme et l'illusion qu'il émet de tout maîtriser. " Je ne remets pas en cause ta décision. Ni la sentence. Je suis juste surpris que Mosbery n'ai pas tenu à appliquer tes recommandations. "

Nous savons tous les deux que c'est la seule chose décisive qui ressort de ce procès, à court terme. L'application extrême de la justice Marchebank appliquée contre le désir de celui qui en est à l'origine. Il me semble constater que Leopold n'a pas de réponse à la question, mais je n'en suis pas surpris -il y a de ces crises qui ne peuvent être résolues sans d'excessives subtilités.-

- Je n'attends rien de toi. Je le considère quelques secondes, cherchant des mots plus directes pour désamorcer le quiproquos qui se crée autours de mes intentions. Je… Venais simplement m'assurer que tout allait bien. J'inspire brièvement. J'ai la sensation de toucher à des sentiments sincères, ce qui n'est pas franchement agréable. Et t'assurer de mon soutient s'il y a quelque chose que je peux faire pour faciliter ta position. Dis-je lentement. Tu es le guide, mais tu n'es pas seul là-haut, Leopold. " Conclu-je comme une invitation à s'épancher, une forme d'amitié avouée entre deux non-dits. Il est important pour moi sur le plan professionnel, que Leopold reste solide et debout.

Sur le plan personnel également, même s'il n'est pas franchement réceptif.

Leopold grommela dans sa barbe poivre et sel lorsque Constantine affirma sa surprise face à l'attitude de la juge. Lui aussi avait été surpris, et alors, on n'allait pas en faire tout un plat. Il ne tenait pas à ressasser cet événement peu satisfaisant plus que de raison.

Un soupir s'échappa de ses lèvres à l'entente de ses paroles suivantes. Radouci par la sollicitude de son directeur de département, visiblement inquiet. Leopold fit tourner pensivement le fond de sa boisson dans son verre, observant le liquide qui brillait doucement à la lumière. Constantine avait-il des raisons de s'inquiéter ? Son pouvoir était-il en train de lui échapper ? Leopold reposa brusquement son verre sur la table-basse d'un noir de jais, et braqua son regard sur Constantine.

"En effet, je ne suis pas seul. S'il y a bien une chose que cette affaire prouve, c'est cela."

Et c'était peut-être bien le problème. Il fit courir ses doigts sur l'accoudoir de son canapé, geste nerveux de frustration contenue.

"Je sens bien que l'attaque de la March Bank a traumatisé tout le monde. Il y a eu une période de flou, pendant plusieurs semaines, où chacun pansait ses plaies et où je n'étais moi-même pas à la barre... Et maintenant que nous nous sommes remis, que nous avons reconstruis, je sens certaines velléités émerger de nos rangs. Certains trépignent à l'idée d'une vengeance, réclament une réaction plus violente, une ligne directrice plus ferme, mais..."

Il les voyait, les Danielle Coleman impitoyables qui l'entouraient, mais sentait son instinct lui dicter de demeurer prudent. Eviter une escalade trop rapide de la violence, conserver son derrière fermement accroché à son siège éjectable sans se laisser emporter par les émotions des uns et des autres. Eviter que le pays ne bascule totalement dans la guerre civile, non pas qu'une telle perspective lui soit totalement désagréable, mais il lui était plus agréable de consacrer les deniers publics à d'autres projets plus constructifs. Les recherches de Constantine, par exemple, ou le développement de Leopoldgrad.

"Je pense qu'il est important de conserver une certaine mesure, pour le moment. Je ne sais pas ce que tu en penses."

Avec le temps, il en était venu à accorder de la valeur aux opinions de Constantine, comme il avait pu le faire autrefois de celles de Jacob ou de Roy. Leur relation était encore jeune et frêle mais il appréciait pouvoir se reposer, une fois de plus, sur une sorte d'acolyte.

Leopold est donc bien perturbé. Bousculé dans sa certitude de maîtriser une situation de plus en plus délétère depuis l'attentat de la Marchebank. Évidemment, il fait parti de ces hommes qui prennent moyennement le temps de soigner leur plaies personnelles sans réaliser nécessairement que l'entaille s'approfondit, jusqu'à ce qu'il soit trop tard. Et je comprends. Il n'y aucun temps disponible dans nos vie qui nous permette de nous pencher sur nos petites difficultés individuelles. Nous avons des choses bien plus importante à mettre en œuvre.

Je hausse un sourcil, incertain de la manière dont je dois interpréter sa déclaration. Sous-entend-il que le pleins pouvoir lui échappe parce que des gens comme nous - comme moi, comme Danielle Coleman, comme Meredith Kane, peut-être - développons une tendance néfaste à fourrer notre nez dans des affaires qui n'appartiennent qu'à lui ? J'ai un instant de doute sur le reproche éventuel qui pourrait exister dans sa remarque, mais la suite de son discours me rassure légèrement tout en me confortant. Évidemment, Leopold se défend des passions qui l'entourent avec un bon sens qui me fait sourire. Je sais parfaitement pour quelles raisons je détesterait être à sa place. L'avant-garde est rarement la position la plus confortables. Il semblerait qu'il envisage que l'avion puisse commencer à prendre feu.

- Qu'est-ce que tu en penses ? " Je fixe mon verre, réfléchissant à ce qu'il vient de me dire. Mon attention est capitale.
- Je pense que la vengeance est le pire vecteur pour mener une action, quelle qu'elle soit. "  Inutile de vivre au premier étage du Ministère pour sentir le grésillement des foules supportrices réclamant justice à l'encontre des hordes de terroristes qui naissent dans notre belle nation sorcière. Même au Département, où les questions sociaux-politiques ne sont pas notre ordre du jour favori, on peut sentir par moment le bouillonnement intérieur que génère cette incertitude. " Ceci dit… C'est plutôt habile. Jusqu'à présent, tu as su imposer l'unilatéralité de ta politique, et à la fois… La résistance, les terrorise, peut-importe, agissent de manière si désordonnée et violente à ton égard qu'ils se retrouvent à équilibrer d'eux-mêmes ton image. Maintenant… " Je fais doucement tourner le ragnarov dans le verre sans défaut, absorbé. " Il me semble que nous arrivons à une césure. Plusieurs voies sont ouvertes et il ne s'agit plus de savoir ce que tu devrais faire, Leopold, mais quelle type de politique tu veux mener. " Je relève la tête, hésitant pour un pluriel de circonstance. " Tu peux continuer à assagir tes règles, poursuis-je, avec le risque de te faire inscrire une devise de victime passive. Ca n'excitera pas les foules, mais il y aura de plus en plus de Mosbery pour te rappeler que ton pouvoir te dépasse. " Je m'interromps pour le considérer, pensif. " Ou bien, tu peux décider de redéfinir tes objectifs. Tu as un gouvernement solide autours de toi, et une résistance qui frappe n'importe comment pour te servir de prétexte. Les fondations que tu as construites sont suffisamment solides pour assumer les conséquences de tes choix. " J'esquisse un geste bref de la main. " Je te parle d'actions subtiles, évidemment. Et il y a certainement des secteurs qui mériteraient d'être affermis. " La milice, qui manque d'effectifs, c'est évident. " Mais à terme l'opinion publique n'est pas contre toi. Tu as pris les reines des mains de Fiennes, ne laisse personne te les reprendre. Ce sont les tiennes. " Je le dévisage, en me demandant réellement ce qu'il peut bien trouver de probant à l'avis d'un Directeur planqué au fin fond d'un Département dont personne n'a jamais su l'intérêt depuis sa création. " Tes objectifs Leopold. Tant que tu donneras à ton entourage de bonne raison de les suivre, il appliquera tes désirs. C'est à ça que tu dois penser en priorité. Un empire s'éteint souvent une fois arrivé à son apogée. Mais nous ne l'avons pas encore atteinte, et il ne faudrait pas le laisser mourir avant d'y être arrivé." Je bois un long trait de ragnarov et hausse les épaules à son attention. " voilà ce que je pense, pour ce que ça vaut. "

Redéfinir ses objectifs... Le constat était honnête, à peu près similaire à celui qu'aurait fait Leopold s'il avait eu le temps de se pencher sérieusement sur la question et de faire sa propre auto-critique. C'était bien là tout le problème : actuellement, il était tellement plongé dans le cœur de l'action, entraîné dans une spirale d'événements divers dans sa vie professionnelle comme personnelle, qu'il n'avait plus le temps de se pencher sur quoi que ce soit. Prendre du recul, réfléchir et anticiper afin de se construire une ligne directrice, telle avait été sa façon de fonctionner jusqu'à présent et c'était ce qui lui avait permis de prendre le pouvoir ; mais à présent il n'avait guère ce loisir. Il lui fallait naviguer à vue, réagir au quart de tour face à telle action de la résistance, telle défaillance de la milice ou telle révélation du meurtre de son enfant caché, sans jamais pouvoir réfléchir posément. D'où cette impression, par moment, que les choses étaient sur le point de lui échapper... impression désagréable au plus haut point.

Plongé dans la contemplation du liquide épais qui tournoyait paresseusement au fond de son verre, il réfléchissait aux sages paroles de son acolyte, pensif. Redéfinir ses objectifs, se concentrer sur ses politiques de fond, voilà ce qui lui manquait et qui, à en croire Constantine, manquait à l'ensemble de son gouvernement. Un leader devait avoir une vision, et de vision pour transformer la société, il ne manquait pas... La plus belle, la plus ambitieuse des politiques de son mandat, il n'avait fait pour l'instant qu'en rêver.

Mais il s'était déjà révélé apte par le passé à transformer ses rêves en réalité. Leopoldgrad, cette ville itinérante, futuriste et fantasque, érigée en trois mois en était l'exemple le plus spectaculaire.

Un fin sourire étira ses lèvres.

"Oui, je reconnais avoir été d'avantage occupé à reconstruire et consolider la base, et à lutter contre l'opposition, plutôt qu'à réfléchir à mes objectifs ces derniers temps. Il serait bon de ne pas les perdre de vue, en effet. Heureusement que tu es là pour me le rappeler."

Au fil des mois, Constantine s'était révélé être un directeur de département bien plus apte à collaborer que sa prédécesseur. Surtout, en dépit d'un certain manque de tact occasionnel, il savait dispenser des conseils bienvenus au moment où le ministre en avait le plus besoin. L'exercice du pouvoir pouvait s'avérer solitaire, non pas que Leopold soit un animal particulièrement sociable, mais il n'était pas désagréable de se sentir compris et soutenu par quelqu'un qui était plus ou moins fait du même bois que lui.

"Toute notre attention s'est portée sur les aspects sécuritaires depuis novembre et c'est bien normal, mais comme tu le dis, nous ne pouvons pas nous engager sur une politique de la vengeance", affirma-t-il en grattouillant sa barbe de trois jours. Il tourna un regard pensif vers Constantine. "Maintenant que la March Bank est reconstruite, il est temps que Leopoldgrad prenne toute sa fonction de promotion de notre économie, je pense que mon projet de Muggle Convention en septembre peut parfaitement répondre à cet objectif. Il est temps de redonner de l'impulsion à d'autres départements que celui de la Justice magique. Comment avancent nos recherches à Skye, d'ailleurs ?"

Son regard se fit inquisiteur. Comme toujours, Leopold était impatient d'obtenir des résultats.

J'exécute un sourire polie souscrit d'un rire bref et silencieux. Je ne sais jamais, lorsque Leopold me complimente -si je puis dire- s'il fait preuve de sincérité ou d'une forme d'ironie bienveillante. " Heureusement que tu es là pour me le rappeler. " J'ouvre les bras, fataliste, comme pour confirmer son assertion avec une pointe de sarcasme " Bien sûr, dis-je avec un fond de sourire contrit. Heureusement que tu as eu le bon sens de me laisser remplacer Hellsoft. " Je hoche la tête sans humilité pour ponctuer ma phrase. Je prononce rarement le nom de Chloé face à Leopold : lui rappeler trop souvent l'absence de son ancienne cheffe de Département manque quelque peu d'égard pour Danielle - et pour moi qui suis censée l'assister - mais l'atmosphère, qui s'est étonnamment détendue depuis que Leopold a convenu de sa propre direction, me laisse une ouverture.

Et puis, il s'habitue à mon absence de tact.

Je valide son assertion d'un mouvement de tête, soulagé de l'entendre confirmer mes convictions. " Heureux de te l'entendre dire. " J'étais relativement certain, parce que je commence à le connaître un peu, que la ligne directrice de Leopold n'incorporait pas le meurtre à sang chaud dans son plan d'action. Nous ne sommes pourtant jamais à l’abri d'un revirement, les convictions, comme toutes formes de sentiments, peuvent être ébranlé par un évènements trop brutal. Et Leopold a fait sa part, ces derniers mois. Je me demande parfois comment il a pu, au cours des dernières semaines, conserver un tel calme, un tel recul sur les évènements. Je l'admire, car même si le procès affirme que certaines choses ont changés, il fait front, et j'ignore si j'aurais la force, à sa place, d'assumer les conséquences avec une telle constance. Mais je sais pourquoi il tient la première place, et moi la seconde. Je sais pourquoi il est dans la lumière et moi dans l'ombre. Nous n'avons pas tous les dispositions nécessaire pour rester sur pieds dans les moments difficiles. Moi, il me faut un lieu reclus où je puisse m'isoler pour panser mes blessures. Leopold lui, parvient à s'en passer.

J'ignore s'il en a conscience, mais par moment, cela comment à se voir un peu sur son visage.

- Ha, enfin. Fiennes ne regrettera peut être pas trop de t'avoir laissé le poste. " Je lui adresse un vague regard entendu perclus d'un léger sarcasme, parce que nous savons à priori tous les deux à quoi nous en tenir. " J'ai hâte d'assister à cette convention, pour tout t'avouer. Elle promet plusieurs choses assez intéressantes. " J'estime, en ce qui me concerne, que ce genre de choses devrait exister depuis des années.
- Comment avancent nos recherches à Skye, d'ailleurs ?"
- Hé bien, justement. Réponds-je. Il nous manque quelque chose d'essentiel pour améliorer nos résultats. Métaphoriquement, c'est très simple, nous passons notre temps à comparer des verres similaires pour essayer de déterminer ce qui les différencies. Or pour mettre le doigts sur cette réponse il est plus aisée de comparer deux objets qui se ressemblent un peu moins, mais qui partagent les mêmes caractéristiques. Encore mieux, si tu analyses un verre pleins et un verre vide il devient très facile d'isoler la différence. En d'autre termes, travailler sur un être qui ne porte pas le gêne magique pourrait aider à l'isoler plus facilement. " Les moldus ne sont pas uniquement fascinant pour leur culture, après tout.

L'évocation de Fiennes lui tira un petit rictus amusé. S'il y avait bien une trahison pour laquelle Leopold dormait sur ses deux oreilles, c'était bien celle-ci. Il écarta vite le souvenir de son ancien chef de son esprit pour s'intéresser à un sujet bien plus intéressant : ses plans pour l'avenir. La Muggle Convention, d'une part, projet qu'il portait à bout de bras et qu'il avait réussi à vendre à ses collaborateurs, comme un moyen de renforcer durablement les liens entre sorciers et non sorciers, et de moderniser leur société. Vargas Corp et ses Pear, dont le succès se renforçait un peu plus chaque jour, avait été un élément décisif de ce plan. Maintenant, le projet était sur de bonnes bases et un plan de communication très important était déployé pour inciter la population à s'y rendre.

Les recherches de Skye, en revanche, voilà qui était plus épineux : d'une part le sujet de recherche était très pointu et s'apparentait plus ou moins à jouer à Dieu - pour le plus grand plaisir du ministre - d'autre part, il mobilisait un faible nombre de personnes dans le plus grand secret, ce qui n'avait d'ailleurs pas empêché certaines rumeurs de courir auprès de la résistance. La difficulté de la tâche était immense, de Leopold ne s'attendait pas à ce que des résultats concrets ne soient trouvés avant plusieurs années. C'était déjà quelque chose, venant d'un homme dont l'impatience avait poussé à la naissance d'une ville entière en l'espace de trois mois.

Les sourcils froncés, Leopold écouta avec attention les explications que lui faisait Constantine. S'il comprenait bien l'obstacle rencontré, alors la solution était relativement simple... scientifiquement parlant. Politiquement et moralement, c'était autre chose, mais la politique et la morale, il en faisait son affaire.

"En d'autres termes, tu as besoin d'un moldu. Ou de plusieurs moldus", reformula-t-il en posant un regard songeur sur son interlocuteur. "Ce n'est pas forcément insurmontable. Si l'on y réfléchit bien..."

Il s'interrompit, le temps d'analyser, de tester son idée, puis il reprit d'une voix lente :

"Nous ne sommes pas les seuls que ces recherches pourraient intéresser. Peut-être est-il temps de rendre une petite visite à mon homologue moldu. Je prévoyais justement de l'inviter à la découverte de certains lieux de notre monde à l'occasion de la Muggle convention... Je peux toujours trouver un moyen subtil d'évoquer la question."

J'ai beaucoup d'admiration pour Leopold, et au-delà de cette admiration, j'apprécie particulièrement certains traits de son caractère. Outre l'humour délicieusement acerbe qu'il transporte partout avec lui et que je vois étinceler une fraction de seconde dans son regard à l'évocation de Fiennes, je suis extrêmement favorable à ce courage dépourvu de moral qu'il déploie nonchalamment lorsqu'il s'agit de mettre en place une nouvelle trame politique. Il me donne toujours l'impression plus ou moins éclairée de traiter avec un enfant extrêmement doué, extrêmement exigent avec son temps et qui trouve tout à coup une nouvelle manière de tromper son ennuie. Leopold aime le danger, le risque, la possibilité d'un échec autant que moi et autant que moi il se donne les moyens de parvenir à ses fins car la défaite n'est jamais une solution. Je sais donc, au moment où je commence à formuler l'idée d'acheminer des moldus jusqu'au Département très secret de Skye, que je peux compter sur sa spontanéité et son ouverture d'esprit.

Il est certainement assez peu surprenant, pour un sorcier de sa condition -c'est à dire quasiment incapable de jeter un sort- d'envisager un rapprochement avec un univers conçu pour agrémenter la vie des non sorciers. Notre société n'est pas un modèle d'inclusion, j'en ai fait les frais moi-même à plusieurs reprises au cours de ma vie. Il me semble donc absolument naturel d'accueillir cette proposition et je suis extrêmement satisfait d'entendre évoquer la muggle convention avec autant d'impatience. En ce qui me concerne, et depuis longtemps, j'envisage le rapprochement de nos deux univers comme un bienfait que les gouvernements sorciers successifs - excepté celui de Voldemort, bien entendu, - auraient dû considérer depuis longtemps, et pour leur propre bien.

- Tu fais de moi le plus heureux des hommes, " dis-je avec un sourire en réponse à Leopold qui semble prêt à mettre dans cette nouvelle aventure toute son énergie et son bon sens. " je suis absolument ravi de constater que tu envisages de me rendre ce service. Et je te rejoins : le gouvernement moldu pourrait trouver beaucoup d'avantages à considérer une sorte de… Appelons ça un échange de bons procédés ? " Je lui souris finement, et me rappelle aux rides concernées qui affligent son visage perclus de cicatrices. " Nous aurons des résultats. " Fais-je remarquer avec certitude. Je cherche à alléger le flot de mauvaises nouvelles en lui rappelant la garantie du pacte que nous avons passé près d'un an auparavant et que je compte remplir avant ma mort. " Et si ton ami moldu est prêt à s'engager dans nos expériences, tu auras des résultats avant que quoi que ce soit ne s'effondrent, je te le garantie. " Je hoche la tête dans sa direction d'un air entendu. Inutile de lui expliquer en quoi la réussite de ces expériences lui conférerait un pouvoir illimité quand bien même le gouvernement entier aurait disparût d'ici-là dans un tourment de drames.

"Tu fais de moi le plus heureux des hommes."

"Tu m'en vois ravi", répondit Leopold avec un sourire taquin, soulagé de constater que Constantine et lui semblaient parvenus à un terrain d'entente. Il avait besoin de nouvelles perspectives positives pour le futur, et de sentir son bras droit bien présent à ses côtés. C'était autour de ce projet de recherche sur les origines de la magie que leur alliance s'était nouée, plus d'un an auparavant, ce projet fou auquel lui-même n'osait croire réellement, quand bien même il l'avait appuyé. Leopold savait se montrer visionnaire lorsqu'il le fallait, et lancer des initiatives qui aboutiraient probablement bien des années après sa mort. La construction de Leopoldgrad, sa propre cathédrale, en était la preuve la plus éclatante puisqu'il était probable qu'elle ne s'achève jamais totalement : il avait souhaité une ville vivante, gigantesque et perpétuellement renouvelée.

Mais voilà que son fidèle allié faisait naître en lui quelques braises d'un espoir fou, qu'il n'osait attiser. L'espoir d'un résultat, et avant la fin, avant que tout ne s'effondre... or le ministre n'avait jamais senti son pouvoir aussi près de s'effondrer, il se sentait constamment sur la brèche, comme un équilibriste sur un fil ou un alpiniste à flan de montagne.

"Ne me fais pas de promesse que tu ne saurais respecter, mon ami...", le mit-il en garde, sourcils froncés, en s'avançant dans son siège. "Tu penses vraiment pouvoir obtenir des résultats ?"

Question rhétorique, puisque Constantine y avait déjà répondu, mais Leopold peinait à le croire. Il y avait des choses qui semblaient immuables, et son impuissance magique en faisait partie, car après avoir tenté toutes les formes de médico-psychomagie, le ministre avait fini par perdre espoir. Il s'attendait à moitié à périr un jour prochain d'une crise cardiaque initiée par la magie environnante, à laquelle il semblait devenir allergique. La panique s'insinuait en lui chaque fois qu'il sentait son coeur tressauter ou son souffle se tarir, chaque fois qu'un transplanage le laissait fiévreux ou fatigué. Son équipe de médicomages attitrée avait fini par lui préconiser l'isolement en terre moldue, afin de préserver sa vie, mais Leopold avait écarté cette suggestion avec une insouciance feinte et les avaient enjoint au silence. Il vivrait, et mourrait probablement, en tant que ministre de la magie ou il ne vivrait pas. Pour autant, cette menace sourde pesait inconsciemment sur son esprit, et il s'employait dès lors à laisser son empreinte sur ce monde.

Le rapprochement avec le monde moldu était son nouveau grand projet, or voilà qu'il apprenait qu'il pourrait peut-être le sauver. A cette pensée, il sentit son cœur se serrer dans sa poitrine, d'excitation et d'angoisse liées.

"Je vais prévoir cette rencontre au plus vite, dans ce cas. Ces recherches, Constantine... Je ne crois pas avoir besoin de te souligner leur importance. Elles pourraient changer la face de l'Angleterre."

La face du monde, songea-t-il intérieurement. Si le secret de la magie était découvert, Constantine et lui marqueraient l'Histoire de leur nom plus durablement qu'avec n'importe quelle découverte, et l'on oublierait vite les conditions dans lesquelles ces recherches avaient été menées. C'était ainsi que l'être humain fonctionnait, la morale disparaissait bien vite face à un intérêt personnel et à la promesse d'une vie nouvelle.

"Et ce n'est pas tout", ajouta Leopold dont le visage était empreint de gravité. Il hésita un court instant avant d'avouer, en un murmure pressant : "Ces recherches pourraient être vitales... pour moi. Il n'est pas impossible que je finisse par être l'un de tes cobayes, et avant que l'histoire ne soit terminée. Constantine, il est probable que mon temps soit compté, et je crois que tu pourrais m'aider."