| Le premier jour du reste de ta vie [OS]Abel LaveauArchimage urbaniste | Ven 25 Aoû 2017 - 0:30 - Spoiler:
Bonjour bonsoir, me revoici avec un énième OS (parce que c'est ma passion dans la vie de faire des OS, surtout quand je suis en vacances), à nouveau sur Abel ! Oui, comme c'est un handicapé sentimental, il me demande beaucoup d'efforts d'écriture pour le faire évoluer Celui-ci est normalement le dernier, en trois parties, et marque un grand pas en avant dans sa relation avec Isobel Bonne lecture 3 janvier 2010 A l’instant où Abel posa sa valise dans l’entrée de son appartement, son premier geste fut de passer dans le salon. Il n’avait pas vraiment rangé son bazar avant de partir alors il rencontra quelques obstacles sur son passage, mais rien ne sut empêcher sa rencontre avec son canapé. Le voyage ne l’avait pas tant fatigué -il avait déjà fait le déplacement aux Etats-Unis en avion, face à ça, le Portoloin avait au moins le mérite de ne durer que quelques secondes- mais il se sentait un peu remué. Il avait beau voyager très régulièrement, il ne s’était jamais complètement fait aux secousses du Portoloin, ce qui lui attirait quelques boutades. Mais cette fois, il n’y avait pas d’Isaac pour se moquer gentiment de lui à l’arrivée, alors il pouvait tranquillement se vautrer en attendant de récupérer.
Il fallait qu’il déplace sa valise, qu’il sorte le nécessaire pour la soirée, qu’il commence à se faire à dîner. Mais c’était dur de faire des choses alors il préféra se livrer pendant plusieurs dizaines de minutes à son activité préférée, à savoir rêvasser. Il avait plein de sujets de choix, plus ou moins sérieux. Parier sur la durée de la nouvelle relation de son père, se demander si c’était la raison pour laquelle sa mère paraissait encore plus taciturne que d’habitude, se rappeler la tête hilarante de la femme d’Alexandre découvrant son mari dans un joli état d’ébriété après le nouvel an, ou encore analyser l’attitude de Isaac qui lui avait tout juste souhaité de bonnes fêtes… Abel avait une idée assez précise sur le sujet, et pour être honnête, il n’osait pas trop broncher face au silence de son meilleur ami. Leur échange sur Isobel en décembre avait inévitablement refroidi leurs rapports. Abel se sentait un peu coupable, et il supposait que de son côté, Isaac avait besoin d’un peu de temps pour démêler son dilemme. Il préférait s’en tenir à l’écart. D’abord, il avait promis de le laisser prendre une décision sans chercher à l’influencer. Puis, il n’avait pas très envie d’évoquer à nouveau le sujet Isobel avec lui, surtout après ces vacances où leur relation avait justement évolué…
Avant de laisser ses pensées trop vagabonder, il finit par tourner un regard un peu blasé sur sa valise qui trônait dans le sas d’entrée, cherchant une bonne raison de se lever pour la vider. Son regard accrocha alors une légère protubérance à la surface de la première poche. Se souvenir de quoi il s’agissait lui donna la raison qu’il cherchait. Il avait un sujet de curiosité à satisfaire, il n’en avait pas eu l’occasion pendant les adieux à sa famille, ni pendant son voyage trop court qui avait suivi. Quelques minutes plus tard, sa valise se retrouva donc grande ouverte à ses pieds, et une petite boîte en bois placée entre ses mains. Intrigué, il suivit des yeux les gravures stylisées à la surface de la boîte, cherchant à se souvenir s’il l’avait déjà vue quelque part. André avait dit quelque chose comme « Je crois que c’est à toi » en la lui remettant. A ce moment-là, il faisait un rapide tour du Carré Français pour faire ses adieux à sa famille, il avait terminé par le Rousseau’s en espérant voir ceux qu’il n’avait pas croisé. Il n’avait pas trop osé passer chez André -savait-on jamais qu’Isobel y soit encore- alors il s’était laissé quelques minutes à la fin pour lui dire au revoir par-dessus le comptoir. Le vieil homme l’avait retenu un peu trop longtemps, si bien qu’Abel n’avait pas tellement eu le temps de faire d’objection en prenant la boîte. Il avait filé pour attraper son Portoloin, mais maintenant qu’il voyait l’objet de plus près, il était forcé de confirmer sa première impression. Cette boîte ne lui disait rien du tout.
Il souleva le fermoir en s’attendant à ce qu’elle oppose une résistance, magique ou mécanique, mais il n’en fut rien. Elle s’ouvrit facilement, et les mains d’Abel saisirent lentement le papier photo écorné sur le haut du tas. S’il n’avait pas su reconnaître le coffret, cette photographie, en revanche, il se la remémora au premier coup d’oeil. Et cette découverte lui donna un franc coup au coeur.
Il n’avait pas vu cette photo depuis tellement de temps. En fait, il n’avait pas spontanément regardé de photo d’elle et lui depuis des années. Pourtant, il en avait plusieurs. Tout un album, même, qu’il avait rangées dans le gros tas de souvenirs qu’il avait d’elle, actuellement enfermé dans son grenier. Dans d’autres circonstances, il aurait pu être frappé, ou amusé des similitudes et différences physiques qui existaient entre ces deux gamins et les deux adultes qu’Isobel et lui étaient devenus. Il ressentit surtout un certain trouble à découvrir une photographie qu’il pensait oubliée, prise par André, dans son jardin, pendant leurs dernières vacances d’été ensemble. Ce fut le moment où il se souvint que cette photo n’était pas la sienne. Toutes celles qu’André avait prises d’eux étaient soit en sa possession… Soit en celle d’Isobel.
Incrédule, il reporta son attention sur la boîte, remplie d’un tas assez compact de lettres. Se pouvait t-il que… ? Mon cher Abel, disait le premier papier. Le deuxième, aussi, et le troisième, ainsi que tous les autres, se rendit t-il compte en feuilletant rapidement la moitié du tas. Et le fameux « Je t’embrasse, Isobel. » par lequel elle terminait systématiquement toutes ses lettres ! Seulement quelques unes étaient différentes, mais il n’eut pas besoin de les lire pour comprendre de quoi il s’agissait.
« Seigneur… »
Il reconnaissait son écriture minuscule, c’était ses lettres. C’était leur échange épistolaire, à tous les deux, sur plusieurs années. Elle avait tout gardé, dans cette boîte. Il avait du mal à réaliser, tellement qu’il en attrapa plusieurs dans ses mains, comme pour mieux se rendre compte de leur réalité. Ses yeux attrapèrent des lettres écrites plus grosses que les autres sur l’un des papiers, un « JOYEUX ANNIVERSAIRE », aussi exubérant qu’Isobel à l’époque. « Je suis super triste qu'on ne soit pas ensemble pour le fêter, c'est la première fois qu'on est séparés pour nos anniversaires… » disait t-elle. Une phrase toute bête qui fit grimacer Abel. C’était la première fois à l’époque, mais loin d’être la dernière…
Il lut malgré tout le reste de la lettre, en remettant les autres dans la boîte. Un sourire un peu triste tira ses lèvres, car la petite Isobel de treize ans lui glissait entre parenthèses que leur regrettée Michelle lui faisait un bisou. Un sourire qui se détendit quelques lignes plus tard. « Actuellement, on a trois ans de différence ! Trop bizarre. Je ne sais pas si tu es d'accord avec moi mais je trouve que quinze ans, ça fait beaucoup plus vieux que quatorze. Ca montre que tu es majeur dans deux ans et ça, c'est encore plus étrange ! ». Elle avait de l’humour, cette enfant. Que penserait t-elle donc face à l’adulte de trente-cinq ans qu’il était aujourd’hui ?
Abel saisit la lettre suivante après un instant d’hésitation. Il était partagé entre la curiosité de retrouver toutes les bêtises tantôt stupides, tantôt attendrissantes qu’ils avaient pu s’envoyer et la méfiance face à ce qu’il allait lire et risquait de remuer douloureusement des souvenirs en lui. André s’était certainement imaginé que cette boîte était la sienne parce que les lettres à l’intérieur lui étaient destinées, mais quelque chose échappait tout de même à Abel. Pourquoi Isobel avait t-elle gardé tout ça ?
Abel n’en lut pas seulement une, mais bien quatre ou cinq lettres d’affilée. Lorsqu’il tomba sur un vieux dessin, magiquement animé, qu’il lui avait envoyé pour un de leurs Noël, il décida d’arrêter les frais. C’était une véritable madeleine de Proust qu’il venait de trouver en ouvrant cette boîte, il n’était pas sûr d’être prêt à la goûter. Relire ces mots attendrissants qu’ils s’étaient écrit quand ils avaient treize, quatorze ans, lui procurait un sentiment profond de nostalgie, teinté d’une tristesse similaire à celle qui l’avait saisi l’autre soir, face à Isobel. Evoquer leurs erreurs avait permis d’expliquer certaines réactions, de panser certaines plaies. Mais cela avait aussi rappelé à Abel qu’ils ne pouvaient plus réformer ce passé, quand bien même il avait mille fois envie de revenir sur ses pas. Maintenant qu’il comprenait pourquoi Isobel était partie, maintenant qu’il savait quels avaient été ses propres manquements, il regrettait réellement de ne pas pouvoir les corriger, pour modifier la suite de leur histoire. Quand il y pensait, tout avait tenu à si peu de choses, beaucoup de leurs frustrations auraient pu être évitées s’il l’avait un peu mieux comprise à l’époque.
Lire ces lettres lui faisait prendre la mesure de tout ce qui avait changé depuis leur enfance. Mais il n’avait pas envie de se laisser plonger dans des « et si » à n’en plus finir, c’était la porte ouverte à tous les regrets. Il y avait déjà un mieux avec Isobel, ils avaient même pris une décision, tous les deux, celle de retrouver contact. C’était ce sur quoi il devait se concentrer, décida t-il, en rangeant les papiers dans la boîte. Après un instant d’hésitation, il la glissa sous sa table basse, pour éviter de l’avoir dans son champ de vision. Normalement, elle n’aurait jamais du se trouver en sa possession, mais il se voyait mal aller la rendre à Isobel, ils ne s’étaient pas vraiment parlé depuis le nouvel an. Le plus simple était peut-être de la remettre à André à son prochain retour, en lui disant qu’elle appartenait à sa petite fille ? Il verrait bien, conclut t-il mentalement, pour l’instant il allait se faire à dîner et oublier tout ça, cela valait mieux.
| | | Abel Laveau « We were just kids when we fell in love, not knowing what it was » |
| | Abel LaveauArchimage urbaniste | Ven 25 Aoû 2017 - 13:08 5 janvier 2009 Les yeux visant le plafond, Abel rêvassait, encore, dans sa tenue de travail. Il ne s’était pas changé avant d’aller au cinéma, et il ne l’était toujours pas depuis dix minutes qu’il était rentré. Non, il préférait rejoindre son meilleur compagnon, son canapé, et laisser ses pensées vagabonder. Il lui était souvent arrivé de s’endormir allongé, comme ça, et se réveiller en retard, tout habillé, le lendemain parce qu’il n’avait pas mis son réveil. Mais ce n’était pas trop grave, c’était lui le patron maintenant, se disait t-il pour se rassurer.
Il se repassait sa soirée avec un léger sourire aux lèvres, car il avait passé un véritable bon moment avec Isobel, contre toutes ses attentes. Et cela lui donnait plein d’espoirs pour la suite. Cette fois, il veillait à ne pas faire tout capoter de nouveau et se montrait d’une certaine manière attentif aux signaux qu’elle lui envoyait. Il avait décidé de ne rien forcer, et il n’en avait pas eu besoin. Cette première soirée leur avait permis de se rapprocher, tout en respectant certaines limites implicites, Abel ne demandait pas mieux. Il avait besoin de prendre son temps aussi, pour ne pas répéter les erreurs de septembre. Il préférait ne pas retrouver une trop grande proximité pour le moment avec elle, mais peut-être que cela arriverait un jour. Abel n’en désespérait pas, il le souhaitait, même, au fond de lui, il avait envie de retrouver sa meilleure amie qu’il croyait perdue… et plus encore, pourquoi pas, soufflait une petite voix dans son coeur.
Il découvrait -ou plutôt redécouvrait- cette douce chaleur en lui quand elle se trouvait proche, il ne l’ignorait plus et ne s’aveuglait plus sur son origine. Elle lui avait déjà plu une fois, quand ils étaient adolescents, alors il savait reconnaître cette sensation. Déjà à l’époque, il avait mis du temps à s’en rendre compte et à l’accepter, car ce n’était pas si évident de reconnaître ce genre de sentiments envers sa meilleure amie d’enfance. Et si elle le rejetait ? Et si ça ne marchait pas entre eux ? Et si cela changeait à jamais leur lien si précieux ? Il partageait avec elle quelque chose de très fort et très particulier qu’il ne voulait perdre pour rien au monde. Puis il avait fini par comprendre que ce qu’il ressentait n’était pas quelque chose d’annexe à l’amitié qu’il éprouvait pour elle, quelque chose qu’il pourrait ignorer pour ne garder que ce qu’ils partageaient déjà. C’était au contraire la continuité de tout cela. Il avait peur que les choses changent entre eux, mais elles avaient déjà changé, par le fait même qu’il était amoureux d’elle.
Le temps qu’il se décide à le lui dire, elle était partie sans retour. Il s’était senti trompé, bafoué. Il avait du faire un énorme travail sur lui-même pour pouvoir passer à autre chose, et il y était parvenu. Il avait connu d’autres femmes, noué des relations sincères, dont certaines étaient même parties pour durer à vie. Il s’était reconstruit, en partie. Maintenant, il avait besoin d’Isobel pour se reconstruire complètement, il en avait pris conscience. Il avait besoin qu’elle répare ses blessures que le temps n’avait pas suffi à refermer, pas en s’excusant platement et en implorant son pardon. Simplement en partageant à nouveau quelques moments ensemble comme cette soirée au cinéma, en se rapprochant l’un de l’autre, jusqu’à parvenir à se refaire confiance.
C’était cet objectif qu’Abel avait en tête, plus que de s’occuper de son attirance pour elle. Ils avaient encore beaucoup de choses à régler tous les deux, et il risquait d’anéantir leurs efforts en allant trop vite. Pour ce soir, Abel pensait de toute façon surtout aux moments de rigolade qu’ils avaient pu partager tout à l’heure. Ils avaient même reparlé du film avec entrain en sortant de la salle, si bien qu’ils s’étaient quittés sur une bonne note. Un sans-faute, si on omettait quelques moments de confusion.
Peut-être parce que cette soirée avait fait remonter quelques bons souvenirs d’enfance en Abel, il se retrouva quelques minutes plus tard avec la boîte ouvragée dans les mains. Il la faisait tourner entre ses doigts, en attendant de se décider à l’ouvrir ou la ranger dans son coin. Comment Isobel le prendrait t-elle s’il les lui rendait maintenant ? Abel estimait qu’il avait une chance sur deux qu’elle le prenne mal. Soit il lui expliquait la bourde d’André et en riait tous les deux, soit elle se persuadait qu’il avait fouillé dans ses affaires pour la trouver et se sentait volée. D’un point de vue extérieur, l’explication sur André pouvait très bien sonner comme une bonne excuse pratique, c’était une possibilité.
Non, Abel n’était pas très à l’aise à l’idée de lui remettre cette boîte lui-même, il n’avait guère envie de gâcher leur début de bonne entente. Il était donc forcé de la garder jusqu’à retrouver André, et d’ici là… Eh bien, qu’est-ce qui l’empêchait de tout relire ? Après tout, c’était des lettres qu’il avait déjà reçues, il en avait même gardé la plupart chez lui. En revanche, il n’avait pas recopié ses propres lettres comme Isobel l’avait fait. La curiosité de relire ses propres mots l’envahit, jusqu’à ce qu’il finisse par ouvrir à nouveau l’objet.
Cette fois-ci, il parcourut les lettres comme on lit un roman au coin du feu. En prenant son temps, en lisant tout dans l’ordre sans rien omettre, en se laissant amuser, surprendre, émouvoir par ce qu’il redécouvrait. Pour la première fois depuis dix-sept ans, Abel fut heureux de retrouver ses souvenirs d’enfant avec Isobel. Il s’en laissa même bercer jusqu’à s’endormir dans cette position, une lettre sur le ventre.
| | | Abel Laveau « We were just kids when we fell in love, not knowing what it was » |
| | Abel LaveauArchimage urbaniste | Ven 25 Aoû 2017 - 21:51 - Citation :
- H.S : Je précise que les lettres en spoiler ci-dessous ont été écrites de la main d'Isobel, évidemment On peut dire que c'est un OS à deux mains Bonne lecture
7 janvier 2009 Juin 1991. C’était la dernière lettre qu’Abel possédait, dans ses souvenirs. Ils avaient passé l’été ensemble, cette année-là, leur dernier été. Pendant l’année scolaire, ils s’étaient passé quelques coups de Cheminette, Abel était revenu quelques week-end, mais ils avaient arrêté de s’écrire. Un signe que leur relation commençait déjà à dysfonctionner, d’ailleurs… Lorsqu’il lut cette dernière lettre du trente juin, il s’aperçut que le tas n’était pas terminé. Il en restait bien une demi-douzaine au fond de la boîte. Lentement, il saisit la première qui se présentait à lui, pour la mettre sous la lueur de sa lampe de chevet. 30 décembre 1991. Le coeur d’Abel fit une violente embardée. Il n’avait jamais vu cette lettre. Elle était datée du jour de son départ. Mon cher Abel,
Je ne sais pas trop commencer cette lettre, je ne sais même pas si tu la verras de toute manière. Je ne sais pas si je te donnerai l'occasion de la lire, soit parce que je vais rester, soit parce que je ne l'aurai pas laissée. Il replia la lettre brusquement, saisi par le choc. Ses mains légèrement tremblantes s’emparèrent du tas qui restait toujours au fond de la boîte, et il déplia une à une pour vérifier cette intuition qui lui serrait le coeur. Les dates défilèrent sous ses yeux. 7 janvier 1992. 18 mai 1992. 8 novembre 1994. 11 septembre 1995. Et la toute dernière, du 1er novembre 1996. Elle lui avait écrit jusqu’à quatre ans après son départ. Cette découverte donna la sensation à Abel d’un violent étourdissement. Elle lui avait écrit . Sans jamais lui envoyer les lettres, elle avait malgré tout communiqué avec lui, tout ce temps-là. Lui qui l’avait maudite pour ne lui avoir jamais envoyé le moindre mot en partant, c’était là, sous ses yeux. Tout ce qu’il avait attendu pendant des années se trouvait là, au creux de ses mains. Lentement, comme si sa conscience l’avait momentanément quitté sous le choc, il se vit saisir la première lettre qu’il avait mise de côté pour reprendre sa lecture. - Spoiler:
Aujourd’hui, j'ai fais mon sac pour quitter la Nouvelle-Orléans et j'ai acheté un ticket de car. Je ne te dis pas où mais en dehors de la Louisiane... Je me doute que tu ne comprends pas, même moi je ne saurai pas t'expliquer précisément pourquoi je fais ça. J'en ai juste besoin. J'ai besoin d'air, j'ai besoin de partir pour mieux revenir. Je me sens mal, ici. Cela peut paraître stupide mais c'est le cas, j'étouffe, je tourne en rond, je deviens folle. Je veux juste vivre par moi-même. Faire ma vie. Je suis malheureuse. Pourtant, je pourrais être heureuse, je suppose. Je t'ai toi, j'ai Michelle mais... Si je n'arrive pas à être heureuse par moi-même, toute seule, est-ce que c'est vraiment du bonheur ? Et puis, toi, tu vas finir par faire ta vie, je ne peux pas passer mon temps à m'accrocher à toi. Les six derniers mois à avoir l'impression de devoir te courir après pour grappiller un peu de ton attention m'ont suffit. Ce n'est pas un reproche ! Je suis désolée si ça sonne comme tel. C'est normal, tu fais ta vie, tu as tes études, tu auras un métier, tu as tes amis... Tu as un nouveau monde. Moi aussi j'ai besoin de me faire mon nouveau monde.
Alors demain, c'est la cérémonie de mes seize ans. Je vais la faire et ensuite, je déciderai si je pars ou si je reste. Dans tous les cas, je veux que tu saches que je suis vraiment désolée. J'en ai juste besoin. Pardonne-moi.
Je t'embrasse, Isobel
L’émotion bloquait désormais sa gorge. Abel dut prendre une grande inspiration pour se sentir à nouveau respirer. Sous ses yeux, une jeune fille aux brillants yeux noirs venait de lui souffler tout son malheur, en détournant le regard parce qu’elle se sentait coupable. Elle n’avait pas cet air railleur, suffisant, mesquin qu’il lui avait prêté toutes ces années. Elle était perdue, déçue, en quête d’une voie à suivre, elle avait besoin de lui et il ne l’avait pas écoutée avant aujourd’hui. Abel détourna le regard à son tour. Lire cette lettre, plus que les précédentes, avait réveillé en lui de vieilles douleurs profondément ancrées en lui. Il se rappelait avec une netteté cuisante cette sensation d’abandon qui avait été la sienne, parce que les mots qu’Isobel avait couché sur papier entraient douloureusement en résonance avec ses sentiments à l’époque. J’étouffe, je tourne en rond, je deviens folle. Il savait ce que c’était, oh, il savait. Il était sincèrement désolé qu’elle en soit passé par là aussi, et pire : que lui, son meilleur ami, ne l’ait même pas vu. Il voulut refermer cette boîte, il faillit le faire, d’un geste impulsif, par peur de lire d’autres choses qui allaient le déchirer, de découvrir des nouveaux éléments qui risquaient de remettre en question tous ses choix passés. Mais il se retint. La jeune fille comptait encore sur lui. Elle lui parlait, elle voulait se confier à quelqu’un et la seule personne qu’elle avait trouvé c’était lui, son meilleur ami. Alors, Abel saisit la deuxième lettre, malgré l’effort que cela lui demandait. - Spoiler:
Le 7 Janvier 1992 Mon cher Abel,
Aujourd'hui, pas d'adresse. Je suis encore dans le sud des États-Unis mais je préfère ne rien préciser. Ce n'est pas contre toi, je me doute que tu n'iras pas le répéter à tout le monde mais on sait bien que la vie privée, à la Nouvelle-Orléans. Je suis désolée de ne pas avoir laissé de lettre quand je suis partie, je n'ai pas osé. Je ne sais même pas si je vais oser envoyer celle-là... J'ai tellement peur que tu sois fâché contre moi. Je crois que si j'écrivais et que tu ne répondais pas, cela serait le pire. J'ai aussi un peu peur qu'elles se servent de toi pour me retrouver... Je suis désolée. Promis, je te donnerai plus d'informations plus tard.
J'ai l'impression de respirer soudain, si tu savais à quel point ! Je vais bien, j'ai l'impression d'être libre, que je peux tout faire, que tout est à ma portée ! Je ne regrette pas d'être partie même si je me doute que vous devez vous inquiéter... Si tu reçois cette lettre, c'est que j'ai été courageuse.
Je t'embrasse, Isobel
PS : et embrasse Michelle pour moi !
Abel laissa tomber sa main, envahi d’un profond sentiment d’impuissance. Il avait envie de dire tellement de choses à cette adolescente grisée par sa fuite, mais il ne pouvait pas, c’était un échange à sens unique. Le jeune homme qu’il était à dix-huit ans l’aurait secouée par les épaules, lui aurait fait la leçon, oui, il aurait été fâché contre elle. Mais il aurait été si heureux et si soulagé de la retrouver en vie, à ce moment-là, quelques jours après sa fuite. Et l’adulte aujourd’hui ? demanda timidement une voix, quelque part. Lui-même, ou cette petite fille face à lui. Abel prit le temps d’y réfléchir et de relire le papier entre ses mains, avant de s’arrêter sur ce qu’il ressentait. Beaucoup de peine, d’impuissance, de regrets. Et quelque chose de nouveau, un sentiment plus doux, qui se révéla à lui quand il osa croiser le regard triste de l’auteur de ces lettres. Beaucoup de compassion. Chacun des mots suivants qu’il lut lui allèrent droit au coeur. - Spoiler:
Le 18 Mai 1992
Mon cher Abel,
Je ne pense pas que j'enverrai cette lettre, tu dois me détester maintenant et je n'ai pas très envie d'y faire face. Je suis désolée pourtant, si tu savais. Je t'écris pas mal mais je finis toujours par brûler les parchemins. Je ne suis jamais contente de ce que j'écris, ça me paraît toujours pathétique. Je ne devrais pas me relire et juste envoyer mais je n'ai pas le courage. Je le ferai peut-être un jour.
Finalement, le dehors, c'est différent de ce que j'avais imaginé. Je n'ai pas très envie de m'étendre, j'ai un peu honte mais... Je ne veux pas imaginer ce que tu me dirais. Je m'en veux beaucoup mais je ne peux pas revenir. Ou je ne veux pas. Un peu des deux. Je vais essayer de garder cette lettre, peut-être que je finirai par l'envoyer... Je suis désolée. J'espère que tu vas bien, je pense vraiment à toi. Pardonne-moi, s'il te plaît, ne sois pas fâché contre moi. Tu me manques, si tu savais.
Je t'embrasse, Isobel
Non, elle n’avait jamais eu le courage de lui envoyer ce courrier. Mais elle avait été courageuse, malgré tout. Courageuse de partir. Abel n’avait jamais envisagé les difficultés qu’elle avait pu rencontrer, dès lors qu’il avait cessé de croire qu’elle s’était faite enlever et séquestrer quelque part. Il avait compris que c’était son choix de partir, puis avait conclu qu’elle devait probablement l’assumer et s’en trouver satisfaite, puisqu’elle n’était jamais revenue. Il n’avait pas cherché à imaginer quelles difficultés pouvait rencontrer une adolescente de seize ans, loin de sa famille, qui l'étouffait peut-être, mais lui apportait malgré tout le couvert et la sécurité. Elle était loin de l’affection de ses amis et du confort d’être entourée d’adultes prêts à l’aider s’il le fallait. Elle avait du se débrouiller entièrement seule, très jeune. Abel savait t-il réellement ce que c’était ? Même si partir faire ses études ailleurs lui avait donné une certaine autonomie, il savait que ses parents étaient toujours derrière, d’une façon ou d’une autre. Il n’avait même pas eu à travailler pour payer sa scolarité d’ailleurs, c’était déjà un sacré confort. Non, il ne savait pas. Isobel s’était sûrement retrouvée dans de nombreuses situations délicates qui lui avaient fait regretter son choix. Elle avait sans aucun doute caressé la tentation de revenir, pour se sentir moins seule. Mais elle n’avait jamais cédé, elle avait accepté d’en payer un prix qu’Abel n’avait jamais pris en considération… Et ce constat se raffermit davantage quand il termina la lettre suivante. - Spoiler:
Salisbury 8 Novembre 1994
Mon cher Abel
Si tu savais d'où j'écris actuellement, tu n'en reviendrais sûrement pas. C'est ce café en face de ton école, je vois la porte d'ici. Cela fait une heure que je suis ici, je ne sais pas trop ce que j'attends. Je ne sais même pas si tu es là. Je t'ai écris pas mal de lettres mais j'ai dû partir précipitamment de là où j'étais avant et je n'ai pas pu les prendre. Je peux te le dire, je suppose, j'étais à Los Angeles. Cela ne s'est pas très bien passé, j'ai eu des ennuis mais j'espère que cela ira mieux désormais que je suis revenue sur la cote est. De toute manière, elles n'ont jamais été envoyées donc je ne devrais pas me sentir triste de ne plus les avoir.
Rien ne s'est passé comme je l'avais imaginé. Je n'ai rien fais. J'ai erré de manière pathétique dans tout le pays. Je n'ai rien construit, rien fait, rien gagné. Rien. J'ai juste tout perdu. Ma vie n'a juste aucun sens, je ne sais pas où je vais. J'ai dix-neuf ans et je suis aussi paumée qu'en partant, à seize ans. Toi, tu dois avoir fait des choses. Tout doit aller bien pour toi, pour tout le monde. Vous avez dû passer à autre chose et je suis là, sans savoir quoi faire. Je ne sais même pas quelle sera ma prochaine destination. Je ne sais pas pourquoi je suis venue ici, tu n'as sûrement pas envie de me revoir. Je ne sais même pas si je pourrais te croiser, les gens vont finir par se poser des questions à me voir là, toute seule. Je n'ai pas vraiment réfléchi, je suis partie très vite de Los Angeles et cela m'est apparu comme le seul endroit au monde où j'avais éventuellement une attache. C'est stupide, je m'en rends compte en l'écrivant, je ne suis jamais revenue. Et tu as sûrement autre chose à faire que d'être l'attache d'une fille qui t'as laissé tombé sans un mot.
C'est drôle d'être ici, dans un certain sens. Il y a plein d'étudiants autour de moi, je les entends parler de leurs cours, de leurs profs... J'aimerais bien en faire partie. C'est fou, on a à peu près le même âge et pourtant, on mène des vies entièrement différentes. Si on peut appeler ça une vie pour moi. Je ne sais même pas ce que je te dirai si tu sortais de l'école à cet instant, alors que j'écris. Si seulement j'avais quelque chose à présenter, cela serait plus glorieux. Mon départ aurait un sens, tu vois. Alors que là, je suis juste la pauvre fille qui a fait une fugue et les plus mauvaises rencontres du monde. Tu vois, je suis sûre que si on parlait, je serai admirative de ton parcours, je l'ai toujours été. Mais pour moi, la seule chose que tu pourrais voir, c'est que j'ai tout foutu en l'air. Et le pire, c'est que c'est vrai. J'aimerais que, si on se revoit un jour, tu sois fier de moi. Actuellement, je me fatigue moi-même. J'ai été stupide, naïve et inconsciente et j'en paye le prix.
Mais je suppose que ce n'est pas une fatalité. Je peux toujours essayer de rattraper cet immense chaos qu'est devenu ma vie. Peut-être que tu le sauras un jour. Je vais rester un peu, pour voir. Je n'enverrai pas cette lettre. Je pense que tu aurais l'impression que je te nargue si tu savais que j'ai été si près de toi. J'espère que tu vas bien.
Je t'embrasse, Isobel « Bon sang… »L’émotion se bousculait à nouveau dans sa gorge, la serrant si bien que ce furent les seuls mots qu’Abel put prononcer. Il inspira pour tenter de faire redescendre cette boule, qui menaçait de brouiller son regard. Bon sang. Que lui avait t-il dit, un jour, à son bureau au Ministère, l’an dernier, alors qu’ils parlaient tous les deux de leurs voyages en Europe ? « Ce qui est dingue, c’est qu’on aurait pu se croiser plein de fois là-dedans, au final. » . S’il avait su ! La frustration remonta comme un poison en lui. Malgré lui, il en voulut à cette jeune fille qui avait écrit de ne pas avoir posé son stylo, pour oser l’aborder, à la sortie de l’université. Quelle aurait été leur histoire, alors ? Quelle aurait été son histoire ? A ce moment-là, il était si jeune, toutes les possibilités d’avenir ouvertes à lui. Il terminait ses études, ne savait pas tout à fait ce qu’il voulait faire en sortant, il découvrait juste les filles, il se faisait de nouveaux amis. Et si Isobel lui avait parlé ce jour-là, qu’aurait t-il été de tout ce qu’il avait bâti jusque là ? Elle avait influencé tellement de choses dans sa vie, même en n’étant plus là, elle n’avait pas idée. Abel lui-même n’avait pas conscience de tout ce qu’elle avait remué, dans son inconscient, à chaque fois qu’il faisait un choix. Et si elle avait été là ? Tous ces questionnements lui donnèrent le vertige. C’était trop dur de se laisser aller sur ce terrain-là. S’il avait réussi à tourner la page dix ans plus tôt, c’était bien parce qu’il avait tranché sur toutes les questions laissées sans réponse par Isobel, et refusé de revenir dessus. Aujourd’hui, en renouant contact avec elle, il avait beaucoup nuancé son point de vue de l’époque, mais en contrepartie, toutes ses certitudes se brisaient une à une. Jamais il n’aurait pu imaginer qu’elle avait tant erré dans son périple, qu’elle s’était un jour trouvé sur le point de revenir vers lui, pour avoir son aide. Elle ne l’avait finalement pas fait, et il n’y pouvait rien, se répéta t-il, pour s’empêcher de s’engager sur la voie dangereuse des « et si ». En plus, Abel croyait en la force que possédaient leurs ancêtres pour les guider d’une façon ou d’une autre sur les voies qu’ils choisissaient. Si ce jour-là, Isobel avait finalement décidé de ne pas lui parler… Alors il y avait une raison. Ils n’étaient sûrement pas prêts à se refaire face, tous les deux. Il s’efforça d’affermir cette idée dans son coeur, puis relut la lettre, plus lentement. Son expression s’affaissait à chaque phrase, décrivant un peu plus le chagrin et les désillusions de l’adolescente perdue. Il aurait aimé être là pour elle, à ce moment-là. Elle avait traversé la première grosse passe vraiment difficile de sa vie, et elle n’avait eu personne pour l’épauler. Abel ne savait décidément pas grand-chose des épreuves qu’elle avait traversées, ils n’en avaient jamais parlé. Ils avaient beaucoup discuté des raisons de son départ, de ce qu’ils avaient ressenti tous les deux. Mais elle ne lui avait jamais rien raconté de ces seize années de son existence, à part le fait qu’elle avait eu son diplôme, et beaucoup voyagé. Cela changerait, se promit t-il, il lui poserait plus de questions à ce sujet, un jour. « J'aimerais que, si on se revoit un jour, tu sois fier de moi. » Plus que toutes les autres, cette phrase s’imprima en lui. Elle le touchait, parce qu’elle montrait combien son opinion était encore chère à Isobel, même trois ans après sa fuite. Il ne l’aurait pas crue si elle le lui avait dit. Mais c’était écrit, sur un papier qu’elle n’avait pas l’intention d’envoyer, une lettre qu’elle gardait pour elle, comme un journal personnel, alors elle n’avait aucune raison de mentir. Abel donnait une foi entière en ces mots qu’elle avait couché en pensant que personne ne la lirait. Elle était fière, têtue, pudique, il y avait des choses qu’elle ne lui avouerait sans doute pas, surtout dans leur situation encore bancale. Cet aveu qui révélait ses espoirs en faisait probablement partie. Il en fut tant touché qu’il se sentit un peu coupable de n’avoir jamais réalisé son souhait. On ne pouvait pas dire qu’il l’ait accueillie le soir où il l’avait retrouvée avec un air empli de fierté, bien au contraire… Abel aurait pu relire cette lettre particulièrement poignante encore et encore, mais il lui en restait encore deux autres à découvrir. S’il voulait avoir le courage de le faire, il devait s’empêcher de se morfondre trop longtemps sur les précédentes, alors il saisit les deux dernières entre ses mains. Celle qu’il lut se plaçait quasiment un an plus tard. - Spoiler:
Salem,
11 septembre 1995
Mon cher Abel,
Aujourd'hui, je suis entrée à l'université ! Cela fait plaisir à écrire, je crois que je n'ai pas été si heureuse depuis des années ! Je suis arrivée à Salem l'année dernière, j'ai trouvé un emploi, j'ai passé le diplôme d'entrée dans les études supérieures et me voilà ! Je serai étudiante en communication ! C'est super, non ? Enfin, je trouve ça super. J'ai découvert plein de choses : je suis dans une résidence universitaire, ma camarade de chambre s'appelle Jessica, j'ai rencontré des gens. Ça me fait étrange ! Mais je suis heureuse. Je suis fière d'être ici, j'ai beaucoup travaillé pour en arriver là. Je ne sais même pas pourquoi je t'écris encore, je sais bien que je n'enverrai jamais. Il y a les journaux intimes pour raconter sa vie... Mais j'aime bien t'écrire. Et quand je prends ma plume, j'ai toujours ce fugace espoir que cette fois-ci, je l'enverrai. Mais je devrais envoyer les lettres de trois ans sinon cela n'a plus de sens. Elles ne sont pas toutes très agréables, j'en ai perdu certaines mais je les garde. C'est stupide sûrement mais j'ai l'impression de voir le chemin parcouru. Je les relis, parfois. J'aime bien celles de notre enfance, elles me font sourire. Moins les dernières... Mais j'aimerais celle-là ! Je suppose que toi, tu finis ton cursus universitaire. Je me pose toujours plein de questions à ton sujet, dont je n'aurai sûrement jamais les réponses. C'est ma faute, je sais.
Quand je t'ai écris à Salisbury l'année dernière, je voulais faire quelque chose de ma vie et bien me voilà ! Si j'avais su, il y a quelques années, que je finirai ici... J'aurai eu un peu de mal à le croire. Mais ça y est, je suis décidée à faire les choses bien. A grandir, peut-être ! Je ne sais pas trop ce que tu en penserai. Tu es sûrement trop en colère contre moi. Ou bien tu t'en fiches. Ou bien tu m'as oubliée. Je ne préfère pas savoir je pense, j'aime bien garder mes souvenirs. La réalité serait sûrement décevante...
Donc voilà, je vais faire des études, je voulais te le dire / te l'écrire / me l'écrire. J'avoue que depuis que je suis arrivée à Salem, je te guette un peu, tu dois sûrement venir parfois... Ou bien tu es loin. Je le saurai peut-être un jour. En attendant, je vais ranger cette lettre là avec les autres. Mais pour une fois, ça va. J'espère que toi aussi.
Je t'embrasse, Isobel
La jeune fille sous ses yeux souriait de fierté face à son exploit, alors Abel lui renvoya un léger sourire à son tour. Beaucoup plus optimiste que les précédentes, cette lettre eut un effet réconfortant sur lui. En voilà, une chose pour laquelle il pouvait se dire fier d’Isobel : elle avait réussi à rentrer à l’université, et décrocher un diplôme. C’était son rêve d’enfant, il savait tout ce que cela représentait pour elle. Seul son départ lui avait permis de le faire, elle n’aurait jamais pu accéder à Salem et mener des études en restant au sein de son coven, à la Nouvelle-Orléans. Elle n’était pas partie pour rien, elle avait accompli des choses importantes, et cela lui avait sûrement permis d’apaiser sa solitude et ses remords. Quant à Abel, il devait avouer que c’était réconfortant pour lui aussi de savoir qu’elle avait tiré quelque chose de réellement positif de ce départ. Mais surtout, c’était réconfortant de constater que, contrairement à ce qu’il avait longtemps cru, il était resté son meilleur ami dans son coeur, tout ce temps-là. Ces lettres en étaient les silencieux témoins. Elle pensait régulièrement à lui, se posait des questions à son propos, espérait que tout allait bien de son côté. Elle aimait lui écrire, relire leurs lettres, lui confier des choses. Elle lui relatait ses doutes, partageait ses réussites, comme si elle avait besoin de le sentir à ses côtés, d’une certaine manière. Et cela lui mettait un baume au coeur. Il déplia enfin la dernière lettre avec un mince sourire, qui s’effaça au fur et à mesure de sa lecture. - Spoiler:
Salem, 1er Novembre 1996
Mon cher Abel,
Aujourd'hui, c'est ton anniversaire. C'était ma première pensée au réveil et cela m'a mis un coup au cœur. D'abord parce que cela me rappelle que tu me manques et ensuite, parce que j'y ai pensé. C'est fou quand même, quatre ans sans se voir et la première pensée que j'ai en me réveillant ce matin, c'est pour toi. L'idée de ton anniversaire m'a rendue triste pour la journée, même ma colocataire a fini par se rendre compte que quelque chose clochait. J'ai fini par lui expliquer un peu la vérité, je sais qu'elle gardera bien le secret. Je l'aime beaucoup.
Comment est-ce que ton anniversaire peut me rendre aussi triste, quatre ans après ? Je suis plutôt heureuse, maintenant. J'aime ce que je fais, j'adore mes études, j'ai enfin trouvé un rythme, je pose les pierres de la vie que j'ai toujours voulu mener. J'ai mes amis, mes cours, mon travail... Je suis même partie en vacances avec eux, on passe beaucoup de temps ensemble. Quand j'étais ado, c'était la vie que je voulais et voilà, c'est là. Je suis heureuse. Et ce matin, j'étais triste. Parce qu'on est le premier novembre. Et je n'ai pas envie d'être triste pour cela ! Je n'ai pas envie de passer ma vie à être triste dès que quelque chose me fait penser à toi. J'ai l'impression que tu es la dernière chose qui me retient en arrière. Toutes ces lettres, le fait de continuer à t'écrire ma vie comme si nous étions encore amis... C'est pathétique, non ? C'est d'un triste, je trouve, cette fille qui n'arrive pas à se détacher de toi, qui t'écris à la moindre occasion, qui pense encore à ton anniversaire avec un coup au cœur si fort que j'aurai pu en pleurer. Je n'ai pas envie d'être cette fille-là. Je n'en n'ai plus envie.
Le coeur d’Abel s’était serré, malgré lui. Il le savait, pourtant, qu’Isobel avait fini par passer à autre chose. Lui-même l’avait fait, une année avant elle, d’ailleurs. Mais c’était autre chose de le lire, après avoir passé quelques minutes aux côtés de la jeune Isobel, qui le voyait encore comme son meilleur ami… Ne sois pas triste, ça n’a rien de pathétique , avait t-il envie de lui dire. J’aime que tu penses à moi, ne m’oublie pas , gémissait plus bas une petite voix. Ne pleure pas. - Spoiler:
J’ai envie de profiter entièrement de cette nouvelle vie qui s'offre à moi. Je veux voyager, continuer d'avancer, j'ai envie de tout faire. Je sais que je peux le faire. Mais pas si je reste accrochée à de vieux souvenirs. Donc j'ai décidé de t'écrire. Pour la toute dernière fois. Mettre un point final à cette histoire que toi, tu as sûrement dû finir depuis longtemps. Tu travailles sûrement, tu es peut-être marié, tu as peut-être trois enfants. Et moi, je t'écris. Mais moi aussi je vais refermer ce chapitre. Tranquillement, un peu triste mais je sais que j'en ai besoin. C'est peut-être pour cela que je t'ai écris durant quatre ans, parce que j'avais besoin de me sentir encore un peu reliée à toi. D'avoir l'impression que, éventuellement, je pourrais revenir en arrière si je le voulais. Je ne peux plus. Je ne veux même plus, je suis bien. Alors voilà, c'est ma dernière lettre. Encore une autre qui ne sera sûrement pas envoyée mais la dernière. Elle ira avec toutes les autres, sur le dessus et je refermerai la boite.
Abel eut la sensation douloureuse de la voir s’éloigner sous son regard, sans rien pouvoir y faire. Elle l’abandonnait, vraiment, cette fois. Mais elle avait raison, de s’en aller. Il avait fait la même chose, pour sa propre survie. Il avait déjà senti trop longtemps les griffes de la solitude déchiqueter son coeur et sa santé. Alors il avait eu besoin lui aussi de refermer le chapitre de leur amitié, comme elle le disait. Pour pouvoir continuer sa vie, tout simplement. - Spoiler:
J’ai sûrement passé l'âge de ce genre de choses, de garder ces lettres et de les relire parfois mais cela me fait toujours sourire, même si c'est un peu amer. Je crois que je fais durer la lettre pour ne pas la terminer et la ranger dans l'enveloppe. Mais puisque c'est la dernière, autant tout dire. Et qui sait, peut-être que je l'enverrai, sans même attendre de réponse. Tu me trouverais sûrement ridicule. Mais je voulais te remercier, pour beaucoup de choses. Pour tout, peut-être. Pour les lettres, les études, les moments, tout. C'est mon souvenir parfait de la Nouvelle-Orléans. Mon préféré, aussi. Je voulais aussi dire que j'étais désolée, sûrement en vain après toutes ces années, mais je le suis. Je reste juste persuadée que ce fut nécessaire. Je respire enfin. Je n'aurai pas pu à la Nouvelle-Orléans, je ne faisais que repousser l'échéance, je le sais maintenant... Mais tout ce que j'ai eu là-bas, c'était grâce à toi. Alors merci.
Avant qu’elle n’échoue sur le papier, Abel dégagea de sa paume la larme qui avait roulé jusqu’à son menton. Il replia momentanément la lettre d’une main, pour terminer d’essuyer ses yeux humides de l’autre. Elle avait achevé de le bouleverser, avec ce simple « Merci ». « Idiote » souffla t-il. Il lui en voulait, d’avoir précisément trouvé son point faible. Il lui en voulait, de ne pas lui avoir dit ça plus tôt, d’avoir gardé tout ça pour elle. Mais ce n’était rien, face à l’immense bien que lui faisaient ces aveux. Il avait été son souvenir parfait, son préféré. Elle ne l’avait pas oublié, elle n’avait pas non plus cessé de l’aimer en partant. Il pleurait, un peu, pour cet adolescent en lui qui s’était senti complètement abandonné. Il avait longtemps cru qu’elle ne l’aimait plus, ou pas assez pour revenir vers lui. Il s’était trompé, elle l’aimait encore, elle était même reconnaissante de tout ce qu’il avait fait pour elle, et c’était plus que ce qu’Abel attendait. - Spoiler:
J’espère que tu es heureux, aussi. J'espère vraiment. J'aime bien me dire que oui, sûrement parce que cela me fait me sentir moins coupable. Tu sais que j'ai plein de choses à toi dans une boite ? C'est bête, non ? Je n'ai jamais pu jeter tout cela. Au fil de tous mes déménagements, cela m'a suivi. Cela le fera sûrement toujours. J'aime bien le savoir proche. Encore sûrement une raison pour laquelle ceci est ma dernière lettre.
Tu me manques. Cela peut paraître hypocrite mais c'est vrai. Je vais juste faire en sorte que cela s'arrête peu à peu, parce que je ne peux pas continuer ainsi. Arrêter d'y penser, arrêter de me complaire dans nos souvenirs. Ranger tout cela dans un coin, comme les lettres. Refermer la porte. Alors je me permets de le dire une dernière fois : mon meilleur ami me manque. Personne ne me lira de toute manière, je peux bien me le permettre. Je t'ai vraiment aimé très fort, sûrement un peu trop pour la réalité.
Dans la demi-obscurité de sa chambre, un dernier sanglot lui échappa, avant qu’il n’en efface les traces sur son visage. Sa respiration ne se fit pas plus calme pour autant. Sa meilleure amie lui manquait aussi, terriblement, aujourd’hui encore. Il l’avait tellement aimée aussi, il le lui avait dit. Plus que jamais, Abel se sentait en résonance avec elle. Cette Isobel du passé, elle lui apparaissait tellement palpable, à portée de main, qu’il mourrait d’envie de la serrer dans ses bras et la garder contre lui, pour ne plus la laisser partir. Reste. Ou plutôt, reviens. Il voulait l’avoir, dans son présent, cette Isobel qui ne gardait que de bons souvenirs de lui et qui l’aimait sans réserve. - Spoiler:
Mais avec le recul, je ne regrette pas. Dans le fond, ça m'a donné le courage de plein de choses. Sans tout ça, j'aurai sûrement fais moins ou pire. Mais non. Parce que je t'avais toujours un peu. Alors voilà. Je ne sais pas comment terminer cette lettre, mettre le point final à tout cela. Au fond, je ne le saurai sûrement jamais. Ce sera toujours imparfait mais cela aurait eu le mérite d'exister. Alors je t'embrasse et j'espère de tout mon cœur que tu vas bien.
Il avait continué de l’accompagner, sans le savoir, et de l’aider à trouver son bonheur. Eh bien… Cela lui allait, se rendit t-il compte. Un an plus tôt, il n’aurait sans doute pas réagi de la même façon. Il aurait mis en avant le prix que lui avait coûté son silence pendant toutes ces années, il aurait mal accueilli ces lettres qui venaient beaucoup trop tard. Maintenant, avec tout ce qu’ils avaient traversé tous les deux, avec tout ce qu’il avait fini par lui avouer, ce qu’il avait compris sur elle… Il se disait que, finalement, c’était une consolation plutôt digne. Il était resté son meilleur ami, son confident. Peut-être même plus encore… - Spoiler:
Je t'aime, Isobel
Le regard d’Abel ne quittait plus ces trois mots qui avaient remplacé son éternel « je t’embrasse ». Si sa respiration avait retrouvé un rythme normal, ce n’était pas le cas de son coeur. Il relut la lettre, plusieurs fois, jusqu’à ce que ce qu’il n’osait pas se dire lui apparaisse plus clairement. Cette lettre d’adieu était aussi une triste et belle lettre de déclaration. A cet instant, Abel ressentit un urgent besoin de réagir, mais il resta immobile, incapable de savoir comment. Frapper à la porte d’Isobel ? C’était ridicule, il était deux heures du matin. Certes, elle l’avait déjà réveillé un soir, à peu près à la même heure, de très mauvaise humeur, une fois. Mais il ne se sentit pas le courage de faire ça, il risquait de dire n’importe quoi, il ne savait même pas comment exprimer ce désordre d’émotions qui mettait tout son être en vrac. Alors, il se leva de son lit en laissant les lettres éparpillées sur son matelas, fit un tour de sa chambre, se cogna le genou contre la chaise de son bureau, revint près de son matelas. Il n’avait pas non plus envie de se coucher et laisser l’action pour le lendemain, en espérant qu’une bonne nuit de sommeil lui porte conseil. Dans son état actuel, il se savait incapable de dormir, il n’allait pas cesser de penser et retourner ses pensées dans sa tête toute la nuit. Il regarda si longuement les lettres dispersées devant lui qu’une réponse finit par lui venir comme une évidence. Il allait parler à Isobel, parce qu’il avait énormément de choses à lui dire, après cette longue lecture. Mais il allait lui parler comme elle. Londres,
7 janvier 2010 Avec application, Abel écrivit son « Chère Isobel » sur l’unique feuille de papier blanche qu’il avait prise. Il n’allait sûrement pas s’en contenter, songea t-il trop tard. Pourtant, il resta plusieurs minutes à fixer sa feuille, sans rien écrire de plus. Comment commencer ? Par quoi commencer ? Il avait pris toutes les dernières lettres d’Isobel, pour pouvoir s’appuyer dessus. Abel mit beaucoup de temps à réfléchir, organiser ses pensées, canaliser ses émotions. Si bien que lorsqu’il reposa son stylo sur sa feuille, ce fut avec un geste sûr, et une écriture limpide qu’il coucha à son tour tous ses secrets. FIN DE L'OS
| | | Abel Laveau « We were just kids when we fell in love, not knowing what it was » |
| | Contenu sponsorisé | | |
|
|