Irving était installé dans sa chambre d'hôtel de l'avenue des douze Chênes. Il avait obtenu le fameux sésame pour pouvoir rester deux jours entiers à Bristol. Un vrai miracle. Malgré le blocus, certaines institutions demeuraient dans les vieux quartiers de Bristol et notamment les services de l'Etat liés au tourisme. Irving devait enregistrer l'auberge de Mallowsweet et demander plusieurs accréditations auprès de différents services. Un vrai parcours du combattant administratif qui nécessitait bien deux journées entières de paperasseries. Nora était restée à Mallowsweet et il lui envoyait d'ailleurs un petit compte-rendu de sa journée par patronus messager, omettant volontairement d'évoquer le programme de sa soirée. Bon nombre des messages émis depuis Bristol vers l'extérieur était contrôlé par la Milice, mieux valait resté prudent:
"...il manquait le formulaire de la Licence IV, du coup je n'ai pas pu déposer notre dossier pour obtenir le label "BioMagic". Il faut qu'demain matin j'retourne au guichet d'enregistrement des "Gites et Auberges Magiques de Grande-Bretagne" afin qu'ils me fassent un papier qui prouve que j'ai bien fait la demande -comme s'ils n'avait pas pu me le faire la première fois, grogna-t-il, et qu'ensuite j're-retourne avec mon dossier, complet, au bureau de demande des labels, sachant qu'aujourd'hui il y avait trois heures d'attente... L'exaspération perçait dans le ton de sa voix et Irving aurait pu continuer comme ça pendant plusieurs minutes mais il se ravisa. C'était facile de cracher toute sa mauvaise humeur sur Nora plutôt que sur les employés de ces administrations vieillissantes. Il poussa un soupir las et reprit sur un ton plus mesuré,... Bon, j'espère que ta journée s'est bien passée. J'ai hâte de t'retrouver demain.
Il s'allongea sur le lit une main derrière la tête et poursuivit:
"On pourrait p't'être faire une pause dans les travaux d'ailleurs et, j'sais pas, moi, ... faire un pique nique ? "
Il se redressa et ajouta d'un ton plus guilleret:
"J'peux même nous acheter une bonne bouteille de vin des elfes pour l'occasion. Allez, s'te plait, dis oui !, insista-t-il avant d'envoyer son message.
Il patienta quelques secondes avant d'en envoyer un deuxième, puis un troisième dans lesquels il balançait simplement des subliminaux "Pique-Nique !" puis il décida de s'arrêter là. La Milice était capable d'interpréter cela comme un code de résistants ! songea-t-il en desserrant son nœud de cravate -Il s'était mi sur son 31 aujourd'hui pour défendre son projet et paraitre un peu plus vieux que ses dix-neuf printemps fraichement acquis- puis il reporta son attention sur l'horloge de la chambre.
Il devait retrouver Klem dans moins d'une demi heure dans l'arrière boutique e l'apothicaire la Serpe et le Serpent. Irving l'avait contacté le matin même en arrivant à Bristol sachant pertinemment qu'il n'aurait pas l'occasion de remettre les pieds ici avant longtemps. C'était l'occasion ou jamais pour tenter de voir -peut être une dernière fois avant son exil- son ami Klemens. Irving avait été l'un des nombreux rouages dans la mise en place de son plan de libération. Il avait fait la liaison entre le Kraken et la Salamandre mais il n'avait pas été en mesure de faire davantage... et c'était peut-être mieux ainsi quant on voyait comment s'était soldée sa dernière mission. Quoiqu'il en soit, il n'avait pas revu son ami depuis plusieurs mois et il se demandait sincèrement dans quel état il allait le retrouver. Le Cognard avait raconté des horreurs sur cette fameuse prison de l'Ile de Skye ainsi que sur les expériences qui étaient menées là-bas et Irving se félicitait d'avoir participé à tirer son voisin de cet endroit.
L'ancien Gryffondor attrapa sa veste et sortit de sa chambre afin de rejoindre l'Avenue des douze chênes, quasiment vide en dépit de la suppression du couvre feu. Il faut dire que début août le meurtre d'une milicienne avait eu lieu en plein milieu de la vieille ville et il n'en fallait pas plus pour que les habitants fuient le centre ville passé une certaine heure. Il y avait bien quelques personnes ça et là mais rien de comparable à la foule d'estivants d'antan.
Irving passa d'ailleurs à proximité d'une patrouille, s'arrêta quelques minutes devant la boutique d'un caviste pour regarder les prix du vin des elfes et bifurqua dans une ruelle adjacente. Il sentit alors son appréhension monté d'un cran. L'accès à l'arrière boutique de l'apothicaire devait se situer dans le coin, songea-t-il stressé à l'idée de se faire attraper. Il balaya la voie du regard et tendit l'oreille pour s'assurer qu'il était bien seul mais l'unique chose qu'il entendit fut les battements de son cœur qui cognait dans sa poitrine. Merlin, il avait l'impression de revenir six mois en arrière, dans la ruelle de Pré-Au-Lard, juste avant qu'il n'entende les pas de Dalhiatus sur les pavés du petit village. Pressentant une menace imminente, Irving se précipita à l'intérieur de l'arrière cours avant de refermer précipitamment la porte derrière lui. Appuyé contre le battant, il lui fallut plusieurs minutes pour calmer ses tremblements et se raisonner. Que lui arrivait-il ? Une sorte de crise de panique sans doute. Ce genre de peur primaire le saisissait souvent dans ses cauchemars et il n'était pas rare qu'il soit en proie à des terreurs nocturnes depuis le meurtre de Dalhiatus mais habituellement cela ne lui arrivait pas éveillé. Irving poussa de longues expirations pour calmer son rythme cardiaque. Voila pourquoi il était inapte à n'importe quelle mission dorénavant. Il suffisait qu'il se retrouve dans des circonstances à peu près semblables à cette fameuse nuit et il paniquait.
"Tout va bien." murmura-t-il pour lui même avant de lever les yeux en direction de l'arrière-boutique. Klem avait parlé d'une petite porte, sur la gauche, Irving la rejoignit donc et pénétra à l'intérieur de l'immeuble plongé dans l'obscurité.
"Lumos"
Face à lui, une silhouette encapuchonnée se tenait debout.
"Klem ?" risqua-t-il, toutefois prêt à riposter en cas d'attaque.
Si Irving parvint à retenir son mouvement de recul en découvrant le visage émacié de Klemens lorsqu'il retira sa capuche il ne put contrôler son expression mi-surprise mi-horrifiée. Il s'agissait bien de Klem, aucun doute possible, mais ce n'était plus vraiment lui: Il était amaigri, affaibli, différent,... et ses yeux, Merlin, son regard était noir comme hanté par un mal inconnu.
Irving voulu dire quelque chose mais ses paroles restèrent bloquées dans sa gorge saisie par l'émotion. Alors, faute de mots, il tendit simplement les bras pour enserrer son ami. Presser ses épaules frêles, sentir ses omoplates saillantes dans son dos. Klemens ne lui était jamais apparu aussi fragile, à deux doigts de se briser. Mais que lui avaient-ils fait par Merlin? Comment pouvait-on diminuer un homme de la sorte en si peu de temps ? C'était impensable. Impossible. Dire que quelques minutes plus tôt il s'était félicité d'avoir participé à sa libération mais il était à présent forcé de constater qu'ils n'avaient pas été assez rapides pour le tirer de là. Skye était un véritable broyeur de vie humaine.
En relâchant son étreinte Irving était au moins aussi troublé que son ami, si ce n'est plus. Il regarda ses pieds quelques secondes et passa une main sur ses yeux brillants avant de relever le regard en direction de Klemens:
" Ils sont beaux les fiers combattants d'la résistance, plaisanta-t-il d'une voix rauque, regarde nous sérieux !" ajouta-t-il en reniflant entre deux ricanements.
L'humour restait le meilleur moyen pour dédramatiser la situation et puis, au fond, cela restait un moment heureux: Klem était là, bien vivant.
"Moi aussi j'suis content d'te voir mon vieux." répondit-il en lui pressant l'épaule, "Tu peux pas savoir à quel point. "
Il esquissa un sourire triste et poursuivit:
"Ouais, t'es bien informé, j'ai déménagé à la campagne avec Nora. Elle va bien."
Il ne souhaitait pas s'éterniser sur la question tant cela lui paraissait indécent d'évoquer ses projets devant Klemens qui était resté enfermé à Skye puis dans les locaux du Kraken depuis plusieurs mois.
"Mais parle moi d'toi ? Comment tu vas ? Tu tiens l'coup ? Et bordel, ils t'font rien à bouffer tes potes du Kraken ? s'enquit-il alors comme l'aurait fait une grand mère inquiète pour son petit fils, Huddson pourrait t'mitonner des bons p'tits plats histoire qu'tu t'requinques !" grommela-t-il, persuadé que Joël et Julia se cachaient avec lui dans les caves.