[JR] Chère Cité Nimbus ! [Abel, Irving & Klemens]

Ah, il savait qu’il n’aurait pas dû ôter les plans de la ville de son sac, la veille. Ses lunettes sur son nez et son air flegmatique prêtaient plus de sérieux à Abel qu’il n’en avait vraiment. Il avait toujours été bordélique et cela se sentait dans sa façon d’oublier la moitié de ses affaires à chaque fois qu’il mettait un pied dehors. Cette fois-ci, c’était simplement fâcheux parce que les plans en question lui auraient été utiles pour se repérer dans la ville. Il n’était là que depuis quelques jours, et en toute honnêteté, architecte ou pas, il était encore incapable de s’y retrouver parmi ces dédales de rue pour la plupart identiques. Il n’avait pas vraiment eu le temps d’arpenter la ville comme il l’aurait souhaité, d’ailleurs, mais il avait encore maintes choses à régler pour son installation.

Et première chose : envoyer des courriers ! Abel se dirigea vers la Cité Basse, présupposant qu’il trouverait ce qu’il lui fallait ici. N’était-ce pas une sorte de centre-ville ? Il fit le tour des commerces proches, se perdit autant dans ses pensées que dans ses observations, finit par se souvenir que ce n’était pas un sympathique café où prendre son petit-déjeuner tous les matins qu’il cherchait, mais bien autre chose, puis revint vers la Grand’Place, dubitatif. Il venait d’y repérer l’écriteau qui affichait le plan de la ville. Une voix l’interrompit dans sa lecture, Abel remonta machinalement ses lunettes tandis que deux inconnus venaient vers lui.

De l’aide ? Bien étrange pays où l’on proposait de l’aide avec un grand sourire à de parfaits inconnus dans la rue qui n’avaient rien demandé du tout. S’il devait y avoir de la perplexité sur son visage, Abel l’effaça pour répondre à son interlocuteur :

« Je suppose. Je cherche un endroit où je pourrai acheter du parchemin. Comme je ne connais pas du tout les boutiques du coin, j’ai bien essayé de localiser le bureau de poste, mais… »

Mais il n’était pas indiqué sur ce plan sommaire.

Abel écouta consciencieusement le début d’explication d’un des deux inconnus, qui semblait parfaitement savoir de quoi il parlait. Il lui faudrait emprunter des escaliers et des impasses, oui, il lui avait bien semblé qu’il y avait beaucoup de cela dans cette ville. Abel ne pestait pas spécialement contre, la cité en tirait un certain charme, et puis, se perdre était une bonne façon de découvrir des choses : en tout cas, telle avait toujours été la philosophie de la tête en l’air qu’il était.

Le jeune homme finit par proposer de l’y conduire directement, ce à quoi Abel répondit d’un « Merci » sobre. Il aurait été malpoli de refuser leur aide, et puis il ne crachait pas dessus. Peut-être qu’ils pourraient lui en dire plus sur la ville. Depuis qu’il était installé, Abel avait été pris par les premières réunions de projet avec ses collègues, la découverte de sa nouvelle équipe. Il n’avait eu l’occasion d’adresser la parole à aucun habitant autre que la boulangère. Comme il n’était pas très sociable, le destin devait un peu lui forcer la main pour qu’il s’adresse à des étrangers. Le moment était venu, semblait-il.

« Je m’appelle Abel »  répondit-il à la présentation que lui fit le plus grand des deux.

Il n’était pas sociable, mais pas mal élevé non plus, aussi serra t-il la main qu’il lui tendait sans broncher. Ceci fait, il rajusta machinalement les lunettes sur son nez.

« Tant mieux, ajouta t-il lorsque Klemens lui assura que les habitants étaient accueillants. Je suis ici depuis peu de temps, je me perds encore souvent. J’habite dans un immeuble des… pentes -dit-il en faisant un geste illustratif de la main, touriste prenant ses marques par des images qu’il était. Vous aussi ? »

Abel écouta Irving lui expliquer quel type de population vivait dans les pentes, les quartiers d’habitation les plus proches du centre-ville. Cela ne l’étonnait pas qu’ils soient peuplés par une population jeune et dynamique. Abel avait cru comprendre que la logique dans cette ville était très clairement partitionnée selon les classes de métier, et que la connivence entre l’activité ouvrière et l’organisation du territoire avait valu le nom à Nimbus de cité-dortoir. Le projet Cosmos consistait entre autres à détruire un peu cette réputation. Mais il n’allait sûrement pas l’apprendre aux habitants, qui devaient être déjà bien informés, supposait l’archimage.

Il n’était en tout cas pas mécontent d’apprendre qu’Irving et Klem vivaient dans le même quartier. Il saurait vers qui se tourner, en cas de besoin.

« De loin, d’Amérique » répondit-il sans donner de précisions. « Je suis venu ici pour des raisons professionnelles. »

Klemens en profita pour rebondir et lui demander ce qu’il faisait dans la vie. C’était une question à laquelle il était beaucoup plus aisé à Abel de répondre que de révéler d’où il venait.

« Je suis archimage urbaniste, je travaille sur le projet Cosmos, déclara t-il, sans se douter le moins du monde qu’il venait de lâcher une bombe. Il retourna la question, sur le ton de la conversation. Et vous, qu’est-ce que vous faites ? »

Les archimages étaient sans cesse confrontés aux critiques, c’était la nature même de leur métier. Un projet ne se construisait jamais dans la consensualité, il fallait toujours défendre bec et ongles ses idées face à un client, à un public, puis les assumer, une fois le projet construit, tout en sachant relativiser, parce que quoi que vous fassiez, il y aurait toujours des gens qui n’aimeraient pas. C’était inévitable. Fallait-il s’empêcher de créer pour autant ? Non, accepter les critiques faisait partie de leur métier, tous les archimages devaient apprendre à le faire, certains s’en sortaient… avec plus ou moins d’humilité.

Abel n’était pas de ceux qui se considéraient rois dans leurs projets. Plus curieux qu’orgueilleux, il ne s’offusqua pas quand Irving insulta ce sur quoi il travaillait en ce moment. Il avait entendu bien pire que « merde » dans sa carrière. Toute critique était bonne à prendre, tant qu’elle était constructive, et il était fort curieux d’avoir le point de vue d’un habitant sur la question, lui qui ne savait pas grand-chose des gens, ici. Evidemment, leurs clients n’étaient pas les Nimbuséens, mais ils s’apprêtaient à construire pour eux… malgré tout.

Klemens intervint avant qu’il n’ait le temps de répondre à Irving. Il cherchait certainement à détendre une ambiance qui lui paraissait s’envenimer, mais il se trompait. Tout allait parfaitement bien, du point de vue d’Abel. En fait, qu’on le fasse passer pour une sorte d’exécutant aveugle le vexait plus que d’entendre un mot malheureux sur son travail. Il avait encore des neurones et un sens critique, aux dernières nouvelles.

« Non, j’ai choisi de le faire. » corrigea t-il. Il aurait très bien pu faire le choix de rester travailler en Amérique. Il se tourna vers Irving, calmement. « Qu’est-ce qui vous déplaît dans le projet ? »

Ah oui, le changement du nom de la ville. Ce n’était pas une décision de leur bureau, à vrai dire, le projet se nommait déjà Cosmos lorsqu’ils l’avaient récupéré. Il s’agissait là d’une décision politique pour laquelle on pouvait porter toutes les critiques que l’on souhaitait, Abel n’était pas compétent, ni pour la défendre ni pour la justifier. Non seulement cela n’avait rien à voir avec son travail, mais en plus, il n’était pas très au fait des subtilités politiques anglaises. Il connaissait le parti en place, avait entendu parler des derniers évènements marquants du pays, car ils avaient eu un retentissement dans la presse américaine, mais c’était tout.

L’autre homme, le dénommé Klemens, dirigea la conversation vers un autre sujet qui tira Abel de ses réflexions silencieuses. Il prit le temps de réfléchir à la formulation de sa réponse, avant de déclarer en enfonçant les mains dans les poches de sa veste :

« Différente. Surtout ici. J’imagine que si j’avais choisi Londres, je me serai senti moins dépaysé mais… Je préfère être proche des lieux où je travaille. Pour l’instant, je découvre encore le coin. »

Il hésita quelque peu avant de poser son regard sur Irving, et tenter un autre angle d’attaque. Abel croyait au projet, sinon il ne l’aurait pas accepté, mais il n’avait rien contre l’idée de se remettre un peu en question. La conversation avec deux habitants connaisseurs de la ville ne pouvait qu’être enrichissante. Si ses deux compagnons de route étaient prêts à discuter, toutefois. Pour le moment, il lui semblait que le seul problème d’Irving était d’être frileux avec les changements.

« Cosmos ou Nimbus… C’est une jolie ville, je comprends que vous soyez attaché à son histoire. Notre projet ne cherche pas à l’effacer, simplement à continuer de l’écrire. Les choses ne sont jamais immuables, elles évoluent, et c'est tant mieux, vous ne croyez pas ? »

Abel resta quelques secondes silencieux, à méditer les paroles d’Irving. Contrairement à ce que le jeune homme s’imaginait, il voyait assez bien ce qu’il tentait de lui dire, pour la simple et bonne raison qu’Abel pouvait aisément faire le parallèle avec la Nouvelle-Orléans. Sa ville avait son identité forte, une « âme » comme disait Irving, ce petit quelque chose indescriptible qui faisait que ses habitants s’y sentaient chez eux, mieux là que nulle part ailleurs. Abel tenait à l’endroit où il avait grandi, plus qu’à n’importe quel autre, aurait-il accepté que quelqu’un d’extérieur vienne y changer quelque chose ? Non, sans doute pas. Mais il avait l’arrogance de penser qu’il pouvait être cet intrus, quand la situation était inversée, parce que c’était son métier.

Maintenant, comment expliquer son point de vue et la position de son agence ? Comment faire comprendre qu’ils n’étaient pas venus avec leurs gros sabots d’archimages décidés à tout raser pour reconstruire, mais qu’ils avaient mené des études, précisément pour tenir compte de cette âme nimbuséenne ? Abel ne soupçonnait pas que la critique ne tenait pas tant au projet lui-même, plutôt qu’à l’instrumentalisation dont il faisait l’objet de la part de ses commanditaires -ça, ce n’était pas son problème. A ses yeux, le processus de transformation que connaissait Nimbus était nécessaire, et même, inévitable, ce qu’il tenta d’expliquer :

« Mais ce qui a fait jusqu’ici l’identité de votre Cité, ce lien entre l’usine Nimbus et les quartiers ouvriers n’est plus d’actualité, opposa t-il calmement. Votre ville a connu une série de scandales qui a mis en péril l’économie qui la faisait tourner. A partir de là, elle allait forcément changer, pour se redresser. Et à quoi servent les politiques, sinon à gérer les situations de crise ? S’ils ne l’avaient pas fait, s’ils vous avaient laissés vous débrouiller tout seuls, vous vous seriez sentis ignorés et délaissés, non ? Laissant un court temps aux deux hommes pour le contredire -ou non- Abel renchérit : Ils ont leur rôle à jouer, eux aussi, tout comme les archimages ont le leur, et je ne crois pas qu'en créant de nouveaux pôles, le projet fait table rase de ce qu'il y a déjà ici. Le but est simplement de transformer une situation qui aurait conduit à la mort de Nimbus, si personne ne l'avait prise en main. Sans l'usine, il n'y a plus d'emploi ici, et quand il n'y a plus d'emploi, c'est bête à dire, mais les gens partent, aussi attachés soient-ils à leur ville. »

Le sujet semblait particulièrement tenir à coeur à Irving, cela se sentait dans son ton et le fait qu’il était particulièrement volubile. Abel devinait que s’il n’avait pas été un inconnu -responsable du projet qui plus est- le jeune homme se serait peut-être emporté, ou en tout cas, aurait fait preuve de moins de patience. Se contentant de hausser les sourcils à certains moments de son récit, Abel n’interrompit pas Irving, curieux de le voir arriver à sa conclusion. Conclusion qui le laissa… dubitatif, il fallait l’avouer. L’analogie ne le convainquait pas tout à fait, il la trouvait un peu facile et rapide, même s’il voyait ce qu’Irving avait voulu dire. Sans répondre à la question de fin qu’il devinait rhétorique, Abel exprima d’ailleurs ses pensées avec franchise :

« La comparaison est un peu tirée par les cheveux, non ? Un médecin n’aurait aucune légitimité à changer votre prénom. Un concepteur, dans le cadre d’un projet d’urbanisme, si. Quant à votre corps, il n’appartient qu’à vous, et ce que l’on en fait relève de votre seule décision. Une ville, c’est différent, elle n’est pas la propriété de ses habitants, dans les faits, mais de l’Etat. »

Dans l’esprit logique d’Abel, cette analogie n’était donc pas viable, car les paramètres étaient loin d’être identiques, entre les deux situations. Il comprenait toutefois que le jeune homme avait voulu exprimer une frustration certainement légitime, un sentiment d’avoir été mis de côté par les personnes qui dirigeaient ce pays.

« Mais si vous avez la sensation d’avoir été ignorés de bout en bout, alors il y a un problème politique, en effet. Je vous avoue que je ne suis pas très au fait de ce qui se passe ici, je ne viens pas de ce pays. Cela dit, ce que je vais dire est peut-être pessimiste, mais il me semble que le système démocratique tel qu’on l’applique actuellement produit inévitablement ce genre de situation. Vous, le peuple anglais, pouvez être consultés, mais la décision reviendra toujours à ceux que vous avez élus. »

Chose qui ne choquait pas Abel outre-mesure, mais c’était peut-être son côté américain.

Fin pour Irving