Start again [Ahrlian]

Cela arrivait rarement à Gillian, de s'arrêter et de réfléchir sur ce qu'avait été sa vie durant les derniers mois. Elle n'était vraiment pas du genre à avoir des regrets, ou à se demander ce qu'elle aurait pu faire différemment, ou à se demander ce que sa  vie aurait été avec des "et si" de tous les côtés. Elle, elle vivait dans le présent. Comment aurait-elle pu faire autrement, alors qu'elle était incapable de rester en place plus de cinq minutes sans commencer à s'ennuyer, alors qu'elle agissait souvent sans trop réfléchir, alors qu'elle assumait tous ses actes sans vraiment les questionner? Gillian n'avait habituellement aucun problème avec cet état d'esprit. C'était qui elle était, point, à la ligne.
Mais si elle avait été parfaitement honnête avec elle-même, il y avait une autre raison pour laquelle elle ne réfléchissait que rarement au passé: Tout simplement, cela faisait trop mal de se demander comment on pouvait en être arrivé à une telle situation, cela faisait trop mal de se demander qu'est-ce qu'on aurait pu changer.
Donc, la plupart du temps, Gil ne s'en préoccupait pas. Ce n'était pas conscient, c'était juste la manière dont elle avait toujours agi, et elle n'avait jamais vraiment vu d'intérêt pour en changer.

Mais, lorsqu'elle aperçut Ahren, un peu plus loin dans la Grande Salle, elle ne put s'empêcher de se demander ce qui se serait passé si cette conversation, l'année précédente, n'avait jamais eu lieu. Oh, ils s'étaient réconciliés, officiellement. Ils se parlaient toujours, ils s'asseyaient côte à côté, ils discutaient, mais… Gillian n'avait jamais vraiment eut l'impression que les choses étaient redevenues comme avant. Ils ne riaient plus ensemble, ils n'avaient plus ces moments où Gillian avait vraiment l'impression qu'elle avait définitivement dépassé la carapace qui entourait le Serdaigle.
Il y avait eut Aby, bien sûr, et Gillian s'était éloignée à ce moment-là, ne souhaitant pas vraiment jouer les teneuses de chandelles. C'était ce qu'elle s'était dit à ce moment-là, bien sûr, et c'était toujours ce qu'elle pensait, même si elle devait avouer qu'elle  avait été étrangement blessée de  voir qu'il n'avait pas besoin d'elle, de son amitié, plus que cela. Il avait Aby. Puis il y avait eu Kat et Andrew, au début de l'année, et la réaction qu'il avait eu. Elle ne se sentait pas coupable d'être restée du côté de sa meilleure amie, s'éloignant du garçon, parce que c'était la bonne chose à faire. Les affaires de famille étaient quelque chose qu'elle avait définitivement arrêté d'essayer de comprendre lorsqu'on en venait au Keller, et elle essayait de supporter Katherina au maximum, et par rapport à ce qu'elle lui avait raconté, cela n'avait pas été difficile. Elle savait qu'Ahren avait tendance à beaucoup s'immiscer dans les affaires de sa jumelle, mais là… c'était trop. Même s'il était blessé par sa rupture avec Aby, même s'il était seul… Aucune de ces raisons n'était une excuse.

Et tout cela se déroulait dans sa mémoire, sous ses paupières, tandis qu'elle regardait de loin le jeune garçon, assis à sa table, travaillant, semblant complètement inconscient de sa présence. Oui, elle lui en voulait pour ses actions envers Kat, pour ses mots qu'elle ne lui avait jamais complètement pardonnés et auxquels, malgré ses promesses, elle n'était pas sûre qu'il ne croie plus. Mais, au-dessus de tout cela, il y avait comme une cassure. Ils s'entendaient bien, avant, ils riaient ensemble, avant. Il souriait souvent, ses yeux clairs pétillaient parfois même alors qu'elle racontait une bêtise, et cela aurait été mentir que de dire que cela ne lui manquait pas. Surtout qu'ils se parlaient. Qu'ils étaient censés avoir mis cela derrière eux.
Pour Gillian, cela aurait certainement été moins dur s'ils avaient complètement arrêté de se parler.
Elle se mordit brièvement la lèvre, puis commença à se diriger vers lui sans même le réaliser. La Grande Salle était étrangement vide pour une heure de semaine, et ses pas résonnaient bruyamment sur le sol de pierre. Ou du moins en avait-elle l'impression alors qu'elle s'arrêtait en face du Serdaigle, lui adressant un sourire hésitant. Elle désigna la place en face de lui:

" Je peux? "

Elle posa son sac sur le sol, avant de s'assoir en tailleur sur le banc, ses yeux clairs fixés sur la table devant elle. Maintenant qu'elle était là, elle ne savait plus vraiment quoi faire, comme à son habitude. Les actions précédaient les pensées, et une fois qu'elle en voyait les résultats, elle se demandait, encore une fois, ce qui lui passait par la tête.
Surtout qu'avec les idées qui tempêtaient dans son esprit, elle allait être incapable de faire la moindre conversation avant de s'en être débarrassé. Et ils avaient besoin d'avoir cette conversation, Gillian en était bien consciente, autrement ils continueraient de se séparer, de s'éloigner l'un de l'autre. Elle ne voulait pas que cela arrive sans avoir au moins essayé de regagner ce qu'ils avaient auparavant.
Arrachant son regard de la veine du bois qu'elle redessinait négligemment du bout de ses doigts, elle croisa enfin le regard du Serdaigle. Elle prit une grande inspiration, sachant pertinemment que si elle ne se lançait pas maintenant, elle resterait là, plantée comme une idiote, sans rien dire. Les quelques minutes de silence avaient déjà été suffisamment gênantes comme cela.

" Est-ce que… est-ce que ça t'arrive de te demander comment on en est arrivé là? Je veux dire, tu te rappelles, avant l'année dernière – elle grimaça – je n'aurais eut aucune problème à dire que tu étais mon ami. Tu l'es toujours,  mais.... Ce n'est plus la même chose. "

Elle passa ses deux mains dans ses cheveux, repoussant ses boucles brunes de son visage, souriant d'un air gêné.

" J'veux dire, c'est sûrement stupide, mais… tu ne souris plus comme avant. "

C'était aussi bête que cela, pour elle. Un sourire, qui avait changé. Elle soupira, rougissant légèrement en repassant ce qu'elle venait de dire dans son esprit. Si Ahren réussissait à comprendre ce qu'elle voulait dire, il méritait un prix, sérieusement. Elle soupira.

" Excuse-moi, ce que je dis n'a aucun sens. Il faut croire qu'au bout de trois ans, j'suis toujours pas capable de m'exprimer correctement. "

Gillian baissa les yeux, l'air inconfortable, lorsqu'Ahren expliqua qu'il n'était pas sûr d'être capable un jour de sourire à nouveau comme il le faisait auparavant. C'était une des parties les plus dure de ses interactions avec Kat et Ahren: la sensation qu'ils étaient encore bloqués dans le passé, que même mort, Ulrich continuait à exercer son influence néfaste. C'était facile de faire cette constatation, pour elle. La seule mort qui avait eu une réelle influence sur elle était celle de son grand-père, et elle n'était absolument pas venue comme une surprise. Mais elle trouvait cela profondément injuste, que maintenant libérés de ses griffes, ils soient toujours placés sous les chaînes de celui qui avait rendu leur vie misérable.
Elle ne le disait jamais à haute voix.

Le peu d'assurance qu'elle entendit dans ses dernières phrases lui fit relever les yeux, une expression d'incrédulité peinte sur son visage:

" Ahren Keller. Est-ce que tu penses réellement que je serai là si je ne le voulais pas? "

Sinon, c'était qu'il la connaissait bien mal. Mais après, la dernière année avait été compliquée, entre eux. Ils avaient changés, grandit, tous les deux à des rythmes différents, mais sans leur ancienne complicité. Même si Gillian ne voulait pas se l'avouer, il y avait une possibilité qu'Ahren n'apprécie pas la Gillian qu'elle était devenue, et réciproquement. Il y avait une possibilité que leur amitié ne puisse pas vraiment être sauvée.
Il y avait trop de non-dits, trop de sujets passés sous silence, trop de tensions.

" Après… je ne suis pas capable d'oublier et de faire comme si rien ne s'était passé. J'ai peut-être la réputation d'être une gentille fille, mais tu m'as vraiment fait mal, Ahren. Et le pire… Elle s'arrêta quelques secondes, prenant une grande inspiration. Je ne savais pas si tu le penses réellement ou pas. Je ne le sais toujours pas.  "

Ce qui n'était pas tout à fait vrai. Elle se doutait, elle espérait que les opinions d'Ahren avait évolué de celles qu'il avait en première année, mais les mots étaient restés, ancrant le doute dans son esprit. Même là, alors qu'il la regardait de ses yeux bleus, semblant parfaitement sincère, elle doutait. Même si elle était convaincue que ses convictions étaient déjà branlantes lorsqu'ils étaient devenus amis, même si elle était certaine qu'il avait changé.

" Tu dis qu'il faut qu'on réapprenne à se connaître, mais ce dont j'ai peur, c'est qu'on continue à éviter tous les sujets qui fâchent, et qu'un jour ça nous explose à la figure. Regarde, si on ne s'est pas vraiment réconcilié, c'est parce que lorsqu'on on en a parlé… elle hésita avant de finir sa phrase. Ulrich venait de mourir. Je ne pouvais pas décemment trop te demander, à ce moment-là, mais ça a fait qu'on ne s'est pas expliqué. Pas réellement. Et résultat… "

Elle grimaça, ne terminant pas sa phrase. Ils n'étaient pas des étrangers l'un pour l'autre, ce serait trop fort. Néanmoins, parfois, elle se demandait quel Ahren était le plus proche du vrai: celui qui riait avec elle dans la bibliothèque, celui qui lui souriait d'un air moqueur, celui qui levait les yeux au ciel pour cacher son amusement, ou bien celui qui lui jetait des regards noirs et des mots blessants?
Prise d'une impulsion soudaine, elle tendit sa main au travers de la table, serrant brièvement la main du Serdaigle, dans un espoir muet qu'il comprendrait, par ce geste, qu'elle était là, qu'elle ne partait pas, qu'elle était prête à faire des efforts pour faire en sorte que leur amitié continue.

" Ce n'est pas le fait qu'on ne soit pas d'accord qui est important. Je ne suis pas d'accord avec Kat ou Jeremy sur plein de choses, et ils sont quand même mes meilleurs amis. Mais, même si je sais que c'est plus dur pour toi, il faut qu'on en parle. Même si c'est désagréable. "

Quand était-elle devenue si calme, si raisonnable? Cela sonnait comme quelque chose que son père aurait pu dire. Mais elle savait que c'était la chose à faire. Et sa main, toujours posé sur celle du Serdaigle, était comme une ancre, un lien qui les maintenaient ensemble. Elle avait toujours été prête à beaucoup, pour ses amis.